Hetzel (p. 173-178).

MARTIN PAZ[1]


I

Le soleil venait de disparaître au-delà des pics neigeux des Cordillères ; mais sous ce beau ciel péruvien, à travers le voile transparent des nuits, l’atmosphère s’imprégnait d’une lumineuse fraîcheur. C’était l’heure à laquelle on pouvait vivre de la vie européenne et chercher en dehors des verandahs quelque souffle bienfaisant.

Tandis que les premières étoiles se levaient à l’horizon, de nombreux promeneurs allaient par les rues de Lima, enveloppés de leur manteau léger et causant gravement des affaires les plus futiles. Il y avait un grand mouvement de population sur la Plaza-Mayor, ce forum de l’ancienne Cité des rois. Les artisans profitaient de la fraîcheur pour vaquer à leurs travaux journaliers, et ils circulaient activement au milieu de la foule, criant à grand bruit l’excellence de leur marchandise. Les femmes, soigneusement encapuchonnées dans la mante qui leur masquait le visage, ondoyaient à travers les groupes de fumeurs. Quelques señoras, en toilette de bal, coiffées seulement de leur abondante chevelure relevée de fleurs naturelles, se prélassaient dans de larges calèches. Les Indiens passaient sans lever les yeux, se sachant trop bas pour être aperçus, ne trahissant ni par un geste ni par un mot la sourde envie qui les dévorait, et ils contrastaient ainsi avec ces métis rebutés comme eux, mais dont les protestations étaient plus bruyantes.

Quant aux Espagnols, ces fiers descendants de Pizarre, ils marchaient tête haute, comme au temps où leurs ancêtres fondaient la Cité des rois. Leur mépris traditionnel enveloppait tout à la fois et les Indiens qu’ils avaient vaincus, et les métis, nés de leurs relations avec les indigènes du Nouveau-Monde. Les Indiens, eux, comme toutes les classes réduites à la servitude, ne songeant qu’à briser leurs fers, confondaient dans une même aversion les vainqueurs de l’ancien empire des Incas et les métis, sorte de bourgeoisie, pleine d’une morgue insolente.

Mais ces métis, Espagnols par le mépris dont ils accablaient les Indiens, Indiens par la haine qu’ils avaient vouée aux Espagnols, se consumaient entre ces deux sentiments également vivaces.

C’était le groupe de ces jeunes gens qui s’agitait près de la jolie fontaine qui s’élève au milieu de la Plaza-Mayor. Drapés dans leur poncho, pièce de coton taillée en carré long et percée d’une ouverture qui donne passage à la tête, vêtus de larges pantalons rayés de mille couleurs, coiffés de chapeaux à vastes bords en paille de Guayaquil, ils parlaient, criaient et gesticulaient.

« Tu as raison, André, » disait un petit homme fort obséquieux, que l’on nommait Millaflores.

Ce Millaflores était le parasite d’André Certa, jeune métis, fils d’un riche marchand qui avait été tué dans une des dernières émeutes du conspirateur Lafuente. André Certa avait hérité d’une grande fortune, et il la faisait habilement valoir au profit de ses amis, auxquels il ne demandait que d’humbles condescendances en échange de ses poignées d’or.

« À quoi bon ces changements de pouvoir, ces pronunciamientos éternels qui bouleversent le Pérou ? reprit André à haute voix. Que ce soit Gambarra ou Santa-Cruz qui gouverne, il n’importe, si l’égalité ne règne pas ici !

— Bien parlé, bien parlé ! s’écria le petit Millaflores, qui, même sous un gouvernement égalitaire, n’eût jamais pu être l’égal d’un homme d’esprit.

— Comment ! reprit André Certa, moi, fils d’un négociant, je ne puis me faire traîner que dans une calèche attelée de mules ? Est-ce que mes navires n’ont pas amené la richesse et la prospérité dans ce pays ? Est-ce que l’utile aristocratie des piastres ne vaut pas tous les vains titres de l’Espagne ?

— C’est une honte ! répondit un jeune métis. Et tenez ! Voilà don Fernand, qui passe dans sa voiture à deux chevaux ! Don Fernand d’Aguillo ! C’est à peine s’il a de quoi nourrir son cocher, et il vient se pavaner fièrement sur la place ! Bon ! En voilà un autre ! le marquis don Végal ! »

Un magnifique carrosse débouchait, en ce moment, sur la Plaza-Mayor. C’était celui du marquis don Végal, chevalier d’Alcantara, de Malte et de Charles III. Mais ce grand seigneur ne venait là que par ennui, et non par ostentation. De tristes pensées se concentraient sous son front péniblement courbé, et il n’entendit même pas les envieuses réflexions des métis, quand ses quatre chevaux se frayèrent un passage à travers la foule.

« Je hais cet homme ! dit André Certa.

— Tu ne le haïras pas longtemps ! lui répondit un des jeunes cavaliers.

— Non, car tous ces nobles étalent les dernières splendeurs de leur luxe, et je puis dire où vont leur argenterie et leurs bijoux de famille !

— Oui ! Tu en sais quelque chose, toi qui fréquentes la maison du juif Samuel !

— Et là, sur les livres de comptes du vieux juif s’inscrivent les créances aristocratiques, et dans son coffre-fort s’entassent les débris de ces grandes fortunes ! Et le jour où tous ces Espagnols seront gueux comme leur César de Bazan, nous aurons beau jeu !

