Éditions de la NRF (p. 83-84).

CHAPITRE XXXVIII

DE LA RHÉTORIQUE

La Rhétorique a quelquefois pour fin et toujours pour effet de calmer les passions, à la manière de la musique, par des suites de sons prévues, sans surprises ni hésitations. Au contraire les choses inouïes, et qui n’ont point de forme, irritent par l’insuccès et par les essais contrariés. Il faut comprendre d’après ces humbles causes le silence des uns et l’oubli des autres concernant la guerre telle qu’elle fut. Je n’évite pas toujours, lorsque j’en parle, l’informe cri de colère, auquel l’interlocuteur ne manque pas de répondre avec fureur aussi, mais toutefois mieux, parce qu’il retombe à des développements mille fois faits.

Un de mes jeunes amis, qui connut l’infanterie, arrive à dire que celui qui a poussé à la guerre sans la faire est un assassin. La colère se satisfait comme elle peut ; mais je crois aussi que l’expression entretient la colère, parce que l’on sait bien que l’on devrait trouver mieux. Car il est clair que le soldat n’est pas un assassin, ni le belliqueux civil non plus. Ce n’est pas le mot. L’esprit de guerre, chez l’un et chez l’autre, est quelque chose que l’on ne peut décrire en quelques mots ; ce sont des sentiments que l’on oublie parce qu’on ne sait pas les décrire ; il y entre de la peur et du courage, de l’abandon et de la résolution, de la pudeur et de la colère ; l’homme réagit, s’incline, se redresse en cette tempête comme un navire fait de toutes ses voiles et de tous ses cordages. Reconstruire la fuite, le glissement et le ressort, c’est un travail difficile, qu’il faut faire à loisir, souvent par touches, toujours en reprenant de loin. Travail de plume ; la parole n’y peut rien. Et si je pensais au lecteur, le courage me manquerait.

Remarquez que c’est déjà assez difficile d’expliquer ce qui est connu de tous et ordinaire. Mais enfin les discours communs sont comme une première donnée de la rhétorique ; j’invite alors le lecteur à suivre ses propres pensées ; je les lui fais reconnaître en de nouvelles liaisons et combinaisons. Ici, dans ce redoutable sujet, il faut rompre d’abord, se séparer d’abord, et revenir de loin, justement comme les soldats ont fait. Mais j’en rencontrais un, qui tenait sa fillette par la main, et qui disait : « Ils ne me connaissent plus ; c’est à un autre qu’ils parlent, et il faut que cet autre réponde. » Monastère. Ainsi mes pensées sont étrangères à mes amis ; je ne sens plus mes amis à mes côtés. Condition pénible, mais qu’il faut pourtant accepter si l’on veut vaincre le Recruteur. Car la Guerre a cette puissance qui lui est propre, qu’on ne peut plus rien contre elle dès qu’on voit par expérience ce que c’est. Il faut donc la retenir quand elle n’est plus. Situation singulière ; car quel est celui qui s’étudie à faire revivre les maux ? Tous s’entendent pour dire que c’est le plus grand des maux ; mais, s’ils savaient ce que c’est, je serais plus tranquille. Craindre ne donne aucune prise ; c’est Juger qui donne prise.

Il y a donc deux guerres, celle qu’on fait et celle qu’on dit, et qui n’ont presque rien de commun. Il n’y a point de machiavélisme en cela ; la difficulté de dire ce qui est nouveau par de vieux discours suffit bien. Il y a un mot de praticien là-dessus. Comme on admirait, comme on s’étonnait, et comme on cherchait un arrangement de mots qui aidât à concevoir la Chose, il dit : « Les soldats font leur métier » ; ce mot fait apparaître l’Art Militaire, et l’ajustement de ses petits moyens. Et le propre de cet art terrible est de négliger la pensée, soit dans le détail, soit dans l’ensemble. D’où cette paralysie active, dont le souvenir scandalise. Le guerrier a quelque chose à avouer ; mais il ne sait ce que c’est. Les lieux communs cependant vont leur train. Toutefois un signe n’échappe à personne ; les discours sont faibles, et tendent au niveau le plus bas. Les gens d’esprit le sentent bien, et parlent d’autre chose.