Éditions de la NRF (p. 187-188).

CHAPITRE XC

L’ESPRIT

On dit partout que la guerre vient de ce qui est inférieur dans l’homme, et qu’on ne peut supprimer ; et que l’Esprit n’y peut rien, ne pouvant se séparer de son mauvais compagnon. Erreur de grande portée, qui va à confondre la guerre avec les querelles et rixes, lesquelles sont et seront toujours à attendre, par la nature animale, qui nous tient tous. Mais l’expérience fait voir qu’une police convenable, en chacun et dans la ville, modère cette folle agitation, qui d’elle-même n’irait pas loin. Et qu’est-ce qu’un crime ou deux ?

Mais pour ce crime sans mesure, qui fait marcher des hommes contre des hommes, d’après une colère de cérémonie, contre l’intérêt de tous et contre le désir de presque tous, pour ce crime sans mesure, il faut l’Esprit. Oui il faut des doctrines, des systèmes, un idéal, des preuves, une morale, une religion enfin. La colère, subordonnée au sommeil, à la faim, à la fatigue, appelle l’Esprit au secours. C’est l’Esprit qui veille, c’est l’Esprit qui tient.

En quoi il est esclave, et fabricant d’opinions à la requête des passions inférieures. Volontairement avili. Ici s’éveille une colère en moi, que je dois modérer, car c’est encore guerre, mais que je ne puis dire injuste. Je pardonne à ces masses de muscles qui n’arrivent pas à penser. Mais comment pardonner à celui qui a reçu la grâce d’être moins alourdi, de lire, de comprendre, de penser, s’il soumet ce pouvoir aux Forces ? Ils ont un devoir lourd, ceux qui ont pour fonction de penser. Faiblesse n’est pas crime ; et l’inférieur, qui porte tout, qui nourrit tout, et jusqu’à la lumière impartiale, l’inférieur est toujours bien fort. Nul n’est assuré contre la colère. Mais adorer la colère, et s’y jeter avec cette joie mauvaise contre cet esprit qui ne voulait pas servir, c’est cela qui est la trahison. L’inhumain n’est pas dans l’acte féroce d’homme contre homme ; mais celui qui adore en esprit la violence, et qui la veut organisée, pensée, adorée, voilà l’Inhumain.

De ceux qui n’ont d’esprit que pour gagner, je n’attends pas mieux. « Avant que le coq ait chanté trois fois », oui, tout de suite leur première pensée fut un moyen et une arme. Mais ces pensées nées en esclavage ne porteraient point une guerre. Je n’attends pas beaucoup plus de ces esprits qui furent libres en la première jeunesse, et ainsi apprirent à composer, mesurer, exprimer ; car ce talent, presque tout imité, fut aussitôt à vendre. Dangereux, ceux-là, par l’art de persuader, et par une allure de liberté ; mais l’envie les déshonorait. La guerre est triomphe pour ceux-là ; elle les justifie, croient-ils.

Mais enfin, j’en avais connu et honoré d’autres, parce qu’ils ne se pliaient point à toute puissance, ni même à toute preuve ; et parce qu’ils avaient un visage humanisé par la haute fonction du Juge. Savants, historiens, philosophes ou moralistes, leur fonction était de peser toutes choses et eux-mêmes. Mais sans doute ils ne se consolaient point de mépriser beaucoup de choses. Lorsqu’ensemble s’élevèrent toutes les passions divinisées, ils tombèrent d’un coup. Cette couronne de fausses raisons par lesquelles la fureur a pris forme de guerre fut faite par ces hommes-là. Par peur, par mauvaise honte ? Ou bien comme des prudes qui seraient lasses de leur métier ? Ici le crime se mesure à la puissance d’esprit. Qu’ils comprennent maintenant que la guerre n’est guerre que par l’Esprit qui consent. Celui qui, de toute sa pensée, n’a point nié cela, est ici le seul Assassin. Et comme il le sait, ce châtiment suffit.