Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/12

XII


CHAPITRE XII.


le père jacques.


Avant d’entrer dans l’écurie abandonnée, du fond de laquelle le père Jacques l’appelait en gémissant, Bruyère prit, où elle l’avait déposé, le petit panier qu’elle rapportait des champs au moment où ses clients étaient venus à sa rencontre ; ce panier contenait de superbes mûres sauvages d’un rouge violet ; quelques gouttelettes de leur suc avaient teinté de pourpre les fraîches feuilles de vigne folle qui garnissaient intérieurement le panier.

Bruyère, se glissant par l’une des larges et nombreuses crevasses qui lézardaient les murailles, entra dans l’écurie.

La lune se levait ronde et éclatante ; un de ses rayons traversant le toit effondré éclairait faiblement l’extrémité de ce hangar en ruine.

Là s’arrêta Bruyère, car de cet endroit partaient de temps à autre les douloureux gémissements qui, plusieurs fois, avaient attiré l’attention des gens de la ferme, durant leur repas. La jeune fille attachait tristement ses yeux sur un tableau peu nouveau pour elle, mais qui pourtant la navrait toujours d’une douleur nouvelle.

Une litière de paille de seigle jonchait le sol humide à peine défendu de la pluie et de la neige par quelques bottes de genêt, placées sur des perches, remplaçant à cet endroit la toiture dont la charpente, à jour et rompue, se dessinait en noir sur la transparence bleuâtre du firmament où la lune resplendissait alors.

Sur cette litière sordide, infecte, plus sordide et plus infecte que celle des animaux de labour, s’agitait faiblement une forme humaine, à demi enveloppée de quelques lambeaux de couverture : c’était ce que la vieillesse, la misère, et d’incurables infirmités pouvaient offrir de plus horrible, de plus contristant.

Que l’on se figure un vieillard de quatre-vingts ans, perclus d’une si étrange, d’une si effrayante façon, que l’on aurait dit qu’une puissance impitoyable, le frappant de paralysie subite au moment où, le front baissé vers un sillon, il le fouillait péniblement, avait voulu condamner ce malheureux à rester à jamais le corps et la face inclinés vers la terre.

Et ce n’était pas une puissance surhumaine, mais la simple volonté de l’homme exploitant l’homme qui avait réduit cette créature de Dieu à une si effrayante déformation.

Et ce n’était pas là un de ces phénomènes aussi rares que désolants, çà et là enregistrés par la science, qui n’a que trop souvent rencontré dans les champs des vieillards, hommes ou femmes, se traînant à l’aide d’un bâton, littéralement pliés en deux, de sorte que leur torse penché en avant formait un angle presque droit avec leurs membres inférieurs, et paraissait soudé dans cette position. Rien de plus fréquent que ces déviations de la taille chez des êtres voués à un travail incessant et au-dessus de leurs forces… Ces corps, déjà faibles et affaiblis chaque jour par une nourriture insuffisante, perdant tout ressort, toute énergie, gardent peu à peu le pli, la position qui leur est la plus habituelle ; incessamment courbés vers la terre, leurs articulations se rouillent, leurs membres débiles, exposés au froid, à l’humidité, deviennent perclus ; l’âge arrive, et un jour ces malheureux augmentent le nombre des martyrs du travail.

Certes, on lirait dans une légende qu’un Dieu vengeur, voulant punir un meurtrier, l’a frappé d’immobilité alors que, penché vers sa victime, le poignard levé, il s’apprêtait à l’égorger… et que, ce Dieu, pour donner aux hommes un exemple terrible, a dit à l’assassin :

— Tu vivras,… mais ton corps maudit conservera toujours la position qu’il avait au moment où tu allais frapper ta victime…

Quoique bizarre, cette légende ne manquerait pas de moralité.

