Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/I/1

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I


INTRODUCTION.

CHAPITRE PREMIER.


la double chasse.


Cette partie de la Sologne, où viennent se confiner, du nord au sud, les départements du Loiret et du Loir-et-Cher, et dont une portion forme ce qu’on appelle le bassin de la Sauldre, offre une physionomie particulière : ce sont généralement d’immenses bois de sapins coupés çà et là par de grandes plaines de bruyères, ou par des terrains tourbeux, que submergent presque toujours les débordements des rivières et des ruisseaux. Ce sont encore de vastes étangs encadrés de touffes d’iris et de joncs fleuris, eaux dormantes souvent effleurées par le vol circulaire des courlis, des arcanettes ou des martin-pêcheurs ; çà et là quelques vallées, des prairies, semées de massifs de chênes, rompent l’aspect uniforme de ce paysage aux lignes planes et tranquilles.

Rien ne saurait rendre le calme mélancolique de ce pays désert, aux vastes horizons formés par les masses toujours vertes des forêts de sapins ; de ces solitudes profondes, où résonne, de temps à autre, le choc sonore de la cognée du bûcheron, et d’où s’élève, lorsque le vent souffle, un bruit sourd, prolongé, imposant, comme le lointain mugissement de la mer ; bruit causé par l’agitation et le frôlement des branchages des arbres verts ; ce n’est pas non plus un spectacle sans majesté que de voir le soleil s’abaisser lentement derrière ces plaines immenses, unies comme un lac, et couvertes de bruyères roses et d’ajoncs d’un jaune d’or que la brise du soir fait doucement onduler, ainsi qu’une nappe de verdure de fleurs.

Les oiseaux de proie, qui choisissent pour repaire les grands bois déserts, les jean-le-blancs, les aigles de Sologne, les bondrées, les faucons, sont aussi nombreux dans ces solitudes que les oiseaux aquatiques.

Ce qui donne, surtout l’hiver, à cette contrée un aspect singulier, c’est l’éternelle et sombre verdure de ses sapinières mêlées de taillis de bouleaux et de chênes, où gîtent toujours le renard, le chevreuil, le loup, et où s’aventurent souvent les cerfs et les sangliers des forêts voisines.

Aussi ce pays est-il la terre promise du chasseur et conséquemment du braconnier, car le lièvre, la perdrix rouge, le faisan y abondent, et le lapin y pullule de telle sorte que, depuis le riche propriétaire dont il ronge les jeunes bois, jusqu’aux pauvres cultivateurs dont il broute les maigres guérets, tous le regardent comme un fléau destructeur.

Vers la fin du mois d’octobre 1845, par une belle journée d’automne, deux groupes d’aspect différent, venant de côtés opposés, s’avançaient l’un vers l’autre à travers une vaste plaine de bruyères, bornée au nord par un rideau de bois qui s’étendait à perte de vue.

L’un de ces groupes se composait d’un piqueur à cheval et de deux valets de chiens à pied, conduisant, couplée, une belle meute d’une trentaine de chiens anglais de la pure race des Fox-Hounds ; leur pelage, blanc et orangé, était généralement mantelé de noir. Le piqueur, marchant au pas de son cheval, précédait la meute qui le suivait dans un ordre parfait, grâce au fouet régulateur des deux valets à pied formant l’arrière-garde.

Le piqueur, âgé de soixante ans environ, avait le teint basané, les yeux noirs et vifs, les cheveux blancs ; il portait une cape de chasse en cuir bouilli, une redingote marron à collet bleu clair, galonnée d’argent au collet et aux poches, des bottes à l’écuyère et une culotte de velours foncé. Les valets de chiens étaient vêtus de vestes de vénerie à la même livrée, leurs grandes guêtres de cuir fauve remplaçaient les bottes, et ils avaient en sautoir leurs trompes de cuivre bien brillantes.

Le groupe, qui s’avançait à l’encontre de celui-ci, était formé de quatre gendarmes à cheval, commandés par un maréchal-des-logis aux aiguillettes mi-partie bleue et argent.

