Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/III/7

VII


CHAPITRE VII.


le départ.


Telles étaient les causes qui avaient jeté Léonidas Requin dans la carrière aventureuse des phénomènes vivants.

— Ah ça ! bourgeois, — dit-il à la Levrasse, lorsque la mère Major se fut assurée du départ du charretier, — nous sommes en famille… je peux remuer les bras ?

Ma surprise fut extrême ; j’avais jusqu’alors sincèrement cru que la longue robe sans manches de l’homme-poisson cachait des nageoires ; la Levrasse, visiblement contrarié de l’indiscrétion de son nouveau commensal, lui fit un signe expressif, afin de l’engager à ne pas le démentir, et reprit :

— Si tu veux donner le nom de bras à tes nageoires, pour avoir l’air d’un homme comme un autre… à la bonne heure… mon garçon. Mais, pour parler sérieusement, voici un gamin qui t’aidera en tout, et ses deux bras suppléeront aux tiens.

Léonidas regarda la Levrasse avec étonnement, et reprit :

— Le père Boulingrin, en m’engageant, ne m’avait pas prévenu de cette condition ; comment… je ne pourrais pas me servir de mes bras, même en famille ? Et l’on me donnerait la becquée comme à un infirme ? Allons donc, bourgeois ; ça a été déjà bien assez de rester immobile dans ma piscine pendant toute la route ; je joue mon rôle de mon mieux devant le public… mais, une fois rentré dans la vie privée, je reprends l’usage de mes droits naturels, et entr’autres de ceux-ci :

Ce disant, l’homme-poisson fit passer, à travers les fentes latérales de sa robe ses deux maigres bras, serrés dans le tricot d’un gilet de laine, les agita et les détira comme pour se délasser d’un long engourdissement.

— Apprends donc, maladroit, — s’écria la Levrasse, — que pour que le public donne dans nos banques, il faut que nous ayons l’air d’y donner nous-mêmes ; le bavardage d’un gamin comme celui-là (et la Levrasse me désigna) peut tout perdre ; ne valait-il pas mieux l’avoir pour compère sérieux… du reste, ça te regarde… Léonidas : du jour où l’on ne croira plus à tes nageoires, tu es frit, mon garçon.

— Ceci, bourgeois, est une grande vérité philosophique, — répondit l’homme-poisson avec une gravité comique ; — toute la science de la vie est là : faire croire à ses nageoires.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’arrivée de l’homme-poisson ne m’avait que momentanément distrait de mon inquiétude sur le sort de Bamboche, victime de son attachement pour moi. Durant plusieurs jours, tous mes efforts pour me rapprocher de mon ami furent vains ; chaque matin je voyais la mère Major descendre dans la cave pour aller le chercher et lui donner sa leçon, mais elle remontait courroucée, s’écriant qu’il refusait opiniâtrement de travailler la moindre crampe[1].

Alors la Levrasse, rasant discrètement la terre, avec son allure de chat sauvage, se dirigeait vers la cave, où il disparaissait pendant un quart d’heure au plus ; après quoi il revenait sans qu’on eût entendu aucun bruit, aucun cri, et si je m’informais de mon compagnon, la Levrasse me répondait par une grimace grotesque.

Léonidas Requin, affectueux envers tous, naturellement apathique et craintif, ne désirait qu’une chose : le repos ; il semblait d’ailleurs parfaitement heureux de son sort, écoutait avec un calme stoïque les grossièretés de la mère Major ou les paroles sournoisement méchantes de la Levrasse, mangeait bien, dormait la grasse matinée, et cherchait le moindre rayon de soleil pour s’y étaler ; là, sans doute, il philosophait à son aise, lisant et relisant son divin Sénèque. Seulement, de temps à autre, il se posait et faisait jouer ses nageoires factices, puis mangeait un poisson cru pour s’entretenir la main, disait la Levrasse.

Léonidas m’a avoué plus tard qu’il n’avait pas tout d’abord trouvé ma condition fâcheuse, et, qu’en comparant, mon éducation acrobatique qui développait ma vigueur, mon agilité, mon adresse, sans me rendre impropre à d’autres professions, lui paraissait très-préférable à la stérile éducation universitaire qu’il avait reçue.

Un jour il me proposa de m’apprendre à lire ; malgré mon vif désir de m’instruire, je refusai, craignant de me montrer infidèle à l’affection de Bamboche en répondant aux avances amicales de ce nouveau compagnon et en devenant trop intime avec lui.

