Marquis de Ségur. Julie de Lespinasse (Welvert)

Marquis de Ségur. Julie de Lespinasse (Welvert)
Bibliothèque de l’École des chartestome 67 (p. 111-114).
Marquis de Ségur. Julie de Lespinasse. Paris, Calmann-Lévy, 1906. In-8o.


Si l’on devait n’en juger que par la place qu’elle a tenue dans le monde, par l’influence qu’elle a eue sur les hommes, sur les idées ou sur les événements de son temps, Mlle de Lespinasse ne mériterait peut-être pas les honneurs du gros in-octavo que vient de lui consacrer M. le marquis de Ségur. Un pareil monument eût effarouché le sentiment des convenances et de la mesure qu’elle avait à un si haut degré pour les choses de l’esprit, et la plupart de ses amis eussent pu joindre leurs protestations aux siennes. Mais Mlle de Lespinasse ignorait elle-même une partie de son mérite ; et, lorsque la première édition de ses lettres vint le révéler dans toute sa plénitude et sous tous ses aspects, de tous ceux qui croyaient l’avoir bien connue les rares survivants ne furent pas les derniers à s’en étonner.

C’est qu’il y a, en effet, deux femmes dans Julie de Lespinasse, deux femmes dont il semble bien que l’une devait exclure l’autre. Il y a d’abord la femme de son siècle et de son milieu, qui partagea tous les préjugés intellectuels et moraux de la société du temps ; qui tint bureau d’esprit ; chez qui se rencontrèrent philosophes et gens de lettres, de robe ou d’épée, étrangers de marque, savants, politiques, en un mot, tous ceux qui, à un titre quelconque, pourvu qu’il fût de bon aloi, fixaient l’attention publique. Qu’une femme sans naissance, sans beauté, sans condition ni fortune fût parvenue à attirer ainsi, durant de longues années, tout ce que Paris, la France et une grande partie de l’Europe offraient alors de personnages éminents, c’est déjà là sans doute un phénomène assez peu ordinaire ; à tout le moins, c’était un problème bien propre à éveiller la curiosité de l’historien de Mme Geoffrin. M. le marquis de Ségur s’est attaché à résoudre ce problème, et je crois qu’il a eu plus de plaisir que de peine à en trouver la solution. Julie de Lespinasse, dit-il excellemment, était « une créature exquise, originale, d’une forte prise sur tous ceux qui vécurent près d’elle, une séductrice incomparable, une parfaite maîtresse de maison, une amie chaude et dévouée, enfin une conseillère discrète, pleine de sagesse et de circonspection. » Mais de combien de femmes, même au XVIIIe siècle, ne pourrait-on pas en dire autant et davantage ? Combien lui furent égales ou supérieures par les qualités, — dirais-je aussi les défauts ? — qui font l’éternel attrait de l’éternel féminin ? Non, le mérite de Mlle de Lespinasse n’est pas là, ou du moins n’est pas là tout entier, tant s’en faut. Ce qui fait d’elle une physionomie à part dans la galerie des femmes de son siècle, c’est qu’elle fut une amoureuse ? Oui, certes ; et vous l’avez dit ; mais ce qu’on ne saurait trop redire ni trop admirer, c’est qu’elle fut amoureuse avec une sincérité, une profondeur de sentiment inconnues de ses contemporaines, et… qu’elle en mourut. Or, si les femmes qui meurent d’amour sont nombreuses sur la scène et dans les romans, je n’ai pas besoin de dire qu’elles sont plus rares dans la réalité ; et s’il en est qui aiment sans retour et sans arrière-pensée, encore une fois, ce n’est pas dans le Paris du temps de Mlle de Lespinasse qu’il faut les aller chercher. Alors que, tout le long du siècle, l’amour ne devait être chez nous qu’une grimace continue, cette amoureuse-ci montra qu’elle avait une âme, et elle la montra toute nue, toute frémissante de vie, de passion et de vérité. Voilà ce qui fait que Mlle de Lespinasse n’est, à ce point de vue, ni de son siècle ni de sa société, mais d’une humanité supérieure aux éphémères circonstances de temps et de lieu et pourquoi elle est assurée d’inspirer partout et toujours un puissant intérêt.

Écrire l’histoire d’une telle femme était une entreprise qui offrait plus d’un danger. D’abord Mlle de Lespinasse, et son salon, et ses aventures de cœur nous étaient déjà bien connus. Que pouvait-on nous apprendre que nous ne sachions déjà ou par ses propres lettres ou parcelles de ses correspondants ou enfin par ses amis, tous ou presque tous écrivains de profession ? L’auteur courait donc le risque de redire, peut-être autrement, mais de redire tout de même ce que personne n’ignorait. Il y a tant de gens aujourd’hui qui croient renouveler l’histoire en coulant simplement de la matière ancienne dans des moules neufs, en accommodant de vieilles histoires à des sauces modernes ! On ne fera pas ce reproche à M. de Ségur, car, en même temps qu’il nous apporte beaucoup de renseignements nouveaux sur quelques-unes des époques ou quelques-uns des événements les plus importants de la vie de son héroïne, il a eu le bon goût de ne pas s’attarder aux choses que l’on savait déjà. Tout le monde sera curieux de lire les pages si neuves qu’il a écrites sur la mère et sur la famille maternelle de Mlle de Lespinasse. Nous pénétrons là avec lui dans un intérieur de gentilshommes provinciaux du milieu du XVIIIe siècle qui offre un vif et direct intérêt pour l’étude de la formation psychologique de la jeune fille, intérêt non moins grand peut-être pour l’histoire de la société française à ce moment. J’en dirais tout autant du portrait si émouvant que, à l’aide de matériaux fournis par la famille du marquis de Mora, il a tracé de ce séduisant et infortuné jeune homme ; et, comme, eu définitive, c’est l’amour de Julie pour Mora qui fait le nœud du drame raconté par M. de Ségur, on ne peut que lui savoir gré d’avoir dégagé la physionomie de l’amant des ombres qui l’enveloppaient encore[1].

