Marius Grout - Le vent se lève/1

Gallimard (p. 12-74).


I

JOURNAL
DE MONSIEUR ROUSSEAU

J’ai trouvé enfin, dans cette maison, où me retirer : une vieille petite chambre mansardée, qui a dû être tapissée autrefois — on ne voit plus que le papier de journal –, et qui donne, de son unique fenêtre, sur le jardin. Thérèse a haussé les épaules lorsque je lui ai dit mon intention : « Comme si tu ne pouvais pas faire ton travail en bas, dans la salle à manger, et bien au chaud ! Et les enfants, qui est-ce qui les aidera à faire leurs devoirs ? Ce n’est toujours pas moi !… Enfin… Tout ce que je dis… » Pour Thérèse, mon travail, c’est de corriger des copies ou de préparer mon journal de classe. Elle n’ignore pourtant pas que, depuis dix ans, j’écris des pages et des pages sur des carnets (je les achète rue La Pérouse), sur des cahiers (c’est l’école qui me les fournit), que j’entasse dans un des placards de ce grenier, et dont je ne sais pas trop quel sera l’usage. Je me dis parfois que si je les envoyais par exemple à la N. R. F., ou chez Grasset… mais voilà, ce ne sont que des pages de journal, et ces choses-là n’intéressent, d’ordinaire, que lorsqu’elles sont d’un homme célèbre. Singulier, tout de même, que le journal d’un inconnu ait si peu de chances ! Je me dis encore — je deviens raisonnable : j’ai quarante-cinq ans — que Jacques, plus tard, qui paraît assez doué pour les lettres, assez intelligent, et avec qui je sympathise, trouvera à ça quelque intérêt. Et puis, ce n’est pas la question : il suffit que je prenne, moi, du plaisir à cette occupation. La vie, déjà, n’est pas si gaie.

Bon, Thérèse qui dispute encore ! Le jeudi est jour de lessive, et les enfants sont à la maison, mais pourquoi Thérèse s’obstine-t-elle à faire sa lessive ce jour-là ? Je le lui ai demandé. Le plus doucement possible. Il est vrai que je n’aurais peut-être pas dû le lui demander un jeudi soir : elle était alors si fatiguée ! « Naturellement ! on a trimé toute sa journée, et c’est pour entendre des reproches ! » Etc… Je n’ai pas insisté. La vraie raison pour laquelle Thérèse fait sa lessive le jeudi, c’est que sa mère l’y faisait aussi. Il y a un jour pour la lessive. Les enfants devraient comprendre ça. Passe encore pour Jeanne : elle n’a que huit ans, mais, bon sang, Jacques en a neuf, et Cécile douze, et Pierre quatorze ! Et ce grand nigaud de Philippe qui en a seize, et qui je crois, en ce moment même, vient de recevoir une taloche ! Je dois avoir là-dedans une certaine responsabilité. Je suis trop mou. On ne m’a jamais pris au sérieux. J’ai même, en classe, quelques petites difficultés. Oh ! ça ne va pas très loin bien sûr : on me m’a jamais fait, par exemple, ce qu’on a fait au pauvre Viard : ils l’avaient ficelé dans sa classe, sur son bureau, et ils dansaient autour de lui. C’est le Principal qui l’a délivré. Non, pas jusque-là. Mais, tout, de même, je manque quelquefois d’autorité. Les enfants ici le savent bien. Je m’essaie parfois à gronder, mais je ne me crois pas, et ils le sentent. Je n’ai jamais pu prendre au sérieux leur action la plus criminelle. Ils me désarment. Je crois, au fond, que tout leur est permis, et qu’ils vivent dans un monde sans défenses. La belle doctrine ! Et le malheur, c’est qu’en secret je me l’applique à moi aussi. Oui, je crois que tout m’est permis. Si je n’en fais rien, c’est faute, sans doute, d’être tenté, parce que je ne suis pas assez fort, assez viril : j’ai eu ma moustache assez tard, et peu fournie. Si j’étais fort, j’aurais à lutter contre moi, je comprendrais la discipline. Pour moi. Et sûrement l’imposerais-je aux autres.

Mon unique tentation, pour lors, c’est d’écrire, et d’écrire des pages en me cachant. J’y goûte le plaisir le plus vif. Allons au bout de ma pensée : un plaisir assez proche, ma foi, de ce qu’on nomme plaisir solitaire. Quand je me rappelle, c’était bien le même tressaillement, la même délicieuse inquiétude, la même attente. Et le grenier peut-être même… Non, il n’est pas indifférent que je médite dans ce grenier.