La physionomie de ce sous-officier, homme plus que mûr, offrait un assez grotesque mélange de niaiserie et d’outrecuidance ; le tricorne carrément placé sur son front pointu, le sourcil haut, le nez camard et au vent, les favoris en croissant, la poitrine bombée sous son uniforme bleu croisé d’une buffleterie jaune, les reins cambrés dans le ceinturon de son grand sabre, les jambes raidies dans ses bottes fortes, le poignet droit appuyé sur sa cuisse, M. Beaucadet, maréchal-des-logis, chef de la gendarmerie départementale, s’avançait au pas, jetant parfois un coup d’œil impérieux sur son escorte.

Cette physionomie était, pour ainsi dire, la physionomie officielle de M. Beaucadet ; mais, quoique gendarme, il n’en était pas moins homme… et homme aimable, ainsi qu’il se plaisait à l’affirmer lui-même, car, malgré la maturité de son âge, il ne renonçait pas à plaire, et le bruit de ses amours, non moins célèbre que ses procès-verbaux, retentissait de Salbres à Romorantin ; les fonctions à la fois civiles et militaires de M. Beaucadet, impassible instrument de la loi, l’obligeant à un certain décorum, son libertinage sournois lui donnait des allures de bailli de village, hypocrite et luxurieux. En un mot, que l’on jette la robe du commissaire (ancienne comédie) sur l’uniforme d’un vieux soudard, et l’on aura le portrait complet de M. Beaucadet, type précieux de la bêtise magistrale et satisfaite de soi.

Les veneurs et les gendarmes arrivant par deux routes opposées, devaient inévitablement se rencontrer à un carrefour, ouvert du côté de la plaine, et bordé du côté des bois par un taillis très-épais.

— Ah ! voici M. Beaucadet, — dit avec une sorte d’inquiétude le vieux piqueur à ses valets de chiens, en arrêtant son cheval auprès d’une croix élevée au milieu du carrefour, — il faut dire poliment bonjour à ce digne gendarme, car voyez-vous, mes garçons, le gendarme se salue toujours, vu que, le dimanche, il fait la police des cabarets, et comme il n’ose pas boire, ça le rend féroce pour la soif des autres.

M. Beaucadet rejoignit bientôt les veneurs, arrêta son cheval auprès du vieux piqueur, et s’adressant à ce dernier, il lui dit d’une voix ronflante et d’un ton à la fois important et goguenard :

— Eh bien ! père Latrace, vous voilà donc prêt à poursuivre par monts et par vaux les bêtes féroces de ces bois ?

— Vous êtes trop honnête, Monsieur Beaucadet, — répondit le veneur en portant la main à la lisière de sa cape ; — la bête que nous allons attaquer n’est pas tant féroce que rusée… c’est une simple canaille de renard, et j’espère bien que nous le mettrons sur pied dès que M. le comte, son fils et sa compagnie vont être arrivés.

— Ah ! c’est ici votre rendez-vous de chasse ?

— Oui, Monsieur Beaucadet, et pour vous qui, dit-on, aimez le beau sexe, il y a dans la compagnie qui vient avec M. le comte, de fin et gentil gibier.

— Je suis homme et comme tel, nul n’est censé ignorer la loi… de l’amour, — répondit M. Beaucadet en se rengorgeant, très-glorieux de cette variante à un aphorisme judiciaire qu’il se plaisait à répéter souvent. — Mais quel est ce galant gibier dont vous parlez ? père Latrace !

— Des voisines de campagne de M. le comte, Mme Wilson et sa fille.

— Ah ! oui, les Américaines, la sœur et la nièce de ce gros homme taillé en forme de barrique, les nouvelles venues dans le pays… On dit que c’est du soigné, on verra ça, — dit M. Beaucadet en raffermissant son tricorne sur sa tête et lui donnant une inclinaison de 45 degrés de crânerie, — il faudra que j’aille faire viser ma feuille de ronde chez les Américaines pour les déguster un peu du coin de l’œil.

— Et vous abandonnerez comme ça… cette pauvre petite Bruyère ? — dit le piqueur d’un air sournoisement narquois.

— Qui ça, Bruyère ? — demanda dédaigneusement Beaucadet, — Bruyère ? la gardeuse de dindons de la métairie du Grand-Genevrier, cette petite fille haute comme ma botte, qui a l’air d’une folle avec ses grands yeux effarés et ses couronnes de feuillage sur la tête, et que ces imbéciles de Solognaux regardent comme une petite sorcière ou quelque chose d’approchant. Ah ça, père Latrace, vous me croyez donc capable de faire partie du troupeau de cette dindonnière, pour me faire de pareils contes ?

