Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/18


CHAPITRE VII.


martin à un roi.


À cet endroit du manuscrit était ajoutée une note marginale ainsi conçue et adressée par Martin au roi dont nous avons parlé :

Septembre 1845.

Si puérile que vous semble peut-être, Sire, l’histoire de ces premières années d’un pauvre enfant abandonné, veuillez réfléchir, et vous reconnaîtrez peut-être que ce récit touche aux plus graves questions sociales.

Le maçon, dont tout enfant j’étais le manœuvre, s’enivrait.

Pourquoi s’enivrait-il ?

Afin d’échapper, de temps à autre, par l’ivresse, à la pensée présente et à venir d’une vie trop pénible.

Par une singulière exception, cet homme poétisait un vice odieux… Oui, bien odieux, mais non plus odieux que les causes qui l’engendrent et qui le rendent fréquemment inévitable.

Parmi les causes nombreuses et diverses de ce vice, deux sont toutes-puissantes :

Oublier parfois une vie de privations et de fatigues incessantes.

S’étourdir sur les souffrances et sur les besoins, sans cesse renaissants, d’une famille exténuée, que le salaire insuffisant du prolétaire ne peut soutenir.

Sans doute il est, parmi les prolétaires, plus d’un homme assez fort, assez courageux, assez résigné pour contempler, sans jamais fermer les yeux, cette infinie et sombre perspective de jours, de mois, d’années, où, désespérant de tout repos, de tout bien-être pour son vieil âge, il se voit travaillant, et travaillant sans cesse,… en attendant une mort misérable, fin misérable d’une vie misérable !

Sans doute il est, parmi les prolétaires, des hommes plus stoïques encore.

L’un, après douze heures d’un travail écrasant, rentre chaque soir au logis, demeure sombre, étouffante, infecte ; il a acheté, de son salaire insuffisant, un pain insuffisant pour sa famille affamée ; lui aussi est affamé par sa fatigue quotidienne, sa femme aussi est affamée par le pénible allaitement du dernier né, à qui elle donne un sein tari ; mais l’insuffisante nourriture est presque tout entière abandonnée aux enfants, hâves, décharnés.

Et pourtant, durant leur insomnie, le père et la mère les entendront encore crier leur faim inassouvie.

Ainsi,… chaque jour cet homme se lève dès l’aube, court à son labeur et l’accomplit,… malgré l’obsession de cette pensée désespérante :

« Si rude que soit mon labeur, si infatigable que soit mon zèle,… ce soir encore,… et les autres soirs aussi, je n’aurai pas assez gagné pour satisfaire à la faim des miens,… et, cette nuit encore, et les autres nuits aussi,… leurs plaintes me tiendront péniblement éveillé jusqu’au matin,… que sonne l’heure du travail… Et j’épuiserai mes forces, ma vie, à tourner sans espoir dans ce cercle fatal. »

Oui, cet homme est stoïque et vénérable, car, pour quelques sous prélevés sur son salaire, il pourrait, comme tant d’autres, trouver au cabaret, pendant tout un jour,… entendez-vous. Sire, pendant tout un jour !!! l’oubli des soucis renaissants dont il est dévoré.

Et, parce que ces hommes courageux sont dignes de vénération, parce qu’ils résistent à l’entraînement d’un vice presque inévitable dans leur horrible position, parce qu’ils souffrent résignés, inoffensifs, est-il juste,… est-il prudent de les abandonner toujours à cette agonie ? parce que l’innocent a résisté à la torture, faut-il prolonger le supplice ?

Mais malheureusement tous les prolétaires ne sont pas, ne peuvent pas être doués de cette énergie stoïque…

Il en est aussi beaucoup que l’ignorance hébète, que la misère dégrade, que l’inespérance étourdit et égare ; ceux-là cèdent aux funestes enchantements de l’ivresse, où ils trouvent l’oubli de leurs maux… d’autres, enfin, plus dégradés encore, et ceux-là sont peu nombreux, il en est qui aiment l’ivresse pour l’ivresse.

