Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/9

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IX


CHAPITRE IX.


la nouvelle basquine.


À mesure que nous nous rapprochions du bourg où nous devions trouver Jeannette, la nouvelle Basquine, ma curiosité devenait de plus en plus impatiente ; la mère Major conduisait la voiture où était la baignoire de l’homme-poisson. La Levrasse occupait le siège couvert de notre grande voiture, où j’étais seul dans l’intérieur avec Bamboche ; aux accès de joie folle que lui causait l’espoir de se rapprocher de Jeannette, succédaient des moments de crainte, d’abattement ; il me disait alors d’une voix altérée :

— Si le père de Jeannette, qui l’aime tant… ne voulait plus la donner à la Levrasse, tiens… je ne sais pas ce que je ferais.

Et sur ce front de treize ans, sur ces traits contractés, éclatait le choc de passions aussi violentes que précoces.

— Rassure-toi donc, — lui disais-je, — si l’on ne veut pas donner Jeannette à la Levrasse, eh bien ! nous le quitterons et nous entrerons… comme domestiques chez le père de Jeannette…

Bamboche haussait les épaules à cette imagination naïvement romanesque.

— Son père meurt de faim, — me répondit-il, — est-ce qu’il peut prendre des domestiques ?… et puis il nous prendrait, que je n’en serais pas plus avancé.

— Comment cela ?…

— Es-tu simple !… est-ce que son père, sa mère, ses frères ne me gêneraient pas ? Est-ce qu’elle et moi nous serions libres comme nous le serons dans la troupe de la Levrasse, en attendant le moment où nous prendrons notre volée ?

— Ah ! mon Dieu ! — m’écriai-je tout-à-coup, frappé d’une idée subite.

— Qu’as-tu ?

— Tu es fou de Jeannette… tu veux te sauver avec elle… mais si elle allait ne pas t’aimer ; as-tu pensé à cela ?

— Quelquefois.

— Eh bien !… que ferais-tu ?

— Je la battrais jusqu’à ce qu’elle m’aime…

— Tu la battras… — m’écriai-je, — cette pauvre petite… tu la battras !

— Ça me coûtera… mais tant pis…

— Tu la battras pour te faire aimer ! — répétai-je stupéfait ; — mais elle te détestera au contraire.

Bamboche sourit de ma candeur et me dit avec un accent d’énergie farouche et d’assurance incroyables :

— Pour se faire aimer des femmes, il faut s’en faire craindre… le cul-de-jatte me l’a dit cent fois ; il a eu des maîtresses qui se battaient à coups de couteau à cause de lui ; pour lui elles se seraient mises dans le feu, et elles lui donnaient tout ce qu’elles gagnaient. Pourtant elles avaient si peur de lui, qu’elles l’appelaient le tigre noir, et elles suaient froid rien qu’en lui parlant.

Je m’inclinai devant l’expérience du cul-de-jatte.

— Puisque tu es sûr de cela… à la bonne heure… — dis-je le cœur serré, — mais ne la bats pas trop fort… Pauvre petite…

— Si elle m’aime de bonne volonté… je ne la battrai que plus tard… (pas pour mon plaisir… car si ça faisait le même effet, j’aimerais mieux cent fois être battu moi-même…) mais je la battrai pour qu’elle me craigne… car, comme le disait le cul-de-jatte, une femme qui n’a pas peur de vous… vous fait aller…

— C’est dommage qu’il faille tant battre, — dis-je à mon ami avec un soupir.

Bamboche resta quelques moments pensif, et après ce silence il reprit d’un air sombre et concentré :

— Il n’y a qu’une chose qui m’effraie.

— Quoi donc ?

— C’est que la Levrasse… ne soit aussi amoureux de Basquine… — me répondit Bamboche les dents serrées de colère et de rage.

— Lui !… à son âge ?… — lui dis-je.

— Est-ce que la mère Major n’a pas fait de moi son amant ? — me répondit brutalement Bamboche ; — aussi, celle-là encore, va-t-elle abominer Basquine… Et puis le pitre[1] que nous attendons, s’il est aussi canaille que l’ancien paillasse, Giroflée, qui est entré au séminaire :… il est capable d’être amoureux aussi de Basquine… Je sais bien comme Giroflée tourmentait la petite qui est morte.

