Marseille pendant la guerre

Marseille pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 277-305).
MARSEILLE
PENDANT LA GUERRE


10 mai 1917.

Dans le train, qui m’amène de Nice à Marseille, nous sommes un grand nombre debout, tout le long du couloir, envahi par les soldats et les officiers permissionnaires. Et la prise de possession du convoi par les foules militaires continue à toutes les stations importantes : il en monte à Antibes, à Cannes, à Saint-Raphaël, à Fréjus, à Toulon, par colonnes profondes, par groupes compacts, par vagues d’assaut. On se bouscule, on se serre, on se tasse comme on peut. A mes pieds, un jeune fantassin, écrasé de fatigue et de sommeil, est assis sur son derrière, la tête appuyée contre sa musette en guise d’oreiller. De l’autre côté, un aspirant de marine ne sait quelle posture prendre, pour caser son long corps. Près de lui un monsieur à décoration et à beau pardessus fait une tête austère au milieu du vacarme formidable qui emplit tout le wagon.

Derrière nous, comme dans le couloir, tout est bondé. Des matelots, des fusiliers marins, retour de Salonique, — parmi lesquels beaucoup de Bretons, — se prélassent sur les coussins des premières classes. Oubliant les transes et le harassement d’une traversée longue et mouvementée, ils sont comme pris d’une ivresse à la pensée de revoir bientôt le pays. Ils parlent, ils crient avec une sorte d’exaltation. Ils paradent aussi pour les femmes, en contant leurs alertes ou leurs exploits. Il y a là une bande de petites bonnes foréziennes et dauphinoises qui ont servi, tout l’hiver, dans les hôtels de la Riviéra, et qui s’en retournent, comme les matelots, au pays, la saison étant close. Des bourgeoises, hiverneuses, femmes d’officiers, leur font vis-à-vis : toutes les classes sont confondues, il n’y a plus de classes. Ou plutôt, il n’y a plus qu’une classe, image officielle de la nation une et indivisible devant l’ennemi... On roule dans le noir et la chaleur. Il est dix heures du soir. Le train a du retard, et l’on s’arrête aux moindres stations, où l’on continue à embarquer du monde, toujours des permissionnaires, qui s’empilent comme ils peuvent dans les recoins ou les réduits encore libres. On n’ose plus se demander quand on arrivera, tant cela traîne, tant le trajet parait devoir être interminable. On s’impatiente, on s’énerve dans l’air orageux et suffocant. Alors les petites bonnes de Saint-Etienne et de Saint-Marcellin, pour tuer le temps, tirent des cahiers de chansons de leurs sacs à main, et se mettent à chanter le Poilu de Verdun, ou le Fusilier de l’Yser... Immédiatement, les énergies se raniment : des voix, des chœurs répondent dans les autres compartimens, dans les voitures voisines, d’un bout à l’autre du convoi, — et la hurlée formidable, couvrant presque le bruit des roues, nous donne la sensation plus dense, plus oppressante de l’énorme foule, qui roule avec nous dans la nuit et la fumée...

Enfin, nous traversons la banlieue marseillaise. A mesure que nous approchons de la gare Saint-Charles, une rumeur sourde, de plus en plus perceptible, semble venir au-devant de notre convoi plein de clameurs et de tumulte. Le train se ralentit toujours, les feux de la voie se précisent et se multiplient. Voici l’arche immense du hall qui s’ouvre là-bas, dans la pénombre, comme une caverne fourmillante et confuse. Une mer humaine encombre les quais. Accroupis sur leurs talons, à la mode orientale et africaine, des milliers de travailleurs algériens et marocains attendent d’être embarqués à leur tour vers des directions mystérieuses. Et, tandis que le train s’enfonce sous la haute nef métallique, on voit s’incliner et onduler sans fin les rouges chéchias, comme des myriades de coquelicots dans un champ crépusculaire. Serrés les uns contre les autres à ne pouvoir bouger, comment vont-ils trouver place dans ce convoi déjà si encombré, si alourdi de chair lasse et somnolente ?... Pourtant, l’assaut recommence, l’effraction violente des portières, dont les loquets se rabattent, au milieu d’une clameur nouvelle, qui s’enfle, qui s’engouffre sous le hall, comme un grand vent farouche sorti de toutes ces bouches et de toutes ces poitrines d’ouvriers et de soldats. D’autres trains croisent le nôtre. Des figures bouffies et hagardes de dormeurs mal éveillés surgissent aux portières, derrière les vitres bruyamment baissées ; des visages de toute couleur, des uniformes de tous pays, puis des chevaux, des mulets, des bêtes et des hommes venus de l’autre bout de la planète, Hindous, Sénégalais, Australiens, Canadiens. Dans la stupeur soudaine du sursaut, les yeux s’affrontent, se scrutent intensément au passage, comme s’ils cherchaient à saisir on ne sait quel secret. Oui ! pourquoi est-on là ? Pourquoi cette rencontre trépidante et brève dans la nuit, cette confrontation inattendue, entre tant de gens qui s’ignoraient, qui se trouvent jetés, brusquement, face à face, pendant une minute, et qui ne se reverront plus jamais ? Où court-on ? Où s’en va-t-on ainsi, dans les ténèbres et dans l’inconnu, — vers quelle tragique aventure ?...

Dehors, sur le terre-plein de la gare, dans la lueur mourante des lampes électriques très espacées, l’agitation se calme, devient presque indistincte. Le flot des voyageurs qui descendent n’est rien à côté de ceux qui partent. Plus loin, l’obscurité est presque complète. Les boulevards en zigzag qui montent vers la station sont à peu près déserts. Les hôtels et les bars ont éteint leurs feux. Les platanes en bordure, vaguement éclairés par de rares becs de gaz, projettent leur ombre sur les façades des maisons hermétiquement closes et sur les hautes portes de chêne des huileries et des chais. C’est le silence d’une petite ville provinciale après le couvre-feu.

Et puis, à mesure qu’on se rapproche des Capucines et des Allées de Meilhan, voici que la rumeur de foule reprend, comme sur les quais de la gare. Cependant, on ne distingue rien, tout est dans le noir. A la croisée de la Cannebière et du Cours Belsunce, la longue voie montante, qui se développe entre la Colonne de Castellane et la Porte d’Aix, et qui perce d’une vague trouée rectiligne la masse confuse des ténèbres, semble une tranchée de voie ferrée dans une région montagneuse. Le plein cintre de l’arc de triomphe baille sur le ciel nocturne comme la bouche d’ombre d’un tunnel. Mais autour de vous, la rumeur augmente, des passans vous heurtent jusque sur les refuges des tramways, des groupes nombreux, continus, de promeneurs traversent la chaussée, et, peu à peu, tandis que les regards s’habituent à cette demi-obscurité, on s’aperçoit qu’une foule très dense déborde des trottoirs, circule continuellement par les larges voies sans lumières. C’est étrange, un peu inquiétant, ces gens qui cheminent dans la nuit, cet énorme fourmillement humain, à peu près invisible, et que l’on sent et que l’on devine à la chaleur des corps et des haleines, aux éclats soudains des conversations, où grondent les rauques syllabes africaines, où détonnent çà et là les miaulemens félins, les chevrotemens vieillots des parlers asiatiques et extrême-orientaux : foules de travailleurs et de soldats, déversés par les grands croiseurs militaires ou les grands paquebots transocéaniques, foules élégantes aussi. Comme d’habitude, Marseille perpétue sur ses boulevards son animation nocturne, qui, pour être moins éclatante, est peut-être plus intense encore qu’en temps de paix. La vie continue tout simplement. On flâne, on cause, on prend le frais, ou on essaie de se donner une illusion de fraîcheur. C’est à peine si l’influence inconsciente des ténèbres met une sourdine aux propos et aux rires. Ni dépression, ni tristesse, pas de gaîté indécente non plus. On se délasse après une journée de labeur, voilà tout. On s’adapte spontanément aux circonstances, chacun accepte sans récriminer sa part d’obligations civiques : on sait que c’est la guerre !


Quelle différence pourtant avec la Marseille bruyante et joyeuse d’autrefois, aux cafés et aux bars tout reluisans de dorures, et dont les hautes glaces, en des perspectives mouvantes et sans fin, reflétaient les terrasses encombrées de flâneurs cosmopolites, sous le givre éblouissant des globes électriques ! Cette arrivée dans le noir me surprend un peu : elle contraste singulièrement avec d’autres arrivées, si je puis dire, plus triomphales. Néanmoins, cette Marseille voilée d’ombre et tendue dans un effort insolite peut bien dépayser mes yeux, elle ne contredit point, elle fortifie au contraire l’idée superbe et tous les rêves de force et de radieuse expansion que je nourris autour d’elle depuis bientôt trente ans.