Ceux-là sont blâmables… Mais ceux-là le sont doublement, qui condamnent sans pitié ces malheureux à cette ignorance, à ce dénuement, à cette inespérance, causes premières, causes fatales du déplorable vice où ils trouvent l’abrutissement, la maladie, la mort…

D’autres raisons moins désolantes, mais de conséquences non moins fatales, poussent encore à l’ivrognerie les victimes du paupérisme.

Évidemment, après une semaine de rudes travaux, l’homme éprouve l’impérieux besoin du repos, du délassement, du plaisir.

Il est, parmi les prolétaires, des hommes qui, rompus par l’habitude d’une résignation austère, ou affaiblis par les privations, trouvent, dans l’apathique repos du corps et de la pensée où ils sommeillent le dimanche, une compensation suffisante aux durs labeurs de la semaine.

D’autres sont doués d’une certaine instruction, d’une délicatesse de pensées, d’une finesse d’aptitudes que n’a pu briser le faix écrasant des travaux manuels.

Parmi ceux-là, les uns cherchent chaque dimanche un délassement et un plaisir dans la lecture des poètes ou des penseurs ; les autres se récréent, se délassent dans l’intelligente contemplation des chefs-d’œuvre de l’art exposés au public ; ceux-ci se complaisent dans la reconnaissante admiration des beautés de la nature, sachant la trouver adorable, splendide, et dans son immensité, et dans ses plus petites créations, ils restent également charmés, ou religieusement émus, par la vue des éblouissantes magnificences d’un radieux coucher de soleil, par l’aspect du scintillement des mondes par une belle nuit d’été, ou par l’examen curieux d’une petite touffe de fleurs agrestes, ou d’un insecte au corselet d’or et d’émeraudes et aux ailes de gaze.

Mais forcément, ils ne sont pas très-nombreux ceux-là qui, malgré les soucis, les fatigues d’une condition toujours laborieuse, rude, précaire, souvent déplorable et abrutissante, peuvent acquérir ou conserver cette finesse de perception, cette fraîcheur d’impressions, cette noblesse de pensée indispensables aux jouissances intellectuelles.

Parmi les prolétaires, beaucoup, bien que laborieux et probes, ont été élevés dans l’ignorance, dans la grossièreté, déshérités de cette éducation libérale, qui seule élève, raffine les instincts et donne le goût des délassements choisis, des récréations délicates.

Qu’arrive-t-il ? après une semaine de contrainte, de privations, de labeur, ils cèdent à un naturel et irrésistible besoin de plaisir.

Emportés par l’ardeur de la jeunesse, par une sorte de fièvre d’expansion, ils se ruent avec une fougueuse impatience dans les seuls lieux d’amusements ouverts à leur pauvreté !

Alors d’horribles cabarets où se vendent du vin empoisonné, des mets nauséabonds, et des filles infectées, se remplissent d’une foule frémissante ; à l’entour de ces bruyantes tavernes surgissent de toute part des tréteaux, des bateleurs, où, au milieu de scènes ignobles, dégradantes, tout ce qu’il y a de digne, de respectable dans l’homme, est raillé, est insulté en langage des halles. Plus loin, ce sont des chanteurs, et, parmi eux, vieillards, femmes ou enfants ; chacun rivalise d’impudeur et de chants obscènes, pour exciter la gaîté brutale des buveurs attablés.

Toutes ces passions irritées, déchaînées, grondent bientôt comme un orage, à peine dominé par les éclats du clairon des saltimbanques, par le roulement de leurs tambours, par la volée de leurs cloches qui appellent les spectateurs. Une poussière suffocante, fétide, tourbillonne et jette une sorte de brume sur cette grande orgie du paupérisme.

La nuit vient ; de rouges lumières illuminent ces figures avinées, incandescentes ; c’est alors un redoublement de cris, de chants cyniques, de joie brutale ; l’ivresse grondait sourdement depuis long-temps ; elle éclate enfin !