Je suis heureux. Oui, en dépit de ce que je puis dire. Je suis heureux. Comme on l’est tous. Thérèse est une brave femme. La maison est parfaitement tenue, et les enfants raccommodés, et nous mangeons à notre faim, ce qui n’est pas toujours facile : mon petit traitement de licencié ne permet pas une vie aisée, même avec les « charges de famille », je veux dire : les indemnités. Seulement, voilà, je croyais que Thérèse serait autre, qu’elle ne cesserait point de comprendre. Elle comprenait bien autrefois ! Et si je relisais, à présent, les lettres qu’elle m’écrivait alors, j’en aurais la confirmation. Mais je ne le désire pas du tout. J’aurais voulu que mes poèmes — car j’écris aussi des poèmes — elle pût les goûter avec moi, que nous puissions les partager, qu’elle consentît parfois à s’en laisser faire la lecture. Je n’ose même pas le lui demander. Qu’est-ce qui a pu se passer au juste ? Ai-je vu Thérèse comme elle était ? Lui aurais-je donc tellement prêté ? Pourquoi ne point vouloir relire ses lettres ? Craindrais-je de l’y voir telle qu’elle est ? Ou, comme je le crois, si cette Thérèse-là fut vivante, la Thérèse de nos fiançailles — mon Dieu, le parfum de ses lettres ! — n’est-ce point moi qui l’ai fait mourir ? Ce gain médiocre, ces cinq enfants, quelle femme donc résisterait à cela ? Et je ne l’ai peut-être pas toujours aidée comme il eût fallu. Je suis fragile, je l’ai déjà dit. Je n’ai pas fait mon service militaire. J’ai honte de l’avouer : le bois pour la lessive, c’est elle qui le fend et qui le scie. Je suis bon à faire les chaussures. Tout juste à ça. Pour la cuisine, mieux vaut n’en point parler du tout. Si je vous disais la malheureuse histoire du pot-au-feu ? que, Thérèse absente ce jour-là, et pour un enterrement je crois, et les cinq enfants à l’école, j’avais été chargé, quand ça bouillirait (« Tu sauras bien ? ») de jeter les légumes tout près, là, dans une assiette, (« Tu sauras bien ? »), et que Thérèse rentrant trouva, au fond du pot-au-feu, non point les légumes préparés, mais, éparses, les épluchures, avec, en plus, un bout de ficelle ! Suffit. Des histoires de ce genre, j’en aurais beaucoup d’autres à raconter. Et je le ferais avec plaisir, si je ne savais que cela n’est pas racontable, que ce n’est pas sain, que ce sont là des choses qu’on doit garder pour soi.

Et pourtant, toutes ces histoires-là, je les chéris, je me les raconte à moi-même, avec complaisance, comme étant du meilleur de moi, comme témoignant de toute cette fantaisie qui eût voulu vivre, qui veut vivre encore, et que les événements ont découragée.

Thérèse m’appelle. Il doit s’agir de l’aider à porter la lessiveuse de la cuisine à la buanderie. Et les enfants crient à tue-tête : « Papa ! Papa ! Maman a besoin de toi ! »

Non, ce n’était pas pour la lessiveuse, mais pour quelque chose de plus grave : Philippe doit-il, ou non, aller au patronage cet après-midi ?

Voilà encore une de ces questions sur lesquelles je ne suis pas au clair. J’ai des sentiments religieux. Je crois même que je suis catholique. Entendons-nous : je le suis, comme tant d’autres, à ma façon. J’ai de la peine à croire, par exemple, que Dieu habite cette petite boîte, au fond de l’église, que l’on appelle le Tabernacle, et j’ai cessé de communier, mais je n’en assiste pas moins à la messe du dimanche. Et pas seulement pour faire plaisir à Thérèse, et, comme elle dit, pour donner l’exemple. « Faut ce qu’il faut, déclare Thérèse, et je n’en suis pas pour les mômeries, mais les enfants doivent communier, et faire leurs Pâques jusqu’à seize ans, et un peu plus tard pour les filles. Après quoi, ils se décideront ! » Je vais donc à la messe du dimanche. Avec un paroissien dans lequel je lis, en français, scrupuleusement, l’office du jour. Je regrette de ne pas savoir le latin : c’est rond, c’est plein, et ça vous donne envie de chanter. La langue de Dieu ! J’assiste même, quand c’est l’été, une fois à peu près par quinzaine, selon l’humeur, à la petite messe du matin. Il n’y a guère que moi et la mère Lasnel. Une vieille bigote. Le portail est resté ouvert sur le cimetière et sur les arbres, et, quand le curé se prosterne, au moment de l’élévation on entend les oiseaux chanter. C’est beau. Parfois encore, revenant du collège, vers les, cinq heures, j’entre à l’église. Il n’y a personne. Je reste là dix bonnes minutes, dans un banc du fond, à ne rien penser, à attendre cette petite ivresse, cette toute petite extase d’un sou, qui me donne courage pour de » mois. Quelquefois, j’attends ça en vain. Je n’insiste pas, je ne force rien : Dieu a tellement d’occupations qu’il peut manquer des rendez-vous.

Ces petites extases, j’ai l’air, comme ça, de m’en moquer. Au fond, je fais plus qu’y tenir beaucoup : elles sont, sans doute, la seule raison que j’aie de continuer à vivre. Car même Thérèse, même les enfants… Mais je dirai cela plus tard.

Pour en revenir au patronage, j’y enverrais volontiers Philippe si je ne craignais qu’il n’aggravât, à trop fréquenter les bons Pères, une onction ecclésiastique, une façon d’arrondir sa phrase, et, disons le mot : une hypocrisie distinguée que sa mère ne soupçonne même pas et qui me répugne, à moi, parfaitement ; cet air « maison », cette si enveloppante façon de se plier à vos souhaits, de n’offrir pas la moindre résistance, et, pourtant, de vous circonvenir ! Tenez, ce brave curé encore, qui sonne l’autre jour, par erreur, chez un de mes collègues protestant — j’étais, chez lui — , qui vient pour le denier du culte : « — Ah ! monsieur le Curé, c’est en face, vous vous trompez… mais, puisque le Seigneur vous envoie, tenez…, voilà… » Et le curé de se confondre : « Merci monsieur. Nous ne sommes pas de la même Église, mais toute croyance est respectable ! N’est-ce pas, monsieur, du moment qu’elle est sincère ! etc. etc. » J’en aurais vomi.

