Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/5

V


CHAPITRE V.


lumineau.


Les chiens, toujours muets et dépistés, parcouraient en tous sens la partie du bois où le braconnier avait interrompu la voie du renard ; le vieux piqueur venait de rejoindre la meute ; stimulé par la présence de son maître et des personnes qui raccompagnaient, le veneur parcourait attentivement l’enceinte, courbé sur son cheval, la tête baissée vers le sol, tâchant de revoir du pied de l’animal, et encourageant ses chiens par les mots consacrés :

Au retrouve, mes petits valets, au retrouve,… mes beaux !

Le comte Duriveau, très-bon veneur lui-même, portant dans ses plaisirs l’ardeur et la fougue de son naturel, mais heureux surtout de cette occasion de cacher l’irritation que lui causait la conduite de Scipion, s’était éloigné de Mme Wilson et de sa fille et secondait son piqueur, appuyant les chiens à grand renfort de voix.

Pendant que le comte déployait cette activité fiévreuse qui le caractérisait, Scipion, indolemment renversé sur sa selle, balançant sa jambe gauche, s’amusait à faire résonner l’acier de son éperon sur l’acier de son étrier qu’il avait chaussé jusqu’au cou-de-pied ; suivant, dans l’air, les légers tourbillons de fumée qu’il lançait de son cigare, ne disant pas un mot ni à Mme Wilson ni à sa fille, auprès de laquelle il se tenait alors.

Profitant d’un moment où sa mère, intéressée par les divers incidents de la chasse, détournait la tête, Raphaële approcha son cheval de celui de Scipion, et, la figure navrée, lui dit, d’une voix basse et tremblante :

— Scipion,… qu’avez-vous contre moi ?…

— Rien,… — dit le vicomte, sans discontinuer de suivre en l’air les légères spirales de la fumée bleuâtre de son cigare.

— Scipion, — reprit la jeune fille d’une voix altérée, suppliante, et contenant à grand’peine les larmes qui lui vinrent aux yeux, — Scipion, pourquoi cette froideur,… cette dureté… Que t’ai-je fait ?…

— Rien,… — répondit le vicomte avec le même flegme dédaigneux.

— Lisez cela et peut-être… vous aurez pitié… — dit la jeune fille en glissant précipitamment dans la main de Scipion un petit billet, que depuis quelques instants elle avait tiré de son gant.

Le vicomte mit nonchalamment le billet dans la poche de son gilet, et voyant que Raphaële allait encore lui parler, il haussa la voix, et, s’adressant à Mme Wilson, qui suivait alors, avec une attentive curiosité, les évolutions des chiens, il s’écria :

— Dites donc, Madame Wilson, est-ce que vous trouvez cela très-amusant, la chasse ? Avouez que c’est un plaisir de convention ; comme l’Opéra… et les mariages d’amour.

À peine Scipion eut-il prononcé ces mots que Raphaële abaissa rapidement sur son visage, et comme par hasard, le petit voile vert qui flottait à son chapeau d’homme, de sorte qu’en se retournant pour répondre au vicomte, Mme Wilson ne s’aperçut pas des larmes qui s’échappaient des yeux de sa fille.

Durant la chasse, Mme Wilson, malgré sa gaîté, son animation apparente avait souvent et attentivement observé Scipion à la dérobée, aussi la surprise et même une vague inquiétude avait parfois assombri le visage de la jeune veuve, frappé qu’elle était de l’impertinente distraction avec laquelle le vicomte traitait Raphaële… Puis en suite de quelques réflexions sans doute, le front de Mme Wilson s’était éclairci, et ce fut avec un sourire finement railleur qu’elle accueillit cette singulière question du vicomte :

« — Dites donc, Mme Wilson ? est-ce que vous trouvez cela très-amusant, la chasse ? Avouez que c’est un plaisir de convention… comme l’Opéra et les mariages d’amour. »

— Je gage, mon cher Scipion, — répondit la jolie veuve en riant, — qu’à douze ans, au lieu de vous contenter d’une de ces jolies vestes rondes qui vont si bien aux enfants, vous ambitionniez un affreux habit… afin d’avoir l’air d’un petit Monsieur

Malgré son aplomb, cette réponse à sa prétentieuse question dérouta quelque peu Scipion qui reprit néanmoins avec son flegme habituel :

— Je ne comprends pas, ma chère Madame Wilson.

— Mon Dieu, c’est tout simple… mon cher Scipion, l’enfant gâté qui à douze ans tient à paraître un petit monsieur, veut à vingt ans passer pour un homme blasé.

