Éditions de la NRF (p. 49-50).

CHAPITRE XXI

DES PASSIONS AMBIGUËS

Ce titre fait pléonasme. Il y a de l’ambiguïté dans toutes les passions. Par exemple il y a de la joie de jeunesse et une bonne santé souvent dans l’amour, dont l’objet aimé est embelli. Sans vouloir exposer ici les causes qui dépendent de la structure du corps humain où tout se trouve lié à tout et sans paroles, je veux examiner un moment cette haine guerrière, si redoutable par les serments et déclamations. J’ai vu plus d’un homme en être possédé jusqu’à la colère, et certainement sans hypocrisie. Au reste je crois que les hommes sont le plus souvent sincères, et qu’ils se trompent eux-mêmes bien plus qu’ils ne trompent les autres. Par exemple dans cette haine propre aux gens d’âge mûr, et d’autant plus redoutable, je discerne un besoin d’être triste, de blâmer, de s’irriter, qui dépend de l’âge et de bien d’autres causes encore. Je dirais même qu’une volonté d’être triste s’y fait voir ; car il est commun que l’atrabilaire s’irrite encore plus par l’idée du mal qu’il fait à lui-même, à ses proches, et à tous.

Je crois que les passions politiques sont pour beaucoup dans les passions guerrières ; et beaucoup haïssent d’un mouvement plus vif leur voisin d’autre parti, s’il ne veut point haïr ; car les passions veulent des objets proches et familiers ; et l’amour même, comme on l’a remarqué, ne prépare point mal à la haine. Pour moi je dois me garder avec soin des haines politiques, que l’Importance étalée devant moi me donnerait aisément, au moins par accès ; mais j’avoue que je ne connais pas assez l’ennemi pour le haïr ; on ne hait pas un obus, on le craint. Mais il est vrai aussi que je suis détourné de toutes ces passions tristes par une heureuse humeur ; et sachez bien que c’est par prudence, et pour échapper à des maux trop connus, que je me condamne à parcourir ce triste sujet et à réveiller souvent d’aigres pensées que je n’aime point. Souvent il se mêle à ces passions tristes des intérêts tout personnels, comme lorsqu’un commerçant est ruiné par la concurrence allemande, et qu’il dénonce avec fureur ce peuple déloyal et grossier, ces objets lourds, disgracieux et mal finis. Vous connaissez le refrain ; en quoi il y a du vrai et du faux ; mais le fond du débat n’est pas ce qui m’intéresse le plus ici. J’y vois, comme en toutes les passions, une disproportion entre la cause et l’effet. Il n’est pas humain, je dis communément humain, de vouloir tuer des hommes parce qu’ils manquent de goût. Il n’est même pas commun qu’un commerçant songe seulement à tuer un concurrent heureux. Et n’oublions jamais que la passion guerrière va tuer, à coup sûr, non seulement des ennemis, mais des amis, des parents, des fils. Qui mettrait au jeu la vie de son propre fils pour des luttes commerciales ?

Mais cette colère, assez puérile, s’ajoute à d’autres et les renforce. C’est le propre des passions de se mêler tellement que souvent l’une soutient de sa vivacité ce que l’autre exprimerait assez paresseusement. Ce commerçant va déclamer sur les leçons de l’histoire et sur les devoirs d’un grand pays envers lui-même. Mais je soupçonne que ses déceptions personnelles s’y mêlent, et colorent le discours jusqu’à le rendre émouvant. Si l’homme est avec cela un peu malade, voilà un orateur ; l’amertume qui vient de l’estomac ne perd pas cette occasion de se faire approuver. Et je vois bien des gens s’accorder en violentes paroles, quoique leurs passions réelles soient bien différentes.

Que faire à cela ? Discerner les secrets motifs de chacun, mieux qu’il ne le fait lui-même et rompre enfin cette unanimité d’apparence, si puissante au premier moment sur un homme modeste. Surtout ne pas y voir une opinion commune, encore moins une volonté devant lesquels le jugement individuel devrait fléchir, respecter, adorer. C’est déjà trop de subir les effets, conformément au pacte social et au serment d’obéissance, sans encore adorer les causes. Aussi je juge par précaution que cette haine honorée et approuvée n’est que la triste religion de tous ceux qui récriminent. Et c’est beaucoup si le sage lecteur, par ces remarques, est ramené à redresser seulement ses propres erreurs, sans égard pour les erreurs des autres. Si chacun tient ferme à sa propre opinion, sans imiter son voisin, nous aurons beaucoup gagné.