J. Hetzel (p. 21-43).

III
LA PETITE MAROUSSIA

Tout le monde était parti ; la maîtresse de la maison passa dans une chambre à côté.

« Y a-t-il moyen d’arriver jusqu’à Tchiguirine ? » demanda le voyageur. Sa voix avait baissé en faisant cette question, ainsi qu’il arrive involontairement quand on sent que le danger peut être plus près de vous qu’on ne veut le dire.

« Cela doit être difficile, » répondit maître Danilo, baissant instinctivement la voix à son tour.

Ses deux amis ne dirent rien ; mais ils laissèrent échapper de leurs pipes deux énormes bouffées de fumée, et ils froncèrent leurs épais sourcils.

Ceci exprima sans paroles, mais nettement, qu’ils étaient de l’avis de maître Danilo. Les yeux du voyageur se fixèrent un instant sur la figure impassible de maître Danilo, puis sur les figures non moins impassibles de ses deux amis. Un seul regard de ses yeux pénétrants suffit pour leur apprendre quelle habitude des épreuves il avait, quel mépris du péril et aussi quelle adresse à parer au besoin les coups que pouvait lui porter la fortune.

Cette muette confidence faite :

« Et pourtant, dit-il, il faut que j’y arrive, et par le plus court et tout droit.

— Tout droit à Tchiguirine ? répondit Andry Krouk ; pour le moment, le corbeau lui-même n’y arriverait pas.

— Est-ce encore loin ? demanda le voyageur.

— La longueur du chemin importe peu à celui qui a des jambes quand la route est bonne, dit Semène Vorochilo ; mais fût-ce tout près, si c’est impraticable, voilà ce qui importe. »

En prononçant ces paroles, Semène Vorochilo plongeait son regard dans les yeux du voyageur.

« Nous autres voyageurs, répondit l’inconnu, nous ne sommes pas toujours libres de choisir le chemin le plus agréable. Faute du bon, c’est à nous de nous contenter du pire ; mais, que voulez-vous, quand il est arrêté qu’on doit arriver quelque part, il n’y a pas à reculer. Heureux toutefois qui peut se procurer un guide, un compagnon de voyage fidèle et sûr ! Je ne vous cacherai pas, très-honorables maîtres, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de rencontrer, au moment où je pouvais le moins l’espérer, le cœur vaillant, le bras vigoureux, les pieds infatigables dont je pouvais avoir besoin. »

À ces mots de l’étranger, maître Danilo et ses deux amis relevèrent la tête.

« Vous dites vrai, honorable voyageur, répondit Danilo ; un compagnon brave et dévoué vaut tous les trésors de l’univers.

— Il ne manque pas en Ukraine de cœurs résolus, dit Andry Krouk ; pour ceci, je puis dire que nul pays ne surpasse notre patrie.

— Bien répondu, Krouk, fit maître Danilo. Les Polonais peuvent se vanter d’avoir d’intrépides seigneurs, les Turcs des sultans magnifiques, les Moscovites des gaillards intelligents et habiles : quant à nous, nous pouvons affirmer une chose, qui vaut toutes les autres, c’est que nous sommes « frères », ni plus ni moins.

— À l’exception près, vous avez raison, répliqua le voyageur.

— Dans les meilleurs champs on trouve un brin d’ivraie, reprit vivement Danilo ; le froment en est-il moins bon pour cela ?

— Non, assurément, dit Vorochilo. Il y a cependant quelque chose à considérer.

— Dites laquelle, répondit le voyageur.

— C’est qu’on ne distingue pas toujours le bon grain du mauvais. Celui qui porte capuce noire n’est pas toujours moine.

— Le bon pâtre reconnaît ses brebis, même sous la peau du loup ! » répliqua l’étranger.

Il se fit un silence ; on se regarda une fois encore. On s’était compris ; les paroles devinrent inutiles.

« Frères, salut ! dit le voyageur. Ceux de la Setch vous présentent respect et amitié. Je suis leur envoyé. Je vais à Tchiguirine.

— Nous sommes à vos ordres ; nous sommes vos amis, dirent les trois Ukrainiens.

— Qu’avez-vous à m’apprendre ? que savez-vous ? que se passe-t-il autour de vous ? demanda l’envoyé de la Setch.

— Rien de bon, répondit Danilo ; l’un s’est lié d’amitié avec les Moscovites ; l’autre, après avoir invité les Turcs à venir à son aide, est peut-être, dans ce moment même, en pourparler avec la Pologne.

