Martin Paz/Chapitre IX

Hetzel (p. 213-219).

IX

Le jour de la grande fête des Amancaës, le 24 juin, était arrivé. Les habitants, à pied, à cheval, en voiture, se rendaient sur un plateau célèbre, situé à une demi-lieue de la ville. Métis et Indiens s’entremêlaient dans la fête commune ; ils marchaient gaiement par groupes de parents ou d’amis. Chaque groupe portait ses provisions, précédé d’un joueur de guitare, qui chantait les airs les plus populaires. Ces promeneurs s’avançaient par les champs de maïs et d’alfalfa, à travers les bosquets de bananiers, et ils traversaient ces belles allées plantées de saules, pour retrouver les bois de citronniers et d’orangers, dont les parfums se confondaient avec les sauvages odeurs de la montagne. Tout le long de la route, des cabarets ambulants offraient l’eau-de-vie et la bière, dont les copieuses libations excitaient aux rires et aux clameurs. Les cavaliers faisaient caracoler leurs chevaux au milieu de la foule et luttaient de vitesse, d’adresse et d’habileté.

Il régnait dans cette fête, qui tire son nom des petites fleurs de la montagne, une fougue et une liberté inconcevables ; et, cependant, jamais une rixe n’éclatait entre les mille cris de la joie publique. À peine si quelques lanciers à cheval, ornés de leurs cuirasses étincelantes, maintenaient çà et là l’ordre parmi la population.

Et quand toute cette foule arriva enfin sur le plateau des Amancaës, une immense clameur d’admiration fut répétée par les profondeurs de la montagne.

Aux pieds des spectateurs s’étendait l’ancienne Cité des rois, qui dressait hardiment vers le ciel ses tours et ses clochers pleins d’étourdissants carillons. San-Pedro, Saint-Augustin, la cathédrale appelaient le regard sur leurs toitures resplendissantes des rayons du soleil ; San-Domingo, la riche église dont la madone n’est jamais vêtue deux jours de suite des mêmes draperies, élevait plus haut que ses voisines sa flèche évidée. Sur la droite, l’océan Pacifique faisait onduler ses vastes plaines bleues au souffle de la brise, et l’œil, en revenant du Callao à Lima, se promenait sur tous ces monuments funéraires qui contenaient les restes de la grande dynastie des Incas. À l’horizon, le cap Morro-Solar encadrait les splendeurs de ce tableau.

Mais, pendant que les Liméniens admiraient ces pittoresques points de vue, un drame sanglant se préparait sur les sommets glacés des Cordillères.

En effet, pendant que la ville était presque désertée par ses habitants ordinaires, un grand nombre d’Indiens erraient dans les rues. Ces hommes, qui d’ordinaire prenaient une part active aux jeux des Amancaës, se promenaient alors silencieusement avec de singulières préoccupations. Souvent, quelque chef affairé leur jetait un ordre secret et reprenait sa route, et tous se réunissaient peu à peu dans les riches quartiers de la ville.

Cependant le soleil commençait à baisser à l’horizon. C’était l’heure à laquelle l’aristocratie liménienne allait à son tour aux Amancaës. Les plus riches toilettes resplendissaient dans les équipages qui défilaient à droite et à gauche sous les arbres de la route. Ce fut alors une inextricable mêlée de piétons, de voitures et de cavaliers.

Cinq heures sonnèrent à la tour de la cathédrale.

Un cri immense retentit dans la ville. De toutes les places, de toutes les rues, de toutes les maisons, s’élancèrent des Indiens, les armes à la main. Les beaux quartiers furent bientôt encombrés de ces révoltés, dont quelques-uns secouaient au-dessus de leur tête des torches embrasées.

« Mort aux Espagnols ! Mort aux oppresseurs ! » tel était le mot d’ordre.

Aussitôt, le sommet des collines se couvrit d’autres Indiens qui rejoignirent leurs frères de la ville.

On se figure l’aspect que Lima présentait en ce moment. Les révoltés s’étaient répandus dans tous les quartiers. À la tête d’une des colonnes, Martin Paz agitait le drapeau noir, et, tandis que les Indiens attaquaient les maisons désignées à la ruine, il abordait la Plaza-Mayor avec sa troupe. Près de lui, Manangani poussait des hurlements féroces.

Là, les soldats du gouvernement, prévenus de la révolte, étaient rangés en bataille devant le palais du président. Une fusillade effroyable accueillit les insurgés à leur entrée sur la place. Surpris d’abord par cette décharge inattendue, qui coucha bon nombre des leurs sur le terrain, ils s’élancèrent contre les troupes avec un emportement insurmontable. Il s’ensuivit une horrible mêlée, où les hommes se prirent corps à corps. Martin Paz et Manangani firent des prodiges de valeur, et ils n’échappèrent que par miracle à la mort.

Il leur fallait à tout prix enlever le palais et s’y retrancher.

« En avant ! » cria Martin Paz, et sa voix entraîna les siens à l’assaut.

Bien qu’ils fussent écrasés de toutes parts, les Indiens parvinrent à faire reculer le cordon de troupes enroulé autour du palais. Déjà Manangani s’élançait sur les premières marches du perron, quand il s’arrêta soudain. Les rangs des soldats ouverts avaient démasqué deux pièces de canon, prêtes à mitrailler les assiégeants.

Il n’y avait pas une seconde à perdre. Il fallait sauter sur la batterie avant qu’elle eût éclaté.

« À nous deux ! » s’écria Manangani, en s’adressant à Martin Paz.