Puis, frappant du pied avec rage, ses grands yeux gris étincelants, les veines de son front gonflées par la colère, Bamboche s’écria :

— Tiens, vois-tu, Martin… je sens que je ferai des malheurs à cause de Basquine.

L’amour horrible, mais possible, de la Levrasse ou de notre futur paillasse pour cette enfant, la haine jalouse de la mère Major, les étranges moyens auxquels Bamboche devait recourir pour se faire aimer, me parurent d’une complication si effrayante pour l’avenir de Basquine et de Bamboche, que je gardai le silence pendant que mon compagnon semblait de plus en plus s’absorber dans ses tristes pensées.

À cette heure seulement, en écrivant ces lignes après tant d’années passées depuis ces événements, je sens tout ce qu’ils offraient de monstrueux ; et, malheureusement, l’expérience, une triste expérience m’a prouvé que ces monstruosités étaient loin d’être des exceptions ; ceux qui n’ont pas forcément plongé au plus profond de certaines fanges sociales, ne sauront jamais, ne croiront jamais ce que la misère, ce que l’ignorance, ce que l’abandon engendrent de vices et d’horreurs.

Mais à l’époque dont je parle, tout enfant, et sauf quelques bons instincts, sans aucune notion du bien ou du mal, jeté dans ce milieu de cynique dépravation, je m’y accoutumai vite, et bientôt j’y vécus comme dans mon atmosphère naturelle ; ce qui me révolte aujourd’hui me semblait alors fort simple ; faute de point de comparaison… j’accusais, non les vices d’autrui, mais ma niaise ignorance. Quelquefois, il est vrai, certains principes, certains faits exorbitants m’étonnaient, mais ne m’indignaient pas… ils ne pouvaient pas m’indigner… À quelle école de morale et de vertu aurais-je appris cette indignation ?

Non, ainsi qu’un enfant élevé avec la plus tendre, avec la plus austère sollicitude, se sent de vagues préférences vers certaines qualités, certaines vertus, plus appropriées, si cela se peut dire, à son esprit, à son cœur, à son caractère, je sentais, depuis mon séjour chez la Levrasse, de vagues préférences pour certains vices : la paresse, la fourberie, le vagabondage, le vol même comme expédient extrême, m’inspiraient assez d’attraits ; mais les violences, les cruautés me répugnaient, et, malgré les érotiques et amoureuses confidences de Bamboche, je n’éprouvais pas encore le besoin d’aimer.

Et pourtant… (preuve évidente que généralement l’homme naît bon, ou, du moins, apte à tous les sentiments généreux), malgré les détestables exemples dont j’étais entouré, malgré les déplorables tendances qu’ils développaient chaque jour en moi, j’étais digne, j’étais capable d’accomplir tous les devoirs, tous les sacrifices que l’amitié impose… Et il en était de même de Bamboche ; plus d’une fois déjà il m’avait prouvé son dévoûment, quoique d’horribles enseignements eussent depuis long-temps plongé ce malheureux enfant dans une corruption bien plus profonde, bien plus haineuse que la mienne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était bientôt nuit, lorsque nous arrivâmes au bourg ; nous descendîmes à l’hôtel du Grand-Cerf, où s’arrêtait ordinairement la Levrasse. En descendant de voiture, il demanda à l’aubergiste comment allait le père Paillet, charron.

— Il est à toute extrémité, — répondit l’hôtelier ; — et puis, quelle misère ! onze enfants… une femme infirme… la Mairie leur donne deux pains de charité par semaine… mais qu’est-ce que c’est que ça pour tant de monde ?

— Très-bien, — s’écria la Levrasse sans dissimuler sa satisfaction.

Puis, prenant aussitôt un air apitoyé, il dit à l’aubergiste.

— Dites-moi, avez-vous quelques provisions froides… que je puisse emporter tout de suite ?

— Oui, Monsieur, il y a un superbe dindon qui sort de la broche et un gros pâté qui sort du four.

— Va pour le dindon et le pâté ; enveloppez-les, mettez-les dans un panier avec deux pains de quatre livres et six bouteilles de vin…

— Pour cette pauvre famille ? — s’écria l’hôtelier avec admiration, — ah ! Monsieur la Levrasse… vous n’êtes pas assez connu ! quel bienfaiteur vous êtes !

— Allez, allez, mon ami, — répondit mon maître d’un ton modeste et contrit, — je ne fais pas encore tout ce que je voudrais.