Oui, je les voudrais tous plus francs, plus « tout d’une pièce ». Et Philippe aussi. Je voudrais qu’il baissât moins les yeux, qu’il fût un peu plus chahuteur, un peu coureur, vrai avec lui, et acceptant sa vraie nature. J’ai peur d’une puberté malsaine, enveloppée, tournée vers soi ; de quelque chose d’irrémédiable.

J’écris tout ça. Naturellement, depuis longtemps, Philippe est parti au patronage : Thérèse ne m’avait appelé que pour cette sorte de comédie qu’elle joue, je crois, avec innocence : on me consulte, on semble attendre mon avis, et l’on me presse d’en avoir un, de l’énoncer ; après quoi, on fait ce qu’on veut : les rites sont saufs.

Je pèse si peu ? Même quand je sais, quand j’explique à Pierre un problème, voire à Philippe, ils me regardent si curieusement ! C’est comme s’ils ne me reconnaissaient pas : « C’est donc Papa ! C’est donc lui qui sait de telles choses ! » Ils s’efforcent à le croire un moment, et puis l’oublient. Aucun des aspects par quoi je compte, par quoi j’existe, qu’ils mettent jamais à mon actif. En revanche, toutes mes distractions, toutes mes absences, et tous mes manques, ils s’en souviennent scrupuleusement. Qui, d’ailleurs, n’en fait pas autant à mon sujet ? Monsieur le Principal, mes élèves, monsieur l’Inspecteur Général, et j’allais m’oublier moi-même : me suis-je jamais pris au sérieux ? Je suis sans os et sans limites, sans rien où m’attacher en moi. Je ne crois pas à mon existence. Qui y croirait ? Un lieu, pourtant, mais un lieu vague, le lieu d’un rêve, de plusieurs rêves. Je pense à ces clairières soudaines, entr’aperçues, où dansaient, c’était au printemps, quelques jeunes filles qu’on ne verra plus. Et la clairière elle-même pourtant, qu’on savait, qu’on croyait savoir, c’est en vain qu’on la cherche encore.

Au temps de mon amour pour Thérèse, j’ai bien cru commencer à vivre, commencer à me sentir vivre. Avec effort, pourtant, il faut le dire, et m’obligeant à penser, chaque fois qu’elle était tendre : « C’est pour toi qu’elle dessine ce geste ; le mot qu’elle dit, c’est à toi qu’elle le dit vraiment. À toi ! » Et je pensais au fond de moi : il v a erreur, cela ne te concerne pas. Et tout de même, en persévérant, et à force d’incantations, je suis parvenu à me croire, à croire Thérèse, à croire que le chemin ouvert était le seul chemin pour moi, l’inévitable ; à croire — oui, j’ai vraiment cru ça ! — que je connaissais mon destin, que je savais, enfin, ma pente.

J’ai longtemps été malhonnête. C’est si commode d’être quelqu’un. Enfin, la lassitude aidant, l’usure du temps, j’ai dû un jour me rendre compte. Thérèse alors était malade. Quelle maladie ? Je ne sais plus, quelque chose, pourtant, de sérieux. Et je me mis alors à penser : si elle mourait ? Et, en même temps, pris d’allégresse — j’ai juré ici d’être vrai, de ne pas me raconter d’histoires — j’organisai ma vie sans elle. Je casai d’abord les enfants : chez la grand’mère, chez ma belle-sœur, etc… Et j’épousai, oh ! l bien sûr, un ou deux ans après J j’épousai telle veuve que je sais, que je n’ai aperçue qu’une fois, à sa fenêtre, dans le désordre du matin, telle jeune fille croisée tous les jours, au même endroit, qui tourne la tête quand nous nous croisons, et jamais n’a changé de trottoir ; telle autre encore… Et je m’imaginais alors ce que serait ma nouvelle vie. Quel bondissement ! et de quelles ferveurs exalté ! de quelles ferveurs jusque-là cachées, et réprimées, et presque éteintes ! Pourquoi m’être marié si tôt ! Ma vie sexuelle elle-même, si pauvre, si étriquée, Thérèse étant la première femme que j’aie connue ! Et j’ai en moi tant de désirs !…

Tant de désirs ! Le plus commode n’est pas de me les confesser. J’aimerais ne pas trop y penser. Et ce n’est pas que je sois lâche, mais de s’analyser soi-même, bien cruellement, quoi qu’on raconte, cela ne vous rend guère plus fort quand, déjà, on est tellement faible.

