Les Éditions de France (p. 41-53).

iv

on part pour la chine

C’est tous les deux vendredis que les Messageries Maritimes partent pour la Chine.

Il y a bien les paquebots japonais…

Mais l’individu français ne prend pas la Nippon Yusen Kaisha.

Cet animal de compatriote est en effet un voluptueux. Il éprouve du plaisir à ne pas rompre du coup, avec ses douces habitudes. Ainsi pensera-t-il avec satisfaction que même après avoir quitté les rives du pays, il pourra payer encore des impôts.

Par exemple, il fumera, patriotiquement et fiscalement, du tabac des manufactures de l’État, ces contributions ne seront qu’indirectes, il est vrai. À défaut des autres, cela lui ravigotera le cœur.

Ces vendredis-là, à deux heures, une séance de déménagement vous est donnée gratuitement dans les hôtels de la Cannebière et d’alentour. Dans nos pays, il y a toutes sortes d’écoles où l’on apprend aux contemporains toutes sortes de choses. Il y manque l’école des voyageurs. Personne ne pourrait monter sur un bateau, s’il n’avait satisfait aux examens de cette école, je dis cela pour les dames et à cause des cartons à chapeaux. Le jour du départ pour la Chine, il y a des cartons à chapeaux dans tous les escaliers et sur tous les trottoirs de Marseille. Parce que j’en ai crevé quatre cet après-midi, des dames ont poussé des cris épouvantables et m’ont dit qu’elles me considéraient comme un maladroit. Eh bien ! moi aussi j’ai mon mot à dire. Et je prétends qu’après avoir passé où j’ai passé, j’ai le droit indéniable, n’ayant défoncé que quatre cartons, de me proclamer le plus brillant équilibriste de l’époque !

Enfin, tout cela est jeté dans les omnibus : les chapeaux, les dames, les cartons, l’équilibriste. Il y a aussi les petits chiens chéris – 2,200 francs de traversée pour les petits chiens chéris. – Ils payent davantage qu’un passager de pont. Cela vous donne envie d’avoir un collier ! Et les omnibus démarrent.

J’ai ouï dire que le problème de la circulation empêchait souvent de dormir M. le préfet de police de Paris. C’est un souci qui n’empêche pas les autorités marseillaises de ronfler ! Elles ont peut-être raison. Pour la ville, c’est une curiosité. Cela doit attirer des visiteurs. On peut, en effet, se déranger pour voir une chose pareille ! Ni droite, ni gauche. Permission d’enjamber les refuges, d’entamer les trottoirs. La circulation à Marseille est régie par une loi unique : « Toute voiture doit, par tous les moyens, dépasser la voiture qui la précède. » On se croirait au temps des cochers verts et des cochers bleus de Constantinople. C’est une course de chars. Qui arrivera premier et déclenchera l’enthousiasme populaire ? Le camion bouscule la voiture d’un coup d’épaule. Le taxi souffle sur la bicyclette. Le camionneur à trois chevaux se gare du camionneur à essence, mais il saute à la gorge de la calèche de place. Parfois, le gros tramway les met tous d’accord, il les cogne, l’un après l’autre avec sa baladeuse. C’est le grand pugilat des véhicules !

Ô vous qui désirez mourir muni des sacrements de l’Église, n’oubliez pas, à chacune de vos sorties, de prendre un prêtre dans votre auto !

J’ai si peu perdu de vue le départ pour la Chine que c’est le trajet de la Cannebière au cap Pinède que je viens de vous décrire.

Maintenant, nous voici dans le hangar de la longue traversée. C’est un lieu sordide, exaltant et magique. Il n’est plus que de le franchir et l’on est sur le quai, et, contre le quai, chauffent, sifflent déjà, l’André-Lebon, le Paul-Lecat, le Porthos ou le D’Artagnan.

À lui seul, ce hangar est l’Extrême-Orient. On en renifle les arômes. Du moins on les imagine. En tout cas, les parfums concentrés du hangar semblent être venus jusqu’ici dans les cales et sur les ponts des paquebots qui abordent là. Des pinceaux grossiers ont écrit sur les murs les litanies des voyageurs du Sud : Port-Saïd, Suez, Djibouti, Aden, Colombo, Penang, Singapour…

Priez pour nous !

Saïgon, Hanoï, Hong-Kong, Shanghaï, Yokohama !

Priez pour nous !

Partir confère de la dignité. C’est un acte que l’on n’accomplit pas avec ses allures de tous les jours. On ne sent plus sur ses épaules le poids du quotidien. Au plus profond de soi, chacun perçoit qu’une naissance se déclare.