La première apparition de cette ville extraordinaire, non point seulement Porte de l’Orient, mais grande Porte mondiale, est liée dans mon souvenir à l’image riante et splendide de toute une jeunesse studieuse, enivrée d’art et de poésie, gais compagnons qui s’élançaient avec tant de confiance vers un avenir renouvelé, et dont beaucoup déjà sont morts dans les batailles de cette dernière guerre. Quelques-uns furent mes premiers élèves : c’est un honneur et un pieux devoir pour moi que de les commémorer au seuil de ces pages à la gloire de Marseille et de la Provence.

Parmi ces visages, maintenant plus que virils, émerge d’abord, pour moi, celui de leur chef de chœur à tous, — de Joachim Gasquet, poète et dramaturge, le tempérament lyrique le plus vigoureux et le plus complet que je connaisse depuis Banville et depuis Hugo lui-même. Je songe à lui avec orgueil et attendrissement. Lorsque je l’avais pour élève au lycée d’Aix, sa ville natale, je sortais de l’Ecole normale ; je n’avais jamais connu de poètes que dans les livres. Et voilà que, sous la figure de ce jeune homme de quinze ans, la poésie vivante venait au-devant de moi, portant sur son front tous les signes et toutes les promesses du génie adolescent. D’instinct, je l’aimai aussitôt comme un frère plus jeune, parce qu’il m’offrait déjà réalisé et épanoui tout ce qu’on avait comprimé et presque atrophié chez moi. Je sentais en lui les mêmes richesses intérieures, une force, une fougue, un jaillissement, lyrique, que ni les duretés de la vie, ni les austérités chagrines de la discipline scolaire n’avaient jamais contrariés. Je l’aimais surtout parce que je croyais deviner en lui la génération qui referait la France. Lorrain, vivant à deux pas de la nouvelle frontière, faisant chaque année de longs séjours dans nos provinces annexées, je voyais, par comparaison, que notre pays était bien malade, malade faute de volonté, d’énergie persévérante, d’audace, d’esprit d’entreprise, de sentiment de sa grandeur et de toute grandeur. Or ces instincts vitaux, je les trouvais impatiens de s’affirmer et de resplendir chez ce jeune poète aixois. Sans en avoir précisément conscience, je lui donnais le conseil que Ferdinand Bac prête à un vieux seigneur de l’ancienne France disant à son fils : « Souvenez-vous de faire grand, dussiez-vous y périr ! » Nul n’était mieux préparé que Gasquet pour écouter de telles suggestions. Nous nous exaltions alors dans un même culte pour la Vie, la Lumière, symbole de la vie ardente et magnifique, l’Empire, suprême efflorescence de toutes les énergies d’une race, et avec cela, — ce qui est bien méridional et bien lorrain aussi, — besoin profond de l’ordre, aspiration confuse vers la discipline, affirmation un peu anarchique de la Loi. Tout cela me ravissait chez mon élève, qui était déjà mon ami. Je sentais que si mon pays devait continuer à vivre, c’était grâce à de riches natures comme celle-là, grâce à des hommes pétris dans cette pâte, taillés d’après cet idéal. Depuis, j’ai connu des poètes plus fins, plus distingués, plus artistes, plus émouvans ou même plus profonds ; je n’ai trouvé chez aucun le bouillonnement de sève lyrique qui s’épanchait dans les vers de Gasquet. C’est la source poétique la plus opulente que j’aie connue. Et, par son sens de la grandeur, il s’apparentait aux générations héroïques du Romantisme et de la Pléiade. Parmi les derniers serviteurs, ou les derniers névrosés d’une littérature assurément très raffinée, mais expirante, il était un vivant.

C’est avec lui que j’ai découvert Marseille, voilà longtemps déjà. Notre commune admiration pour cette grande ville de transit et de commerce n’inspirait que du mépris dans les cénacles littéraires d’alors. Il y avait, en ce temps-là, une Ecole d’Aix, dont Gasquet était vaguement le chef, d’ailleurs assez mal écouté et suivi. Il y avait aussi une Ecole de Toulouse, voire une École de Marmande, et, si je ne m’abuse, une Ecole de Perpignan. Dans ces petits milieux étroitement régionalistes, on jugeait avec dédain nos enthousiasmes marseillais. Même en Provence, il était de bon ton de sacrifier Marseille à Aix, — Aix-la-savante, la ville aux vieux hôtels et aux fontaines mélodieuses, dont personne plus que nous n’a aimé la majestueuse et mélancolique décrépitude. Les admirateurs d’Aix se détournaient, avec de petits airs mijaurés, de cette Marseille bruyante et quelque peu triviale, de ce perpétuel roulement de charroi, de ce vacarme strident de locomotives et de sirènes, de ces foules, de cette poussière, de toute cette agitation vulgaire enfin !... Gasquet et moi nous nous y délections. Il se montrait assurément moins sensible que je ne l’étais à la beauté extraordinaire de ce paysage de mer et de montagnes, — paysage si vaste et si varié qu’à chaque séjour j’y fais de nouvelles découvertes, beauté d’un si haut style qu’il faut bien avouer que, décidément, il n’y a rien de pareil en Méditerranée. Mais ce qui nous émouvait surtout l’un et l’autre, c’était moins le spectacle réellement incomparable que le foyer d’énergie provençale et française qu’est Marseille. Pour qui sait entendre sa leçon, cette grande ville affairée et matérielle est une étonnante excitatrice d’exaltation poétique et d’activité positive. Assis à une table de cabaret, sur les quais du Vieux-Port, tandis que les portefaix pieds nus escaladaient les balancelles chargées d’oranges ou les lourds cargos regorgeant d’arachides et de caroubes, nous nous grisions à la contempler. Marseille nous apparaissait comme un lieu de splendeur, de force, de luxe, de volupté, de vie large, active et joyeuse...

Quant à Gasquet, un voyage à Marseille le mettait pour des semaines dans l’état lyrique. De temps en temps, il venait y faire son butin d’émotions et d’images, et, périodiquement, nous avions coutume de nous y rencontrer. J’arrivais d’Alger, et lui, de sa vieille maison familiale d’Aix-en-Provence. On se rejoignait dans un café de la Cannebière, et, tout de suite, sitôt le premier déjeuner expédié, il m’entraînait dans des courses folles et qui ne prenaient fin que lorsque, rendu, harassé, je demandais grâce. On partait sans savoir pour où, ni pourquoi : l’essentiel était de partir. Brandissant une canne, l’air inspiré, les yeux brillans, les lèvres vermeilles et comme humides d’un fruit où il aurait mordu, solide sur ses mollets trapus de fantassin, Gasquet dévorait l’espace, pendant des kilomètres et des kilomètres, sous le soleil ardent et les flots de la poussière. Enfin, très tard dans la soirée, après des courses sans nombre, on rentrait en ville : je me laissais choir à demi mort de fatigue sur un banc du Café-glacier, tandis que mon compagnon, agitant sa canne, commandait intrépidement un bock et proclamait, devant nos voisins ahuris, que cette journée était « un pur triomm’phe !... »


D’habitude, on commençait par monter chez Valère Bernard, qui était déjà officiellement le peintre de Marseille. Il avait alors son atelier tout en haut du boulevard Notre-Dame, proche le sanctuaire de la Garde, dans une vieille maison très grande, que je ne me rappelle plus que confusément et que je me représente comme une sorte de hangar maritime, plein d’agrès, de câbles, de cordages, de choses obscures et entassées, qui sentaient le goudron et la salure marine. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il y avait une écurie au rez-de-chaussée : la bonne odeur saine des chevaux et des fourrages pénétrait, à travers les vieux planchers disjoints, jusque dans le studio. Respectueusement, nous grimpions un roide escalier obscur et tout droit, qui débouchait sur le palier du maître. A toute heure nous le trouvions au travail, drapé dans sa longue blouse, comme un prêtre en surplis. Nous admirions de vastes compositions symboliques à la Puvis de Chavannes, qui étaient de mode en ce temps-là, ou nous nous penchions sur des suites d’eaux-fortes, que l’artiste feuilletait d’une main complaisante, et qu’il mettait sous nos yeux, sans rien, dire. Un silence auguste, chargé d’émotions et de pensées, emplissait l’atelier. Notre hôte nous montrait notamment sa fameuse série sur La Guerre, qui prend aujourd’hui une sorte d’actualité prophétique : c’étaient des scènes de carnages et d’émeutes, de batailles, de parades et d’orgies militaires. Gasquet était surtout sensible aux aspects orgiastiques et dionysiaques de ces gravures. L’inspiration s’emparait de lui, et, à partir de ce moment jusqu’à la fin de la journée, partout où nous allions, chez tous nos amis, devant tous les sites célèbres de Marseille, les alexandrins et les strophes jaillissaient de lui en un flux torrentiel.