Je suis donc plein de tentations. Pas de jour où je n’aille au collège (j’y vais à pied, cela fait trois quarts d’heure de marche) sans rencontrer quelque jeune fille, quelque jeune femme, que j’accompagne en esprit, jusque chez elle, dans sa plus tendre intimité. Je suis si vain que, pour chacune, je pense qu’elle ne sait rien encore, que son mari, ou son amant, gauche ou brutal, n’a point su se faire aimer d’elle. Alors elle vit en clair-obscur, mal révélée, mal résignée. Comme sur le seuil. Il suffirait… Notez que je ne parle là que de la seule union de chair. Vous pourriez croire tout autre chose : si je me laissais aller un peu, un tout petit peu, je vous ferais croire, car j’y croirais moi-même aussi, à ma grande âme, à la générosité d’un dieu qui voudrait achever le monde et faire vivre à chacun son rêve. « Vous qui êtes un idéaliste !… » Passe encore qu’on me dise cela et que je le reçoive sans broncher, avec ce demi-sourire sceptique — apparemment — qui joue si bien la modestie ; ici, il ne faut point tricher. Il s’agit bien de posséder. Très physiquement. Et l’une et l’autre, l’une après l’autre, et selon ces images ardentes dont j’ai nourri, hélas. ! ma triste adolescence. Je dis hélas car ce n’est que de ces images-papier que j’ai vécu. Par raison de timidité, et par manque de force profonde. Et à présent je suis tout dévoré par la hantise de ce que je n’ai point fait. De ce qui, pourtant, était faisable. De ce qui, peut-être, se devait. Car, et c’est bien de quoi je souffre, maintenant que j’y vois clair — car si j’ai fui certaines actions, si par exemple, à dix-sept ans, je n’ai pas compris ma cousine, je n’ai point voulu la comprendre, ce n’est pas par raison, de devoir, par vraie pureté — j’étais impur — mais par pauvre raison de peur : oui, je craignais les conséquences, je ne voulais rien risquer de moi. Je me refusais à la vie. Immense péché. Le seul péché peut-être même. Celui dont dépendent tous les autres. Ah ! ce n’est pas moi qui m’aheurte au pardon de la femme adultère ! Un tel pardon était dans l’ordre : dépossédée, traversée de toutes créatures, que vouliez-vous qu’elle pût aimer, sinon l’Amour qui ne trompe point ? La vie connue, la vie aimée, connue-aimée, d’un même mouvement indivisible, et dépassée, alors, quelle autre vie possible qui ne soit la vie éternelle ?

Parle simplement. Voilà encore que tu t’enflammes : la rhétorique et l’éloquence, conditions d’insincérité. Si ces carnets valent quelque chose, ce ne sera que par leur calme, par la lucide acceptation que tu y exprimeras de toi. Fini le temps des incantations, le temps où l’on se forçait pour être : ma seule vraie force, maintenant, c’est la netteté de mon regard.

Quelqu’un m’a dit — je lui parlais de ma piété (il y a de ça bientôt dix ans) : « Votre piété ? Je n’y crois pas. Il me semble, comment dire cela ? que vous, vous cachez derrière Dieu… » Qu’est-ce que j’ai caché derrière Dieu ? Ah ! j’en ai mis du temps à trouver cette réponse ! Mon impuissance ! J’ai baptisé défense de Dieu ce qui n’était, en moi, qu’un manque de force. Et à présent ? À présent, si je suis si calme, apparemment, est-ce par vertu ? Est-ce que ma vie, mieux préservée de l’opinion, moins abritée des tentations, continuerait d’être aussi sage ? Et si Thérèse — il faut dire tout — , si Thérèse se trouvait absente, pour plus d’un mois, qu’il y eût ici une servante, jeune et accorte, qui fît elle-même les premiers pas., qui fût prudente, saurais-tu donc lui résister ? Et si tu ne résistais pas, si à la fin tu succombais, comment porterais-tu ta faute ? Qu’en ferais-tu ?

J’en étais là lorsque Thérèse, montée doucement, s’est trouvée soudain derrière moi. Elle pouvait lire. Elle n’a pas lu. Par discrétion ? Par indifférence. « Encore ta folie d’écritures ! (elle appelle ça mes écritures.) Tu pourrais bien ouvrir la fenêtre : ça ne sent pas trop bon, là-dedans ! » Et elle s’affaire autour de moi et jette un regard dédaigneux — es-tu bien sûr ? — sur un portrait de Raphaël, une Madone dont je ne me lasse point. Elle fait du bruit. Le bruit qu’elle doit faire, ou un peu plus qu’elle ne devrait ? Malignité, ou bien mon impatience ? « Et tu te fatigues ! (elle s’est assise en face de moi). Comme si l’école, déjà, n’était pas suffisante ! » Je ne dis rien. Elle continue : « Si encore ça nous rapportait ! Mais il faut avoir des relations. Et puis ici… ! Dommage que tu ne puisses être nommé à Paris, ou bien seulement dans une grande ville ; quand ce ne serait que pour les* enfants… Tu ne réponds pas ! »

J’ai répondu. Qu’ai-je répondu ? Je ne m’en souviens plus. Ce sujet-là m’est douloureux. Elle le sait bien. Vendre mes écritures ! Je suis si peu au clair là-dessus, si torturé ! Si orgueilleux ! Et si vain à la fois ! Il faudrait qu’on m’y obligeât, alors, je me laisserais aller avec délices. Quant à Paris, ou à la grande ville, je ne suis qu’un petit licencié : je serais, au plus, chargé de cours ! Et de quel œil, alors, Messieurs les Agrégés… ! Non, non, plutôt moisir ici, même si Thérèse ne me le pardonne pas. « Un peu de piston ! » dit-elle ; je ne veux pas de piston.