— Allons donc, Monsieur Beaucadet, — reprit le vieux veneur avec un calme ironique, — allons donc, vous qui êtes connaisseur et amateur. Je vous ai entendu vingt fois dire qu’il n’y avait pas, à dix lieues à la ronde, une plus jolie fille que Bruyère, malgré sa petite taille.

— J’abusais de votre ancienne jeunesse, père Latrace.

— Dam, ils disent dans le pays qu’on vous a vu quelquefois courir dans la lande, avec vos grandes bottes, tenant votre cheval par la bride pour aider la petite Bruyère à rassembler ses dindes ?

— Moi !

— Oui, Monsieur Beaucadet, et on ajoute qu’un jour que vous aviez voulu batifoler avec la petite Bruyère, malgré elle, ses deux gros coqs-d’Inde, qu’on croit qu’elle a charmés, et qui sont méchants qu’ils la défendraient aussi bien qu’un chien, vous ont sauté à la figure, même que vous avez eu le nez tout becqueté, quoique vous tâchiez de parer les coups de bec à coups de fourreau de sabre pendant que la petite Bruyère se sauvait en riant de toutes ses forces.

M. Beaucadet haussa le sourcil, releva fièrement son nez camard, et reprit de sa voix de procès-verbal, en tâchant de sourire ironiquement :

— De plus fort en plus farce ! moi, qui représente la force à la loi en chair et en os, je m’aurais aligné avec des coqs-d’Inde dont j’aurais été vaincu et becqueté pour avoir voulu bêtiser avec leur sorcière de dindonnière ! moi ? — Assez blagué l’autorité, vieux farceur ; parlons d’autre chose. Voilà donc M. le comte de retour ? Est-il pour long-temps dans le pays ?

— Ma foi, je ne sais pas ; M. le comte n’est pas causant ; quand il a dit : Faites cela ; il n’ajoute pas grand’chose ; c’est un homme si raide et si dur.

— Lui ! M. le comte ! je le crois bien, s’écria M. Beaucadet avec un sentiment d’admiration. — Voilà un propriétaire modèle ! aussi sensible aux si et aux mais, aux hélas ! et aux mon dieu ! que le serait un boulet de canon ; toujours à cheval sur la loi, son droit et sa propriété ; voilà un pince-sans-rire, qui vingt fois m’a fait l’amabilité de m’envoyer coffrer quelques-uns de ces traîne-la-mort de Solognaux parce qu’ils avaient ramassé du bois mort dans ses bois… Digne homme, pas pour le bois mort ! mais pour le respect de la chose… Va ! je t’estime ! Propriétaire féroce que tu es ! — ajouta M. Beaucadet, en manière d’évocation jaculatoire. — Et, quand il veut, quelle figure ! Il y a des procureurs de Roi et des commissaires de police qui paieraient de leur poche l’agrément d’un pareil physique rien que pour faire trembler les malfaiteurs. Aussi, à côté du comte, avouez, père Latrace, que son fils le vicomte a l’air d’une femmelette.

— Le fait est que M. le comte n’est pas ce qui s’appelle tendre ; mais il est juste ; s’il ne vous passe rien, il ne vous gronde jamais à tort. Après ça, on dit qu’autrefois il était très-bon enfant, et qu’il n’y avait personne au monde de plus avenant que lui à un chacun.

M. le comte… bon enfant… vous abusez de ma candeur, père Latrace.

— Si bon enfant qu’il en était faible…

M. le comte… faible… vous abusez de ma pudeur, père Latrace.

— Mais tout d’un coup, de mouton M. le comte est devenu loup.

— On l’aura tondu de trop près ?

— C’est possible ; du reste, il aime la chasse avec passion, et, pour moi, cette qualité-là remplace toutes les autres, — dit Latrace en souriant.

— Sans compter que tout chasseur est féroce pour les braconniers, autre vermine malfaisante ; témoin ce gueux de Bête-Puante[1], le bien nommé ; il a beau se donner des airs de toujours m’échapper, tôt ou tard,… foi de Beaucadet, je le pincerai.

— Et vous ferez bien, — dit le vieux piqueur, dont le visage trahit une légère inquiétude, — vous ferez bien ; M. le comte vous en saura gré, car, il aime la chasse en vrai forcené.