— Cela n’est que trop vrai ! dirent les deux amis de Danilo, et leurs mâles visages exprimaient une douleur profonde.

— Raison de plus pour que j’aille à Tchiguirine, répondit l’envoyé de la Setch — et sans perdre de temps.

— Tous les chemins sont coupés, répondit Vorochilo.

— Et le passage de Gonna ?

— Occupé et mis en état de défense par les Moscovites. »

L’envoyé se mit à réfléchir, non aux difficultés, mais au moyen d’arriver à son but.

« Nous autres, Cosaques de la Setch, dit-il enfin, nous ne sommes ni pour les Moscovites ni pour les Polonais. Nous sommes pour les Ukrainiens. Vous voyez bien qu’il faut que je pénètre dans Tchiguirine. De vos deux chefs, l’un s’est vendu, dit-on… mais l’autre ?

— L’autre, l’ataman Petro Dorochenko, dit Krouk, est un honnête homme.

— Je le sais, dit l’envoyé. Mais, orgueilleux, passionné, et trop prompt comme il l’est, on peut craindre qu’en voulant sauver l’Ukraine il la perde. Dans son irritation contre les Russes, il oublie que nous avons d’autres adversaires. Il est sur le point de faire une folie et de se jeter du feu à la flamme. J’ai mission de l’en empêcher ; — mais, pour y réussir, il faut que je le voie. Si je tardais… »

Ici l’envoyé se tut et regarda tout autour de lui. La maîtresse de la maison était encore absente, deux petits garçons dormaient paisiblement sur un large banc. Il était sur le point de reprendre son discours, lorsque soudain, à l’extrémité de la pièce, il aperçut deux yeux étincelants fixés sur lui et qui semblaient boire ses paroles. Il allait se lever et marcher sur cette vision inquiétante, quand, à sa grande surprise, il découvrit que ces deux yeux ardents étaient ceux d’une simple et gracieuse enfant qui, blottie dans un angle obscur de la chambre, le regardait comme un oiseau charmé.

Danilo avait suivi le regard de l’envoyé et découvrit l’objet de sa préoccupation.

« C’est ma fille, dit-il, ma brave enfant, sage au delà de son âge ; » et l’appelant : « Maroussia, dit-il, approche. »

Maroussia s’approcha.

C’était une vraie fillette ukrainienne, aux sourcils veloutés, aux joues brunies par le soleil, d’ensemble étrangement belle, belle par l’expression de sa charmante physionomie autant que par la pureté même de ses traits. Vrai type de la race. Elle portait une chemise brodée à la mode du pays, un jupon bleu foncé et une ceinture rouge ; ses cheveux magnifiques, aux reflets dorés, étaient tressés en grosses nattes, et, quoique tressés, ils ondulaient encore et brillaient comme de la soie. Les filles du pays portent en été une couronne de fleurs. Maroussia avait encore quelques fleurs rouges dans ses cheveux. III

comprends-tu ce que c’est qu’un secret.

« Maroussia, lui dit son père, tu écoutais notre conversation ?

— Je ne voulais pas écouter, répondit Maroussia. Malgré moi d’abord j’entendais ; mais, après avoir entendu, j’ai écouté.

— Et alors qu’as-tu entendu, mon enfant ?

— J’ai tout entendu. »

Sa voix était admirablement timbrée.

« Dis-moi ce que tu as entendu, ma fille. »

Les yeux brillants de Maroussia se tournèrent vers l’envoyé de la Setch :

« J’ai compris qu’il était nécessaire que le grand ami de ce soir arrivât très-vite à Tchiguirine, et que pour le salut de l’Ukraine il fallait qu’il pût voir l’ataman.

— Tu as tout entendu, en effet, dit Danilo, et tout compris. Maintenant, écoute-moi, Maroussia. Ce que tu as entendu, tu n’en parleras à âme qui vive. Si quelqu’un t’interroge, tu ne sais rien. Comprends-tu ce que c’est qu’un secret ?

— C’est quelque chose qu’il faut garder à tout prix, dit l’enfant.

— Eh bien, dit le père d’une voix grave, tu es dépositaire d’un secret.

— Oui, père, » dit Maroussia.

