Jean Gay, libraire-éditeur (p. 135-143).
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XII



L’homme qui est, à l’hôpital de Lariboisière, préposé tout à la fois au service des écritures et au balayage de la salle des autopsies, poussa la petite porte qui sépare cette pièce de la chambre des morts, ferma les rideaux blancs des lits, épousseta l’autel, renouvela, dans les terrines, les provisions de chlore, repiqua sur le bois d’un cercueil un laisser-passer qui s’envolait, remmaillota dans le drap le pied d’une femme, but un coup de vin, et sans paraître incommodé par l’épouvantable odeur fade qui se dégageait des deux salles, il repassa dans la première qu’il nettoya à grand renfort de seaux d’eau.

Cette pièce était exclusivement meublée de tréteaux doublés de zinc et d’une fontaine qui chantonnait près de la porte. L’homme jeta, au passage, un regard indifférent sur un cadavre de vieillard, couché sur l’étal, les jambes rapprochées, le ventre gonflé comme un ballon, la figure atrocement révulsée, et, prenant une éponge, il se mit en devoir de récurer les tables de la dissection.

Il s’assura que leur trou n’était pas bouché, que le seau de fer blanc était bien pendu au dessous de leur orifice, puis il déposa dans la vasque de la fontaine son éponge qui se dégorgea, but une nouvelle lappée de vin, aperçut une grande tache rouge qui marbrait la rigole, et, pris soudain d’une fringale de propreté, il rangea le long du mur un baquet rempli de son, une paire de galoches, deux bocaux où marinait, dans un bain d’alcool, une horrible bourbe veinée de rose, tira les ficelles des vasistas qui surmontent les deux fenêtres, sortit et s’en fut au devant de deux internes, à tabliers blancs et à calottes noires, qui refermaient la porte de la salle Saint-Ferdinand bis.

— C’est égal, disait l’un, lorsqu’on apporta sur une civière ce malheureux Ginginet, j’ai reçu comme un cahot dans l’estomac, j’ai revécu, en une minute, toute ma vie d’autrefois, je me suis rappelé le temps où, vêtu d’une vareuse rouge, je hurlais au poulailler de Bobinche, insultant Ginginet et applaudissant Marthe, je me suis rappelé, enfin, ce fameux soir où je conduisis Léo dans la rue de Lourcine.

— Tiens, répliqua l’autre, qu’est-il devenu ton ami Léo ?

— Oh ! mon cher, c’est toute une histoire ! il s’est enfin décidé à me répondre. Imagine-toi que… mais non, tiens, lis plutôt sa lettre, je t’assure qu’elle est curieuse.

Ce fut à ce moment que le gardien les rejoignit.

— Eh bien ! père Machin, lui dirent-ils, quoi de neuf ?

— Je vous cherchais, toussa le vieux, il y a, paraît-il, un sujet intéressant, ce matin, on va disséquer un homme qui s’est laissé mourir à force de lichotter ; il avait, disait le médecin, un tas de maladies plus épatantes les unes que les autres, mais vous avez bien dû en entendre parler, Monsieur Charles, c’était le numéro 18 de la salle Saint-Vincent.

— Ah ! fichtre, s’écria le jeune homme, mais alors c’est Ginginet qui est mort et moi qui voulais aller prendre de ses nouvelles ! enfin ! nous irons au moins voir son autopsie à ce pauvre diable !

Et ils marchèrent d’un pas plus rapide. La séance n’était pas encore commencée, ils s’accotèrent, après avoir échangé force poignées de main avec les assistants, contre la fontaine, et, dépliant la lettre, ils lurent à mi-voix :


« Tu me demandes ce que je fais et à quoi je passe mon temps ? je vague, mon ami, au bord d’une rivière, je regarde couler l’eau et je ne pêche pas ! — je me promène et je dors — j’arrose aussi des fleurs, je fume des bouffardes à culottes noires, je bois du vin âpre, je mange des ratas succulents, c’est te dire que je me porte à ravir et que j’ai eu bien du mal à trouver un encrier pour t’écrire ces quelques lignes. »

« Mais causons maintenant de ceux que j’ai laissés, depuis tantôt deux mois, dans Paris. — Marthe, me dis-tu, est rentrée dans le tripot qu’elle habitait jadis. Oh ! tu aurais pu, pour m’apprendre cette nouvelle, éviter toute espèce de circonlocutions : c’était fini entre nous et tu le savais. — À défaut d’affection, je n’ai même plus d’intérêt pour elle, sa vie ne changera guère maintenant. — Admettons encore une alternance de richesse et de misère et ce sera tout ; elle finira dans une crise d’ivrognerie ou se jettera, un jour de bon sens, dans la Seine. — En vérité, ce n’est plus la peine que nous nous occupions d’elle, et puis, que peut me faire ce qu’elle deviendra ? car il faut bien que je t’annonce une grande nouvelle : je me marie. »

« Eh ! ne t’exclame pas ! — Écoute : quand nous étions réunis chez moi, que de plaisanteries, que de gorges-chaudes nous avons faites sur le mariage ! c’était banal, c’était bête. — Deux individus se réunissaient, à une heure convenue, au son d’un orgue et en présence d’invités impatients d’aller se repaître de mets qui ne leur coûteraient rien, puis, au bout d’un nombre de mois déterminés, sauf accident, ils donnaient le jour à d’affreux bambins qui piaillaient, pendant des nuits entières, sous le prétexte qu’ils souffraient des dents, et alors, dans le grésillement des pipes, nous décrétions que jamais un artiste ne devait s’enjuponner sérieusement.