— Parbleu ? arrivé d’avant-hier, le voilà en chasse aujourd’hui.

— Écoutez donc, Monsieur Beaucadet, voilà bientôt huit mois que ni lui ni son fils n’ont touché un fusil ou entendu le son d’une trompe, puisqu’ils sont partis d’ici en mars, à la fermeture de la chasse… car c’est pas vous, Monsieur Beaucadet, qui vous priveriez de déclarer procès-verbal si l’on chassait plus tard que le 12 mars.

— Et je m’en fais honneur et gloire, respect à la loi, dont je suis l’image ! Le 12 mars fermeture de la chasse, tout le monde doit le savoir, car nul n’est censé ignorer la loi, a dit le législateur… un vieux roué !… — ajouta M. Beaucadet, en manière de parenthèse avec un malin sourire, — c’est ce que je répète tous les jours à ces traîne-la-mort de paysans solognaux quand ils me disent d’un ton geigneux : — Mais, Monsieur Beaucadet, j’ignorais que c’était défendu de faire ça. Je ne peux pas connaître la loi, moi, on ne me l’a jamais lue, et je ne sais pas lire.

— Au fait, quand on ne sait pas lire ? — dit le vieux piqueur en secouant la tête, — et qu’on ne vous a jamais lu la loi… comment la connaître ?

L’un des gendarmes de l’escorte, vieux soldat à la physionomie rude et franche, rehaussée d’une balafre, portant chevrons à la manche et ruban rouge à la boutonnière, avait plusieurs fois, durant l’entretien de son chef et du veneur, impatiemment haussé les épaules. Enfin, usant d’une liberté accordée ou tolérée en raison de ses longs services, il dit brusquement à son chef :

— Avec tout ça le temps se passe, et nous manquerons notre battue.

— Silence dans les rangs ! — dit impérieusement M. Beaucadet en regardant l’interrupteur par-dessus son épaule.

— C’était bien la peine de nous faire charger nos carabines et nos pistolets ! — murmura le vieux soldat d’un ton bourru.

— Une battue ? des armes chargées ? — dit le piqueur surpris. — Ah ! j’entends, — reprit-il, — vous êtes à la recherche de quelque réfractaire, de quelque braconnier… de Bête-puante, peut-être ?…

Et la physionomie du vieux veneur trahit de nouveau une légère inquiétude.

— Un réfractaire ? un braconnier ? — dit le sous-officier avec dédain. — Allons donc !… Le gibier que je vais traquer est à un réfractaire ou à un braconnier ce qu’un sanglier ou un loup est au renard que vous allez chasser, père Latrace, — répondit M. Beaucadet ; — mais je ne me presse pas de commencer ma traque et pour cause.

Avant de poursuivre ce récit, rappelons au lecteur que le lieu de cette scène touchait presque à la lisière d’un taillis de chênes, très-épais à cet endroit, et au-dessus duquel s’élevait une futaie de sapins énormes.

— C’est donc quelque grand malfaiteur que vous poursuivez ? — dit le piqueur.

Au lieu de répondre, M. Beaucadet, frappé d’une idée subite, dit au veneur :

— Dans quelle partie du bois chassez-vous ?

— Notre renard s’est rembûché dans la seconde enceinte de la vieille taille de l’Aubépin.

— N’est-ce pas dans la taille de l’Aubépin où il y a de grosses roches et où le bois est si touffu ? — demanda le sous-officier avec intérêt.

— Oui, Monsieur Beaucadet, une vraie demeure à sanglier,… pour vous servir ; un fourré si épais que mes chiens auront de la peine à y entrer.

Après un moment de réflexion, le sous-officier s’écria :

— Mon évadé doit être là-dedans plutôt qu’ailleurs. Ce matin, au point du jour, un bûcheron a vu s’enfoncer dans le taillis un particulier en guenilles dont le signalement se rapporte à celui de mon brigand ; et comme mon brigand n’osera pas filer du bois pendant le jour, je suis aussi sûr de le pincer que vous êtes sûr de pincer votre renard, père Latrace.

— Mais alors, Monsieur Beaucadet, qu’attendez-vous donc pour vous mettre en quête ?

— J’attends un de mes hommes qui doit venir m’annoncer le commencement de la battue ; alors mon brigand sera cerné de trois côtés,… et on le rabattra sur la lisière de ce bois que moi et mes gendarmes nous allons garder.