Maître Danilo n’en dit pas davantage. Maroussia n’eut point à faire de promesse, mais il y avait dans ces deux paroles : « Oui, père, » prononcées par cette enfant ainsi qu’elle le fit, de quoi rassurer plus incrédule que saint Thomas lui-même.

« Où est ta mère ? demanda maître Danilo.

— Elle prépare le souper.

— Va lui dire que tes petits frères sont endormis. »

Maroussia se dirigea vers la porte, mais, au moment de l’ouvrir, elle s’arrêta subitement, prêtant l’oreille à un bruit étrange qui se faisait entendre du dehors. On eût dit une troupe de cavaliers galopant dans la direction de la maison. Rapidement le bruit grandit ; des cris, des imprécations se mêlaient déjà aux hennissements des chevaux. En un instant ce fut un tumulte comme celui qu’aurait pu produire l’arrivée à fond de train de tout un détachement ; des voix enrouées, des jurements se firent entendre.

La porte de la chambre s’ouvrit. La maîtresse de la maison, blanche comme un linge, apparut :

« Ce sont des soldats, un escadron, un régiment peut-être. Ils sont là…

— Il ne s’agit pas de perdre la tête, » dit Danilo.

L’envoyé de la Setch s’était levé, mais sans précipitation ; les autres en firent autant. Pas une parole ne fut prononcée, chacun réfléchissait.

La mère de Maroussia assura la fermeture de la porte, et, le dos appuyé contre le chambranle, elle attendit les ordres de son mari. Maroussia s’était placée à côté de sa mère. Ses lèvres avaient un peu pâli, mais son visage était calme.

« Toi, Vorochilo, et toi, Krouk, dit Danilo, vous dormez. Ma femme et ma fille sont occupées à coudre ; moi je suis absent. J’ai été voir un ami. Vorochilo et Krouk étaient venus pour m’acheter mes bœufs ; ils ont peut-être trop bu, ils ronflent en m’attendant… Il s’agit de gagner du temps. »

Puis, s’adressant à l’envoyé de la Setch :

« Le devant de la maison seul est occupé ; la fenêtre de la cuisine donne sur le jardin. Suivez-moi. »

Le père, en sortant, avait échangé un regard avec sa fille.

Tout cela s’était exécuté aussi vite qu’un changement à vue dès longtemps préparé. Les deux hommes couchés sur les bancs dormaient aussi paisiblement que les petits frères. La maîtresse de la maison et sa fille cousaient. Maître Danilo et l’envoyé avaient disparu.

« Descendez de cheval et frappez à la porte, criait une voix rude du dehors.

— Tonnerre et sang, défoncez-la ! » hurla une autre voix plus impérieuse que la première.

La maîtresse de la maison, sans quitter son ouvrage, s’approcha de la fenêtre :

« Qui est là ? que voulez-vous ? » dit-elle d’une voix dont pas une note ne tremblait.

Mais, pour toute réponse, quelques vitres de la croisée volèrent en éclats, et, en même temps, une grosse figure rouge de colère, aux moustaches hérissées, se pencha à travers les carreaux cassés, jetant dans tous les coins et recoins de la chambre des regards irrités et méfiants.

« Qu’as-tu à me regarder ? cria ce personnage ; pourquoi n’ouvres-tu pas ta porte ? Préfères-tu qu’on la jette à bas ? »

La maîtresse de la maison, ainsi interpellée, avait reculé d’un pas.

« Les enfants dorment, dit-elle, — et le fait est qu’ils dormaient encore, les innocents, — les deux hommes dorment aussi. Ne faites pas tant de bruit.

— Ouvriras-tu, sotte créature ? » vociféra la figure rouge.

La femme de Danilo, comme paralysée par la peur, ne fit pas un mouvement.

La porte était ébranlée sous les coups retentissants des assaillants, mais elle ne cédait pas.

L’homme à la figure rouge parvint à entrer de la moitié du corps par la fenêtre brisée, et dirigeant le canon d’un pistolet sur la poitrine de la maîtresse de la maison :

« Si dans une seconde ta porte n’est pas toute grande ouverte, cria-t-il, je t’abats comme une corneille. »

La femme de Danilo fit un pas vers la porte ; on eût dit une statue de pierre essayant d’obéir à un ordre qu’elle ne comprenait pas.

« Femelle maudite ! cria l’officier furieux. Mais quelqu’un du dehors, le tirant en arrière, l’arracha de la fenêtre. La figure d’un autre officier se montra.