Il m’emmenait à l’extrémité du Prado, sur la route de Montredon, où il passait les mois d’été avec sa jeune femme, dans une villa au bord de la mer, et là, devant le cercle éblouissant du golfe et les îlots crayeux de Planier et du Château-d’If, il se mettait à déclamer :


Le matin frissonnant, semé d’îles tranquilles,
Pose ses mains au front des villes.
Elles s’éveillent en chantant.
Les forgerons joyeux jettent sur leur enclume
Un bloc nouveau. La mer s’allume.
Les pins boivent le jour flottant.
……………….
Un long moment, la mer de roses se couronne,
Les roches d’or qu’elle environne
Sont les autels aimés des eaux.
Des vaisseaux, qui des dieux montrent encor la trace.
Vont emporter toute une race
Plus joyeuse que les oiseaux.


Il était la voix lyrique et triomphale du paysage. Surtout, il débordait de vie, de confiance dans la vie, dans l’avenir, dans une France régénérée par des disciplines à la fois neuves et traditionnelles.

D’autres jours, nous étions à l’Estaque, à l’heure du crépuscule. Par delà les mauves du couchant, qui se déployaient à travers tout l’espace, et la suavité infinie des eaux, la Vierge d’or resplendissait au sommet de la Colline sainte. Gasquet était alors fiancé, il éprouvait d’avance toute la ferveur de l’ivresse nuptiale. Aussitôt il chantait :


O sœur, que j’ai connue au milieu des victoires,
Sagesse de mon cœur, ordre parfait des temps,
Sous les astres pourtant, là-bas, des guerres noires
Foulent sous leurs chevaux les autels du printemps.

J’irai, jadis mon peuple a labouré le monde.
Il s’endort à présent à l’ombre des vieux murs.
J’ai faim, j’ai soif pour lui, qu’il se lève et réponde,
Qu’il se dresse, affamé : les temps nouveaux sont mûrs !

Victoire, tout mon corps nourri de ta puissance.
J’irai, j’exciterai cette race à mon tour.
Astres, d’un siècle d’or annoncez la naissance :
Sur la terre et la mer, la joie est de retour.


La Victoire ! C’est la haute montagne bleuâtre, qui domine la plaine d’Aix et dont le nom perpétue le souvenir de la défaite des Cimbres et des Teutons écrasés par les légions de Marins. Sa silhouette symbolique a hanté toute l’enfance et l’adolescence de Gasquet, elle domine son œuvre comme son paysage natal. Souvent, il me conduisait vers elle, par les chemins ombreux du Tholonet, et, sous les aiguilles des pins, en face de cette muraille géante qui barre tout l’horizon, il me récitait son Départ d’Héraclès :


La pluie a fécondé, ô forêt, tes cheveux.
Je suis pareil à toi, mais plus que toi prospère.
Je sais l’auguste nom que m’a légué mon père.
Je suis libre et vivant, car je sais et je veux.

Dieu brûle au fond de moi, son souffle est sur ma face
Rien ne pourra jamais arrêter mon élan,
Et quand je monterai sur mon autel brûlant,
À mes pieds j’entendrai chanter toute ma race.

O mère, bénis-moi : je pars vers l’avenir.
Pour me voir plus longtemps, gravis ces hautes roches.
Quelqu’un m’appelle au loin, je pars, les temps sont proches.
Baise au front le héros que je vais devenir !


Ce qu’il y a d’étonnant dans ces vers de jeunesse, dont les plus récens datent de vingt ans au moins, — ces vers enivrés, comme gonflés de force et délirans de joie, — c’est le perpétuel pressentiment du départ tragique, de la guerre inévitable. Lorsqu’elle fut déclarée, Gasquet me dit simplement ce mot : « Enfin ! » Et je le vis partir en effet pour ce grand départ depuis si longtemps pressenti, lui, simple caporal aux tempes déjà grises, avec les territoriaux de son escouade. Sain et sauf par miracle, nommé porte-drapeau à cause de sa bravoure et de son ascendant sur ses hommes, il a subi plusieurs saisons dans les tranchées de Lorraine. Au lendemain d’une longue convalescence, il m’écrivait cette lettre, la dernière que j’aie reçue de lui : « J’ai repris ma vie guerrière. Je puis passer des nuits à l’affût dans la neige, courir par des sentiers gelés, monter à cheval... Par exemple, il fait un froid terrible, 14 au-dessous de zéro, mais nos hommes préfèrent ce gel à la boue et aux pluies. Ils sont étonnans de tranquille endurance. Nous sommes en pleine Argonne, dans des vallons neigeux, boisés, tout déchiquetés par la guerre de mines, les torpilles et les obus. C’est une guerre toute nouvelle pour nous. On s’y fait vite : il y a du soleil, c’est l’essentiel ! »

Les autres, ses compagnons de jeunesse, ses camarades de collège, ses émules en poésie, ses cadets et ses disciples, communient-ils avec lui dans cette confiance, dans cette joie indéfectible ? Ce qu’il y a de certain, c’est que beaucoup sont morts devant l’ennemi, comme les Lionel Des Rieux, les Léo Latil, et combien de jeunes Marseillais et Provençaux plus obscurs ! Beaucoup aussi ont donné leurs enfans, comme le poète Paul Souchon, mobilisé à quarante-deux ans avec ses deux fils : le plus jeune, un adolescent aux yeux de pervenche et au front déjà pensif, est tombé sous les balles allemandes. Parcourez maintenant la région : presque tous les foyers sont en deuil. Dans un petit village près de Gardanne, un vieil homme me disait qu’il y a déjà cinquante morts. Ces Provençaux ont su noblement mourir. Pourtant, leurs aînés avaient rêvé pour eux un autre destin que cette mort, même glorieuse. C’est une France digne d’eux qui leur a manqué beaucoup plus qu’ils n’ont manqué à la France. A cette ardente jeunesse, au lieu des vagues aspirations qui la firent se gaspiller en de vaines aventures, il aurait fallu un idéal national bien défini, avec un chef pour la conduire. Mais il ne se peut pas que leur sacrifice demeure inutile : plus que jamais nous devons à leur mémoire d’espérer...


Leur souvenir m’accompagne à travers les rues de Marseille, transformées par la guerre. S’ils ne sont plus là, si l’habituelle population masculine de travailleurs et de négocians a sensiblement baissé, — en revanche la figuration cosmopolite est devenue quelque chose d’énorme et d’envahissant. Les Balkans. l’Asie-Mineure, l’Afrique du Nord et l’Afrique occidentale, l’Orient et le Moghreb se déversent sur la ville à flots toujours plus nombreux et plus denses. Des fonctionnaires m’assurent qu’en ce moment Marseille a plus de six cent mille habitans.

Le nombre des Hellènes a considérablement augmenté depuis la guerre. Ces métèques qui, en temps normal, constituent à Marseille une importante colonie, se sont vus renforcés par des bandes de fugitifs venus de l’Archipel, de Constantinople et du Levant. Dans le quartier qu’ils affectionnent, entre la Cannebière, la place de la Bourse et la rue du Jeune Anacharsis, les cliens se pressent aux devantures des cafés peints en bleu et blanc, les couleurs du pavillon hellénique. Des inscriptions en lettres grecques signalent aux nouveaux débarqués les lieux de rendez-vous de leurs nationaux, — Caphénia et Xénodochia, — avec la nomenclature de leurs boissons et de leurs mets favoris. Ils sont beaucoup (beaucoup plus qu’on ne pense), mais ils font le moins de bruit possible, et l’on dirait qu’ils s’évertuent à ne pas tenir de place. Un deuil, ou une pudeur, parait peser sur leurs conciliabules. Des groupes restent, pendant des heures, assis autour d’une petite table, devant un verre de mastic. Silencieux et fertiles en ruses, ils méditent dans leurs cœurs des combinaisons profondes. Quelques hommes mûrs, aux nez en bec d’aigle et aux fortes moustaches de pallikares, égrènent, entre leurs doigts velus, le chapelet d’ambre cher aux Orientaux. Un vieillard tourne fébrilement la queue d’une rose rouge, tandis que ses petits yeux gris sont comme perdus dans des calculs qui semblent franchir des mers lointaines...