C’était toucher au vif la prétention de Scipion… prétention malheureusement justifiée par l’habitude de l’affecter (le visage finit par garder l’empreinte d’un masque trop long-temps porté), et aussi par l’abus des plaisirs dégradants.

Le vicomte, cachant son dépit, reprit en redoublant de sang-froid et d’insouciance :

— Ah… bah !… je joue le rôle d’un homme blasé ?

— Oui, et vous le jouez très-mal pour les connaisseurs, mon pauvre Scipion ; mais malheureusement… trop bien… pour les pauvres spectateurs candides.

Et Mme Wilson, après avoir jeté un regard touchant sur sa fille, reprit gaîment, certaine de bientôt rassurer Raphaële, dont elle avait plusieurs fois remarqué la tristesse :

— Allez, allez, mon cher Scipion, ne croyez pas vous faire passer pour vieux quand vous êtes jeune ; ces affectations s’arrêtent à l’épiderme… Vous portez le costume à la mode… voilà tout… Si étrange… si… bah ! une vieille femme peut tout dire… si ridicule qu’il soit, il ne parviendra jamais à vous défigurer… Vous avez beau dire : la chasse, plaisir de convention, vous risquez de vous casser le cou en suivant vos chiens… Le mariage… d’amour, plaisir de convention… Mais, non… ne lui répondons pas à ce sujet, Raphaële… — Et Mme Wilson se tourna gaîment vers sa fille, dont le ravissant visage se rassérénait déjà aux paroles de sa mère. — Non, ne lui répondons pas ; nous nous montrerions trop glorieuses… L’Opéra, plaisir de convention… et que Mme Stoltz chante, que Mlle Carlotta danse, que Mlle Basquine chante et danse à la fois… vos avant-scènes sont en révolution, en combustion… dans vos transports de frénétique admiration pour ces deux merveilles de talent et de grâce, et surtout pour Mlle Basquine, à la fois gazelle et rossignol, on a vu des gants glacés craquer, les plis de plus d’une cravate se déranger !… Et vous vous dites blasés !  !

Lorsque Mme Wilson avait prononcé le nom de Mlle Basquine, une étrange expression avait passagèrement animé les traits de Scipion ; c’était un mélange d’ironie, d’orgueil contraint et d’audacieux défi.

Jetant sur Mme Wilson un regard pénétrant, Scipion lui dit toujours, avec un flegme imperturbable et sans quitter son éternel cigare :

— Pourquoi ne me supposez-vous pas amoureux de Mlle Basquine ?

— Est-ce que les gens blasés sont amoureux ? Voyez donc comme vous jouez mal votre rôle… — dit en riant Mme Wilson ; puis, son visage exprimant une douce gravité, elle reprit d’une voix affectueuse et convaincue :

— Parlons sérieusement cette fois, mon cher Scipion ; oui, je vous crois blasé… et j’en suis ravie, oui, je vous crois blasé… mais blasé sur tous les faux plaisirs, sur toutes les jouissances décevantes ; aussi je crois, je sais que ce qui est bon, sincère, généreux, délicat, élevé, doit avoir et a pour vous ce charme irrésistible de la nouveauté dans le bien et dans le vrai ; charme entraînant qui vous attachera pour toujours aux seuls objets dignes d’un homme de cœur et d’esprit comme vous l’êtes. Mais voici votre père, — reprit gaîment Mme Wilson, — n’allez pas lui dire, étourdi, que je viens, à mon tour, de vous parler en mère-noble.

Et s’adressant à M. Duriveau qui s’approchait d’elle :

— Eh bien ! mon cher comte, où en est la chasse ?

— Je n’ai plus qu’à m’excuser auprès de vous, Madame, de vous avoir fait assister à un divertissement qui se termine si mal.

— Comment ?

— Il faut renoncer à prendre notre renard.

— Et pourquoi donc cela ?

— Parce que les chiens sont malheureusement tombés en défaut, et qu’il est impossible de le relever.

— Et la chasse est manquée ?

— Oui, Madame, la meute perd le renard de ce côté-ci, de ce tronc d’arbre ;… nous avons fait tout au monde pour retrouver la piste… impossible ; nous avons même fouillé les environs de cet arbre, supposant qu’il cachait peut-être la gueule d’un terrier,… tout a été vain ; c’est incompréhensible.

— Consolez-vous, cher Monsieur Duriveau, — dit gaîment Mme Wilson, — il nous restera toujours le plaisir que nous avons pris.