— Mais depuis quand donc y a-t-il un brigand dans le pays ?

— Vous n’êtes pas allé à Salbres depuis deux jours ?

— Non…

— Alors vous n’avez pas lu le signalement de mon scélérat affiché à la porte de la mairie ?

— Non, Monsieur Beaucadet.

— Je vais vous le lire. Si vous le rencontrez, vous pourrez tomber sur lui, avec l’aide de vos valets de chiens. Écoutez bien, père Latrace, et aussi vous autres, — ajouta M. Beaucadet, en s’adressant aux valets de chiens qui se rapprochèrent.

Le sous-officier, tirant un papier de l’une de ses fontes, lut ce qui suit :

Signalement du nommé Bamboche.

— Un drôle de nom tout de même, — dit Latrace.

— On ne lui en connaît pas un plus propre, la justice est obligée de se dégrader jusqu’à prononcer celui-là, — dit M. Beaucadet, et il continua :

Ce prisonnier, dont on ignore le véritable nom et les antécédents, est parvenu, dans la nuit du 12 au 13 octobre, à s’évader de la prison de Bourges, où il était écroué comme prévenu d’un double meurtre ; tout porte à croire qu’après avoir trouvé un refuge dans la forêt de Romorantin, où il a failli être arrêté, il a gagné les bois et les landes désertes qui s’étendent dans les environs de Vierzon, de Salbres et de Laferté-Saint-Aubin.

Ce prévenu, d’une force athlétique, d’une audace extraordinaire, est âgé de trente ans environ. Taille : cinq pieds sept pouces deux lignes, — cheveux presque gris malgré sa jeunesse, — sourcils bruns, barbe brune, — front large, découvert et un peu chauve, — yeux gris et ronds, — nez aquilin, — bouche ordinaire, — menton carré, — visage long, — pommettes très-saillantes, — teint coloré.

Signes particuliers :

Cet évadé a sur le sein gauche un tatouage bleu et rouge, représentant deux cœurs percés d’une flèche, et surmontés d’une tête de mort, au-dessous des deux cœurs, deux poignards en croix, noués par un ruban noir sur lequel on lit ces mots en lettres rouges :

basquine pour la vie
son amour ou la mort
15 février 1826.

Basquine ? C’est un drôle de nom, — dit le piqueur.

— Nom bien digne d’être écrit sur la poitrine d’un malfaiteur appelé Bamboche, — dit le gendarme, — Basquine ! Ce nom ?

— Et puis, dites donc, — reprit le veneur, — s’il a juré amour pour la vie à Mlle Basquine en 1826, M. Bamboche a été amoureux de bonne heure, car s’il a maintenant trente ans, il aurait juré cet amour pour la vie à l’âge de dix à douze ans.

— Le scélérat est précoce en amour, de même que les précoces en amour sont scélérats, — dit sentencieusement M. Beaucadet, — et il continua l’énumération des marques particulières mentionnées dans le signalement du fugitif.

Sur le sein droit, autre tatouage également rouge et noir, représentant deux mains étroitement jointes, et au-dessous ces mots :

Amitié fraternelle et pour la vie
à martin
10 décembre 1825.

— Diable, M. Bamboche a été encore plus précoce en amitié qu’en amour, — dit Latrace.

— Ce doit être un bandit de sa trempe, qui aura été en nourrice avec lui chez quelque vieux brigand… Il les aura élevés au biberon… pour le crime ! et les gredins ont bien profité ! — reprit le sous-officier, et il continua la lecture du signalement :

Au-dessous de ces mots se voit un tracé singulier qu’on ne saurait mieux comparer qu’à une taille de boulanger ; sur ce tracé, formant une double ligne bleue, sont empreintes cinq petites coches rouges transversales et irrégulières, qui remplissent à peu près le quart de la longueur du tracé.

Un peu au-dessous de la cinquième côte, à droite de la poitrine, on remarque chez le fugitif une cicatrice provenant d’une blessure d’une arme à feu, tandis que le bras droit est, en deux endroits, profondément sillonné par deux cicatrices résultant de blessures occasionnées par un instrument tranchant.

La dernière fois que l’évadé a été aperçu dans la forêt de Romorantin, il était vêtu d’un bourgeron bleu en lambeaux, d’un vieux pantalon garance, pareil à ceux que portent les soldats d’infanterie, un de ses pieds était nu, l’autre enveloppé de chiffons ; il tenait d’une main un paquet renfermé dans un mouchoir à carreaux, et de l’autre main il s’appuyait sur un énorme bâton noueux.