« Femme, dit celui-ci, le feu aura raison de votre porte et de la maison tout entière, et pas un de ses habitants n’en sortira vivant, si cette porte ne livre pas immédiatement passage à nos hommes. »

La maîtresse de la maison, comme folle de terreur, se précipita alors sur sa porte ; mais, soit maladresse, soit épouvante, il semblait que clefs ni verrous ne pussent lui obéir. « J’ouvre, disait-elle, j’ouvre, mes seigneurs, ne le voyez-vous pas ? Mais cette serrure me fait perdre la tête ; il me faudra dès demain la faire arranger. »

Enfin la porte s’ouvrit.

Dieu sait que cela avait pris assez de temps. Soldats et officiers se précipitèrent dans la cabane et se mirent à en visiter tous les coins. On eût dit des loups en quête de leur proie tout à coup disparue.

Le plus petit des garçons, éveillé en sursaut, jetait des cris perçants. L’aîné regardait tout et ne bronchait pas.

« Braillard, te tairas-tu ! » dit un des officiers au petit frère qui criait.

L’officier à la figure rouge ne lui dit rien, mais d’un coup de pied il l’envoya rouler, muet enfin de terreur, sous le banc même sur lequel il venait de dormir.

« Lâche ! dit le petit frère aîné. Lâche ! quand je serai grand !… »

Le vilain homme à la figure rouge avait autre chose à faire que de l’entendre. D’un second coup de pied il avait fait lever Krouk, qui paraissait comme ivre de sommeil, et ouvrait et refermait alternativement, dans un pénible effort, des yeux ébahis.

Vorochilo, réveillé par les mêmes procédés, avait l’air de ne savoir que penser en regardant ses agresseurs. Il appelait le gros officier le compère Générasime, et l’autre le compère Stéphane ; il adressait à l’un un sourire, à l’autre un clignement d’yeux de bonne amitié, puis retombait sur son banc en disant :

« Couchons-nous, il est l’heure. »

Les soldats le regardaient tour à tour :

« C’est lui, disaient les uns. Ce n’est pas lui, disaient les autres. Quel peuple de coquins ! Il n’en est pas un qui ne soit un traître.

— Silence ! » cria l’homme à la figure rouge.

Il s’était assis à une table, et faisant un signe brutal à la maîtresse de la maison :

« Approche, » lui dit-il.

Elle approcha.

« Qui es-tu ? demanda-t-il.

— Je suis la femme de Danilo Tchabane.

— Où est ton mari ?

— Il est allé voir un ami.

— Attends, je vais t’apprendre ce que c’est qu’un ami. » Il prit un knout que portait un de ses soldats, un knout richement orné et ciselé à la poignée.

« Et ces deux-là, ces deux ivrognes, ces deux chiens, qu’est-ce que c’est ? »

Et pour mieux désigner les personnes, il cingla de son knout les épaules de Krouk, puis la figure de Vorochilo.

« Parleras-tu ? » cria-t-il en faisant un bond menaçant vers elle.

La femme fit un mouvement de recul, comme elle eût fait, si elle se fût trouvée face à face tout à coup avec une bête féroce. Mais, après un effort pour surmonter son horreur, elle répondit :

« Ce sont mes voisins, seigneur ; ils sont venus pour acheter des bœufs et s’étaient endormis en attendant mon mari absent.

— Oui, seigneur, nous sommes venus pour acheter trois bœufs à Danilo, dit Andry Krouk, qui finit enfin de s’éveiller. Oui, pour ces bœufs que nous avions promis de livrer demain, et nous ne trouvons pas maître Danilo à la maison ; jugez quel désappointement. — Eh bien, dis-je au compère (il montra Vorochilo qui, réveillé aussi, paraissait cependant ne pas pouvoir encore ouvrir tout à fait ses paupières), eh bien, dis-je au compère, le maître n’y est pas, c’est fâcheux. — Oui, répondit le compère, c’est fâcheux, il n’y a rien à faire. — Quelle mauvaise chance ! dis-je, mais que veux-tu ! il n’y est pas. — Oui, répondit le compère, Danilo n’est pas là. — Voilà une journée perdue. — Oui, perdue, répondit-il, mais que veux-tu ! — On ne peut jamais tout prévoir. — Oui, répondit le compère, on ne prévoit jamais tout. — Avec tout ça, le marché de demain ?

