Éditions de la NRF (p. 139-140).

CHAPITRE LXVI

DES FABLES DE LA FONTAINE

Un jeune héros, revenu aux affaires d’argent, me disait : « On ment maintenant sans pudeur ; la mauvaise foi est de forme, en quelque sorte. Est-ce encore un fruit de la guerre ? » — « De la guerre, lui dis-je, et du despotisme, car ils vont ensemble. »

Le fait est que chacun peut citer des exemples, pendant la guerre et ensuite, d’un esprit délibérément avili, et tourné aux seuls profits matériels, sans aucun scrupule, comme si l’humanité se partageait en deux espèces, l’une si grande, et l’autre si basse. Mais je crois que c’est le même homme.

Quand la vertu va au delà du vraisemblable, portée à la fois par une opinion frénétique, par des sanctions inflexibles, et par son propre entraînement, il faut attendre quelque discours de Sancho à lui-même, quelque retour au plus solide, enfin une franchise bornée qui transforme la vertu en hypocrisie ; car la vertu à ce point est trop lourde, fatigante, chancelante, toujours en risque de tomber de haut. On veut témoigner à soi-même que l’on n’est pas si fou. En tout temps l’Épopée appelle son contraire, la Fable, où l’animal fait ses aveux et prend ses résolutions, contre des flatteries trop cher payées. J’ai saisi, surtout dans la jeunesse, ce mouvement de refus intérieur, et ce jugement sec de l’escompteur, qui se dit : « Heureux les pauvres, à qui on ne demande rien. » L’or s’est caché. L’or de l’âme s’est caché aussi. Plus d’un s’est dit, comme ce sous-officier, brave, dévoué, infatigable, et que j’ai entendu : « Bon pour cette guerre-ci ; mais ils ne m’y reprendront pas. » Comment autrement ? Le bon peuple s’est trop fié à de purs littérateurs, qui ne risquaient rien. De tout croire à ne rien croire, il n’y a qu’un saut, et quelques fils barbelés.

Je m’étonne que l’Académie, qui est notre Louis Quatorzième, et qui ne regarde pas plus à cent mille fantassins qu’à un cheval mort, n’ait pas encore dénoncé les Fables de La Fontaine. Le Jardinier et son Seigneur, le Cheval et le Cerf, joints au redoutable axiome : « Notre ennemi, c’est notre maître », conduiraient à des méditations rafraîchissantes ; mais peut-être comptent-ils qu’on ne lit plus.

« Et quand on lirait, me dit l’ombre de Machiavel, quand on lirait, cela n’engendrera toujours qu’une moitié de ruse dans une moitié d’homme. Car ce n’est pas le tout de se savoir petit, et prudent et resserré ; il faut se savoir grand, et imprudent, et généreux ; et non pas par jugements successifs, mais tout cela ensemble, et par les causes ; à quoi une profonde culture peut conduire, mais qui est rare. L’homme naïf et près de terre ne se craint point lui-même. Et ce massacre héroïque qu’on lui prépare ne lui fait point peur, parce qu’il n’y croit pas. Et voilà qu’à crier selon l’occasion : Vive le roi ou Vive la ligue, il se trouve un beau jour galopant plus vite que ses chefs, et acteur principal de la haute politique. Ainsi la Fable ramène l’Épopée, comme l’Épopée la Fable. Entre deux est le sage, qui rassemble tous les fils, et se sait héros à l’occasion, et par quelles causes, ne s’estimant ni trop peu ni trop. Homère et Ésope ensemble. Mais les pouvoirs ne jouent pas sur le petit nombre. » Je conclus qu’il y a deux erreurs capitales, et également dangereuses, au sujet de la guerre ; l’une, c’est de la croire inévitable, et l’autre de la croire impossible. Et les passions de l’amour devraient nous instruire là-dessus. « On ne m’y prendra point » ; c’est celui-là qui est pris.