Pendant que l’aubergiste se hâtait d’aller préparer les comestibles, la Levrasse dit à la mère Major :

— Donne-moi le sac.

— Le voilà.

— La couronne y est-elle ?

— Tout y est…

— Bon, — reprit la Levrasse, — maintenant fais donner une avoine aux chevaux, et quand ils auront mangé…

Je ne pus entendre ce que dit ensuite mon maître à l’oreille de la mère Major, qui répondit :

— C’est convenu, ça vaudra mieux.

— Ainsi, — reprit la Levrasse, — dans une heure… là-bas.

— Dans une heure là-bas, — répondit la mère Major.

Alors s’adressant à moi, mon maître me dit :

— Tiens, Martin, porte ce sac d’une main… tu prendras le panier à ton autre bras.

Et il me donna un sac de vieille toile verte, fort léger d’ailleurs, quoique assez gonflé.

Bamboche était resté commis à la garde de l’homme-poisson ; je regrettais d’être chargé d’une commission qui eût été si douce à mon camarade, en le rapprochant tout de suite de Basquine. Nous partîmes dès que l’hôtelier eut apporté un lourd panier d’où s’exhalait la plus appétissante odeur. Je pris ce fardeau, et je suivis mon maître, qui, contre son habitude, s’enveloppa d’un manteau ; il semblait inquiet, et marchait rapidement devant moi.

Nous arrivâmes à une ruelle boueuse, donnant d’un côté dans le bourg, de l’autre sur les campagnes ; quelques vieilles roues à moitié brisées appuyées au mur, et un tas de débris de charpente obstruant la porte, indiquaient la demeure du charron.

La nuit venait, lorsque nous entrâmes dans une sorte de vaste hangar, qui servait à la fois d’atelier pour l’artisan et de logement pour sa nombreuse famille.

Cet espèce de hangar, vaste, sombre, humide, était éclairé par une imposte vitrée, située au-dessus de la porte, et par la pâle lueur d’un petit feu de copeaux fumeux, autour duquel se pressaient une dizaine d’enfants, dont le plus âgé avait au plus quatorze ans, tous hâves, maigres, frissonnants, et à peine couverts de quelques sales haillons. Dominant cet amas de petites créatures qui l’entouraient, une femme au regard morne, aux yeux caves, à la pâleur maladive et dont les os perçaient pour ainsi dire la peau, se tenait demi-couchée dans la longueur d’un banc de bois à dossier. La partie inférieure du corps de cette femme presque entièrement paralysée disparaissait sous des lambeaux de couverture. Au moment de notre entrée, plusieurs de ces petits enfants criaient, gémissaient… et leur mère d’une voix dolente, épuisée, répondait à leurs plaintes.

— Mais, mon Dieu !… mon Dieu !… puisqu’il n’y a plus de pain… qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ? demain… vous mangerez, puisque c’est le jour du pain de charité ; mais d’ici là… dam… il faut attendre, mes pauvres petits.

— Demain, maman, c’est trop loin… — disaient les enfants en pleurant, — nous avons encore faim ce soir… nous !!

Dans la partie la plus reculée du hangar, je vis un misérable grabat, où gisait étendu le charron, père de toute cette famille ; presque agonisant, les yeux tantôt fixes, tantôt demi-voilés, il paraissait complètement étranger à ce qui se passait. Il avait passé l’un de ses bras autour du corps de son enfant préférée, de sa petite Jeannette (la future Basquine), assise au bord de son lit. Il semblait vouloir instinctivement la protéger, en la retenant auprès de lui dans une étreinte convulsive ; il murmurait de temps à autre, à voix basse, avec un accent d’effroi :

L’homme… l’homme… il va venir… prends garde, prends bien garde à l’homme.

Sans doute l’homme dont le charron, dans son délire, redoutait l’arrivée, était la Levrasse.