— Et du moins l’espoir de passer la fin de la journée avec vous, car vous venez toujours, n’est-ce pas, avec Mlle Raphaële et Dumolard dîner au Tremblay, en compagnie de quelques-uns de nos voisins ?

— Choisis parmi les électeurs les plus influents du pays, j’en suis sûre, — dit en souriant Mme Wilson, — car je sais vos ambitieux projets, allons, je me mettrai en frais auprès d’eux pour vous gagner toutes leurs voix, placez-moi auprès du plus récalcitrant, et vous verrez…

— Je ne doute pas de votre pouvoir, — dit le comte en souriant à son tour, — si vous plaidez ma cause, elle est gagnée… Allons, adieu la chasse.

— Nous n’avons plus, Madame, qu’à regagner la croix du carrefour où vous attend votre voiture. Allons, Latrace, recouple tes chiens…

— Eh bien, mon enfant, nous renonçons à la chasse, — dit Mme Wilson en se retournant vers Raphaële dont elle se rapprocha et qu’elle entretint un instant à voix basse ; aussi la figure de la jeune fille redevint-elle bientôt tout-à-fait heureuse et souriante.

À ce moment, M. Alcide Dumolard qui, fort prudent, modérait beaucoup les allures de son cheval, ayant fait d’ailleurs un assez long circuit, pénétra dans l’enceinte et dit d’un air mystérieux au comte Duriveau :

— Qu’est-ce donc que cette troupe de gens armés de fourches et de bâtons qui viennent par ici en poussant, de temps à autre, comme un cri de signal ?

— Je n’en sais absolument rien, mon cher Dumolard, — dit le comte assez surpris.

Le vieux piqueur se hasarda de dire timidement en s’adressant à son maître qui semblait l’interroger du regard :

— Ce sont des gens du bourg, Monsieur le comte ; ils prêtent main-forte à M. Beaucadet et à ses gendarmes.

— Main-forte ? Et pourquoi faire ? dit le comte de plus en plus étonné.

— Pour traquer un assassin très-dangereux échappé des prisons de Bourges, et qui est depuis hier caché dans ces bois.

— Caché dans ces bois-ci, où nous sommes ? — s’écria M. Dumolard.

— Oui, Monsieur, — répondit le piqueur. — Ce matin encore des bûcherons l’ont vu de loin, et,…

Mais le piqueur s’interrompit brusquement, et, paraissant prêter l’oreille à un bruit lointain, il s’éloigna de quelques pas.

— Comment ! un dangereux assassin ! — s’écria Alcide Dumolard de plus en plus tremblant d’une frayeur rétrospective — et moi, qui étais tout seul tout-à-l’heure, je pouvais le rencontrer… Et ce Scipion qui va crier tout haut que je suis matelassé de billets de banque… C’est une plaisanterie détestable !

— Taisez-vous donc, mon cher, — lui dit le comte en haussant les épaules, — il n’y a pas le moindre danger, et vous effraieriez Madame votre sœur, qui, heureusement, cause avec sa fille et n’a rien entendu.

— Monsieur le comte, — s’écria tout-à-coup Latrace après avoir encore longuement et attentivement écouté, — Monsieur le comte, rien n’est désespéré…

— Que dis-tu ?

Lumineau donne de la voix.

— Je n’entends rien… Es-tu bien sûr ?

— Oh ! bien sûr ;… c’est le roi des chiens, il aura, comme toujours, pris des grands-devants d’un demi-quart de lieue… Tenez, Monsieur le comte,… entendez-vous ?

— En effet, — dit le comte en prêtant l’oreille à son tour, — oui,… je l’entends, mais de quel côté est-il ?

— À deux cents pas d’ici, du côté de la petite clairière, près des roches.

— Ah ! par ma foi, Mesdames, — dit le comte en se rapprochant des deux femmes, — voici un singulier retour de fortune : tout-à-l’heure nous désespérions, maintenant nous avons bon espoir ; si nous prenons notre renard, ce sera un véritable prodige, et le magicien sera ce digne Lumineau.

— Il n’en fait jamais d’autre, — dit le vieux veneur.

Et il se dirigea au galop à travers bois du côté de la clairière, non loin de laquelle se trouvait le repaire du braconnier.

— Il n’y a rien de plus charmant que ces espérances qui succèdent tout-à-coup au désespoir, — dit gaîment Mme Wilson en jetant un regard d’intelligence à sa fille. — Allons, mon cher Comte, venez voir si ce miraculeux Lumineau, comme on l’appelle, accomplira le prodige qu’on lui demande.