— En finiras-tu, canaille ? s’écria l’homme à la figure rouge. Ô traîtres, je la connais, votre naïveté ! Soldats, ficelez-moi ces coquins et durement. »

Ce fut vite fait ; Andry Krouk et Semène Vorochilo furent en un instant liés et garrottés.

En ce moment le maître de la maison entra.

« Qui es-tu ? rugit l’homme à la figure rouge. (C’était décidément le chef de la bande.) Comment t’a-t-on laissé entrer ici ?

— Je suis le maître de cette cabane, seigneur, répondit Danilo en faisant un salut. Vous êtes chez moi, — et je rentre.

— Holà ! vous autres, mettez des sentinelles à la porte, et que personne n’entre ni ne sorte, m’entendez-vous ? » dit l’officier à ses hommes. Puis s’adressant à Danilo :

« Si tu tiens à la vie, réponds-moi sans te faire prier. Où est le bandit que nous cherchons ? Que ta réponse soit claire, Judas ! Si tu me réponds par des balivernes, je te réduis en poudre. Tiens-toi cela pour dit. Où est le Zaporogue ?

— Le Zaporogue, répondit Danilo avec calme et surprise, c’est pour la première fois que ce nom est prononcé devant moi. Je ne connais point de Zaporogue.

— À d’autres ! hurla l’officier ; veux-tu me faire accroire que vous ne connaissez pas les bandits qui vous mettent en mouvement ? C’est comme si tu me disais que mes soldats ne connaissent pas leurs chefs. Ce Zaporogue est dans le pays, il est entré ici ; où est-il ? Avoue-le tout de suite, ou j’incendie ta bicoque et te fais rôtir dedans, toi, ta femelle et tes petits.

— Seigneur, répondit Danilo, j’affirme que je n’ai jamais entendu parler de celui que vous venez de nommer.

— Tu ne veux pas parler ? Eh bien, soit ! ton affaire est claire ; — et, se tournant vers Vorochilo et Andry Krouk : Coquins, leur dit-il, vous ne connaissez sans doute pas non plus ce Zaporogue que la peste étouffe ?

— Je vous demande bien pardon, seigneur, répondit Semène Vorochilo, qui paraissait plus mort que vif, et je…

— Parle donc, animal !

— Je l’ai vu.

— Tu l’as vu et tu ne l’as pas sur-le-champ dénoncé, traître ?

— J’ai eu trop peur, seigneur, j’ai perdu la tête, et puis…

— Et puis, drogue ?

— Et puis, il était déjà parti !

— Où l’avais-tu vu ?

— À la foire des bœufs, seigneur, à Frosny.

— Avec qui était-il ?

— Avec un gros chien, seigneur, un gros chien noir, superbe, d’une très-belle race, qui aboyait comme les cent diables et qui…

— Imbécile ! chien toi-même ! Ce n’est pas du chien qu’il s’agit, mais du maître et des infâmes de votre espèce. Ce Zaporogue n’était pas seul sans doute, une bande de vauriens le suivait, hein ?

— Une bande de vauriens, seigneur, quelle bande ?

— Triple sot ! une foule d’hommes et de femmes couraient après lui ?

— Oui, seigneur, toute une foule. On se bousculait, on criait.

— Les noms ?…

— Quels noms, seigneur ?

— Les noms de ceux qui couraient après lui.

— Mais c’était la foule, seigneur, rien que la foule.

— Ah ! l’animal, la brute !

— Ne voyez-vous pas, dit l’autre officier, que ce paysan est un idiot ? vous perdez votre temps avec lui.

— Vous m’étonnez, mon cher, dit un autre officier qui était resté assis pendant toute cette scène. Pourquoi cette ardeur ? Est-ce que nous n’avons pas le temps de saisir ce garnement ? N’y a-t-il rien de plus pressé que de le fusiller ? S’il nous a échappé, ce n’est pas pour longtemps. Oubliez-vous que, depuis ce matin, nous courons comme des enragés sans boire ni manger, et que cela n’est pas sain d’avoir l’estomac vide ? Voyons, est-ce que cette maisonnette n’est pas agréable, et vous déplairait-il d’y faire un bon souper ? Après souper, nous n’en serons que plus dispos pour reprendre la chasse aux bandits. Dieu de Dieu ! mon cher, vous êtes rouge comme un coq ! As-tu oublié, malheureux, les recommandations du docteur : « Pas d’émotions, pas de colères, exercice modéré, repas réguliers ! » Et ta pauvre femme, qui m’a tant fait promettre de veiller sur toi et de te soigner comme un frère, elle serait dans un joli état, si elle avait pu voir dans quelles rages insensées tu te mets…

— Tais-toi, répondit l’homme à la figure rouge, d’une voix étranglée. Tais-toi, — et soupons. »

Et, se tournant vers Danilo :

« Tu as entendu ? Que tout ce qu’il y a de bon dans ton garde-manger soit dans deux minutes sur cette table… dans deux minutes ! et il donna sur la table un coup de poing à faire trembler la maison.