Mais quand on songe aux cruels paradoxes de certains oisifs et heureux du monde, renforcés de faux prêtres et de savants économistes qui légitiment les plus impitoyables égoïsmes en proclamant de par la volonté divine que l’homme est à jamais voué, sur cette terre, aux larmes, à la misère, à la désolation ; l’on ne s’étonnerait pas d’entendre quelqu’un de ces religieux croyants à la fatalité du mal, s’écrier, à propos d’une pareille légende :

— Prolétaires des campagnes ! votre race maudite aura incessamment le front baissé vers cette terre aride que vous fécondez de vos sueurs ; c’est votre destinée ! notre Dieu vous condamne par notre bouche à un labeur, à une misère, à une souffrance éternelle ; et pour qu’il soit bien avéré aux yeux de tous que ce sort est fatalement le vôtre, grand nombre d’entre vous, frappés d’immobilité par la volonté divine, au moment où, accomplissant leur destinée, ils fouillaient péniblement le sillon, grand nombre d’entre vous resteront à jamais dans cette position pour être les vivants symboles du sort immuable de votre race maudite et déshéritée…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et si des paroles d’une telle barbarie ne sont pas prononcées, des faits plus barbares encore s’accomplissent chaque jour.

L’isolement, l’abandon, une fin misérable, une agonie souvent remplie de tortures après des années d’un écrasant labeur ; tel est le sort qui, dans notre état social, attend les invalides de l’agriculture.

Aucune prévoyance tutélaire, aucune sollicitude pour l’avenir de ceux-là, instruments infatigables de la richesse foncière du pays.

Et pourtant… ceux-là cultivent le blé… et ils ne mangent jamais de froment.

Ceux-là sèment les verts pâturages, engraissent de nombreux troupeaux… et ils ne mangent jamais de viande.

Ceux-là font fructifier la vigne… et ils ne boivent jamais de vin.

Ceux-là récoltent la chaude toison des brebis… et ils grelottent sous de sales haillons.

Ceux-là façonnent le bois dont le foyer s’emplit, dont le toit s’édifie… et ils meurent sans feu et sans abri…

Enfin, pour ceux-là insouciance impitoyable, mépris homicide, heureux encore s’ils trouvent, comme le vieillard perclus, protégé de Bruyère, la litière d’une étable abandonnée pour y mourir au milieu de douleurs atroces.

À la vue de Bruyère le vieillard perclus, roulé dans sa litière, interrompit ses douloureux gémissements, tourna péniblement la tête vers la jeune fille. La face de cet octogénaire était livide et d’une effrayante maigreur ; le feu de la fièvre animait seul ses yeux caves à demi-éteints, couché sur le côté, ses genoux osseux touchaient sa poitrine décharnée ; depuis près de deux ans, ses membres étaient restés pour ainsi dire soudés dans cette position ; sa main droite avait seule conservé quelque liberté de mouvement.

Ce vieillard devait à la charité du métayer, bien pauvre lui-même, cet abri et le peu de grossière nourriture qu’il partageait avec les gens de la ferme. Pendant de longues années le père Jacques, c’était le nom du vieillard, avait travaillé dans cette métairie, d’abord comme laboureur défricheur ; mais ce rude métier, pratiqué au milieu des landes marécageuses, ayant développé chez lui les premiers symptômes de sa cruelle infirmité, le métayer, sûr de son zèle et de sa probité, lui avait confié son troupeau, les fonctions de berger qui, quoique actives, ne demandent pas, comme le labour et les défrichements, un déploiement de forces vives ; le père Jacques conserva la garde du troupeau jusqu’au jour où, complètement perclus et absolument plié en deux, il tomba exténué sur la litière dont il ne devait plus se relever. L’isolement où on le laissait au fond de cette étable, l’acuité de ses douleurs incurables, la conscience de ne devoir être délivré que par la mort, avaient plongé le vieillard dans une apathie profonde, surtout remarquable par une opiniâtre taciturnité ; la seule personne en faveur de qui le vieillard rompait ce silence absolu, était Bruyère.

Quelques hommes, aussi singulièrement que merveilleusement doués par la nature, naissent géomètres, astronomes, peintres, musiciens, etc. etc. Par quel mystérieux phénomène ces organisations privilégiées atteignent-elles et dépassent-elles, souvent sans labeur et de prime-saut, la limite de certaines connaissances ? Nul ne le sait,… mais c’est un fait aussi évident qu’inexplicable.