Mais Martin Paz venait de se baisser et n’écoutait plus, car un nègre lui glissait ces mots à l’oreille :

« On pille la maison de don Végal. On l’assassine peut-être ! »

À ces paroles, Martin Paz recula. Manangani voulut l’entraîner, mais à ce moment les canons éclataient, et la mitraille balayait les Indiens.

« Si mon fils manque à ses frères…

« À moi ! » cria Martin Paz, et, quelques dévoués compagnons se joignant à lui, il put se faire jour à travers les soldats.

Cette fuite eut toutes les conséquences d’une trahison. Les Indiens se crurent abandonnés par leur chef. Manangani essaya vainement de les ramener au combat. Une épaisse fusillade les enveloppa. Dès lors il ne fut plus possible de les rallier. La confusion fut à son comble et la déroute complète. Les flammes qui s’élevaient de certains quartiers attirèrent quelques fuyards au pillage ; mais les soldats les poursuivirent l’épée dans les reins, et ils en tuèrent un grand nombre.

Pendant ce temps, Martin Paz avait gagné la maison de don Végal, qui était le théâtre d’une lutte acharnée, dirigée par le Sambo lui-même. Le vieil Indien avait un double intérêt à se trouver là : tout en combattant l’Espagnol, il voulait s’emparer de Sarah, gage de la fidélité de son fils.

C’était une rude tâche que de traverser les montagnes.

La porte et les murailles de la cour, renversées, laissaient voir don Végal, l’épée à la main, entouré de ses serviteurs et tenant tête à une masse envahissante. La fierté de cet homme et son courage avaient quelque chose de sublime. Il s’offrait le premier aux coups, et son bras redoutable l’avait entouré de cadavres.

Mais que faire contre cette foule d’Indiens, qui s’augmentait alors de tous les vaincus de la Plaza-Mayor ? Don Végal sentait faiblir ses défenseurs, et il n’avait plus qu’à se faire tuer, lorsque Martin Paz, rapide comme la foudre, chargea les agresseurs par derrière, les força de se retourner contre lui, et, au milieu des balles, il arriva jusqu’à don Végal, auquel il fit un rempart de son corps.

« Bien, mon fils, bien ! » dit don Végal à Martin Paz en lui étreignant la main.

Mais le jeune Indien était sombre.

« Bien, Martin Paz ! » s’écria une autre voix, qui lui alla jusqu’à l’âme.

Il reconnut Sarah, et son bras traça un vaste cercle de sang autour de lui.

Cependant, la troupe du Sambo pliait à son tour. Vingt fois, ce nouveau Brutus avait dirigé ses coups contre son fils, sans pouvoir l’atteindre, et vingt fois Martin Paz avait détourné son arme prête à frapper son père.

Soudain, Manangani, couvert de sang, parut auprès du Sambo.

« Tu as juré, lui dit-il, de venger la trahison d’un infâme sur ses proches, sur ses amis, sur lui-même ! Il est temps ! Voici les soldats qui arrivent ! Le métis André Certa est avec eux !

— Viens donc, Manangani, dit le Sambo avec un rire féroce, viens donc ! »

Et tous deux, abandonnant la maison de don Végal, coururent vers la troupe qui arrivait au pas de course. On les coucha en joue, mais, sans être intimidé, le Sambo alla droit au métis.

« Vous êtes André Certa, lui dit-il. Eh bien, votre fiancée est dans la maison de don Végal, et Martin Paz va l’entraîner dans les montagnes ! »

Cela dit, les Indiens disparurent.

Ainsi, le Sambo avait mis face à face les deux mortels ennemis, et, trompés par la présence de Martin Paz, les soldats s’élancèrent contre la maison du marquis.

André Certa était ivre de fureur. Dès qu’il aperçut Martin Paz, il se précipita sur lui.

« À nous deux ! » hurla le jeune Indien, et, quittant l’escalier de pierre qu’il avait si vaillamment défendu, il rejoignit le métis.

Ils étaient là, pied contre pied, poitrine contre poitrine, leurs visages se touchant, leurs regards se confondant dans un seul éclair. Amis et ennemis ne pouvaient les approcher. Ils s’étreignirent alors, et, dans cette terrible étreinte, la respiration leur manqua. Mais André Certa se redressa contre Martin Paz, dont le poignard s’était échappé. Le métis leva son bras, que l’Indien parvint à saisir avant qu’il eût frappé. André Certa voulut en vain se dégager. Martin Paz, retournant le poignard contre le métis, le lui plongea tout entier dans le cœur.

Puis il se jeta dans les bras de don Végal.

« Aux montagnes, mon fils, s’écria le marquis, fuis aux montagnes ! maintenant je te l’ordonne ! »

En ce moment, le juif Samuel apparut et se précipita sur le cadavre d’André Certa, auquel il arracha un portefeuille. Mais il avait été vu de Martin Paz, qui, le lui reprenant à son tour, l’ouvrit, le feuilleta, poussa un cri de joie, et, s’élançant vers le marquis, lui remit un papier où se trouvaient ces lignes :

« Reçu du señor André Certa la somme de 100 000 piastres que je m’engage à lui restituer, si Sarah, que j’ai sauvée lors du naufrage du San-Jose, n’est pas la fille et l’unique héritière du marquis don Végal.

« Samuel. »

«  Ma fille ! » s’écria l’Espagnol.

Et il s’élança vers la chambre de Sarah…

La jeune fille n’y était plus, et le père Joachim, baigné dans son sang, ne put articuler que ces mots :

« Le Sambo !… Enlevée !… Rivière de Madeira !… »