Leurs voisins, les Serbes, se font aussi remarquer par leur affluence insolite : officiers aux uniformes flambant neuf, aux buffleteries et aux bottes éblouissantes, ouvriers et paysans aux complets minables, tout déteints par l’eau de mer et les averses. Parmi eux, des Juifs de Salonique, et même des Juifs algériens et tunisiens. Je reconnais, sur les têtes des femmes, les mouchoirs de soie à double corne pendante, qui emprisonnent les chevelures de nos Rébecca et de nos Esther, dans les petites rues d’Alger, aux alentours de la place Randon. En général, tout ce qui est algérien et marocain a élu domicile aux environs d’un terrain vague, qui s’étend derrière la Bourse, sur l’emplacement d’un vieux quartier, prodigieusement sordide et pittoresque, démoli à la veille de la guerre, pour y faire un square. J’y cherche en vain les venelles noires et fétides, encombrées de tas d’ordures, où de perpétuelles tendues de linges claquaient aux fenêtres, sous les coups du mistral, mais qui portaient des noms si poétiques : rasée la rue Ventomagy, et la rue de la Pierre-qui-rage ! La rue de la Lune-d’Or est réduite à un misérable tronçon. Quant à la rue Pavé-d’Amour, elle a perdu tout un côté de ses maisons.

C’est une désolation. Une plaie béante s’ouvre dans le vieux Marseille, un grand espace bouleversé et coupé de ruines, comme effondré entre la Bourse et la Nouvelle Poste. Sous le soleil méridional, qui dore étrangement les vieux murs, qui prête une noblesse au moindre débris architectural, ces ruines marseillaises vous évoquent tout de suite un paysage romain, une sorte de Campo vaccino, où courent les poules et les coqs du voisinage et où il ne manque que les buffles des anciennes estampes. Pour peu qu’on y mette de bonne volonté, l’illusion est elle-même assez complaisante. Là-haut, cette tour moyenâgeuse, avec ses croisillons et ses mâchicoulis, au-dessus d’une grande bâtisse aux murailles dénudées, c’est la tour carrée du Capitole dominant la Maison du Sénateur. A gauche, cette église rococo flanquée d’un campanile italien, ce ne peut être que Saints-Cosme-et-Damien. Cette voie, pavée de larges dalles et à demi enfouie sous les décombres, c’est l’amorce de la Vie sacra, avant les fouilles du Forum. Et partout des racines de murs, des semblans d’atriums avec des restes de mosaïques, évidemment de la décadence, des voûtes éventrées à fleur du sol... Dans un coin, une petite place rustique, ombragée de quelques platanes, où l’on découvre une fontaine murmurante, entourée d’un bassin quadrangulaire et de baquets pour les laveuses. Une Napolitaine dépenaillée remplit au goulot de la fontaine un affreux bidon à pétrole, en guise de seau, puis elle le place sur son épaule, — et la voici qui s’avance avec le même rythme et la même dignité que si elle portait une amphore. Derrière elle, sur le rebord de la vasque, un Arabe lave du linge, en le pressant en cadence de ses deux pieds nus, à la manière des foulons antiques.

Dans ce terrain vague, aux vestiges hétéroclites, on perd la notion des temps et des milieux. Rome et l’Afrique s’entremêlent et s’embrouillent. Sur les côtés de ce moderne Campo vaccino, il y a des cafés maures, hantés par toute une clientèle en chéchias, en gandouras et en culottes bouffantes. Semblables à des autels domestiques, les cheminées lambrissées de faïences peintes exposent leurs burettes et leurs petites tasses aux couleurs crues, que le kaouadji apporte toutes fumantes aux joueurs d’échecs accroupis sur les nattes des divans. En face, proche la vieille église dominicaine de Saint-Canat, les Balkaniques ont établi des cafés turcs, aussi primitifs que ceux de leurs voisins, mais beaucoup moins pittoresques : de misérables bancs de bois y remplacent les divans, et l’attitude sans gloire de ces pauvres exilés, le ton discret et comme craintif de leurs conversations forment un vif contraste avec les façons tapageuses et un peu brutales des autres, avec les sonorités cuivrées des gosiers africains.

L’Afrique est, ici, maîtresse. Elle règne, à peu près sans conteste, sur la majeure partie de la Vieille-Ville, où ne s’aventurent guère ni les Français de la métropole, ni les Britanniques, ni les Hindous. Par la Grand’Rue, qui traverse le Campo vaccino et le ci-devant boulevard de l’Impératrice, l’infiltration africaine pénètre jusqu’au cœur de l’antique Massilia, et, par les rues aquatiques et grouillantes du Vieux-Port, elle monte jusqu’à la caserne, où sont campés les coloniaux, et ainsi elle submerge toute la vieille acropole massiliote. Ces quartiers regorgeans de restaurans populaires, infestés de bouges et de cabarets borgnes, semblent appartenir exclusivement à l’armée d’Orient et à l’armée d’Afrique. Messieurs les Sénégalais s’y pavanent, par petits groupes conquérans au milieu des turcos, des tirailleurs, des spahis, fiers de leurs manteaux rouges, de leurs chamarres et de leurs belles bottes. De jeunes officiers indigènes y viennent aussi étaler avec complaisance les cuirs jaunes de leurs ceinturons et de leurs molletières. Quelques fantassins italiens en uniforme gris-vert, des fils adoptifs de Marseille, exhibent, çà et là, les étoiles nickelées de leurs collets. Mais c’est le Croissant qui triomphe sur la plupart des coiffures militaires, képis, tarbouches, et chéchias, — le croissant de la vieille Afrique phénicienne, à qui l’Islam l’a dérobé. Toute cette soldatesque, qui fait sonner ses souliers ferrés sur les pavés gras de la Vieille-Ville, tous ces jeunes gars au teint d’ébène et aux yeux de gazelle sont des enfans de la Déesse lunaire, celle qui s’intitulait « la Reine des choses humides, » — la Rabbetna, qui dilate les pupilles des chats, qui gonfle les coquillages et qui putréfie les cadavres...

Cette Reine humide et méphitique, maîtresse des germes et des pourritures, on dirait qu’elle a élu domicile ici, comme en une colonie de son choix, à cause de la véhémence des odeurs, du foisonnement de l’ordure, et, si l’on peut dire, de l’invraisemblable splendeur de l’immondice. Tous les habitans de ce quartier semblent d’ailleurs se porter à merveille. De même qu’en Orient, la virulence de la saleté tue le microbe. Mais cette invasion d’Africains et d’Orientaux a produit, dans ces ruelles qui sont comme des égouts à ciel ouvert, une telle recrudescence de gadoue, de détritus et d’épluchures, que, pris de découragement devant l’opulence des tas, les services municipaux rendent leurs balais.

Pour oublier cette pestilence et le délabrement farouche de ce quartier, je cherche vainement un endroit propre, une silhouette de bâtisse qui n’attriste pas mes yeux. Je salue au passage, près de l’Hôtel de Ville, la Maison aux Chimères, avec son portail de la Renaissance, et la sombre Maison de Diamant qu’autrefois j’ai chantée, et, sur la place des Accouls, ce bel hôtel Louis XVI, dont on a fait un local administratif. Mais de sordides voisinages vous gâtent ces beaux profils architecturaux. Seule une église peut purifier et ennoblir une telle atmosphère. J’entre dans la première qui s’offre. C’est une vaste chapelle en rotonde, aux voûtes et aux murailles peinturlurées et dorées, encombrée de toute une flore artificielle et de toute une statuaire sicilienne ou napolitaine. Un Christ de grandeur naturelle, aux plaies livides et saignantes, aux genoux couverts d’ecchymoses, est suspendu derrière la porte, près du bénitier... Soudain, la porte s’ouvre d’une poussée brusque et violente. Une vieille femme, complètement vêtue de noir, une mère ou une grand’mère de soldat sans doute, se précipite à genoux devant le crucifix, le buste élancé en une supplication muette, les mains jointes avec une tension si fervente des doigts extraordinairement allongés, les yeux levés avec une telle ardeur de prière, que cette pauvresse égale en beauté et en noblesse d’attitude les Mères de Douleur les plus illustres. Puis, elle se prosterne, elle baise la terre, et soudain, avec une pieuse familiarité, elle se relève, s’accroupit sur ses talons, s’installe comme chez elle, et, le menton dans la paume de la main, les yeux dardés vers la Tête couronnée d’épines, elle Lui parle, elle Lui conte toute sa souffrance à elle...