Le père Jacques était une de ces organisations privilégiées. Né agriculteur, dès long-temps il avait pressenti, non-seulement les améliorations, mais les révolutions que la science, que les études agricoles devaient apporter dans la culture (études et sciences malheureusement encore peu appliquées, grâce à l’effrayante ignorance où on laisse obstinément croupir la population des champs) ; de nombreuses expériences, pratiquées sur quelques pieds de terrain, avaient convaincu le père Jacques de toute la valeur de ses idées, touchant à la géologie par la connaissance de l’action des différents engrais calcaires, comparés aux différentes natures du sol. Touchant à l’histoire naturelle par ses curieuses observations sur l’hygiène et sur la physiologie du bétail ; touchant enfin à la botanique, par un classement et une appropriation très intelligente des divers engrais végétaux, le père Jacques était un trésor de science pratique… et ce trésor, il l’avait long-temps tenu enfoui, nul n’en avait soupçonné l’existence.

Cette dissimulation n’avait eu pour cause ni la méchanceté, ni l’égoïsme, ni cette espèce d’âpre jalousie qui conduit quelquefois le savant à cacher ses découvertes avec autant de soin que l’avare son or… Non, une profonde, une incurable insouciance avait seule empêché le père Jacques de faire montre et application de son savoir. Quel intérêt, quelle incitation d’ailleurs pouvaient le porter, l’encourager à cela ? Que le champ de son maître rapportât beaucoup, ou peu, ou point, que lui importait ? Son salaire insuffisant et son rude labeur étaient les mêmes[1] ; dans sa naïve ignorance de soi le vieux laboureur ne pouvait être poussé par l’ambition de passer pour un novateur. Pourtant, comme il était, après tout, bonhomme, et que les désastreuses traditions de la routine le révoltaient plusieurs fois, il se hasarda de donner quelques conseils, admirables de raisonnement et de savoir pratique ; on lui tourna le dos en le traitant de fou, et il se le tint pour dit ; désormais, agriculteur ou berger, il se contenta de fonctionner ni plus ni moins intelligemment que ses compagnons ; puis vint enfin le jour où, perclus de tous ses membres, il tomba sur la litière qu’il ne devait plus quitter. Dès ce moment, il sembla se vouer à un silence absolu.

Cependant, au bout de quelques mois de cette cruelle existence, privé de la distraction des objets extérieurs, en proie à d’atroces douleurs, face à face avec ses pensées, le vieillard ressentit comme un remords d’avoir rendu si long-temps stérile la merveilleuse aptitude qu’il tenait de Dieu, et qui aurait pu être si féconde.

Bruyère, alors âgée de quatorze ans, entourait le vieillard de la plus tendre sollicitude, et lui était chère à plus d’un titre ; la gentillesse et l’intelligence de cet enfant étaient extrêmes, son esprit naturel s’était singulièrement développé, grâce à l’éducation ; éducation que le plus étrange instituteur du monde, Bête-puante le braconnier, lui donnait presque chaque jour au milieu de la solitude des landes ou des bois. Car cet homme, après avoir quitté une vie humble et obscure, mais tout intelligente, pour une vie vagabonde, s’était plu à cultiver, ce qu’il y avait de généreux, de tendre, d’élevé dans l’esprit et dans le cœur de la jeune fille.

Le père Jacques, de plus en plus frappé des rares qualités de Bruyère, résolut de se servir d’elle pour répandre et propager le trésor de connaissances qu’il avait amassées, et qu’il se reprochait si amèrement d’avoir enfoui si long-temps… À Bruyère… mais à elle seule… il parla depuis lors, résumant son savoir en axiomes concis, simples et lucides ; il enseigna patiemment la jeune fille, dont l’esprit pénétrant s’assimila bien vite ces excellents préceptes.