Après avoir lu ce signalement, M. Beaucadet le remit dans les fontes de ses pistolets, et dit au piqueur, qui semblait très-préoccupé depuis quelques instants :

— J’espère que mon brigand est commode à dévisager, il n’y a pas moyen de prendre votre gibier pour le mien, père Latrace ; mais à quoi diable pensez-vous donc ?

— Je pense, — dit lentement le vieux veneur, avec un étonnement naïf, — que c’est tout de même un drôle de hasard.

— Quel hasard ?

— Que votre brigand ait tatoué sur la poitrine amitié fraternelle pour Martin.

— Qu’est-ce qui vous étonne là-dedans, père Latrace ?

— Dam,… c’est que le nouveau valet de chambre que M. le comte a amené ici s’appelle… Martin.

— Bigre,… — fit M. Beaucadet en se dressant sur ses étriers.

Après un moment de surprise et de silence, le gendarme s’adressant au piqueur :

— Ainsi, le nouveau valet-de-chambre de M. le comte du Riveau s’appelle Martin ?

— Oui.

— Depuis quand est-il au service de M. le comte ?

— Depuis très-peu de temps, je crois.

— L’avez-vous vu ?

— Hier soir, c’est lui qui est venu me donner les ordres.

— Comment est-il ? grand ? petit ? gros ? maigre ?

— C’est un beau et grand garçon.

— Son âge ?

— Il doit approcher de la trentaine… au plus.

— Ses yeux ? son nez ? son front ? sa bouche ? son menton ? — demanda précipitamment le sous-officier.

— Ma foi, Monsieur Beaucadet, je n’en sais rien, je ne l’ai pas assez dévisagé pour vous donner son complet signalement. Hier il était nuit quand il est venu à la cour du chenil, et je ne l’ai vu qu’à la lueur de ma lanterne.

— Et vous dites qu’il y a peu de temps qu’il est au service de votre maître ?

— Sans doute, car j’ai dit ce matin au chef d’écurie en allant prendre mon cheval : M. le comte a donc un nouveau valet de chambre ? — Tout nouveau, — m’a répondu le chef d’écurie.

— Je peux rendre un service soigné à la justice, — dit M. Beaucadet en réfléchissant, — on ne sait rien de la vie passée de mon brigand, je ferai, de gré ou de force, parler ce Martin, dont mon évadé porte le nom écrit avec amitié sur sa gueuse de poitrine, et…

— Un instant, Monsieur Beaucadet, — dit le piqueur en interrompant le sous-officier, — rappelez-vous le fameux proverbe : Il y a plus d’un âne à la foire qui s’appelleMartin ; or, pourquoi ce qui s’applique aux ânes ne s’appliquerait-il pas (sans comparaison) aux valets de chambre ? Et puis…

— Et puis ?

— Songez que M. le comte, si sévère, si exigeant pour les gens de son service, ne prend jamais personne chez lui qu’après les plus minutieuses informations.

— Eh bien ! père Latrace ?

— Croyez-vous qu’un honnête homme comme doit l’être M. Martin, puisqu’il est au service de M. le comte, ait pu être ou soit l’ami du brigand que vous cherchez ?

— La battue est commencée, — s’écria M. Beaucadet en interrompant le piqueur ; — voilà Ramageau !

— Un limier ? — dit Latrace.

— Oui, un limier en grosses bottes et à cheval, — répondit Beaucadet en montrant au loin un gendarme qui accourait de toute la vitesse de sa monture.

— Allons ! bonne chasse, Monsieur Beaucadet, — dit le veneur.

— Ah ça, je compte sur vous, entre chasseurs on doit s’aider. Un coup de main au besoin, si vous rencontrez mon brigand.

— C’est entendu, Monsieur Beaucadet, et si mon renard se rabat sur vous, qui restez à la lisière du bois, poussez de grands cris pour lui faire gagner la plaine…

— Soyez tranquille, je sens que je ferai bonne chasse et peut-être même coup double, en pinçant, par la même occasion, aussi ce gredin de braconnier, ce gueux de Bête-puante, qui m’a échappé jusqu’ici.