Ces contrastes, ces foules mouvantes et bigarrées, ce bariolage amusant ne doivent pas nous faire perdre de vue les dessous du décor, — l’importance capitale de Marseille, lieu d’échange et de passage, base militaire de notre défense en Méditerranée. Ni l’opinion ni nos dirigeans n’avaient prévu cette importance. Il a fallu la force des choses, le déroulement automatique des circonstances pour imposer des notions qui auraient dû être présentes et précises depuis longtemps dans les esprits de ceux qui nous conduisent. Je me souviens qu’en 1914, comme je parlais de Marseille au directeur d’un de nos plus considérables magazines, celui-ci haussa les épaules, en me disant : « Marseille ? c’est trop loin du front ! » Personne ne soupçonnait alors que Marseille commande notre front de mer, lequel est au moins aussi nécessaire que l’autre, attendu qu’il assure, pour une très grande part, notre subsistance, nos ravitaillemens en hommes, en vivres et en munitions, nos communications et celles de nos alliés avec nos possessions africaines et asiatiques. Une pareille erreur a été commise au sujet de la Grèce et de l’Espagne. Avant même d’avoir visité ces deux pays, il suffisait d’y appliquer un instant sa réflexion, pour en comprendre tout de suite la haute importance stratégique et navale. Quand, à la fin de 1915, je signalais, ici même, à travers des réticences et des mutilations imposées par la censure, le danger permanent que l’Espagne représente pour nous, je ne rencontrai que des sceptiques ou des indifférens : depuis, les sous-marins allemands se sont chargés de faire l’éducation de l’esprit public.

Il suffit de parcourir les quais de Marseille, pour sentir de quel poids cette grande ville méridionale, cette seconde capitale de la France, pèse sur les destinées de la Patrie tout entière. Ces kilomètres de môles, de docks, de hangars sont quelque chose de déconcertant pour l’imagination. Déjà, avant la guerre, les ports de Marseille couvraient une superficie immense. On les a prolongés jusqu’à l’Estaque : les travaux ne se sont pas interrompus, malgré les difficultés de la main-d’œuvre. Une Compagnie suisse en poursuit l’achèvement. Bientôt, grâce au canal, qui va relier l’Estaque à l’Etang de Berre et celui-ci au Rhône, Marseille pourra communiquer avec notre réseau de navigation intérieure : la Porte de l’Orient deviendra de plus en plus la Grande Porte occidentale, celle qui amènera la mer au cœur de notre pays.

Sans doute, le transit habituel de Marseille a quelque peu diminué depuis la guerre : les dangers de la navigation en Méditerranée suffiraient seuls à l’expliquer. Si l’on visite les anciens môles, où nos grandes compagnies maritimes ont leurs hangars et leurs pontons de débarquement, on n’y retrouve plus l’animation d’autrefois. La place d’Afrique, centre de cette région mouvementée, est moins encombrée de barriques et de peaux des Pampas, bien que, cependant, des escouades de prisonniers allemands y entretiennent une activité continuelle. Mais la direction du transit s’est déplacée. Aujourd’hui, le grand mouvement du port se détourne surtout, — ce qui est très compréhensible et très naturel, — vers les nouveaux môles, où s’effectuent les embarquemens et les débarquemens de troupes, de subsistances et de matériel, où le génie, l’artillerie et l’intendance ont leurs services et leurs entrepôts.

Un peuple de travailleurs de toute espèce, de tous pays et de toute couleur assure le bon fonctionnement de ces services. Il faut entrer sous les hangars vitrés du môle D pour se rendre compte de ce que mange un corps expéditionnaire, de ce qu’il exige et de ce qu’il coûte. Annamites, Chinois, Marocains, Espagnols, Grecs et Yougo-Slaves travaillent pour l’armée d’Orient. On lui envoie de la farine, de l’avoine, de l’orge, du maïs, des affûts de mitrailleuses, des caisses d’obus, des fers pour les mulets et les chevaux, des clous à ferrer, des pointes et des varlopes pour les menuisiers, — sans oublier le vermouth et le tabac pour la consolation du poilu. Une longue file de hangars, — qu’on appelle les « ilots de la Chambre de Commerce, » — est occupée par les services de l’habillement et de ses annexes. Plus de vingt-cinq millions d’effets sont passés par les planches de ce dépôt, depuis le commencement des hostilités : uniformes de chasseurs à cheval, de fantassins, d’alpins, de zouaves et de turcos, dolmans, culottes et ceintures sont là empilés sur des rayons qui s’étagent jusqu’au toit. Chaque mois, le tiers de ces provisions doit être renouvelé. Après cela, les fournitures de toutes sortes, que le dénuement et l’insalubrité des régions orientales rendent indispensables : des toiles de tentes avec leurs supports, sont expédiées par ballots, des moustiquaires, qu’on nomme des « tombeaux, » et qui recouvrent tout le corps du patient, comme sous une carte pliée en deux. Et l’on voit encore, dans ces magasins, des machines à coudre pour les tailleurs de régimens, des rasoirs et des blaireaux pour les coiffeurs, des tas de bûches et de charbon pour la cuisine. Plus loin, des amoncellemens de planches et de planchettes, voire des rondins pour le soutènement des tranchées...

Après avoir ainsi prodigué toutes ces fournitures par milliers et par millions, on s’évertue ensuite à en sauver, à en récupérer le plus qu’on peut. Préalablement désinfectés pour la réexpédition et passés à l’étuve dès l’arrivée, des ballots de vieux pantalons et de vieux vestons kakis reviennent à leur point de départ. On les trie, on les détache, on les lave et on les ravaude de façon à les rendre encore utilisables. Des montagnes d’effets usagés se déploient dans des locaux particuliers. On y entrevoit des cavernes, on y longe des falaises de vieux souliers, de harnais, de cuirs de tout genre. Comme les habits, tout cela est trié, nettoyé, assoupli, remis à neuf. Le rebut est vendu à de rapaces trafiquans qui, grâce à d’ingénieuses préparations ou à d’astucieux maquillages, en extraient les chaussures qui s’achètent soixante francs la paire chez les cordonniers élégans.

Ces services, laborieusement organisés, ont leur pendant chez nos alliés britanniques. A côté de nous, les Anglais occupent leurs môles et leurs hangars particuliers, leurs quais d’embarquement et leurs entrepôts. Les mêmes ouvriers cosmopolites sont employés de part et d’autre aux manipulations. Mais il a fallu les encadrer de vieux dockers marseillais : on n’improvise pas plus un portefaix qu’un commandant d’armées, — cela soit dit en passant pour les fauteurs d’une chimérique mobilisation civile ! En général, ces Orientaux sont de fort médiocres manœuvres. Un sous-officier qui commande une escouade de ces dockers asiatiques et qui est un véritable contremaître, me faisait remarquer leur paresse, leur négligence, leur tempérament peu débrouillard, et il classait ainsi ses subordonnés par ordre de valeur : tout en bas de l’échelle, l’Annamite, puis le Chinois, le Marocain, le Tunisien, l’Algérien, enfin, au sommet de la hiérarchie, le prisonnier allemand. On constatera que, chez ces travailleurs, les aptitudes professionnelles augmentent, selon leur degré de culture ou d’adaptation européenne. Il est tout naturel que, parmi eux, l’Allemand, en sa qualité d’Européen, manifeste une certaine supériorité. Il lui est facile d’être supérieur à un Annamite ou à un Marocain débarqué du bled. Autrement, il en prend à son aise, comme on dit : il ne peut pas se plaindre d’être écrasé de travail. Et il faut le surveiller sans cesse, car le sabotage n’a point de secrets pour lui : il a tôt fait de déchirer l’étoffe d’une culotte ou de donner un coup de couteau dans l’empeigne d’un soulier.

Est-il besoin de l’ajouter ? Ces prisonniers sont très humainement traités. Que la presse germanique n’essaie pas de nous calomnier aux yeux des neutres ! Souhaitons seulement que les nôtres aient, en Allemagne, une vie aussi douce que les prisonniers allemands, chez nous ! J’ai visité en détail un de leurs campemens : j’ai été émerveillé de la propreté et, autant qu’on peut le leur donner, du confort de leur installation. Pour tous les visiteurs impartiaux, il n’y a qu’un cri :

— Ils sont mieux que nos soldats !