Le père Jacques, connaissant, pour ainsi dire, les besoins superstitieux des habitants de ce pays solitaire, avait fait formellement promettre à Bruyère de ne jamais divulguer la source de son savoir, ses conseils devant avoir d’autant plus d’autorité, qu’ils sembleraient plus extraordinaires et plus mystérieux. L’espèce de prestige dont la jeune fille était déjà entourée, grâce à sa beauté, à son charme, à son originalité native, servit à souhait le père Jacques ; on eût raillé les conseils de l’octogénaire perclus ; dans la bouche de Bruyère ils furent accueillis avec une surprise presque superstitieuse, et passèrent pour des oracles, lorsqu’on vit une heureuse réussite les accompagner presque infailliblement.

Tel était le secret de la science de Bruyère…

Malheureusement, plus tard, la douleur, l’isolement, l’âge enfin vinrent affaiblir l’esprit du vieillard ; sa mémoire s’effaça presque entièrement ; si parfois encore le passé se retraçait à son esprit, il prenait ces rares et vagues ressouvenirs pour des rêves récents ; depuis quelques mois surtout à peine la présence de Bruyère pouvait-elle l’arracher à sa morne apathie.

Deux fois cependant le père Jacques était sorti de sa torpeur, et avait adressé la parole à d’autres qu’à la jeune fille.

La première fois, il avait instamment demandé à entretenir le comte Duriveau, propriétaire de la métairie ; mais le comte ayant accueilli cette prière avec un dédain railleur, le père Jacques avait seulement répondu :

Il a tort, il a tort.

Puis le pauvre perclus avait prié qu’on lui amenât le braconnier Bête-Puante.

Celui-ci vint.

Après un long et secret entretien avec l’ancien berger, entretien dans lequel le nom de martin fut fréquemment prononcé, le braconnier sortit de l’étable, pâle, bouleversé. Et le père Jacques retomba dans son silence obstiné.

En vain le braconnier revenant le lendemain, tenta d’arracher de nouveau quelques paroles au père Jacques ; celui-ci resta muet.

Une autre fois, en suite de la visite d’un inconnu qui avait l’apparence d’un paysan, et que l’on ne revit plus à la ferme, le père Jacques avait de nouveau mandé le braconnier et s’était encore longuement entretenu avec lui. Un mois environ après cette conversation (il y avait peu de temps de cela), l’une des deux chambres délabrées, occupées par le métayer, fut séparée de son logement par un couloir et rendue, sinon confortable, du moins à peu près habitable, grâce à des meubles simples et commodes apportés de Vierzon, la ville la plus voisine. Au bout de quelques jours pendant la nuit, une petite charrette fermée de rideaux de coutil se rendit à la ferme du Grand-Genevrier ; une femme enveloppée d’une mante de paysanne descendit de cette voiture, et, depuis lors, elle habita la chambre dont on a parlé, chambre qu’elle ne quittait jamais, vivant dans une si complète solitude qu’excepté le métayer, qui l’avait reçue et Bruyère qui la voyait chaque jour, les gens de la ferme avaient à peine aperçu cette inconnue.

Malgré ces événements, auxquels il n’était pas étranger, et dont il eut connaissance par le braconnier, le père Jacques ne vit jamais cette femme et se renferma dans son silence habituel ; seulement, depuis le matin du jour où se passent les événements que nous racontons, le vieillard avait paru en proie à une agitation singulière.

Contre sa coutume, durant le cours de la journée, il avait impatiemment appelé Bruyère, qui, depuis plusieurs jours, lui rapportait des champs un panier de mûres sauvages dont la saveur légèrement acide rafraîchissait le palais desséché du vieillard.

— Voilà vos mûres, père Jacques, — dit Bruyère en s’agenouillant auprès de la litière, — pardonnez-moi si je vous ai fait attendre… mais de pauvres gens du Val étaient venus me demander conseil… et je leur ai enseigné ce que vous m’avez appris… Ils me remercient, ils me bénissent, — ajouta Bruyère d’une voix touchante et pénétrée. — Ah ! combien il m’en coûte de ne pouvoir leur dire : C’est le père Jacques qu’il faut remercier… qu’il faut bénir…

On eût dit que le vieillard perdant la mémoire qui lui était un instant revenue, oubliait déjà, pour quelle cause il avait durant une partie du jour si impatiemment appelé Bruyère, paraissant à peine la comprendre et la reconnaître ; il jetait sur elle un regard morne.