Et Thérèse est redescendue. Je l’ai rejointe, un moment après, dans la cuisine. Tout était prêt pour le goûter. Jeanne avait été mise au coin. « Jeanne, tiens-toi mieux que ça !’Les mains au dos !… Tu ne sais pas ce qu’elle a fait ? Je l’ai prise à se moquer de moi, oui, à me singer, là, par derrière !… Belle demoiselle ! » « — Ma petite Jeanne… » — Naturellement ! tu vas la plaindre ! » Je me suis tu. Et Jeanne que je sentais durcie, tendue, près d’une colère, s’est dénouée soudain en sanglots. Jacques la regardait et me regardait : qu’est-ce que tu attends, toi, le père, pour faire ce que tu as à faire ? Cécile riait : elle n’aime pas Jeanne ; elle est sournoise. Quant à Pierre, les coudes, sur la table, il lisait, ou faisait semblant.

« Ah ! à propos, m’a dit Thérèse, une dame est venue ; une dame… comment ? — Pierre ! entends-tu ? — Madame Mercier. » — « Madame Mercier ! oui, c’est bien ça ! Elle a une fille, qui est au collège… oui… une grande fille de dix-huit ans, et qui est faible en arithmétique (Thérèse, jamais, ne dit : mathématiques). Elle voudrait te voir pour des leçons. Elle doit revenir demain soir. »

Madame Mercier ? J’ai beau chercher : je ne vois pas. Pierre dit : « Mais oui ! Madame Mercier, tu sais, sur la place de l’église ! Deux maisons avant l’épicerie ! » Je tâche de voir. Je dis : « Ah ! bon ! » mais je ne vois pas. « Enfin, (et Thérèse, en même temps, pousse devant moi la tasse de café), enfin elle reviendra demain, avec sa fille, qui ne pouvait pas aujourd’hui. J’ai cru comprendre qu’elle disait : elle est prise par monsieur le Pasteur. Ce serait donc une protestante. Je n’en suis pas sûre. Combien comptes-tu lui demander ? » « — Bah ! vingt-cinq francs ! Je ne puis pas moins ! Si elle était élève de l’école, peut-être, alors, on pourrait diminuer un peu, mais… Non, je crois qu’on ne peut pas moins !… » « — Comment, pas moins ! » Là-dessus, Thérèse s’est emballée : il n’était pas question de moins… Madame Mercier pouvait nous payer… Et nous avons besoin d’argent… etc… etc… Et cætera ! Un mot que j’écris avec joie. Comme une bouffée de cigarette qui se dissout dans l’air du soir. Humez, les dieux, si ça vous chante : pour moi, déjà je pense à autre chose. Je suis revenu ici passer la fin de la soirée. J’ai corrigé quelques copies, et, vers sept heures, j’ai allumé une cigarette. Alors Jeanne a ouvert la porte. Elle avait le visage défait, les yeux humides. Elle s’est assise sur mes genoux : « Fais-moi des ronds ! » J’ai fait des ronds. La lune s’est levée. Un merle sifflait. J’ai dit à Jeanne : « Voilà le printemps : dimanche, nous irons aux primevères. »

Fini un poème. Qu’est-ce que ça vaut ? Qu’est-ce que ça vaut en dehors de moi ? Et, si j’étais vraiment un poète, est-ce que je me poserais de telles questions ?

Si j’étais vraiment un poète, est-ce que le monde existerait pour moi ?

Ah ! j’éprouve bien, parfois, certaine chaleur, mais n’est-ce point la simple chaleur de réchauffement ?

Madame Mercier est venue hier. Avec sa fille. Une grande jeune fille assez belle ma foi, et qui est blonde. Nous avons convenu du prix et des jours. Je la prendrai deux fois par semaine, de six à sept, le mardi et le vendredi. Deux heures en moins de rêve et d’écritures. Mais Thérèse va être contente. Et peut-être ce Valéry, commenté je crois par Alain, que je convoite depuis longtemps, peut-être alors pourrai-je l’acheter.

J’ai peur, pourtant, du vendredi matin : mes réveils sont si douloureux, et mon regard sur la journée tellement lucide : « Allons, lève-toi ! et n’oublie pas que ce soir tu as une leçon ! » Je serai alors — n’en parlons plus ! — saturé de dégoût et de rancœur.

J’oubliais de noter ici que le Père Richardeau est venu. C’est un Dominicain du couvent d’à côté. Un de mes amis. Conversation assez banale. Jeanne l’aime beaucoup.

Mon élève s’appelle Madeleine. Madeleine Mercier.

Madeleine ! J’aurais tant aimé qu’une de mes filles s’appelât ainsi ! Mais Thérèse n’a jamais voulu.

Je viens d’avoir une scène avec Thérèse. Et à propos de cette leçon. Où la donner ? Je pensais à la salle à manger : c’est plus décent. C’est même, à y bien penser, la seule pièce où ce soit possible. Thérèse a jeté les hauts cris : « Et les enfants ? — Mais ils seront dans la cuisine ! — Dans la cuisine ! (Thérèse a haussé les épaules.) Dans la cuisine ! Comme si on pouvait y tenir ! À deux on s’y marche sur les pieds ! Naturellement, pourvu que toi… ! — Thérèse, parlons bien calmement : veux-tu me dire où je dois aller. — Où ? mais là-haut ! dans ta mansarde ! Retapisse-la ! Philippe t’aidera ! Vous ferez ça ensemble jeudi. N’est-ce pas, Philippe ? Il ne fera pas froid, tu seras, là-haut, tout à fait tranquille !… Eh bien ! parle donc ! Qu’est-ce que tu penses ? »