J’assistai au retour d’une équipe, qui rentrait du travail, après une journée torride. Tous portaient de larges chapeaux de paille, dont les bords leur couvraient presque complètement les épaules. Le commandant, qui m’accompagnait, me dit :

— Voyez ! ils ont des chapeaux de planteurs, et le territorial qui les escorte n’a même pas de cache-nuque !

Leurs cuisines, leurs réfectoires sont parfaitement tenus. Des lavabos, voire des appareils à douches, ont été installés en maints endroits du campement. Ils ont une infirmerie très convenablement outillée ; ils ont même une espèce de casino, an grand hangar à la fois théâtre, salle de récréation et salle de lecture, avec un piano, une bibliothèque, des journaux, — le tout, il est vrai, organisé par les soins d’une association chrétienne helvétique. Je n’oserais pas affirmer que j’y ai vu des fleurs. Au moins, j’ai vu, autour des baraquemens, des jardinets pleins de gemüth, où poussaient des légumes. A coup sûr, ce campement n’est pas précisément un lieu de délices ! Sous ces abris en planches, nos soldats n’en ont pas d’autres, il doit faire terriblement chaud en été, et, malgré la douceur du climat marseillais, un peu froid en hiver. Mais, comme ils disent, « la guerre est la guerre ! » Et ce n’est pas nous qui l’avons voulue !

Néanmoins, si nombreux qu’ils soient, ces prisonniers allemands sont loin de donner la note dominante dans la physionomie nouvelle du port et des quais de Marseille. Là, comme partout, l’Afrique, — notre Afrique, — est triomphante. Il faut assister, entre cinq heures et demie et six heures du soir, à la sortie des docks et des chantiers. Je reconnais bien, au passage, des groupes de Catalans, de Mahonnais, de Valenciens, de Grecs des iles, mais le flot de nos « Bicots » recouvre tout. Ils s’avancent par files profondes, comme une armée en marche. Un chapeau de feuillage enroulé autour de la chéchia, ou un brin de basilic piqué dans la narine, ils piétinent les rails de la chaussée, en gesticulant et en criant très haut, comme des hommes qui vont toucher une haute paie et faire pleuvoir une pluie d’or, là-bas, dans le gourbi abandonné, où les femmes, tatouées de figures bleuâtres, attendent leur mandat-poste mensuel.


Pour nous reposer un peu de ce tumulte et de cette bigarrure cosmopolites, regardons un instant Marseille vue du Vieux Port, sur le quai de Rive-Neuve.

Il est huit heures passées : le crépuscule s’attarde longuement dans le ciel, et le couchant est encore assez clair pour qu’on puisse saisir cette couleur indéfinissable qui revêt d’une splendeur étrange les vieilles bâtisses marseillaises : une sorte de gris ambré et chaud, comme flottant dans une poussière vermeille. En face, sur l’autre quai, les hautes maisons aux façades percées de petites lumières très brillantes semblent faites d’une argile blonde, encore tiède du four. Sous ses corniches et ses moulures rococo, l’Hôtel de Ville prend des tons orangés de palais vénitien, tandis que, derrière lui, contre le firmament d’une pâleur nacrée, se découpent la masse sombre de l’hôpital, le noir clocher des Accouls, et, à peine visible, la lanterne dorée de la Major. Dans l’eau dormante, aux reflets métalliques et aux exhalaisons fiévreuses, des colonnes de feu s’enfoncent verticalement comme des vestiges de cité engloutie. Au milieu, dans l’espace uni et miroitant laissé libre par les carènes des navires, glisse une gaze légère, une ombre bleue, reflet du ciel toujours clair, où vogue un unique et lourd nuage couleur de prune...

Sur le quai envahi par la nuit, entre les blocs de marbre de Carrare, les entassemens confus d’où monte la senteur marine du goudron, des petites filles, qui se tiennent par la main, chantent et font des rondes. La vergue d’un voilier se dresse obliquement sur les profondeurs de l’espace, tournée vers les voies innombrables de la mer, — départ de nuit, par un ciel radieux, vers des paysages que l’on rêve toujours enchantés, malgré les sous-marins...


Autour des lampadaires qui s’allument de loin en loin, à presse s’éclaircit : parmi les flâneurs, on ne voit plus guère errer que les soldats permissionnaires. Les travailleurs sont déjà couchés, ou rentrés dans leurs campemens.

Ces campemens des manœuvres coloniaux, c’est tout un monde à part. Dès les premiers mois de la guerre, il a fallu subitement loger ces hôtes inattendus, leur improviser des gites aussi économiques et expéditifs que possible : ce ne fut pas une petite affaire. Tout de suite, on songea à utiliser les anciens locaux de l’Exposition Marseillaise et les terrains avoisinans, tout cet immense parc qui s’étend le long de la promenade du Prado. Le grand Palais et la Galerie des machines offraient des baraquemens tout trouvés, mais qu’il était indispensable de remettre en état et d’approprier à leur nouvelle destination : des dortoirs, des réfectoires, des cuisines avec leurs dépendances durent être aménagés en toute hâte. Mais ces locaux étaient loin de suffire. On construisit autour une véritable cité africaine et orientale, alignement géométrique de baraques en planches et en briques. Pour cela, il devint nécessaire de bouleverser l’emplacement, de raser des pelouses, de combler des excavations et des tranchées, de niveler un sol profondément raviné. L’officier supérieur chargé de cette tâche s’en acquitta à merveille. Aujourd’hui, grâce à ses soins, l’Exposition de Marseille est redevenue le Palais des Nations.

Ces casernemens ouvriers du Prado, qui peuvent contenir près de huit mille hommes, sont traversés par un perpétuel va-et-vient de travailleurs cosmopolites, que l’on dirige vers tous les points du territoire où leur concours est nécessaire. Il y a là des Annamites, des Chinois, des Tunisiens, des Algériens, des Marocains, des Sénégalais. On y a même vu des Canaques jusqu’à ces derniers temps, mais on a dû renoncer aux services par trop défectueux de ces Océaniens. En tout cas, on remarque toujours, parmi ces troupeaux d’Asie et d’Afrique, des Européens très bruns, l’air vigoureux et intelligent, qui portent l’uniforme français avec un léger signe distinctif : ce sont des déserteurs bulgares. On les emploie, au dehors, à des travaux dont il vaut mieux ne rien dire et dont ils s’acquittent à la grande satisfaction de leurs chefs. La plupart montrent une bonne volonté méritoire et font tous leurs efforts pour apprendre le français. Il en est de même de nos ouvriers kabyles, lesquels passent pour les meilleurs de tous. Ceux-là s’acclimatent facilement chez nous, s’adaptent sans trop de peine à la vie de nos paysans. J’ai pu causer avec l’un d’eux, qui arrivait de la Beauce, où il avait travaillé toute une saison dans une exploitation agricole : il parlait couramment le français et se déclarait enchanté de son séjour. Beaucoup de ses compatriotes sent comme lui. On m’assure que les lettres qu’ils expédient régulièrement dans leurs douars, — très nombreuses, ce qui dénote une certaine culture généralisée, — sont au moins aussi souvent rédigées en français qu’en arabe. Tout cela est de bon augure. Le Kabyle, si on l’encourage avec persévérance, peut être, parmi les Musulmans de l’Afrique du Nord, un élément assimilateur de premier ordre.

Déjà nombre de ces travailleurs ont adopté le costume européen. Bien des Kabyles ne portent plus la chéchia. D’autres Africains, qui continuent à la porter, ont jugé plus prudent, ou plus avantageux pour leur prestige, de s’affubler de défroques militaires achetées au décrochez-moi-ça. Et ainsi des étrangers peu physionomistes peuvent confondre ces honnêtes manœuvres, sous leur travestissement dépenaillé, avec des prisonniers turcs ou des soldats coloniaux mal tenus. Quant aux Annamites, ils sont à peu près vêtus comme nos ouvriers d’Europe. Les Chinois ont sacrifié leur queue légendaire. Tondus de près et coiffés de larges chapeaux de paille, les pieds dans des espadrilles, ou chaussés de forts souliers à clous, ils sont tout habillés de bleu à l’instar de nos mécaniciens, sauf qu’ils ont conservé la culotte bouffante des Orientaux. Ainsi vêtus d’azur, ces Célestes apparaissent comme les vrais fils du Ciel. Ils se présentent généralement par grandes masses, sous l’aspect grégaire, et quand, à la sortie des docks ou des chantiers, ils se répandent sur le pavé en un énorme flot ininterrompu, on dirait un jaillissement de turquoise en fusion.