— Vous m’avez appelé, — lui dit tristement Bruyère, — vous voulez me parler ? père Jacques.

— Le père Jacques ne parle plus à personne, — répondit le vieillard d’un air presque égaré, après un moment de silence, — et personne ne lui parle… pourquoi parlerait-il ? Quand Sauvageon, le grand vieux bœuf noir à tête fauve, est mort de fatigue et fourbu, est-ce qu’il parlait ? est-ce qu’on lui parlait ?

À ces mots qui ne prouvaient que trop l’affaiblissement de l’esprit du vieillard, Bruyère soupira, puis voulant l’arracher à de sinistres pensées, elle lui dit :

— Souvenez-vous donc de ce que vous êtes, de ce que vous avez été, père Jacques ; il n’y a pas eu dans votre temps de meilleur défricheur que vous ; on parle encore de votre courage au travail ; on dit dans le Val qu’à la houe vous avez défriché jusqu’à un quart d’arpent en un jour !

— Oui, — dit le vieillard avec une sorte de fierté, en paraissant rassembler ses souvenirs, — oui, j’avais une houe deux fois lourde et grande comme celle des autres, et de l’aube au soir je la maniais si dru et si près de terre, que je ne regardais pas le ciel… une fois par heure… Mais bah ! — reprit-il avec accablement et amertume, — pourquoi se souvenir de ça ? Sauvageon aussi était un brave bœuf de labour… il n’avait pas son pareil pour les défrichements de terrains à souches et à racines, il arrachait quasi seul la charrue… Aussi Sauvageon, devenu fourbu, comme moi, a crevé à la peine, dans cette étable là-bas, au coin à droite. Sauvageon ou moi, c’est la même chose. Seulement il est mort, et, avant de mourir, il ne s’est pas souvenu de son temps de jeunesse et de force. Vaut-il pas mieux perdre la mémoire et rester muet que d’envier tout haut Sauvageon ?

— Mais, père Jacques… vous n’étiez pas seulement un travailleur fort et courageux, songez donc à tout ce que vous m’avez appris, à ces préceptes qui changent les terres stériles en terres fécondes… — reprit Bruyère d’une voix émue, — c’est une récompense… cela… que de se dire que l’on fait tant de bien, avec les choses que l’on sait.

Un nouvel éclair de fierté brilla un instant dans les yeux éteints du vieillard, et il répondit :

— C’est vrai… dans mon temps… j’ai su bien des choses… si j’avais parlé… si l’on m’avait écouté… misère serait devenue richesse, malheur… bonheur…

Puis s’interrompant tout-à-coup, le vieillard de plus en plus accablé, reprit avec une ironie amère :

— Non, je n’étais pas seulement un fort bœuf de labour, comme Sauvageon,… l’intelligence ne me manquait pas… Elle ne manquait non plus à Capitaine, mon dernier chien ;… d’un signe il conduisait, poussait ou arrêtait le troupeau où je voulais, et, à lui seul, il défendait mieux qu’une plaisse[2] la lisière d’un bois ou d’un champ… Eh bien !… tout intelligent et brave chien qu’il était, il est mort ici, entre mes genoux, aveugle, édenté,… et presque estropié par un loup qu’il avait étranglé… Capitaine, moi ou Sauvageon, c’est la même chose ; va ! les méchants disent : Ils ne crèveront donc pas,… ces vole-pain, ces sert-à-rien, les bons disent : Pauvre Sauvageon ! pauvre père Jacques !… pauvre Capitaine ! Dans leur temps, quel bœuf !… quel laboureur !… quel chien ! Aujourd’hui les voilà tous trois sur la paille, estropiés par leur devoir, et bons à rien, qu’à crever le plus tôt possible.

Des larmes roulèrent dans les yeux de Bruyère, jamais le vieillard ne s’était plaint de son sort avec autant d’amertume.

