Éditions de la NRF (p. 173-174).

CHAPITRE LXXXIII

DU DROIT ET DE LA FORCE

Chacun sent bien que la Force ne peut rien contre le Droit ; mais beaucoup sont disposés à reconnaître que la Force peut quelque chose pour le droit. Ici se présente une difficulté qui paraît insurmontable à beaucoup et qui les jette dans le dégoût de leur propre pensée, sur quoi compte le politique. Ce qui égare d’abord l’esprit, c’est que les règles du droit sont souvent appliquées par la force, avec l’approbation des spectateurs. L’arrestation, l’emprisonnement, la déportation, la mort sont des exemples qui frappent. Comment nier que le droit ait besoin de la force ? Ici je demande au lecteur de poser les armes, et de considérer seulement le sens ordinaire des mots ; à loisir, sans espérer ni craindre aucune réforme soudaine. Je suis bien loin de mépriser cet ordre ancien et vénérable que l’agent au carrefour représente si bien. Et je veux remarquer d’abord ceci, c’est que l’autorité de l’agent est reconnue plutôt que subie. Je suis pressé ; le bâton levé produit en moi un mouvement d’impatience et même de colère ; mais enfin je veux cet ordre au carrefour, et non pas une lutte de force entre les voitures ; et le bâton de l’agent me rappelle cette volonté mienne, que la passion allait me faire oublier. Ce que j’exprime en disant qu’il y a un ordre de droit entre l’agent et moi, entre les autres voyageurs et moi ; ou bien, si l’on veut dire autrement, un état de Paix véritable. Si cet ordre n’est point reconnu et voulu par moi, si je cède seulement à une force évidemment supérieure, il n’y a ni paix ni droit, mais seulement un vainqueur, qui est l’agent, et un vaincu, qui est moi.

Il y a donc bien de la différence entre les discussions et réclamations, d’où viennent les procès, et la rébellion proprement dite. La rébellion, c’est-à-dire le recours à la force, rompt aussitôt le pacte de droit. Un coup de poing n’est pas juste ou injuste ; il est fort ou faible. Quand la rébellion est terminée, par la victoire de l’un ou de l’autre, l’ordre du droit n’existe nullement entre le vainqueur et le vaincu, mais seulement un ordre de force, qui changera avec les forces. Il faut toujours que le droit soit reconnu, volontairement et librement reconnu. Dans les cas difficiles, il faut que la sentence de l’arbitre soit acceptée d’avance par les deux ; tel est l’ordre du droit. Être possesseur d’un bien, c’est le tenir et le garder ; en être propriétaire, c’est jouir d’un droit reconnu, publiquement reconnu, reconnu de tous. Réparer, expier, c’est reconnaître qu’on doit expier ou réparer, et s’en rapporter à l’arbitre.

C’est d’après ces principes qu’il faut examiner le prétendu Droit du plus fort. Considérons surtout avec attention le cas où celui qui croit avoir droit veut imposer ce droit par la force, et y parvient. Il est clair que cet établissement de force ne crée aucun ordre de droit entre le vainqueur et le vaincu. Comme Jean-Jacques l’a montré dans un célèbre chapitre du Contrat Social, chapitre court mais bien profond, l’obligation d’obéir au plus fort n’est nullement d’ordre moral ; ce n’est qu’un fait ; elle cesse dès que le plus fort cesse d’être le plus fort ; et, tant que le plus fort est le plus fort, cela va de soi qu’on le veuille ou non. Si vous frappez, vous aurez un ordre de force, et toute promesse est nulle ; si vous voulez un ordre de droit, il faut plaider, non frapper. Discuter, concéder, persuader. Tel est le prix de la Paix, et ce n’est pas trop cher. Mais jamais la Guerre n’établit la Paix. Je n’ignore point qu’il est difficile de faire la paix ; je dis seulement que les moyens de force n’approchent point de la paix, mais au contraire en éloignent. Je ne veux ici que rétablir le sens des mots ; n’appelez point paix ce qui est guerre.