Les chaleurs presque tropicales de ces derniers jours printaniers leur donnent sans doute l’illusion du soleil d’Extrême-Orient. Nus jusqu’à la ceinture, ou même complètement nus, ils se plongent dans le bassin qui s’arrondit devant la façade exotique du Grand Palais, parmi les grenouilles et les monstres de faïence qui émergent de l’eau. Des sapins et des cèdres, profilés en silhouettes aiguës et précises sur le bleu dense du ciel achèvent d’évoquer l’atmosphère japonaise ou chinoise. Et dans ce parc marseillais, à deux pas du Château Borély, — pur joyau de style Louis XVI, — on est tout surpris de rencontrer un paysage, qu’on n’avait jamais contemplé, jusque-là, que sur les ventres des potiches, ou sur les soies des paravens.

Marseille, Porte de l’Orient, est la première à bénéficier du travail de ces Orientaux. Il est évident que, même en temps de guerre, certaines de ses industries ont pris un essor nouveau. Des esprits chagrins lui en ont fait un crime. Mais par quelle sotte pudeur s’en cacherait-elle ? N’est-il pas honorable, au contraire, d’avoir pu maintenir et développer cette activité industrielle, au milieu des pires difficultés économiques, d’avoir donne l’exemple du travail, de l’esprit d’initiative et d’organisation, quand ailleurs on pataugeait dans le gâchis, on s’enlisait dans la paresse et la routine ? Que Marseille se soit enrichie, c’est évident. Mais demain, après la paix, le pays n’aura jamais trop de capitaux disponibles. Aujourd’hui même, il en a besoin pour se refaire, pour relever les ruines des régions dévastées : c’est à quoi contribuera sans doute l’Œuvre de la Provence pour le Nord, dont le Comité à peine formé a déjà réuni deux millions et dont les ressources vont sans cesse en s’augmentant...


A côté de ces campemens ouvriers et, un peu partout, dans les faubourgs et dans la banlieue marseillaise, s’essaiment les campemens militaires, beaucoup plus nombreux et, en général, aussi vastes que les précédens. Troupes françaises, troupes britanniques et alliées, permissionnaires de l’armée métropolitaine, de l’armée d’Afrique, ou de l’armée d’Orient, occupent de véritables territoires, qu’il a fallu, comme pour les travailleurs coloniaux, aménager aussi rapidement que possible.

Les cantonnemens de l’American Park et du Skating de l’Exposition représentent la plus considérable de ces agglomérations militaires : deux mille cinq cents, trois mille hommes, quelquefois même jusqu’à quatre mille, y sont abrités et nourris journellement. Ces hôtes sont des nomades qui ne font que passer. Ils s’arrêtent ici sur la route de Salonique, d’Alger ou du Caire. Le campement en reçoit de cinquante-cinq à soixante mille par mois : c’est la grande étape entre les deux fronts. Bien que les métropolitains y foisonnent, les coloniaux, les indigènes d’Afrique et d’Indo-Chine forment le gros des contingens. Même bigarrure de blancs, de jaunes et de noirs que dans les baraquemens des manœuvres. Joignons-y des Yougo-Slaves et, — détail significatif, qui requiert nos réflexions, — des engagés volontaires japonais. Mais si spacieux que soient ces locaux, ils n’ont pas tardé à devenir insuffisans. Il a fallu en créer d’autres. Le camp de la Delorme et les cantonnemens des Nouvelles Facultés, sur la place Victor-Hugo, proche la gare centrale, se sont ouverts aussi pour abriter, outre les détachemens de la garnison, des troupes de passage, surtout celles qui stationnent peu de temps à Marseille et qu’on achemine, par voie ferrée, vers des directions spéciales. Des écuries de chevaux et de mulets ont été installées aussi dans ces baraquemens supplémentaires. Ailleurs (qui le croirait ?) les ânes, les petits ânes d’Algérie, si vifs, si fringans, et, si l’on, ose dire, si spirituels, ont un camp pour eux tout seuls. Le parc aux ânes du boulevard Rabatteau est une des singularités et une des attractions du Marseille de guerre. Ces bêtes indépendantes et capricieuses rendent à nos soldats d’inappréciables services. Je les regarde, derrière les palissades de leurs boxes, se frotter mélancoliquement l’une contre l’autre, en agitant leurs longues oreilles. Pauvres bourricots dépaysés, se doutent-ils des corvées héroïques auxquelles on les destine et qu’ils accompliront comme la chose la plus simple du monde, en braves petits Africains qu’ils sont ?... Car, dans ce grand carnage de l’Occident, les bêtes ont payé de leur sang comme les hommes : ânes, chevaux et mulets, plus de quatre cent mille sont passés par ces écuries pour prendre le chemin des fronts. Et comment dénombrer ceux que le commerce et l’industrie marseillaises ont employés depuis trois ans, sur les quais et leurs chantiers, pour les services des subsistances et des munitions ? Chaque fois que je m’arrête sur la place d’Aix, devant cet arc-de-triomphe, qui voit passer tant de malheureuses bêtes fourbues, écrasées sous le poids des charges, je me dis que la municipalité remplirait un devoir de stricte gratitude, en faisant graver au fronton cette belle inscription en lettres d’or : « Aux chevaux de Marseille, la Cité reconnaissante ! »

Mais Marseille a tant d’hôtes à caser, à héberger, à amuser même ! Avec le soin de notre ravitaillement à tous, civils et militaires, elle assume des fonctions hospitalières si diverses qu’elle n’a pas le temps de songer aux animaux !

Parmi les installations étrangères auxquelles elle a dû pourvoir, il sied de rappeler, en passant, celle des Russes, qui, un beau matin, lui débarquèrent de Wladivostock. Leur campement existe toujours. Mais ces contingens ne sauraient se comparer aux contingens britanniques. Quoique numériquement bien inférieure à la base française, la base anglaise de Marseille a une importance qui ne saurait échapper même au passant le plus distrait. Ils sont partout dans la banlieue. A la Pointe Rouge, ils ont un camp spécialement affecté aux troupes hindoues et qui comprend un hôpital et des infirmeries. La cavalerie asiatique est parquée à La Valentine et à La Barasse, l’infanterie au Parc Borély. A Santi et à Carcassonne, à Bonneveine enfin, on a construit des cantonnemens pour l’infanterie anglaise. Sur les boulevards extérieurs, le camp Fournier reçoit un dépôt de cavalerie. Et constamment, dans le port de la Joliette, des navires ancrés et prêts à partir constituent de véritables casernes flottantes.

Il est certain que ces troupes jetées du jour au lendemain, et par milliers, sur le pavé de Marseille, y ont causé d’abord un certain brouhaha et même quelque confusion. Mais petit à petit tout s’est tassé et arrangé. A part certaines excentricités un peu vives, comme il s’en commet dans toutes les villes de garnison, les soldats et les officiers anglais ont tenu à donner à leurs hôtes un parfait exemple de correction et de discipline.

Puis, les jours succédant aux jours, à mesure qu’une intimité plus étroite s’établissait entre l’indigène et l’étranger, la cordialité britannique a prouvé qu’elle ne le cédait point, en chaleur de paroles et de sentimens, à la cordialité provençale. Le maire de Marseille, M. Eugène Pierre, me disait qu’il avait reçu, à l’occasion du dernier nouvel an, avec les vœux très amicaux du commandant anglais, des protestations enthousiastes de gratitude, d’attachement et de patriotisme marseillais. Ce même officier supérieur, le très distingué et très aimable colonel T., à qui je parlais de l’armée anglaise, me répondit avec une charmante vivacité :

— Il n’y a pas d’armée anglaise : il y a l’armée franco-britannique !

Comment s’étonner qu’avec ces façons courtoises et fraternelles, et aussi avec leur prodigalité bien connue, les Anglais soient très populaires, non seulement parmi les commerçans, mais dans toute la ville ? Leurs officiers y entretiennent une animation, une gaîté, un train de vie, qui ont permis à Marseille de traverser, sans trop s’en apercevoir, les heures les plus sombres de cette guerre. Leurs troupes asiatiques sont un des grands spectacles pittoresques de la rue marseillaise et la joie des badauds.

Quand les Allemands jettent à la tête de ces Orientaux l’épithète de « barbares, » c’est bientôt dit, en vérité. Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, c’est que ces troupes de couleur sont, comme les nôtres, admirables. Il suffit de les voir manœuvrer, comme de voir défiler nos Sénégalais, le sac au des et le fusil sur l’épaule, pour que, tout de suite, on s’écrie :

— Voilà des soldats !

