Éditions de la NRF (p. 67-68).

CHAPITRE XXX

DES SOTS

L’Importance convient aux sots. Mais on ne naît point sot ; non que je croie que tous les hommes naissent égaux ou semblables ; tout au contraire je crois qu’il y a une perfection de chacun, qui lui est propre, et qui est absolument belle et louable, sans qu’il y ait lieu de décider lequel vaut le mieux d’un berger parfait ou d’un ingénieur parfait ; ces comparaisons n’ont point de sens. Tout homme est parfait autant qu’il développe sa nature ; et tout homme est sot autant qu’il imite. Et comme l’Importance se gonfle de tout ce que les circonstances lui apportent, et fait jabot de tout, il faut dire que l’Importance rend sot. C’est pourquoi je n’injurie en ces propos aucune nature d’homme ; je n’en ai qu’à des outres vides.

Cette guerre, bien clairement, sous mes yeux, a défait son propre être, je dirais mieux son propre paraître. Premièrement elle a séparé avec violence les Importants, les a habillés et marqués, les a condamnés à s’imiter les uns les autres ; ainsi l’élite s’est rassemblée, fortifiée en apparence ; l’élite s’est affirmée en importance, et s’est niée en puissance, ce qui s’est vu dans les actes et dans les discours de Messieurs les Importants, plus ridicules de jour en jour par le contentement de soi et par l’approbation forcée, le plus haut Important étant bien clairement le plus sot. Tous, sans exception, ont perdu un peu du talent qu’ils avaient, un peu de la science qu’ils avaient, un peu de leur grâce naturelle ; beaucoup ont tout perdu. Quelques sots achevés, peut-être, n’avaient rien à perdre en cette redoutable épreuve ; mais il y en a moins qu’on ne croit.

Je n’en vois qu’un, parmi les chefs, qui ait échappé à la Sottise, et parce qu’il n’a point voulu de l’Importance. Aussi a-t-il terminé la guerre par son énergie propre, et contre les Importants de tout grade, qui feraient durer toute guerre par une secrète affinité entre leur genre de mérite et ce genre d’ordre. Et le redouté vieillard est propre à bien faire comprendre, par contraste, ce que c’est qu’un sot ; car il est aisé de dire ce qui lui manque ; mais c’est temps perdu, car rien ne lui manque de ce qu’il pouvait être ; et toute sa nature s’étant développée en liberté et force, par négation et mépris de toute importance, il est donc parfait en sa nature, comme un beau cheval est cheval. Scandaleux et seul en cette société d’outres vides. Je suis ainsi fait que je ne crains jamais ce genre de tyran, qui tyrannise par la puissance de sa nature propre. Les choses humaines vont ainsi que, quoi que dise ou fasse un tel homme, il affirme toujours ma puissance en même temps que la sienne, et, par sa manière, élève chacun au vrai niveau, et précipite toutes les Importances. Et chacun de nous a pu éprouver, dans le détail de l’action, que toutes les fois que, sous l’Importance, un homme se montrait encore, aussitôt chacun était délié d’esclavage.

Ce qui est odieux, c’est cette Importance qui attend tout des autres et de l’événement ; qui forme société d’approbation, d’imitation, de récitation. Comédienne, emphatique, menteuse. Poussant à la guerre, parce que c’est le règne de l’Importance ; mais épouvantée devant le terrible visage. Aussi, par un jeu d’apparences étudiées, cachant le visage terrible. Nommant cette faiblesse Volonté et Force. Ferme en son Néant. Petits et grands, vous les avez subis, mes camarades ; vous avez rencontré ces formes humaines, décidées à ce qui est ; immuables par le rapport extérieur, comme sont les machines ; creux, inertes, lâches, impitoyables. En eux s’exprime l’esprit de la guerre, négateur de soi et mécanique essentiellement, jusqu’à ce point qu’ils se préparent maintenant à dire qu’ils l’ont voulue ; ainsi se consommera l’abdication.