Éditions de la NRF (p. 89-90).

CHAPITRE XLI

LE NOBLE MÉTIER

Souvent on entend dire que le descendant d’une noble famille ne peut choisir d’autre carrière que celle des armes ; cette idée est touchante et auguste à première vue. Mais nous avons payé trop cher le plaisir d’admirer. Il faut déshabiller cette caste orgueilleuse. Tout simplement ils choisissent d’être rois. Remarquez que ce n’est nullement difficile d’être officier ; l’élite intellectuelle ne vise point là, par cette raison décisive que l’art de gouverner veut un esprit souple, et toujours heureux de croire ce qui lui plaît, ce qui suppose une incapacité à résoudre et même à saisir les problèmes réels que proposent les objets. Chose étrange, et même admirable, le plus haut pouvoir, le seul pouvoir en notre temps, est à prendre ; il suffit de le désirer. Soyons justes. J’aperçois un art difficile, et sans lequel il n’est pas de brillant officier, c’est l’art de monter à cheval ; aussi nos rois s’y préparent-ils dès leurs jeunes années. Et même il faut dire que l’habitude de vaincre un animal fort, mais maladroit, par la douleur seulement, sans aucune pitié, et en gardant les formes d’une amitié protectrice, ne prépare pas mal au métier de roi. Dont la cravache est le symbole.

Le plaisant, c’est que nous en jugeons comme si les officiers de carrière étaient seuls destinés à faire bon marché de leur vie. Or le fait est que tout homme valide est jeté au métier militaire, qu’il le veuille ou non, et même plus exposé qu’un autre aux accidents de toute sorte, coups de pieds de cheval ou mitraille, sans compter les travaux, les fatigues et les privations. Après cette expérience de la guerre, tout homme de troupe conviendra qu’il y a plus de différence en guerre entre le soldat et l’officier, que dans le temps de paix entre un riche et un pauvre. Pour le risque de guerre, mettons qu’il est égal, puisque, si l’homme risque plus en son travail quotidien de guetteur, de ravitailleur, de terrassier, l’officier est un peu plus découvert dans le mouvement de l’assaut. Les risques étant les mêmes pour tous, et indépendants des préférences, tout homme qui cherche la moindre peine et le plus grand plaisir doit choisir d’être officier. Je ne vois donc rien de noble en ce choix, sinon qu’il est naturel à un vicomte de préférer l’état de maître à celui d’esclave. Que les maîtres admirent ingénûment cette disposition-là, je ne m’en étonne point. Mais que les esclaves acclament du fond de leur cœur celui qui a choisi d’être chef, cela serait trop ridicule ; et je me suis assuré, par une longue familiarité avec les esclaves, que cela n’est point.

Il y a du sérieux et même de l’émotion dans un homme qui défend ses privilèges. Sans doute y en a-t-il moins dans l’homme qui ne veut point régner du tout, et qui résiste à la tyrannie tout simplement. C’est qu’une négation n’est encore rien. Quand le simple citoyen aura obtenu de vivre en paix, et selon l’égalité des droits, sa vie n’est pas faite pour cela ; il n’en résulte pour lui ni un aliment pour son esprit, ni des joies esthétiques, ni la sagesse pratique, ni même le pain quotidien. Être libre, ce n’est encore rien. Mais, pour l’ambitieux, être le maître, c’est toute une vie. C’est pourquoi la partie n’est pas égale. La politique est tout pour l’un ; pour l’autre elle n’est que précaution. C’est pourquoi ironie et amertume corrompent souvent le grand effort des esclaves, dès que la fureur ne les tient plus. Appréciant donc les immenses difficultés de cette lutte inégale, je dois d’abord ne pas me prêter aux mystifications académiques, puisque je n’en suis point dupe.