Ces vieilles races de l’Inde sont à la fois très militaires et très aristocratiques. Elles sont aussi très modernes. Lorsqu’on pénètre dans leurs campemens, on est frappé d’abord par leur tenue extérieure et aussi morale, par le raffinement de leurs usages, la persistance de traditions très archaïques et l’habitude déjà sensible du confort européen.

À l’exercice, en train de manœuvrer leurs lances ou leurs sabres à larges coquilles, véritables colichemardes de drame romantique, ils font songer à des guerriers du Moyen Age. Mais ces preux Asiatiques se tubent et se douchent quotidiennement comme des Anglais : il est vrai qu’ensuite ils ont coutume de se frotter d’huile comme des lutteurs antiques. Ils mangent nos lentilles et nos pimens, qu’ils écrasent avec un rouleau sur une pierre tendre et dont ils font une sorte de pâte écarlate ; mais le beurre, dont ils usent, vient de leur pays, soudé dans de grandes boites de fer-blanc. Ils en assaisonnent des plats spéciaux qui mijotent sur des réchauds de terre brune. Leur cuisine, d’ailleurs entravée par toute espèce de prescriptions religieuses, est d’une extrême propreté. Il faut voir les boulangers accroupis rouler sur une planche circulaire de petites boules de pâte, les taper sur le bois saupoudré de farine et les étendre prestement en galettes souples et minces comme des crêpes : ils en tirent des pains azymes, d’une couleur dorée et d’un goût délicieux. Ces hommes propres ont leurs mosquées établies dans le camp, à peine distinctes des autres tentes, mais tapissées de belles nattes en paille de riz. Seule la couleur d’un étendard distingue de la mosquée musulmane la pagode des Sikhs, sectateurs de Brahma. À côté de ces lieux de prière, très primitifs comme décor et comme mobilier, ils ont des salles de récréation, munies de débits de tabac et de bars à boissons indigènes, de phonographes, d’harmoniums, de jeux de toute espèce, jeux hindous et jeux européens. Près de la porte d’entrée, sur un tableau noir, on inscrit deux fois par jour les dépêches des communiqués, en caractères persans et hindoustanis. Beaucoup d’entre eux sont des lettrés. On me dit même que certains de leurs officiers parlent notre langue bien plus correctement que l’anglais.

Avec leurs belles barbes en éventail, leurs turbans aux cache-nuques largement étalés, tout leur accoutrement d’Orientaux, les Hindous ont fini par se fondre dans la vieille couleur locale marseillaise. Aujourd’hui, on remarque à peine leur présence. Mais, au début de la guerre, lorsque des régimens entiers débarquaient à la Joliette, lorsque, en files interminables, ils traversaient la Cannebière et le Cours Belsunce, avec leurs fourgons, leurs mitrailleuses, leurs lourds camions automobiles qui ébranlent les pavés, ce fut, pour le patriotisme provençal, un réconfort inoubliable : la puissance de l’Empire britannique était à nos côtés. Et voici qu’en constatant la force de nos amis et alliés, on s’aperçut d’une chose, qu’on n’avait pas assez remarquée jusque-là, dont on n’avait pour ainsi dire pas conscience : la force de l’Empire français. Après que nos colonies africaines et asiatiques eurent déversé sur les quais de Marseille de véritables armées, des troupeaux de bêtes de somme et de boucherie, des tonnes de vivres et de marchandises, nous ne pouvions plus douter de nous-mêmes ni de nos ressources. Nous prîmes une première idée confuse de notre grandeur réelle, comme de notre grandeur possible. Sur près de quatre millions d’hommes qui sont passés ici depuis le début des hostilités, trois millions sont des soldats français.


A mesure que la guerre sous-marine s’intensifie, ce déploiement de force, — non seulement préventive, mais offensive et défensive, — s’amplifie et s’accentue d’un bout à l’autre du front de mer méditerranéen. Il devient aussi actif, sinon aussi meurtrier, que le front terrestre occidental. Partout, l’image de la guerre est présente. A ceux qui seraient tentés de l’oublier, les campemens et les hôpitaux disséminés sur tout le littoral auraient tôt fait de la rappeler. Même dans les villes hivernales, villes de paresse et de plaisir, où il semble que l’on devrait être à l’abri de l’effervescence belliqueuse, il faut prendre sa part des gênes et des tribulations civiques, qui s’imposent à tout le pays.

Comme au temps des pirates barbaresques et des soudaines agressions sarrasines, on tourne les yeux vers la haute mer avec un sentiment nouveau, qui n’est pas précisément de l’admiration pour la beauté du paysage. Mais nos gardes-côtes et nos avions font bonne garde. A toute heure du jour et de la nuit, on entend ronfler les moteurs de nos sentinelles aériennes. Telle une cage géante, cette baie ou cette anse du rivage est toute bruissante de leur vol. On les voit planer très près du regard, avec leurs queues recourbées de monstres marins et leurs ailes d’oiseaux, — s’abaisser d’une brusque chute, raser le flot, s’y ébrouer dans des jaillissemens d’écume, comme de lourds albatros, puis remonter et se perdre dans l’espace. On ne les distingue plus, mais on est assourdi par l’immense vibration farouche que leurs hélices déchaînent par tout le ciel. Lorsqu’ils sont très nombreux, cette rumeur céleste a quelque chose d’un bruit panique, d’un tumulte sacré : c’est le grondement des sphères, tel que l’imaginaient les poètes et les métaphysiciens antiques. A de certains momens, on dirait une marche héroïque ou nuptiale, jouée là-haut, sur des orgues géantes, par un musicien de l’Azur. Et, tandis que le fracas de la grande phrase mélodique se déroule à travers l’étendue, les maîtres dépossédés de ces régions aériennes, les oiseaux du ciel, s’enfuient devant les oiseaux de la terre, en longues files affolées, comme chassés en déroute par le battement des ailes de la Victoire...

A ces hydravions, dont le rayon de surveillance est forcément assez restreint, on a dû joindre d’autres moyens de défense et d’attaque encore plus efficaces. Parmi ces moyens d’action, nos Alliés se sont chargés d’en fournir quelques-uns. Par exemple, ce n’a pas été une mince surprise pour la population marseillaise, que de voir des torpilleurs japonais jeter l’ancre dans le port, tandis que des cargos nippons continuaient à stationner derrière les môles de la Joliette. Ces navires de chasse ont déjà fait de bonne besogne contre les sous-marins germaniques. Ils sont aussi, pour des yeux attentifs, un des spectacles les plus suggestifs et les plus stimulateurs d’énergie morale, que nous ait donnés cette guerre.

En tout cas, l’attention du peuple de Marseille est vivement frappée par la présence de ces torpilleurs. Deux fois par jour, matin et soir à l’heure du salut au drapeau, des foules s’amassent le long des quais, avides de contempler les élégans navires, aux poupes arrondies, aux carènes luisantes et nettes comme des boîtes de laque. On regarde ces équipages inconnus, ces petits hommes lestes et musclés, qui semblent bondir aux coups de sifflet, aux appels des sonneries si semblables aux nôtres, mais qui portent sur leurs bérets des inscriptions en caractères énigmatiques. Ils vont et viennent avec une légèreté d’acrobates, tandis qu’à l’extrémité du pont, les officiers, assis sur des plians, fument des cigares ou jouent de l’éventail... Soudain, une sonnerie retentit, puis un coup de canon : instantanément, tout s’arrête, le mouvement est suspendu sur le navire. D’un bout à l’autre du pont, le long des passerelles et des vergues, on ne voit plus que des files blanches de matelots, immobilisés dans un geste identique de salutation militaire et religieuse. Des trompettes sonnent une musique étrange, qui n’a plus rien de commun avec les nôtres, une musique telle qu’on en doit entendre, là-bas, dans les temples de bois peint, où brûlent les bâtonnets d’encens, parmi les tintemens clairs des gongs. Et, — comme soulevé par l’hymne qui perpétue la psalmodie pieuse des ancêtres, — sur la blancheur symbolique de son étendard, le rouge Soleil nippon monte dans une apothéose...

Regardez-les bien, gens de Marseille, et vous tous, gens de notre France, regardez-les, ces petits hommes jaunes venus de si loin sur les coques de fer de leurs navires, et, devant un symbole national et religieux vieux de trois mille ans, raidis dans une attitude hiératique, comme des statues de la Discipline !...


LOUIS BERTRAND.