— Odarka, dit Danilo à sa femme, dépêche-toi. »

Odarka sortit emportant dans ses bras ses deux petits garçons ; l’aîné résistait, il ne voulait pas quitter son père.

Elle reparut bientôt les mains chargées de provisions. Elle était calme et ne disait rien. Cependant ses yeux parcouraient la cabane avec une certaine inquiétude.

Semène Vorochilo et Andry Krouk, les mains liées derrière le dos, les jambes empêchées par des cordes solides, étaient debout dans un angle de la chambre. Danilo, les bras croisés, se tenait dans un autre. À l’exception d’une sentinelle qui barrait la porte, les soldats avaient disparu. Les officiers, attablés, leurs sabres au côté, leurs pistolets sur la table, buvaient et mangeaient, riaient et causaient gaiement.

Mais la petite Maroussia, où était-elle donc ?

La beauté des ciels ruthènes, l’éclat singulier et particulier de leurs astres, les profondeurs et les transparences de leurs azurs, sont une cause d’étonnement et d’envie naïve pour les rares Méridionaux qui visitent nos contrées.

La nuit, ce soir-là, était splendide. Maroussia, légère et silencieuse comme une ombre, avait disparu quelques instants après la rentrée de son père. Le regard de celui-ci, incompréhensible pour tout autre, lui avait-il appris ce qu’elle devait essayer de faire, ou n’avait-elle cédé qu’à sa propre inspiration ? Toujours est-il que ce fut alors qu’elle s’était glissée, inaperçue de tous, hors de la salle, et qu’après avoir passé, aussi impalpable que la pensée, au milieu des soldats et des chevaux qui cernaient la maison, elle avait atteint le jardin.

Une fois là, l’enfant s’arrêta sous un grand cerisier, et de sa main pressa son cœur comme pour en arrêter les battements. Ce petit cœur battait à se rompre. Sa tête était en feu. Des larmes coulaient toutes chaudes de ses yeux. Elle était triste, triste à en mourir, mais non abattue. Elle croyait au salut, sans savoir d’où il pouvait venir. La brise rafraîchit son front et apaisa l’agitation de sa poitrine. Elle écouta. S’était-on aperçu de sa fuite ? Le murmure confus, mais monotone, des voix des soldats, venait jusqu’à elle, et la rassura. Jusqu’à elle aussi les cris et les rires des officiers, dont aucune consigne ne réglait les ébats. Ils riaient, eux, mais elle, qu’allait-elle faire ? Son regard se reposa sur cette maison qui renfermait encore tout ce qu’elle avait aimé et vénéré…

Que ces lieux lui étaient chers, et que chère aussi lui était toute son Ukraine ! L’enfant se mit à genoux et baisa de ses deux lèvres brûlantes cette terre qu’elle allait peut-être abandonner.

« Mon Dieu, dit-elle, aide-moi ! » Elle se releva fortifiée. Tout était incroyablement paisible sous les branches fleuries. Elle fit quelques pas en avant. Avec précaution, elle pénétra à droite dans le taillis. Mais rien. Alors, elle prit à gauche, écoutant toujours, respirant à peine. Son œil interrogeait toutes les ombres ; — elle scruta jusqu’aux moindres réduits. Cherchait-elle quelqu’un ?

La voici enfin sous les grands pommiers tout au bout. Comment ! rien encore, ni personne ? Tout autour, elle a regardé une dernière fois. À la clarté des étoiles, on eût pu voir combien elle était pâle et anxieuse.

Elle eut un mouvement d’effroi ; un oiseau plus troublé qu’elle avait brusquement quitté son nid. Elle eut aussi un sentiment de dépit. Un papillon réveillé par elle s’était jeté follement sur sa figure, et elle avait tressailli. Était-elle donc si faible ?