Et cependant c’est peut-être ici que je serais tenté de faire une légère querelle à M. le marquis de Ségur si je ne craignais de tomber dans la contradiction. Ne pourrait-on pas trouver, en effet, qu’il sacrifie un peu et pendant trop longtemps l’héroïne de son livre aux personnes qui l’entourent ? Il s’est visiblement plu à nous décrire, et d’un crayon minutieux, les parents de Mlle de Lespinasse, ses amis, les principaux habitués du salon de la rue Saint-Dominique. Il redonne aux d’Albon, aux Vichy une vie nouvelle, qui fait d’eux des personnages de premier plan ; on revoit, avec une curiosité un peu cruelle, d’Alembert dans son rôle de cavalier servant mal récompensé ; on entre, plus profondément qu’on n’avait pu le faire jusqu’ici, dans l’intimité de ce pauvre Mora ; on pénètre, jusqu’au fond, l’âme sèche et stérile de Guibert. Enfin, l’auteur nous arrête encore devant quelques autres figures moins importantes, et la lumière dont il inonde les unes et les autres repousse peut-être un peu trop dans l’ombre, ou dans la pénombre, le profil de Julie. Cette observation s’appliquerait, je m’empresse de le déclarer, aux deux premiers tiers du livre. Dans les derniers chapitres, au contraire, c’est Mlle de Lespinasse qui occupe le devant du tableau, et même tout le tableau pour ainsi dire, car désormais nous n’avons plus d’yeux que pour elle.

Ce défaut de proportion, c’est, pour une partie, le danger de l’inédit : on est trop porté à s’en exagérer la valeur, et, pour l’autre partie, c’est l’inconvénient des sujets où les comparses sont par eux-mêmes d’intéressants personnages : on se plaît en leur compagnie. Mais si j’appuyais sur cette critique, M. de Ségur ne manquerait pas de répondre que Julie étant déjà très connue, comme je l’ai remarqué moi-même tout à l’heure, il commettait une autre faute en retenant trop longtemps et trop exclusivement sur elle l’attention, alors qu’elle pouvait à bon droit se partager entre elle et ses amis. Et comme j’ai dit aussi que l’inédit qu’il apporte est très intéressant, c’est moi qui aurais mauvaise grâce à lui reprocher de s’y complaire.

Il y avait dans l’entreprise de M. de Ségur un danger plus redoutable : c’est que le sujet prêtait à la déclamation. Tout le XVIIIe siècle y prête, d’ailleurs, car jamais l’on ne pensa, l’on n’écrivit, l’on n’agit avec plus d’emphase ou d’ostentation. La contagion avait gagné les historiens ; pendant cinquante ans, la littérature historique consacrée au XVIIIe siècle a été comme infestée de ce virus ; rappelez-vous les livres d’histoire des frères de Goncourt et de leur école. M. de Ségur est de ceux qui auront eu le mérite de réagir contre le fléau. Assise sur un fond solide de documents, sa composition est comme portée par eux, tout naturellement, sans effort et sans artifice. Il parle une langue sobre, simple et discrète, en homme persuadé que, pour faire entendre « le plus fort battement de cœur du siècle », il n’a pas besoin de battre lui-même la grosse caisse. Peut-être le trouvera-t-on plus indifférent, plus impassible qu’il n’eût fallu devant les mœurs parfois assez vilaines qu’il a eu à décrire ; il les enregistre sans commentaire, comme un huissier qui dresse un constat. Cette réserve faite, — et elle était à faire, — le plus souvent, je le répète, il s’efface derrière ses personnages, c’est eux qu’il met en évidence, et si l’intérêt qu’ils éveillent d’abord en nous se change graduellement en émotion ; si cette émotion gagne de page en page en intensité, elle sort des entrailles du sujet et non de la plume de l’auteur. C’est là de l’art, c’est même le seul art véritable ; c’en est aussi la probité.


Eugène Welvert.


  1. Pour rester tout à fait dans le vrai, il conviendrait de dire que les papiers de Mora, dont M. de Ségur a tiré si bon parti, n’étaient pas absolument inconnus. La famille les avait publiés en Espagne à très peu d’exemplaires, non mis dans le commerce. On conçoit cependant que, imprimés dans de telles conditions, ces documents aient pour nous toute la saveur de l’inédit.