Quant à Jeannette, je n’avais rien vu, et, depuis, je n’ai rien vu non plus qui pût approcher de la délicieuse figure de cette enfant, âgée de huit ou neuf ans. Elle n’avait pour tout vêtement qu’une mauvaise chemise de toile jaunâtre, trouée en maints endroits, et laissant nus ses bras et ses jambes, un peu amaigris, mais d’une blancheur d’albâtre ; une forêt de cheveux blonds, naturellement frisés, mais tous emmêlés, tombants jusque sur ses grands yeux noirs, couvraient son cou et ses épaules ; rien de plus pur, de plus gracieux que les traits de ce charmant petit visage, quoiqu’il fût légèrement creusé par la misère. Sa physionomie était triste ; deux ou trois fois, je vis Jeannette poser ses lèvres sur la main décharnée de son père, puis, grâce à cette mobilité d’impressions naturelle à son âge, elle reprenait un petit chantonnement mélancolique et doux, dont elle marquait la mesure en frappant l’un contre l’autre ses petits pieds nus ; notre arrivée n’avait pas interrompu ce chant ; mais lorsqu’elle nous vit approcher de sa mère, Jeannette cessa de chanter, puis, par un mouvement d’une grâce enfantine, elle écarta ses cheveux qui voilaient ses yeux ; alors le front un peu incliné, sa petite main toujours plongée dans son épaisse chevelure, son coude appuyé sur son genou, elle nous observa d’un air étonné, curieux et inquiet.

Le charron, toujours à l’agonie, ne s’aperçut pas de notre arrivée ; seulement, de temps à autre, rapprochant de lui sa petite fille, il répétait d’une voix affaiblie et effrayée :

L’homme… l’homme

La crainte de la Levrasse poursuivait le père de Jeannette dans son délire comme une idée fixe.

La femme du charron reconnut mon maître.

À sa vue, levant les mains et les yeux au ciel avec un mélange d’angoisse et d’espérance, elle s’écria :

— Ah ! bonne sainte vierge !! c’est l’homme !…

Tandis que les enfants, toujours groupés ensemble, tournaient vers nous leurs figures étonnées, la Levrasse ferma doucement la porte, mit son doigt sur ses lèvres d’un air mystérieux, prit de mes mains le panier de provisions, et avisant une table, il y déposa le dindon rôti, le pâté, le pain et le vin… bien en évidence…

À la vue de ces comestibles, les enfants affamés se précipitèrent tumultueusement vers la table, les plus grands culbutant les plus petits…

La Levrasse les arrêta court du geste et du regard, et leur dit :

— Un moment… ces bonnes choses ne sont pas encore à vous… Il dépend de votre mère de vous les donner.

— Comment !… — s’écria la femme du charron.

Mon maître, sans répondre, recommanda de nouveau le silence par un geste, tandis que les enfants, sans doute en proie à une faim dévorante, exaspérée par la vue de ce repas d’une splendeur jusqu’alors inconnue, restaient pour ainsi dire en arrêt à quelques pas de la table.

La femme du charron, muette de surprise, regardait la Levrasse. Celui-ci me prenant alors des mains le sac de toile verte, en tira une petite robe de soie rose pailletée d’argent, des brodequins de velours vert aussi pailleté et une couronne de roses artificielles montées sur un feuillage d’argent ; puis s’approchant du grabat du moribond, dont les lèvres décolorées s’agitaient encore, mais ne rendaient plus aucun son intelligible, mon maître fit scintiller aux yeux de Jeannette la robe rose pailletée d’argent.

L’enfant éblouie, stupéfaite d’admiration, joignit ses deux petites mains, ouvrit ses grands yeux de toutes ses forces et s’écria :

— Oh ! que c’est beau !… que c’est beau !

— Chut ! chut !… c’est pour toi, — dit tout bas la Levrasse à Jeannette, en lui faisant signe de descendre du grabat de son père.

— Viens, — ajouta t-il, — je vais te mettre cette belle robe pour que ton papa te trouve bien gentille à son réveil,… prends garde de le déranger,… ne fais pas de bruit.

L’enfant se dégagea facilement de l’étreinte expirante de son père, et en un moment la Levrasse avait revêtu la future Basquine de la robe rose, avait chaussé ses petits pieds des brodequins de velours, et placé sur ses cheveux blonds la couronne de roses à feuillage argenté ; l’enfant se laissait vêtir avec un étonnement mêlé d’une joie naïve de se voir si belle, tandis que sa mère disait à la Levrasse :

— Mais, Monsieur, pourquoi habillez-vous donc notre petite de ces… ?