Je restais là, interloqué. Sûrement, Thérèse avait raison. Une fois de plus. Comment n’y avais-je pas pensé ? Oui, certainement. Pourtant… pourtant je n’aurais pas moi-même, à ce qu’il me semble, si j’y avais pensé d’abord, osé faire cette proposition. Thérèse, alors, ne m’aurait-elle point dit : « Mais tu es fou, mon pauvre ami ! Dans ce grenier ! (Elle n’aurait pas dit : une mansarde !) Que va penser madame Mercier ? Nous avons la salle à manger. Tu t’y mettras. On se tassera dans la cuisine : pour une heure, ce n’est pas si long ! Vraiment, Marcel, tu as parfois des idées extraordinaires ! »

Est-ce que Thérèse aurait dit ça ? Mais c’est un fait qu’elle ne l’a point dit. Elle est toujours où je ne l’attends pas et nous passons le plus clair de notre temps à courir l’un derrière l’autre et à tâcher de nous rejoindre. Suis-je donc tellement peu psychologue ? Moi qui croyais ! Mais les mathématiques peut-être, l’usage que j’en fais constamment, m’ont alourdi. Qu’est-ce que je raconte ? Autant me taire. Je suis là, en plein désarroi et à me poser toutes sortes de questions qui sont, au fond, sûrement idiotes. Si je comprends bien, je me demande ce qu’est Thérèse. Mais n’y a-t-il donc qu’une Thérèse ? Thérèse ne change-t-elle point avec le jour, et, dans une seule journée même, n’y a-t-il point plusieurs Thérèses ? Et n’est-ce point vrai de toutes les femmes ?

Pourtant, il y a une Thérèse, une Thérèse calme, celle du dimanche après-midi, toute dénouée : l’ancienne Thérèse, celle d’autrefois, celle qui s’approche : « Dis, mon ami… (Je prends sa tête.) M’aimes-tu encore ? — Mais oui bien sûr ! — Bien sûr, bien sûr ? et personne d’autre ? » Alors ici elle se reprend : « Et puis, tu sais, je ne t’en voudrais pas ! Cela pourrait bien t’arriver… Quelque jeune femme… Tiens, par exemple, mademoiselle Lebrun. .. Oui, tu sais, ta nouvelle collègue ? La petite brune ? Alors sûrement je comprendrais. .. Mais non, je ne serais pas jalouse ! Qu’est-ce que tu veux, on peut changer ! — Mais toi, Thérèse, tu ne changeras pas ! » Je dis cela, tout convaincu, avec une inquiétude sérieuse et qui m’étonne un peu moi-même. « — Moi ? Comment pourrais-je te répondre ? Comment veux-tu que je sache maintenant ? Il suffirait… — Tout de même, Thérèse, il y a les enfants ! Il y a que nous sommes mariés ! Il y a que nous nous sommes engagés… — Oui, oui, dit-elle. Oui, mon ami, tu as raison… Et puis, tu sais, c’est seulement pour te taquiner ! Allons, embrasse-moi donc, grand fou, te voilà devenu tout soucieux !… »

N’est-ce point là la seule vraie Thérèse ?

Pourtant… (Il y a encore un pourtant) pourtant, n’est-ce là qu’une taquinerie ? Je crois Thérèse quand elle me dit qu’elle me verrait, sans jalousie, en aimer une autre. Et là, il faut que je complète ! « Aimer, dit-elle, cela ne voudrait pas dire que tu n’aurais pas, pour moi, la même tendresse ! mais il y a des femmes plus belles, plus attirantes ! Un homme est faible ! Je comprendrais… » Oui, alors, je la crois sincère, et, par cet aspect détaché, bien différente de beaucoup de femmes. (Mais — j’ai encore un doute là-dessus — si elle m’aimait passionnément, serait-elle aussi généreuse ?) Ah ! comme tout cela est mêlé ! La liberté que tu me donnes, Thérèse, est-ce que tu me la donnes vraiment, et n’es-tu pas, ne sommes-nous pas, déjà, parfaitement détachés l’un de l’autre ? Et quand tu penses qu’un autre pourrait te plaire, n’essaies-tu pas, déjà, de te consoler d’un abandon ? Alors, Thérèse, quoi que tu dises — et tu parles alors si mollement — alors, Thérèse, dis, s’il venait, saurais-tu bien lui résister ?

Notre maison est bien fragile ! Mais qui, de nous deux, est le plus faible, et par qui manquera-t-elle ? En dépit de mes inquiétudes, je me sens plus solide que toi, Thérèse, car j’y vois clair.

Madeleine Mercier est venue ce matin pour sa première leçon. Je l’ai fait monter au grenier. Mon Dieu, cette mansarde peut aller. Elle est même tout à fait décente : un quelconque papier bleu uni, quelques sous-verres, quelques cartes épinglées au mur : des reproductions très diverses, je dirai même hétéroclites, de Rembrandt à Vincent Van Gogh.

Il m’a semblé, au long de la leçon, que très souvent le regard de Madeleine Mercier se portait sur ces reproductions. Parfois aussi il glissait vers la fenêtre et se perdait, un court moment, dans les nuages. Il y a du rêve, en cette petite. Il y avait du rêve en Thérèse. Il y a du rêve en toute jeune fille, mais une jeune fille porte du rêve sans en rien savoir, ce sont sans 3 doute attrapes de la nature, et rien de plus.