Elle demeura longtemps appuyée contre un arbre dont le feuillage la protégeait, la cachait. La brise semait les fleurs blanches des pommiers sur le vert gazon. Elle se disait : c’est comme la neige ! Elle craignait que le frémissement des feuilles arrêtât un autre bruit, le faible indice que sa tête penchée et son oreille tendue semblaient attendre, attendre toujours.

Ah ! à quelques pas d’elle, entre deux arbres, se dresse… Elle ne se trompe pas ? N’est-ce qu’une ombre ? Non : c’est la grande et svelte figure de l’ami nouveau pour qui souffre son père, sa mère aussi, — pour qui comme eux elle bravera tout. — La figure n’est plus immobile, elle glisse comme un serpent à travers les branches des arbres. Elle cherche, bien sûr, le petit passage caché qui conduit à la rivière.

D’un pas rapide Maroussia court après elle. Bientôt la rivière bruit. Une haie seule en sépare l’envoyé. Par-dessus cette haie il se penche et regarde, et, au pied d’un arbre énorme dont les branches se baignent dans le courant de la rivière, il a aperçu un bateau ; — un bateau, c’est son affaire ; la rivière, c’est partout le chemin qui ne trahit pas ; il va franchir la haie qui l’en sépare. Tout à coup, deux petites mains s’emparent de son bras, — et tout bas une voix lui dit : « Non, non, pas cela, — pas le bateau ! La rivière est un miroir sur lequel même de très-loin on voit tout. »

Bien sûr il fut très-étonné, plus étonné que s’il se fût trouvé inopinément entouré de dix soldats armés jusqu’aux dents, mais il n’en laissa rien paraître. On voyait que c’était un homme habitué dès longtemps à tous les genres de surprises.

Il regarda et reconnut la petite fille.

« Que fais-tu là, ma fillette ? » lui demanda-t-il, souriant à l’enfant, comme s’il l’eût rencontrée à la promenade dans les circonstances les plus favorables à une conversation amicale. Mais il se passa quelques secondes avant que Maroussia, essoufflée et très-émue, pût ajouter quoi que ce soit aux paroles qu’elle lui avait tout d’abord adressées.

L’homme posa alors sa main sur la tête de l’enfant et la laissa caressante sur ses cheveux comme pour lui dire : « Remets-toi, mon petit enfant. » Il était, lui, la force, l’adresse, l’intrépidité, la vaillance ; mais, dans ce moment, en face de cet oiseau palpitant, un divin rayon de bonté attendrie effaça tout, remplaça tout sur son mâle visage. Sa main puissante, accoutumée à manier les armes meurtrières et les rudes engins, se fit plus douce que celle d’une mère pour Maroussia ; son regard se mêla plein de tendresse au regard de Maroussia. La confiance était faite entre eux deux. Maroussia retrouva la parole.

« La rivière ne conduirait pas par là à Tchiguirine. C’est à Tchiguirine que tu dois te rendre. J’ai pensé à un moyen d’y aller.

— Je t’écoute, mon enfant, répondit le fugitif.

— Allons d’abord près de ce vieux mur, lui dit-elle, il nous cachera. »

Une fois derrière le vieux mur :

« Là-bas, dit-elle, au loin dans la steppe, mon père a une petite cabane, une étable, où on laisse les grands bœufs en été quand on fait les foins, pour ne pas les ramener à la maison tous les soirs. Un gros chariot tout chargé de foin est devant la porte, qui devait être ramené demain par le père. Les bœufs attendent le lever du jour à l’étable. Nous serons là, toi et moi, dans une heure. Alors j’attellerai, nous attellerons les grands bœufs ; tu te cacheras dans le foin, et je te conduirai d’abord à la maison de maître Knich. Maître Knich est un ami de mon père et de tous ses amis. Il vient chez nous, et quand il vient, il cause avec les autres. Je pourrai tout lui dire, ou bien si tu ne veux pas, je ne dirai rien à maître Knich, mais je tâcherai de faire… de faire… »

Elle s’arrêta indécise, car elle ne savait pas bien ce qu’il y avait de mieux à décider sur ce point. Cependant elle reprit :

« Je ferai ce que tu me diras. Oh ! je ferai tout ! »

Lui, tout en l’écoutant, ses yeux devenaient humides :

« Qui t’a donné cette idée, Maroussia ? »