Et Mme Wilson ayant mis son cheval au galop, la cavalcade partit rapidement, suivant, sous une futaie largement espacée, la direction que le piqueur avait prise.

Seul M. Alcide Dumolard resta bientôt en arrière, car il fallait habilement manier un cheval pour galoper en serpentant à travers une futaie de pins énormes, plantés en échiquier. M. Alcide Dumolard, n’essayant pas de demander à sa monture cette preuve de souplesse serpentine, se contenta de suivre les autres chasseurs de loin, tantôt au pas, tantôt au petit trot. Cependant, se voyant, malgré ses efforts, de plus en plus distancé de ses compagnons, M. Alcide Dumolard se sentait talonné par une peur atroce ; car la pensée de ce dangereux assassin que l’on traquait dans ce bois, et justement de ce côté, lui revenait sans cesse à l’esprit.

— Dans un moment désespéré, un brigand pareil est capable de tout ; un malheur est si vite arrivé… ces bois sont si déserts, — murmurait le gros homme en trottant à travers les arbres autant que le lui permettait sa prudence… Et ce Duriveau qui sait cela et qui va, qui va, qui va… sans s’inquiéter de moi… Il y a des gens d’un égoïsme !… Et son fils qui va crier que je suis matelassé de billets de banque… Heureusement je vois encore… là-bas… mon monde… à travers les arbres… Ces habits rouges sont si voyants que cela vous guide.

Ce disant, M. Dumolard, poussé par la frayeur et par l’espoir de rejoindre les autres chasseurs, profita d’une disposition des arbres plus praticable, et mit son cheval au galop.

— Ah !… je me rapproche d’eux… enfin, — disait-il en soufflant d’émotion. — Je vais les appeler ; ils m’attendront.

Et toujours galopant, afin de ne pas perdre sa distance, M. Dumolard s’écria :

— Ma sœur… Melcy… attends-moi !…

Sans doute Mme Wilson n’entendit pas la voix essoufflée de son frère, car, suivant sa fille, qui la précédait, elle disparut au moment même de cet appel par une route latérale, un fourré très-épais et impraticable ayant succédé à la futaie.

— Duriveau !… attendez-moi donc… que diable ! — cria Dumolard de tous ses poumons.

Le comte Duriveau disparut, et son fils après lui.

— C’est hideux d’insouciance, — s’écria Dumolard, avec autant d’amertume que de frayeur ; — mais, Dieu merci ! je vois la route qu’ils ont prise… Ils ont tourné à gauche, et…

M. Dumolard ne put continuer ; son cheval, lancé au petit galop, s’arrêta brusquement sur ses jarrets ; la réaction de ce mouvement inattendu fut si violente que M. Dumolard, jeté sur ses arçons, faillit passer par-dessus la tête de son cheval.

Il se remit en selle en maugréant, et s’aperçut de la cause qui avait si soudainement interrompu le galop de son cheval ; il s’agissait d’un large fossé d’assainissement, parfaitement construit ; huit pieds de largeur, avec hautes berges évasées et six pieds de profondeur ; le dit fossé coupait la futaie dans toute sa largeur.

À la vue de cette large ouverture béante, qui interceptait son passage, le désespoir s’empara de M. Dumolard ; il aperçut aux versants de la berge l’empreinte du pied des chevaux des autres chasseurs, qui avaient franchi cet obstacle. M. Dumolard ne pouvait plus espérer de les rejoindre ; il eût préféré la mort à tenter le formidable saut du fossé. Retourner sur ses pas, c’était s’éloigner davantage encore des chasseurs, et déjà le soleil déclinait sensiblement ; l’on se trouvait dans ces courtes journées d’équinoxe, où la nuit succède au jour presque sans transition.

— C’est jouer à me faire égorger par ce bandit, — dit M. Dumolard en gémissant. — Avec ça, ces maudits habits rouges sont si voyants… Il m’apercevra d’une lieue ;… mais c’est affreux… Appeler à moi,… c’est attirer le brigand, s’il est dans ces parages… Voyons, suivons le fossé… sa berge peut aboutir à un sentier.

Et M. Dumolard suivit piteusement le revers du fossé jusqu’à un endroit où il faisait un coude, prolongeant un taillis de chênes impénétrable ; s’engager dans ce sombre fouillis de branches croisées, entrelacées, où aucun chemin n’était frayé, semblait à M. Dumolard presque aussi effrayant que de sauter l’énorme fossé, car pour percer dans un pareil fort, il faut s’abandonner à l’instinct et à l’adresse de son cheval, baisser la tête, la protéger avec son coude, et marcher aveuglément.