Je crois qu’elle fera des progrès avec moi : elle saisit vite. Elle est capable, aussi, de vous interrompre : « Je ne comprends pas : voudriez-vous que nous reprenions ici ? » Quelque chose de net et d’honnête, en accord avec toute sa personne, avec son allure décidée, un peu girl-scout, mais sans excès.

Je ne l’ai pas trouvée tellement faible, seulement en retard. Elles sont trop nombreuses, au collège, et leur professeur, souvent malade — c’est toujours ainsi chez les filles — prend des congés.

Je viens d’être malade trois semaines. Une sorte de bronchite. Je traîne cela depuis l’enfance. Je tousse encore, mais ça va mieux. Pourtant, j’aurais grand besoin de fortifiant. Je crois même que j’aurais besoin d’alcool. Un vin puissant. Quelque Bordeaux : Saint-Emilion 1928, Château de Soutard ! J’en ai bu au 14 juillet, à ce fameux banquet dont je revins un peu gris. Saint-Emilion ! Mais comment dire ça à Thérèse ? Et puis ça coûte ! Jacques aurait besoin d’un béret, Thérèse n’a que de pauvres bas : quel égoïste ! Sans compter que cette soif de vin n’est pas sans me laisser quelque inquiétude : mon père buvait, et je me sens parfois tenté. Avouons-le, j’ai l’étoffe d’un ivrogne. Si j’étais fort, si je m’assurais sur moi-même, si je n’étais pas pauvre type, eh bien ! je boirais’! Encore une expérience à faire et qu’hélas je ne ferai jamais.

Très grosse histoire à la maison. Au sujet de Philippe. Thérèse, ce matin, m’emmène dans sa chambre sans dire un mot et me montre, sur les draps, quelques taches dont je ne puis douter : « — Tu vois ! tu vois ! Et encore ici ! Et encore là !… Il faudra parler à Philippe ! », et, comme je reste silencieux : « Mais oui, il faudra que tu lui en parles ! Ce n’est pas moi, tout de même, qui vais me charger de cette histoire ! »

Philippe, envoyé par Thérèse, est monté ce soir au grenier. Je lui ai dit : « Philippe, tu es un homme : j ai à te parler sérieusement… » Il baisse les yeux. Thérèse, sûrement, a fait en sorte, sans le vouloir, qu’il sache clairement de quoi il retourne. J’ai dû lui faire tout mon discours sans que jamais il relevât la tête. Que lui ai-je dit ? Ce que l’on a coutume de dire : santé, famille, patrie, et péché d’impureté : « Toi qui aimes tant aller au patronage ! hein ! si le Père apprenait ça ?… » Mais Philippe reste silencieux. Et moi je ne fais plus que pousser des mots vides les uns sur les autres, et, me rappelant son âge et me souvenant, j’ai conscience d’être un hypocrite. « Tu peux aller !… — Au revoir, papa ! »

Thérèse va venir, va s’informer. Que vais-je lui dire ?

Courte visite du docteur Samuel. Il est très bon. « Eh ! bien, nous voilà tout à fait guéri ! » Il me fait un certificat : huit jours de congé encore pour « asthénie ». Je souhaiterais bavarder avec lui, mais il m’impressionne. On dirait qu’il sait tout d’avance, qu’il a, d’avance, tout compris et tout pardonné.

Il fait très doux. Je me sens peu à peu revivre. Comme je suis sensible au printemps ! Thérèse, Thérèse, je ne pourrai jamais te dire ce que, cette nuit, j’ai rêvé. Et même, en dépit de toutes mes promesses, je ne saurais l’écrire ici. J’aurais peur de m’emprisonner. Pourtant, ne le suis-je pas déjà ? Il m’arriva, enfant, de faire un rêve odieux. Je m’éveillai, suant de honte, avec le goût affreux du péché sur la langue. Quelle délivrance de voir, par la lucarne ouverte, la lune toute ronde, et de comprendre que ce n’était qu’un rêve ! Oui, mais trois semaines après…

La petite main de Jeanne — nous sommes allés ensemble ce matin aux primevères — m’a rassuré pourtant autant qu’il se pouvait. La regardant, je me sentais redevenir tout neuf.

Qu’est-ce que ce vicaire qui vient d’arriver ? Je n’aimais pas l’autre, si plein de soi, si avantageux, si évidemment et si épaissement sensuel, mais celui-ci… Jamais je n’ai vu quelqu’un d’aussi maigre et d’aussi farouchement fanatique. Je l’ai rencontré dans la rue du presbytère. Il a plongé ses yeux dans mes yeux — un regard noir — et j’ai dû détourner la tête. En voilà un qui sait où il va !

Pris un café ce soir, après la classe, chez la concierge du collège, une grande femme sèche, veuve à présent, qui a dû avoir de beaux yeux. Il n’y a que moi qui m’asseye, de temps à autre, dans sa loge. Mes collègues passent et demandent leur courrier. Même pas un mot sur la santé ou sur le temps. Madame Poret dit : « Ils sont fiers ! Tandis que vous… » Tandis que moi, pensant un peu, devant cette vieille femme, à ma pauvre mère, je l’écoute me parler du prix des œufs, du prix du beurre, et de sa peine, et des crasses de madame la Principale, et je lui réponds. Elle se lève pour passer le café. Je me sens bien, et tout heureux d’être un médiocre.