Ce faux homme-poisson me donna aussi beaucoup à penser ; ce fut pour moi comme une nouvelle preuve à l’appui des mauvais principes de Bamboche, car, un jour, Léonidas Requin, se délectant au soleil, son cher Sénèque sur les genoux, et étendu sur le gazon de la cour, après un copieux déjeuner, me dit avec abandon :

— C’est pourtant au poisson cru que je mange et à mes fausses nageoires que je dois enfin la béatitude dont je jouis ; j’avais beau être savant, j’avais beau être rempli du désir de travailler pour gagner honnêtement ma vie ; je crevais de faim… Maintenant je trompe les bonnes gens avec mes nageoires et je me goberge comme un pacha…

— Bamboche a donc raison, — me disais-je — encore un homme qui n’a de bonheur que depuis qu’il trompe et qu’il ment.

À bout de moyens pour me rapprocher de mon ami, j’imaginai de l’imiter, pensant que l’on m’enfermerait peut-être avec lui. Un matin je refusai à mon tour de faire mes exercices.

— Petit Martin, — me dit la Levrasse de sa voix doucereuse, — je ne te donnerai seulement pas une chiquenaude ; mais puisque tu ne veux pas cramper, je doublerai la dose de ton ami Bamboche… à ton intention.

Cette menace me déconcerta ; je savais la Levrasse capable de la tenir, je tentai un autre moyen.

— Montrez-moi le tour le plus difficile, le plus dangereux, je l’apprendrai, quand je devrais m’y casser le cou, mais à condition que, lorsque je saurai ce tour, vous ferez grâce à Bamboche.

— Soit, — me dit la Levrasse avec son sourire narquois et méchant. — Quand tu sauras le saut du lapin, ton ami Bamboche aura sa grâce.

Rien de plus pénible et de plus périlleux que ce tour : il consistait à s’élancer du haut d’une sorte de plateforme d’une toise d’élévation, à tourner une fois sur soi-même, et à se retrouver sur ses pieds ; la moindre maladresse pouvait, en vous faisant retomber à faux, occasionner la fracture d’un membre ou la luxation du cou, luxation toujours mortelle. L’espoir d’obtenir la grâce de Bamboche me donna une telle ardeur, que je fatiguai même la robuste activité de la mère Major ; mes forces s’épuisaient, je m’opiniâtrais toujours. Enfin, pris de vertige et de faiblesse au milieu de mes évolutions, je retombai si malheureusement que je me cassai le bras gauche.

Pour cette fois, accessible à un sentiment de pitié, la Levrasse m’accorda la grâce de mon ami. Je venais d’être transporté dans mon lit par Léonidas et par la mère Major, lorsque Bamboche entra. Je n’ai jamais su pourquoi ou dans quel but la Levrasse lui avait confié la cause de ma blessure ; mais cet enfant indomptable, à qui les plus cruels traitements jamais n’arrachaient une plainte, une concession ou une larme, se jeta sur mon lit tout en pleurs, et s’écria :

— C’est pour moi… pour avoir ma grâce, que tu t’es cassé le bras ?

— N’est-ce pas pour moi que, depuis huit jours, tu es puni ? — lui dis-je, — en l’étreignant avec une joie indicible ?

— Oh ! c’est touchant, oh ! c’est navrant, oh ! c’est attendrissant, hi, hi, hi, — fit la Levrasse, en grimaçant, et en feignant de pleurer d’une manière grotesque, tandis que l’homme-poisson, sincèrement ému, voyant qu’on n’avait plus besoin de lui, s’en allait relire, disait-il, le fameux traité de Amicitia (de l’Amitié).

Si j’insiste sur ces preuves réciproques de dévoûment puéril que Bamboche et moi nous échangeâmes durant notre enfance, c’est qu’elles posent les bases de cette affection qui, plus tard, malgré les conditions les plus diverses, les croyances morales les plus opposées, ne fut jamais ébranlée, et nous commanda mutuellement les plus grands sacrifices, toujours accomplis avec une religieuse satisfaction.

Lorsque, seul avec Bamboche, je l’envisageai attentivement, je fus effrayé de la sombre altération de ses traits : il était encore plus pâle qu’à l’ordinaire, il avait dû horriblement souffrir.