— Père Jacques, — dit-elle d’une voix émue, en se penchant vers le vieillard, — vous ne me reconnaissez donc pas ? — c’est moi, Bruyère, qui vous aime bien… Tout-à-l’heure encore vous m’appeliez, m’a-t-on dit ;… que me vouliez-vous ? Parlez,… votre fille vous obéira…

À ces mots de Bruyère, un éclair de mémoire et de raison brilla dans les yeux du vieillard, il passa la main sur son front, et répondit d’une voix faible :

— Oui,… c’est vrai,… tout le jour, petite, je t’ai appelée… Pourquoi donc ?… Je ne sais plus… Peut-être pour te parler du rêve qui m’est venu… Mais pourquoi si tard ? — ajouta le vieillard en se parlant à lui-même. — Pourquoi si tard est-il venu, ce rêve ?

— Quel rêve ? père Jacques.

— Un rêve… comme déjà,… je crois, j’en ai fait deux,… il y a long-temps,… long-temps,… — dit le vieillard en tâchant de rassembler ses souvenirs, — une fois,… après le rêve,… j’ai voulu voir M. le comte… Oui, je ne me trompe pas, c’était M. le comte,… il n’est pas venu,… il a eu tort… Pourquoi ?… je ne sais plus,… mais le braconnier est venu à sa place… Et puis,… après l’autre rêve,… l’autre rêve,… je ne sais plus…

— Vous m’appeliez, père Jacques, pour me parler de votre rêve ? — dit doucement Bruyère, afin de ne pas contrarier le vieillard. — Eh bien ! contez-le moi, je vous écoute, mais ensuite il faudra manger ces mûres que vous aimez et qui sont saines pour vous.

Le vieillard portait de nouveau les mains à son front, qu’il pressait convulsivement comme s’il eût voulu arrêter la raison et la mémoire qu’il sentait prêtes à lui échapper, il reprit d’une voix précipitée :

— Oui, c’est cela… Toute la journée je t’appelais,… c’était pour te parler du rêve… Je rêvais, vois-tu,… qu’on t’avait remise à moi toute petite, et que je l’avais apportée là-bas,… dans la lande aux vanneaux,… près de la glandée, et que je t’avais mise au milieu d’une touffe de bruyère ;… tu avais à peu près cinq ans,… et puis j’ai fait comme si je t’avais trouvée là par hasard…

— Vous !… vous ! — s’écria la jeune fille ne sachant si le vieillard délirait, ou se rappelait un fait depuis long-temps passé ; aussi répéta-t-elle avec stupeur : — Vous…

— Je ne sais pas,… c’est possible,… puisque je rêve cela maintenant…

— Mais ces rêves, père Jacques, — reprit Bruyère, toute bouleversée par cette révélation inattendue, — mais ces rêves,… C’est peut-être la mémoire qui, de loin en loin, vous revient… Mais qui donc m’avait remise entre vos mains ?

— Attends… C’était… une personne,… une personne,… je ne sais plus ;… il y avait pourtant en elle quelque chose… qui m’avait frappé… Qu’est-ce que c’était donc ?

Et de nouveau le vieillard passa sur son front sa main tremblante.

Bruyère, de plus en plus troublée, inquiète, contint sa curiosité dévorante, et se tut, craignant de rompre le fil si faible, si vacillant, qui reliait les pensées incertaines du vieillard.

— Tu sais bien, — reprit-il après quelques moments de silence, pendant lesquels il parut recueillir ses souvenirs, — tu sais bien, les ruines du fournil,… sur la berge de l’étang, derrière la métairie.

— Hélas ! — murmura Bruyère à ces paroles, dont l’incohérence apparente semblait ruiner de vagues espérances trop tôt conçues, trop tôt acceptées.