En entendant la menace dont le braconnier était de nouveau l’objet, le piqueur ne put dissimuler une légère inquiétude ; elle échappa au sous-officier, occupé de regarder le gendarme qui arrivait au galop.

Après un instant de silence, le piqueur reprit :

— En chasse, voyez-vous, Monsieur Beaucadet, il ne faut jamais chasser autre chose que l’animal de meute,… sinon, l’on revient bredouille, comme nous disons, nous autres veneurs. Aujourd’hui, contentez-vous de chasser le loup ; demain, vous chasserez le chat sauvage.

— Allons donc ! père Latrace ; pour un vieux routier, vous oubliez qu’en battue on tire tout ce qui passe à votre portée,… un lapin comme un cerf. Aussi que Bête-puante me passe, il goûtera de mes menottes. Je sais bien qu’on soutient ce gredin-là dans le pays, que ces traîne-la-mort de Solognaux l’aident à se cacher, et ne le dénoncent jamais, parce qu’on dit qu’il a des secrets pour les guérir de leurs fièvres, ces meurt-de-faim-là ! Mais Bête-puante a assez voltigé comme ça, il est temps de le mettre en cage.

À ce moment un cri d’oiseau, cri aigu, sonore, prolongé, partit de l’épais taillis qui bordait la lisière du bois.

Le vieux veneur devint pourpre et tressaillit.

Le sous-officier, surpris par ce bruit soudain, fit un bond sur sa selle, et leva curieusement les yeux vers les cimes vertes et touffues des sapins. Ce mouvement l’empêcha de remarquer l’émotion du piqueur, ainsi qu’un léger mouvement du feuillage vers l’endroit le plus fourré du taillis qui bordait le carrefour ; pourtant il ne faisait pas alors le moindre souffle de vent.

— Voilà un vilain cri d’oiseau, — dit M. Beaucadet.

— Vous ne reconnaissez pas le cri de l’aigle de Sologne ? — dit tranquillement Latrace. — Tenez, le voilà là-bas qui s’en va gagnant son repaire, rasant les tallées de chênes. Quels coups d’ailes !

— Où donc ? père Latrace, où donc ?

— Là-bas ; vous ne le voyez pas, à gauche, près de ce sapin tordu ? le voilà qui s’élève encore. Tenez,… tenez…

— Je n’y vois que du feu ; je n’ai pas comme vous des yeux de chasseur… Si c’était mon brigand ou ce gredin de Bête-Puante, je le dévisagerais à cent pas. Mais voilà Ramageau, nous allons avoir des nouvelles de la battue.

En effet, le gendarme que l’on apercevait en plaine depuis quelques moments, arriva et s’arrêta auprès du groupe. Le cheval de ce soldat était fumant et blanc d’écume.

— Eh bien ! Ramageau ? — dit le sous-officier.

— Monsieur Beaucadet, on commence la battue. Les paysans requis pour faire la traque du brigand ont enveloppé le bois de l’Aubépin de tous les côtés, et ils s’en viennent en rabattant sur cette lisière.

— Gendarmes ! — s’écria M. Beaucadet d’un ton de général en chef haranguant ses soldats au moment de l’action.

— Gendarmes ! l’affaire va s’engager ; je compte sur vous ! armez vos pistolets ; sabre en main… arche

Et M. Beaucadet, se grandissant dans son uniforme, fit de la main un signe protecteur au piqueur qu’il laissait au carrefour de la croix, s’éloigna à la tête de ses cinq hommes, qu’il disposa en vedettes sur la lisière du bois.

Pendant ces opérations stratégiques de M. Beaucadet, l’on vit au loin apparaître une voiture découverte où se trouvaient deux femmes, accompagnée de plusieurs cavaliers vêtus d’habits rouges, et suivie de domestiques conduisant en main des chevaux enveloppés de couvertures.

— Allons, allons, mes garçons, — dit le vieux piqueur à ses compagnons, — rassemblez la meute ; que les chiens ne s’écartent pas ; voilà M. le comte et sa compagnie.

Et ce disant, Latrace descendit de son cheval, qu’il donna à un valet de chiens, mettant ainsi pied à terre afin de recevoir avec tout le respect voulu le comte du Riveau, son maître.




  1. On nomme bêtes puantes, en langage de vénerie, les renards, putois, fouines, et les autres quadrupèdes destructeurs du gibier.