— On t’a donc fait bien du mal ? — lui dis-je.

— Oh ! oui… reprit-il avec un sourire sinistre et une expression de joie sauvage, — oh ! oui… bien du mal ! Dieu merci !

— Dieu merci ?

— Oui, j’aurai un jour tant de mal à faire à la Levrasse…

— Il te faisait donc beaucoup souffrir ?

— Il me faisait voir mon grand-père, — répondit Bamboche en riant d’un rire farouche.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il m’attachait aux pieds un des poids en fer qui servent à nos exercices, et puis il me prenait par-dessous les oreilles et m’enlevait de terre pendant quelques minutes, et il recommençait deux ou trois fois.

— Je ne m’étonne plus, il disait que sa correction ne faisait pas de bruit.

— Un homme qu’on écorche ne souffrirait pas plus, — me dit Bamboche d’une voix sourde, — quelquefois il me semblait que ma tête allait s’arracher de mon cou ; il me passait comme des flammes bleues devant les yeux… Alors je n’essayais pas de me débattre contre la Levrasse, il est trop fort : ça ne m’aurait servi à rien… mais je ne cédais pas, et je me disais : va… va… fais-moi bien des tortures… c’est pour toi que tu amasses… Attends que Basquine soit ici… tu verras comme je te rendrai tout cela en monnaie rouge

Je fus épouvanté de l’expression avec laquelle Bamboche prononça cette dernière menace......

Les soins que réclamait ma blessure, à-peu-près bien pansée par la mère Major, habituée à ces sortes d’accidents, et aussi une lettre que reçut la Levrasse, au sujet de la nouvelle Basquine que nous devions prendre en route, hâtèrent notre départ.

Selon la coutume de presque tous les saltimbanques, notre bourgeois possédait une espèce de voiture nomade qui, en voyage, lors des représentations dans les fêtes foraines, servait de logement à la troupe.

Cette voiture, longue de quinze pieds environ, haute de dix, se divisait en trois compartiments éclairés au dehors par des chatières et communiquant intérieurement par de petites portes ; le compartiment du devant servait de magasin, celui du milieu, de cuisine, le dernier, de logement commun. Cette sorte de chambre, assez spacieuse, était emménagée comme la cabine d’un navire ; huit lits, en forme de caisses, longs de sept pieds et larges de trois, s’y étageaient en deux rangs ; une ouverture grillagée, pratiquée dans l’impériale, donnait suffisamment de jour et de clarté ; trois chevaux, loués de ville en ville pour un ou deux jours, suffisaient à traîner cette sorte de maison roulante qui, dans l’épaisseur d’un double plancher, contenait les toiles et tréteaux nécessaires pour l’érection de notre théâtre en plein vent ; l’âne savant, Lucifer, aussi robuste qu’un cheval, s’attelait à un petit fourgon supplémentaire, tour à tour occupé par la Levrasse et la mère Major, qui ainsi surveillaient du dehors la marche de la grande voiture ; enfin le charretier, qui avait amené la boîte de l’homme-poisson, fut mandé avec son baquet, et un matin notre caravane abandonna la maison louée jusqu’alors par la Levrasse.

Je n’avais pas eu la moindre nouvelle de mon ancien patron, le Limousin. À toutes mes questions à ce sujet, la Levrasse avait répondu par le silence ou par une grimace. Je donnai donc un dernier souvenir au Limousin chez qui, du moins, je n’avais jamais subi de mauvais traitements, et je fus établi dans un des lits de la voiture, ayant auprès de moi Bamboche ; il me rendait mille soins avec une fraternelle sollicitude, et de temps à autre il semblait possédé d’une joie délirante en songeant que bientôt nous allions retrouver Jeannette.

La Levrasse décida que nous ferions une première station au bourg voisin ; là devait se trouver un chirurgien qui mettrait un nouvel appareil sur mes blessures. Nous devions de plus rencontrer dans cet endroit plusieurs jeunes filles qui, prévenues à l’avance, attendaient le passage de la Levrasse pour lui vendre leur chevelure qu’il achetait et levait toujours lui-même sur pied, ainsi qu’il disait en parlant de ces moissons capillaires.

Le lendemain de cette journée, nous devions arriver dans le village où demeurait le charron, père de Jeannette, la nouvelle Basquine de la troupe.




  1. À faire le moindre exercice acrobatique.