La Levrasse porta de nouveau son doigt à ses lèvres, imposa silence à la femme du charron, et, amenant Jeannette auprès d’elle, lui dit :

— Voyez votre fille… n’est-elle pas, ainsi, gentille à croquer ? Et vous, — ajouta-t-il en se tournant vers les autres enfants, — voyez-vous comme votre sœur est brave, mes petits amis ?

Parmi ceux-ci, les uns n’avaient pas été distraits de l’attention famélique qu’ils portaient au repas ; les autres avaient silencieusement assisté à la transfiguration de leur sœur ; mais, tous, à la voix de la Levrasse, s’écrièrent :

— Oh ! qu’elle est belle ainsi, Jeannette,… qu’elle est belle !

— C’est comme un petit Jésus de cire, — dit l’un.

— C’est une robe de sainte, — dit l’autre.

Et, pour un instant, la faim fut oubliée pour la contemplation des éblouissants atours de Jeannette. Mon maître alors, comme dernier moyen de séduction sans doute, tira de sa poche un sac d’argent, et abandonna un instant la main de Jeannette.

L’enfant courut aussitôt près du grabat de son père, y monta, et, tout heureuse, toute souriante, se pencha vers lui, baisa son visage livide et froid en lui disant :

— Papa… vois donc… comme je suis belle… vois donc !

Le charron ne répondit pas… Ses yeux demeurèrent fixes et demi-clos ; il agita faiblement les bras, et ses lèvres balbutièrent quelques mots sans suite.

— Papa dort… et il rêve, — se dit l’enfant en s’asseyant avec circonspection au bord du lit de son père ; puis attendant sans doute son réveil, elle se mit, tout en chantonnant, à jouer avec la couronne qu’elle ôta de sa tête, et dont le feuillage argenté mêlé de rose semblait surtout exciter son admiration.

Jamais, non, jamais je n’oublierai l’impression profonde, étrange que, malgré mon âge, me causa la vue de cette enfant charmante, vêtue de rose et de paillettes, assise dans cette sombre demeure sur un misérable grabat, auprès de ce père presque moribond.

Pendant ce temps-là mon maître, tenant son sac d’argent par le fond, et s’approchant de la femme du charron, avait fait pleuvoir sur les lambeaux de couverture qui couvraient ses genoux, une assez grande quantité de pièces de cent sous… trois cents francs, je crois…

Puis, tirant de sa poche un papier tout préparé, et un de ces écritoires de corne dont se servent les écoliers, il y trempa une plume de fer, la présenta à la femme du charron ainsi que le papier, et lui dit :

— Signez cela, ma chère dame… Ce bon souper est à vos enfants, cet argent est à vous… le sort de la petite Jeannette assuré… sans compter que…

Un grand cri du charron interrompit mon maître.

Je n’avais pas quitté Jeannette des yeux, aucun des mouvements de son père ne m’avait non plus échappé…

Lorsque le moribond entendit le tintement métallique de l’argent, il se dressa convulsivement sur son séant, promena autour de lui des yeux hagards, et s’écria :

L’homme à l’argent… c’est l’homme… il va me prendre Jeannette… Au secours !… au secours !…

À ces cris, à la vue de ces traits livides, bouleversés, Jeannette, fondant en larmes, se jeta au cou de son père et s’y cramponna, tandis que le charron, serrant de toutes ses forces défaillantes son enfant contre son cœur, répétait d’une voix de plus en plus épuisée :

L’homme !… l’homme !!… je ne veux pas… moi, j’aime mieux mourir… et garder Jeannette ;… c’est ma femme… qui a voulu,… et qui a écrit à l’homme ;… moi… je ne voulais pas… et…

Une convulsion s’emparant du moribond, il ne put achever ; il se raidit, se renversa en arrière, entraînant avec lui Jeannette qui poussant des cris déchirants… enlaçait de ses petits bras le cou de son père…

— Mon pauvre mari !… Bonne sainte mère de Dieu, ayez donc pitié de lui… Soyez donc juste à la fin… — s’écria la femme du charron avec une douloureuse amertume. — Oh ! mon Dieu !… le voir ainsi et ne pouvoir aller à son secours… et ces enfants qui sont là… autour de cette table… Malheureux !… ils ne s’occupent pas de leur père seulement ! ils ne pensent qu’à manger… — Puis elle ajouta, comme si elle se fût reproché ces paroles :

— Hélas ! pauvres petits… ils ont si faim !…

— Signez vite… signez ! — dit la Levrasse en prenant avec impatience la main de la femme du charron. — Signez… tout cet argent est à vous ; vos enfants ne manqueront de rien, vous aurez de quoi faire soigner votre mari… et je me charge du bonheur de la petite Jeannette.