Malgré la frayeur que lui causait cet expédient, M. Dumolard, voyant la nuit approcher, et réfléchissant que s’il restait ainsi, vaguant sous cette futaie claire, son maudit habit rouge le ferait peut-être apercevoir de loin, et attirerait le brigand à ses trousses, M. Dumolard de deux maux choisit le moindre, et tenta de faire une trouée à travers le taillis, dans l’espoir de rejoindre les chasseurs ; bientôt on entendit dans cette enceinte un brisement de branches aussi formidable que si un sanglier eût traversé cet épais fourré.

Abandonnons M. Dumolard aux hasards de sa tentative, et expliquons en deux mots le prodige que l’on attendait de ce chien renommé, à la voix duquel les chasseurs s’étaient dirigés du côté de la tanière du braconnier.

Après avoir, ainsi que les autres chiens de la meute, en vain cherché de tous côtés à retrouver la voie du renard, le digne Lumineau instruit par l’expérience, servi par son merveilleux instinct, s’était livré à ce raisonnement de logique, à savoir : que le renard étant souvent assez rusé pour faire des bonds énormes, afin d’interrompre sa voie et de mettre ainsi dans l’embarras d’honnêtes chiens courants qui ne chassent que pour l’honneur, leur ambition se bornant à prendre le renard et à l’étrangler (sa chair leur inspirant une répugnance invincible), ces braves chiens, afin de retrouver les traces du traître, incapable après tout, de s’être évanoui dans les airs, devaient s’éloigner peu à peu de l’endroit où ils perdaient ses traces, en décrivant des cercles de plus en plus grands, bien sûrs de rencontrer ainsi la piste du fugitif. En effet, malgré l’énormité des deux ou trois bonds, grâce auxquels il interrompait sa voie, le renard devait reprendre ensuite son allure ordinaire, et continuer sa route ou à droite ou à gauche, ou en deçà ou au-delà de l’endroit où sa piste s’interrompait. Or, la quête circulaire et progressive des chiens embrassant un rayon de plus en plus étendu, devait, invariablement, à un endroit donné, avoir pour point d’intersection la passée de l’animal.

Cette manœuvre s’appelle en langage de vénerie prendre les grands-devants et les arrières.

Pratiquant aussitôt cette excellente théorie et abandonnant le vulgaire de la meute qui quêtait et requêtait vainement au même endroit, Lumineau interrogea le sol du bout de son nez, commença de décrire au galop des cercles de plus en plus étendus, et ainsi arriva d’abord jusqu’à la clairière, qu’il traversa, puis jusqu’aux roches, parmi lesquelles se trouvait la trappe chargée de pierres et de ronces qui masquait l’entrée de la tanière à laquelle Bamboche s’était réfugié. Le renard, on s’en souvient, n’avait fait que se reposer une seconde à peine sur ces pierres afin de prendre un nouvel élan ; mais grâce à la subtilité de l’odorat de Lumineau, l’âcre émanation frappa ses nerfs olfactifs ; aussitôt ses longs aboiements de triomphe retentirent et attirèrent à lui les chasseurs en ce moment désespérés.

Après ce premier succès, Lumineau, trouvant en suite de ces pierres une nouvelle interruption dans la voie, aurait dû recommencer sa quête circulaire, car, à trente pas de là, il tombait en plein sur les traces du renard, alors continues ; mais Lumineau sentit le creux résonner sous ses pas, à l’entrée pourtant si bien dissimulée du repaire du braconnier ; croyant alors (l’erreur était excusable) le renard terré tout auprès de ces pierres, le brave chien redoubla ses hurlements en grattant de ses deux pattes de devant, et bientôt à travers les ronces et la terre rapportée il découvrit une partie de l’orifice du repaire.

Pendant ce temps, le piqueur d’abord, puis le comte, son fils, Mme Wilson et Raphaële arrivèrent successivement dans la clairière.

— Le renard est à nous, il s’est terré ! — s’écria le vieux veneur en voyant ainsi son chien creuser la terre avec furie.

Et sautant à bas de son cheval, il courut, armé du manche de son fouet, aider Lumineau à élargir le trou.

Le comte Duriveau, cédant à l’entraînement de la chasse, et à la joie d’un succès un moment si compromis, sauta aussi à bas de son cheval, et, sans vergogne, se mit à genoux à côté de son piqueur, afin de l’aider à déblayer rapidement l’entrée du souterrain qu’il prenait pour le terrier du renard.