Et c’est un tohu-bohu de bon ton, une aimable précipitation, un gentil petit fouillis d’hommes, de femmes, d’enfants, de prêtres, de militaires, de marins, de fonctionnaires, d’hurluberlus.

On a présenté sa valise au douanier, on a juré que l’on n’emportait pas l’or de la Banque de France dans le fond de ses malles, ni dans celui de ses goussets. Le hangar exhale de plus en plus les senteurs des ports à venir.

Et l’on atteint le paquebot.

Garçons en tenue de bord qui surveillez l’entrée des échelles, gare à vous ! Vous allez être bousculés. Mais oui, on vous montrera le billet, c’est entendu, mais n’arrêtez pas l’élan des passagers, surtout ne leur demandez pas s’ils sont bien des passagers. Cela se voit, il me semble, cela se voit autant que le ruban neuf d’un nouveau décoré ! Allons, place ! Garçons en tenue de bord, place !

— Ma cabine, où est ma cabine ? Numéro 78, maître d’hôtel.

— Deux étages au-dessus, coursive bâbord.

Le détenteur du 78 est un débutant au pays des bateaux. Il n’en connaît pas les détours. Il cherche. Il bafouille. Il est perdu !

C’est d’ailleurs l’encombrement. Sur les ponts, aux salons, dans les escaliers, plus d’accompagnateurs que de voyageurs. Les premiers descendront à la cloche, une demi-heure avant le dernier coup de sirène. Et s’ils croient qu’une fois en mer, on pensera encore à eux, c’est qu’ils ont des illusions.

Le 78 a déniché sa cabine. Il fait des yeux tout ronds. Il ne pensait pas que c’était fait comme ça. Et puis, cet inconnu, qui était déjà « chez lui » ! Ce monsieur qui ne le séduit pas va coucher quarante-deux jours à ses côtés ! C’est son compagnon de litière. Quelle sale affaire ! Le 78 se demande pourquoi il n’a pas une cabine pour lui tout seul. Non ? Vous ne vous êtes pas regardé, monsieur 78 ! Les cabines pour « soi tout seul » sont pour plus malins que vous !

Il partira quand même, mais il est défrisé.

Cette petite dame trouve que ça remue déjà.

— Qu’est-ce qui remue ? lui renvoie son mari qui se sent les pieds bien à plat.

— Je te dis que ça remue.

L’homme aux pieds bien à plat hausse les épaules et monte au bar. Je le connais. Il y restera jusqu’à Saïgon.

Officiers, garçons, femmes de chambre qu’à défaut l’on trouvera belles au dixième jour de mer, tous sont devenus des oracles. Les yeux dans les yeux, les clients les interrogent sur le temps. Ils répondent toujours la main sur le cœur. Ce n’est pas signe de mal de mer, mais de franchise.

— Alors, monsieur l’officier, vraiment, monsieur l’officier, vous croyez que l’on pourra danser ce soir ?

— Je le jure, madame.

L’officier ne les trompe pas. La chère créature dansera sûrement. Si ce n’est pas au son du piano, ce sera au souffle du mistral.

L’arche de Noé va s’en aller. Elle emporte le genre humain par échantillons. Il n’en manque pas un. Vous avez un petit bout de tous les pouvoirs constitués, un magistrat, un évêque, la moitié d’un colonel, je veux dire un lieutenant-colonel. Le rayon des « classes » est au complet, de l’ambassadrice à la chanteuse d’outre-mer. Toute la gamme des marchands. Le plus magnifique est celui qui va au Thibet proposer du curaçao aux lamas.

— Ils boivent de l’eau de neige, mon vieux ! Vous n’en vendrez pas un litre de votre liqueur. C’est moi qui vous le dis.

Il me rit au nez.

— Et ils vous ouvriront le ventre.

Il se dirige vers le bar.

— Ils vous pileront la tête dans une écuelle.

— Et moi je vous tirerai les oreilles.

La sirène mugit. C’est à croire que toutes les vaches d’un troupeau ont la queue prise dans un tiroir. Cela veut dire qu’il faut descendre.

Alors, quand je fus à terre, je criai d’en bas au marchand de curaçao :

— Et puis, ils se tailleront des porte-monnaie dans la peau de vos fesses !

Le paquebot décolle.

Au bout du pont des secondes, de jeunes missionnaires à barbe encore folle, et qui ne reviendront pas, regardent une dernière fois la terre de Marseille, tandis que sur le quai des musiciens ambulants en font autant, dans l’espoir d’une pièce de deux sous, en échange d’une rengaine natale, de la part de ceux qui s’en vont…