Puis s’adressant aux autres enfants :

— Priez votre mère de signer, vous n’aurez plus froid, vous n’aurez plus faim… ce bon souper sera pour vous, et d’autres encore…

Les pauvres enfants, sans comprendre ce dont il s’agissait, obéirent machinalement à la Levrasse, et s’écrièrent, en se jetant aux genoux de leur mère :

— Signe… maman… signe.

— Signer… mais… quoi ? — dit la malheureuse femme, la tête à moitié perdue, en entendant les gémissements de son mari à l’agonie, les cris douloureux de Jeannette et les prières de ses autres enfants.

— Signez l’engagement de Jeannette jusqu’à vingt et un ans… c’est son bonheur que j’assure.

La pauvre femme, cédant à la frayeur, à l’émotion, au désir de mettre un terme à l’affreuse misère de ses enfants, signa à travers ses larmes, et même sans le lire, l’engagement de Jeannette.

— Maintenant, mes enfants… — s’écria la Levrasse, — à table… mangez…

Ce fut, hélas ! une véritable curée ; les enfants se ruèrent sur le souper avec une frénésie dévorante, déchirant, se disputant les morceaux, pendant que mon maître, ayant remis l’engagement dans sa poche, courait au lit du moribond pour lui enlever Jeannette.

La malheureuse enfant poussait des cris navrants, et s’écriait au milieu de ses sanglots :

— Papa !… je veux rester avec toi !… Laissez-moi !… laissez-moi !…

La femme du charron, ne pouvant supporter ce cruel spectacle, fit d’un geste désespéré rouler à ses pieds l’argent que mon maître avait laissé sur ses genoux, et s’écria :

— Reprenez votre argent… laissez-nous notre enfant… le bon Dieu fera de nous ce qu’il voudra… mais vous n’emporterez pas notre enfant.

La Levrasse ne répondit rien, haussa les épaules et vint facilement à bout d’arracher Jeannette du cou du charron, qui semblait alors avoir perdu tout sentiment ; puis, tenant entre ses bras l’enfant qui se débattait en vain, mon maître dit à la femme du charron en gagnant la porte :

— Il est trop tard pour vous rétracter… j’ai l’engagement en poche.

— Ma fille !… je veux ma fille !… il m’emporte ma fille !… — s’écria la pauvre mère en voyant la Levrasse envelopper Jeannette dans son manteau. — Mes enfants… au secours !… empêchez-le de sortir… jetez-vous après lui… Sainte Mère de Dieu, venez à mon secours… ou me vole ma fille !… mon mari me tuera !!!…

Les enfants affamés ne songeaient qu’à satisfaire à une faim dévorante, n’obéirent pas aux ordres de leur mère, et la Levrasse, chargé de son léger fardeau, ouvrit bientôt la porte.

J’étais resté immobile, épouvanté au milieu de la chambre ; il fallut, pour m’arracher à ma stupeur, que mon maître se retournât sur le seuil de la porte et me criât d’une voix terrible :

— Viendras-tu ?

Je courus machinalement vers la Levrasse, et lorsqu’il ferma prudemment la porte à double tour, j’entendis la voix de la femme du charron, criant avec l’expression d’une prière fervente et désespérée :

— Bonne sainte Vierge… ayez pitié de moi… Sainte mère de Dieu… venez à mon secours… C’est donc toujours en vain que je vous supplie !!

Mon maître m’attira à lui, de sa main de fer, et me força de le suivre à grands pas.

Contre mon attente, au lieu de traverser le bourg, nous sortîmes dans la campagne par l’autre extrémité de la ruelle. Après avoir marché environ un quart-d’heure à travers champs, nous retrouvâmes nos voitures qui étaient venues sans doute par l’ordre de la Levrasse nous attendre sur la grande route.

Il faisait tout-à-fait nuit ; nous laissâmes bientôt le bourg assez loin derrière nous, grâce à l’allure rapide que la Levrasse fit prendre à nos chevaux, comme s’il eût craint d’être poursuivi.


  1. Pitre, en argot de bateleur : paillasse ou queue-rouge.