Éditions de la NRF (p. 19-20).

CHAPITRE VI

DE L’OBLIGATION

On ne doit pas de reconnaissance à celui qui paie ce qu’il doit, dès qu’il ne peut pas faire autrement. Et certes je puis supposer qu’il me paierait encore s’il était libre ; mais je puis supposer le contraire aussi. Lui-même n’en sait rien, puisqu’il ne peut se poser la question en termes non ambigus. Le devoir, dans le sens plein du mot, suppose une délibération à part soi, dont tout dépend, sans aucune contrainte. Or chacun sait que, pour le devoir militaire, la contrainte est fort brutale. Un Français ne peut donc choisir de servir son pays sous les armes ; il peut choisir seulement d’être chef, et c’est là un choix raisonnable, ou bien un choix de la passion ambitieuse. J’entends, il est vrai, de belles phrases ; mais je remarque aussi de l’enthousiasme au départ des simples conscrits, à l’égard desquels la contrainte s’exerce sans façon. Cela me mettrait plutôt en défiance, car le sacrifice vraiment libre serait plus fort de lui-même, sans aucun secours des signes, donc plus silencieux il me semble. Quelque pénible à entendre que soit ce genre de remarques, il faut pourtant y porter son attention avec une franchise entière. Si nous mentons là, l’image de la Guerre est aussitôt brouillée, et toute la suite des discours se tiendra dans le convenable et dans l’apparence. Tous sont forcés ; il y en a seulement un bon nombre qui courent plus vite que le gendarme ne les pousse. Je les plains tous ; j’admire la résignation et la bonne tenue de la plupart ; mais admirer ici une libre résolution, un don volontaire que chacun fait de soi-même à la patrie, je ne le puis. J’attends quelque décision d’un homme entièrement dégagé de toute obligation militaire ; par le jeu des institutions et les communs effets de l’âge, il n’y en a pas beaucoup. Mais, par ces raisons mêmes, il y faut une volonté de fer.

Et encore remarquez que l’art militaire, fondé d’après une longue expérience, n’admet point du tout l’engagement résiliable, ni même à terme. Disons avec les hommes du métier, recruteurs ou médecins, que si l’homme était laissé juge de ses propres forces, et de ce que la Patrie peut lui demander encore, les effectifs fondraient, comme on dit.

Il faut être juste là-dessus et ne point déformer la nature humaine, d’aucune manière. Il y a certainement des hommes qui retournent volontairement au danger, par un souci de vaincre la peur, et aussi par cette idée si puissante qu’il n’est point juste de laisser à d’autres, qu’ils soient libres ou forcés, le poids des plus lourds devoirs. Il est un plus grand nombre d’hommes qui, dans les moments où ils sentent plutôt leur propre force que le danger, sont capables de refermer la porte de l’arrière, dans le temps très court où elle s’ouvre. Enfin le besoin de mépriser est bien fort chez l’esclave. Et surtout la longue suite des prières, des intrigues et même des mensonges qu’il faudrait mettre en jeu pour faire considérer les raisons même les plus légitimes a quelque chose de rebutant et d’ignoble aux yeux d’un homme libre. L’œil d’un médecin militaire, toujours armé contre la ruse, suffit presque toujours pour achever la guérison.

Toujours est-il qu’un noble chef, et qui voudrait croire à ses propres pensées, dirait du premier mouvement : « Que ceux qui en ont assez s’en aillent ; je ne veux que des héros ». Mais il est clair qu’il ne peut point dire cela. C’est pourquoi le chef militaire vit dans l’apparence, sans pensée aucune sur les choses que je dis maintenant ; sans gloire réelle au dedans ; ramenant tout au métier ; cordial sans aucun naturel ; inflexible et triste.