— Toi surtout, André, lorsque tu seras monté sur tes millions ! répondit Millaflores. Et tu vas encore doubler ta fortune !… Ah ça ! Quand épouses-tu cette belle jeune fille du vieux Samuel, qui est Liménienne jusque dans le bout des ongles et qui n’a évidemment de juif que son nom de Sarah ?

— Dans un mois, répondit André Certa, et dans un mois il n’y aura pas de fortune au Pérou qui puisse lutter avec la mienne !

— Mais pourquoi, demanda un des jeunes métis, ne pas avoir épousé une Espagnole de haut parage ?

— Je méprise ces sortes de gens autant que je les hais ! »

André Certa ne voulait pas avouer qu’il avait été pitoyablement éconduit de plusieurs nobles familles dans lesquelles il avait tenté de s’introduire.

En ce moment, André Certa fut vivement coudoyé par un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants, mais dont les membres trapus attestaient la force musculaire.

Cet homme, un Indien des montagnes, était vêtu d’une veste brune qui laissait passer une chemise de grosse toile à large col et s’ouvrait sur sa poitrine velue ; sa culotte courte, rayée de bandes vertes, se rattachait par des jarretières rouges à des bas d’une couleur terreuse ; il avait aux pieds des sandales faites de cuir de bœuf, et sous son chapeau pointu brillaient de larges boucles d’oreilles.

Après avoir heurté André Certa, il le regarda fixement.

« Misérable Indien ! » s’écria le métis en levant la main,

« Misérable Indien ! » s’écria le métis.

Ses compagnons le retinrent, et Millaflores s’écria :

« André ! André ! prends garde !

— Un vil esclave, oser me coudoyer !

— C’est un fou ! c’est le Sambo ! »

Le Sambo continua de fixer des yeux le métis qu’il avait heurté avec intention. Celui-ci, dont la colère débordait, saisit un poignard passé à sa ceinture, et il allait se précipiter sur son agresseur, quand un cri guttural, semblable à celui du linot du Pérou, retentit au milieu du tumulte des promeneurs. Le Sambo disparut.

« Brutal et lâche ! s’écria André Certa.

Le jeune Indien, les bras croisés, attendait…

— Contiens-toi, fit doucement Millaflores, et quittons la Plaza-Mayor. Les Liméniennes sont trop hautaines ici !

Le groupe des jeunes gens se dirigea alors vers le fond de la place. La nuit était venue, et les Liméniennes méritaient bien leur nom de « tapadas »[2], car on ne distinguait plus leur figure sous la mante qui les couvrait étroitement.

La Plaza-Mayor était encore en pleine animation. Les cris et le tumulte redoublaient. Les gardes à cheval, postés devant le portique central du palais du vice-roi, situé au nord de la place, avaient peine à demeurer immobiles au milieu de cette foule remuante. Les industries les plus variées semblaient s’être donné rendez-vous sur cette place, qui n’était plus qu’un immense étalage d’objets de toutes sortes. Le rez-de-chaussée du palais du vice-roi et le soubassement de la cathédrale, occupés par des boutiques, faisaient de cet ensemble un véritable bazar ouvert à toutes les productions tropicales.

Cette place était donc bruyante ; mais quand l’Angelus vint à sonner au clocher de la cathédrale, tout ce bruit s’apaisa soudain. Aux grandes clameurs succéda le chuchotement de la prière. Les femmes s’arrêtèrent dans leur promenade et portèrent la main à leur rosaire.

Tandis que tous s’arrêtaient et se courbaient, une vieille duègne qui accompagnait une jeune fille cherchait à se frayer passage au milieu de la foule. De là, des qualifications malsonnantes à l’adresse de ces deux femmes qui troublaient la prière. La jeune fille voulut s’arrêter, mais la duègne l’entraîna plus vivement.

« Voyez-vous cette fille de Satan ? dit-on près d’elle.

— Qu’est-ce que cette danseuse damnée ?

— C’est encore une de ces femmes de « Carcaman[3] ! »

La jeune fille s’arrêta enfin, toute confuse.

Soudain, un muletier la prit par l’épaule et voulut la forcer à s’agenouiller ; mais il avait à peine porté la main sur elle, qu’un bras vigoureux le terrassait. Cette scène, rapide comme l’éclair, fut suivie d’un moment de confusion.

« Fuyez, mademoiselle ! » dit une voix douce et respectueuse à l’oreille de la jeune fille.

Celle-ci se retourna, pâle de frayeur, et vit un jeune Indien de haute taille, qui, les bras croisés, attendait son adversaire de pied ferme.

« Sur mon âme, nous sommes perdues !» s’écria la duègne.

Et elle entraîna la jeune fille.

Le muletier s’était redressé, tout meurtri de sa chute ; mais, jugeant prudent de ne pas demander sa revanche à un adversaire aussi résolument campé que le jeune Indien, il rejoignit ses mules et s’en alla en grommelant d’inutiles menaces.


  1. Martin Paz est (avec Maître Zacharius, Un Hivernage dans les Glaces et Un Drame dans les Airs, publiés dans le volume des Œuvres de M. Verne qui a pour titre général le Docteur Ox) une des œuvres de début de l’auteur, antérieures à la publication de Cinq Semaines en Ballon. L’auteur n’avait pas encore trouvé le genre qu’il a créé et qui a rendu son nom célèbre. Mais il est curieux de le suivre jusque dans ces essais. Ils contiennent déjà quelques-uns des germes qui font de l’œuvre générale de Jules Verne une œuvre à part dans notre littérature, et à ce titre ils méritaient d’être conservés. J. Hetzel.
  2. Cachées.
  3. Nom injurieux que les Péruviens donnent aux Européens.