Aux accents d’une hilarité grossière succèdent les injures, les menaces, puis les brutalités, les violences ; souvent le sang coule. Ces visages, naguères joyeux et empourprés par l’ivresse, deviennent livides, ici meurtris, ailleurs sanglants, ou souillés de boue ; ce ne sont plus des hommes, ce ne sont plus des bêtes féroces, ce sont des fous furieux. L’effrayante action du vin empoisonné qu’on leur vend, jette ces malheureux dans la frénésie… Parfois leurs femmes, leurs enfants, tremblants, éplorés, sont témoins de ces horribles scènes ; des femmes, de jeunes filles, après avoir eu tout le jour la vue et les oreilles souillées par les gestes, par les chants des bateleurs, voient un mari, un père ou un frère victime d’une rixe acharnée, rouler tout sanglant à leurs pieds, ses modestes vêtements du dimanche sont en lambeaux, souillés de fange ; il se relève en trébuchant, et dans son ivresse méconnaissant des êtres si chers, il leur prodigue l’injure et la menace.

Mais il se fait tard, les lumières s’éteignent, la tourmente s’apaise, ces voix, naguère si éclatantes, chevrottent, balbutient ou gémissent ; ces hommes, tout-à-l’heure si énergiques, si violents, s’affaissent sur eux-mêmes.

Un morne silence, interrompu çà et là par quelques cris lointains, succède à cet effrayant tumulte ; à beaucoup la raison est revenue, et honteux, abattus, repentants, tous regagnent leurs demeures, et se jettent tristement sur leur grabat, en songeant déjà au labeur du lendemain.

Oui, cela est hideux ; oui, cela est horrible ; oui, la pensée se révolte ; oui, le cœur saigne de voir ces créatures de Dieu, douées d’une âme immortelle et ayant en elles tous les germes du beau et du bien, se complaire, s’abaisser, se dégrader dans de tels plaisirs…

Mais, pour les blâmer, où sont donc les plaisirs nobles, délicats, élevés, mis à la portée de ces malheureux en échange de leurs joies brutales ?

Quelles preuves de sollicitude donne-t-on à ces masses déshéritées ? On a bien songé à elles comme instruments de travail, à exploiter leur force, leur intelligence, leur vie. Mais quels soucis a-t-on jamais pris de leurs plaisirs ?

Oui, de leurs plaisirs, et pourquoi non ? A-t-on jamais pensé que ceux-là surtout, car leur condition est rude, ont besoin de distractions, de délassements, après de longs jours d’un travail pénible ? A-t-on cherché à ennoblir, à élever leurs délassements ? À ceux-là qui enrichissent le pays pendant la paix, qui le défendent, si vient la guerre ; a-t-on, au nom du pays, ouvert chaque semaine de vastes lieux de plaisirs honnêtes où chacun puisse trouver des récréations douces et pures qui le charment, qui le consolent et qui l’enseignent ?

Non, non,… et de quel droit alors blâmer ces malheureux de se ruer sur de grossiers plaisirs, les seuls qui soient à la portée de leur misère et de leur intelligence qu’aucune éducation n’a développée ?

Encore quelques mots, Sire.

Dans ce récit sincère des divers événements de ma vie, vous verrez bien souvent apparaître les deux compagnons de ma première enfance…

Bamboche, le fils du bûcheron, cet enfant abandonné qui, après avoir vu mourir son père sans secours, au fond des bois, est repoussé avec un si cruel mépris, lorsque, pour la première fois il a demandé à un homme riche du travail et du pain,… cet enfant tombe d’abord entre les mains d’un abominable vagabond, qui lui enseigne la ruse de la fourberie, puis jeté par les hasards du dénûment entre les mains de saltimbanques qui par leur dépravation et leur brutalités lui enseignent le vice et la haine.

Basquine… la fille d’un malheureux artisan qui, poussé à bout par une misère affreuse, est sur le point de vendre cette enfant à des bateleurs… qui se préparent à exploiter d’une façon infâme cet innocent trésor de beauté, de grâce et de candeur.

Quel que soit l’avenir de ces deux créatures, Sire, avant de porter sur elles un jugement inexorable… Veuillez vous souvenir de ce qu’a été leur enfance… et le blâme fera peut-être place à la pitié… à la plus profonde, à la plus douloureuse pitié…

Et ce ne sont pas là des exceptions, Sire, parmi tous ceux qui tombent fatalement dans des abîmes sans fond de perversité, d’infamie, il en est bien peu… bien peu qui n’eussent pas été honnêtes et bons, si leur vie n’avait pas commencé dans l’abandon, dans la misère, ou dans un milieu corrompu et corrupteur.



Fin du deuxième volume.