« Comme vous me l’avez bâillé belle avec votre liberté que le mariage étranglait ! vous étiez à peine sortis de chez moi que vous couriez la perdre avec des ramassées quelconques ! Ah çà, voyons, est-ce que tu ne les méprisais pas autant que moi, ces filles dont tu te disais épris ? est-ce que, lorsque nous restions en tête à tête avec elles, tous nos instincts de gens bien élevés ne se rebellaient pas devant leur grossièreté native ? est-ce que vous ne finirez pas comme moi, quitte à épouser, comme l’ont fait plusieurs d’entre nous, des filles de sorcières ou de concierges qui se tireront les cartes et ne se peigneront plus, le jour où elles auront traîné leur robe sur le parquet d’une mairie ? Et bienheureux encore, les camarades, lorsqu’elles auront des jupes bâties à coups d’épingles et des teignasses qui brandilleront au vent ! Celles-ci se laissent parfois cacher, mais quand on fait comme notre ami Brice, qu’on épouse une fille de bohême, dont Dieu sait qui eût l’entame ! une dondon qui enveloppe de robes carnavalesques ses grâces de laveuse et veut faire la dame, s’imposant quand même chez les gens qui ne l’invitent pas, les forçant à la faire asseoir devant une table qu’elle devrait desservir, ça devient tout simplement odieux, car celles-là ont des ordures de ruisseau qui leur gargouillent dans la bouche et qu’elles lâchent au dessert, en même temps que les agrafes de leur corset !

« Et voilà où nous en arrivons, nous autres, les indépendants ! Épouser sa maîtresse, c’est être aussi bête que Gribouille qui, de peur de la pluie, se jetait dans l’eau ; et puis encore faut-il en trouver des maîtresses, j’en ai eues, parbleu ! des femmes à tant le verre, mais j’avais le vin triste ! Et c’est alors que j’ai couru après ces fillettes qui se pendent, le dimanche, au bras des ouvriers ; mais elles ne m’ont pas aimé, moi ! Je n’étais pas de leur monde, elles me trouvaient poseur, embêtant enfin, et pourtant, l’une s’amouracha de moi pendant huit jours. Ce fut accablant, mon cher, je dus sortir avec elle en cheveux, supporter ses rires éclatants dans la rue, subir ces abominables expressions : « vrai, pour sûr, oh alors ! »

« Eh bien ! c’est à la suite de ces promenades que j’en vins à chercher, parmi les filles les plus pimentées de toilettes, à trouver des réveillons de désirs dans une fleur de poudre, dans un rehaut de fard, à me gaudir enfin devant une gorge noyée dans une brume de dentelles que déchirait l’éclair des rubans pâles ! Et j’étais sincère alors ! J’aimais moins une femme pour elle-même que pour ses bouffettes et ses chiffons. Quelle absurdité ! Et comme aujourd’hui que la raison m’est venue, je m’étonne d’avoir été si bête ! Je n’ajouterai pas à ta stupeur en te faisant l’éloge de ma femme ; ne crains rien, je ne te dirai point qu’elle est belle, qu’elle a des yeux de saphir ou de jayet, et que ses lèvres sont cinabrines, non ; elle n’est même pas jolie, mais que m’importe ? ce sera terre à terre que de la regarder le soir, ravauder mes chaussettes, et que de me faire assourdir par les cris de mes galopins, d’accord ; mais comme malgré toutes nos théories, nous n’avons pu trouver mieux, je me contenterai de cette vie, si banale qu’elle te puisse sembler.

« Que te dirai-je de plus ? Je ne suis pas un fier Sicambre, mais je brûle tout ce que j’ai adoré ; et quant à Marthe, puisque tu me parles encore d’elle à la fin de ta lettre, je lui pardonne toutes ses vilenies, toutes ses traîtrises ; les filles comme elle ont cela de bon qu’elles font aimer celles qui leur ressemblent pas ; elles servent de repoussoir à l’honnêteté. Mais je t’embête, hein, mon pauvre vieux ? Pardonne-moi tous ces rabâchages et tends ta main, que je la serre. »

— Sacré nom !… dit le jeune homme en repliant la lettre.

Mais ses camarades le poussèrent du coude pour le faire taire, et le père Briquet, décalottant d’un coup de ciseau le crâne du comédien, commença de sa voix traînante :

— L’alcoolisme, Messieurs…





Paris, novembre 1875.
Bruxelles, août 1876.