— Oui, — reprit le vieillard, — c’était bien… comme cela dans mon rêve… Au fond de ce fournil abandonné… il y avait un four, dont l’entrée était bouchée, alors,… attends que je me rappelle. Oui, c’est bien cela ;… alors, en enlevant une brique, je cachais, dans ce four abandonné, ce… que m’avait remis… la personne,… en me disant… — Pour donner cela… à cette enfant… que vous appellerez… Bruyère, vous attendrez qu’elle ait,… vous attendrez… c’est pour cela… que jusqu’ici… je ne… l’avais rien dit… et aujourd’hui je parle… parce que… parce que… Hélas ! mon Dieu !… je… ne sais plus,… je ne me rappelle plus, — murmura le vieillard, dont la voix, d’abord assez sonore, se voilait de plus en plus.

Il y avait un fait si précis dans cette révélation du vieillard, que Bruyère s’écria :

— Cet endroit dont vous parlez,… ces ruines du fournil,… je le connais,… m’est-il permis d’y aller chercher ce que vous y avez caché ? Cela a-t-il rapport à ma naissance ? Oh ! par pitié, père Jacques ! encore un effort… répondez-moi…

— Oh !… ma tête tourne, — dit le vieillard en fermant les yeux, et comme épuisé par les efforts de mémoire qu’il venait de faire, afin de raconter à Bruyère ce qu’il prenait pour un rêve, et ce qui n’était qu’un de ses rares retours de mémoire.

— Père Jacques, — s’écria Bruyère penchée sur la litière du vieillard, — Je vous en supplie, encore un effort… Cette personne,… était-ce ma mère ?… mon père… Savez-vous s’ils vivent encore ?…

— Je ne sais plus,… — murmura le vieillard d’une voix anéantie.

— Ma mère ?… un mot encore, et ma mère ?

Le père Jacques agita machinalement ses lèvres : quelques sons inarticulés s’en échappèrent encore, puis il ferma les yeux, poussant de temps à autre de douloureux gémissements, comme si, distrait un instant de ses souffrances par son entretien avec la jeune fille, il les eût ressenties avec une nouvelle violence.

Après de nouvelles tentatives, Bruyère, certaine que ses instances seraient vaines, et navrée de son impuissance à soulager le vieillard, rehaussa quelque peu la paille qui lui servait de chevet, plaça à sa portée le petit panier de mûres sauvages, et sortit de l’étable, tremblante, émue, agitée, pensant à l’étrange révélation du père Jacques.

Si ardente que fût sa curiosité à l’endroit de la mystérieuse cachette indiquée par le vieillard, la jeune fille surmonta son impatience ; une pâle lumière se voyait encore dans la chambre du métayer, et Bruyère, pour se rendre aux ruines du fournil, attendit que tout le monde fût couché.

Et puis d’ailleurs, chaque matin et chaque soir, Bruyère se rendait auprès de la femme inconnue qui, arrivée nuitamment à la métairie, y demeurait depuis assez long-temps.

La jeune fille, ayant donc longé les bâtiments dont la cour était bordée, sortit de cette espèce d’enceinte, et alla frapper à une petite porte qui s’ouvrait derrière la maison, et donnait sur la berge de l’immense étang marécageux dont on a parlé, et dont les eaux étaient alors très-hautes.

À ce moment aussi, Beaucadet, hâtant la marche de son cheval et celle de son escorte, se rapprochait de plus en plus de la métairie du Grand-Genevrier, où il venait arrêter Bruyère, accusée, ou plutôt soupçonnée d’infanticide.




  1. L’on ne saurait croire combien de précieuses découvertes, d’excellentes améliorations, dans la manière de fabriquer ou de produire, restent ainsi enfouies, faute d’incitation, d’intérêt ou d’occasion. Nous avons parlé, dans un autre ouvrage (le Juif Errant), des résultats incroyables obtenus par un de nos meilleurs amis, M. Camille Pleyel, qui, le premier, a appelé les ouvriers de ses ateliers à une participation dans ses bénéfices, et à une participation dans ses travaux ; des procédés parfaits et nouveaux lui ont été ainsi révélés.
  2. Sorte de haie faite de jeunes taillis entrelacés, liens dont, en Sologne, on borde les bois et les champs pour empêcher les bestiaux d’y pénétrer.