Éditions de la NRF (p. 115-116).

CHAPITRE LIV

DU TRAGIQUE

Le Fatalisme est au fond des passions tragiques ; il y trouve sa force et ses preuves, et comme une farouche satisfaction. On a assez dit que le tragique résulte de la fatalité agissant par l’homme. Le spectacle le plus émouvant est celui d’un homme qui aperçoit un destin terrible et qui s’y jette comme dans un gouffre. Toutes les passions portent ce caractère ; ce ne sont point des accidents ni des surprises ; le passionné voit son destin, le craint, et en même temps le veut ; c’est là sa victoire sur ce qu’il ne peut empêcher. C’est ainsi que l’on tombe dans l’amour coupable, et jusqu’à appeler le châtiment, la faute n’étant qu’un chemin vers l’expiation.

Mais considérons quel est le tragique le plus tragique. C’est la Fatalité à visage humain. Peu de tragique dans les catastrophes naturelles, sinon par le pressentiment ou l’attente. Mais dans les malheurs seulement humains, c’est là que le tragique se montre à l’état de pureté. C’est le point où le Fatalisme serait sans preuves si l’homme n’obéissait à un destin terrible ; mais c’est le point où la preuve décisive survient, quand l’homme arrive à faire ce qu’il attendait et prophétisait de lui-même, comme crime ou suicide. Encore mieux si d’autres hommes concourent à un malheur seulement humain, par le même désespoir orgueilleux. Ainsi le sentiment de la fatalité se satisfait dans la guerre, voulue des deux parts, voulue à chaque instant comme la grande preuve, la preuve des preuves, qui justifie toute une vie de désespoir méchant.

Ce sentiment est au fond du cœur tremblant. Il est dans toutes les colères, il s’exerce contre toute naïve et raisonnable espérance. La haine la plus vive, je l’ai remarqué, est contre ceux qui repoussent la haine. J’ai vu Coppée touchant un peu à la grandeur, un jour que cette face vieillie et amère, vieillie surtout par l’horreur de vieillir, déclamait contre le droit au bonheur ; et ce discours exprimait à la fois un violent mépris de toute République et de tout Socialisme, en même temps qu’une crainte de la guerre qui ressemblait à un espoir sauvage. Mauvais prophète qui travaillait avec d’autres à cet avenir que nous avons vu.

Je ne veux point les haïr ; j’essaie de les comprendre. Ce que je vois de sincère et de profond en eux, c’est la servitude totale, c’est l’adoration d’une destinée toujours triste, et qui finit mal. Je leur vois un feu étrange contre l’égalité, contre la justice, contre la paix, contre l’audace pour tout dire. Je les ai trouvés défiants et fermés toujours, attendant, comme on dit, que jeunesse se passe, mais vainement je le jure ; maintenant amers, méprisants et souvent furieux contre moi, qui ne veux que les sauver de la peine, et sauver leurs fils, et sauver leurs filles de veuvage et d’une attente pire. Mais comprenez que c’est un crime à leurs yeux que de vouloir cela, quand eux-mêmes n’osent pas le vouloir. C’est juste. Si je pouvais leur faire apparaître que j’ai raison, quel désespoir en eux, après ce qu’ils ont approuvé, acclamé, adoré. Mais au rebours c’est la preuve des preuves lorsque le pire malheur, purement humain, purement de volonté, et que toute volonté repousse avec horreur, est pourtant un jour, et par volonté. Voilà en quel sens la mort d’un soldat qui aime son métier justifie et relève une existence pleine d’envie, d’amertume, de mépris et de religion. Regardez bien le Protée pendant que je le tiens.