Il va falloir, tout de même, que je me plaigne au Principal ! Cette singulière odeur, quand j’entre dans ma classe… Ils se bouchent le nez : « M’sieu, est-ce qu’il faut ouvrir les fenêtres ? » Et ce sont des rires étouffés, puis, tout d’un coup, un grand éclat, un éclat immense. « — Eh bien ! messieurs, quand vous voudrez… » Ils ne veulent pas. L’ennui, alors, c’est que Viard, dix fois plus chahuté que moi, comme j’ai dit, trouve le moyen d’entr’ouvrir la porte — nos classes communiquent — et de me dire, d’un ton très sec : « Je vous en prie, tenez-les un peu ! J’ai besoin, moi, de travailler ! »

« Vous êtes trop bon ! me dit madame Poret. Et ils abusent. Il faudrait vous montrer un peu. »

On écrira, si je deviens quelqu’un (oh ! dans l’avenir, bien sûr, dans cinquante ou cent ans !) on écrira : « Marcel Rousseau fut, toute sa vie, un obscur professeur. Monsieur le Principal du collège de Fécamp atteste, dans ses rapports, qu’il fut très consciencieux, qu’il eut les palmes à trente-cinq ans, qu’au demeurant, peut-être, il était un peu mou, et que ses élèves n’avaient pas pour lui le plus grand respect. On frémit à la pensée qu’un si grand poète ait pu être martyrisé — cet âge est sans pitié ! — par une bande de méchants garnements. Nulle trace, pourtant, d’amertume dans son œuvre. Une magnifique sérénité. Non, il n’y a pas, dans toute notre littérature, un poète qui, de son vivant, se soit aussi bien déguisé. »

Monsieur le Principal m’a fait venir dans son bureau. Il m’y a retenu près d’une heure : « Monsieur Rousseau, je suis vraiment désolé : j’ai à vous dire des choses désagréables. Vous êtes un excellent professeur, et monsieur l’inspecteur Général lui-même, à son dernier passage, a eu de vous la meilleure impression. Oui, je dis bien, monsieur Rousseau : il a eu la meilleure impression. Mais, et vous le savez bien vous-même, mais, il y a la discipline. Comprenez-moi, monsieur Rousseau : à quoi sert-il que vous fassiez d’excellents cours si les élèves n’en profitent pas ? On cause beaucoup, dans votre classe. On rit parfois. Bien sûr, je comprends qu’on doive rire. De temps en temps. C’est nécessaire. Mais il faut savoir s’arrêter. On ne s’arrête pas, monsieur Rousseau ! Quelques élèves, ià ce qu’on m’a dit, vous jouent des tours. J’ai eu la visite de parents : on se plaint beaucoup, on nous menace d’une pétition. On écrira, dit-on, à monsieur l’inspecteur. A monsieur le Recteur, s’il le faut. Au Ministère. Vous avez le fils de monsieur le Sous-Préfet. Ces choses-là peuvent aller très loin !

« Monsieur Rousseau, j’ai une grande sympathie pour vous. Je serais navré, croyez-moi, s’il me fallait… comment vous dire ?… prendre mes responsabilités, mais je suis chef d’établissement, et l’on m’observe. On nous observe, monsieur Rousseau !… Vous me comprenez ?…

« Tenez, parlons à cœur ouvert : voici ce qui s’est passé dans votre classe, il y a deux mois, le 27 novembre : … Vous vous rappelez ?… Quinze jours après, le 13 décembre — il avait neigé ce jour-là — vous vous rappelez… ? Je n’insiste pas. C’est inutilement douloureux… Il faut sévir, monsieur Rousseau, il faut sévir ! Vous disposez de moyens disciplinaires ! Il y a les retenues du jeudi ! Il y a, pour des cas très graves, notre conseil de discipline ! Il y a moi ! Mais oui ! envoyez-moi le loustic, dans mon cabinet ! S’il le faut même, mon cher ami, faites-moi venir ! Je me dérangerai !… Mais, je vous en prie, monsieur Rousseau, restons-en là : je vous en prie, ne m’obligez pas… »

Je ne dis rien. Monsieur le Principal se caresse la barbe et joue négligemment d’un coupe-papier. Je me sens loin. La réalité de tout ça ? Quel jeu jouons-nous ? Car il joue véritablement ! Il ne croit pas un mot de ce qu’il vient de dire ! Et moi j’ai envie de sourire. J’ai envie de dire à Monsieur le Principal : « Allons, mon cher ami (j’ai de la sympathie pour lui aussi), mon cher ami, parlons maintenant de choses sérieuses : comme il fait beau ! N’est-ce pas ? Quel merveilleux printemps ! quelle joie l’on a à vivre ! Hein ! dirons-nous jamais assez qu’il y a de la joie à vivre ?… Et quel dommage, n’est-ce pas — les gens sont timorés — qu’on ne puisse fermer la maison, par un tel jour, et s’en aller tous dans les champs ! Mais peut-être, Monsieur le Principal

— pardonnez-moi ! — mais peut-être, mon cher ami, qu’il faudrait essayer ces choses… Nous serions peut-être surpris, ! Qui sait ! des parents comprendraient… Monsieur l’inspecteur d’Académie lui-même !… — vous savez qu’il est musicien ? — ne verrait là aucun scandale ! Bien au contraire ! Ah J mon ami, si un beau jour, enfin, nous voulions vivre ! Si nous faisions, dites, mon ami ; si nous faisions, cher Principal — dire qu’ils vous ont baptisé ainsi ! — si nous faisions un feu de joie avec le tas des circulaires, avec le tas des cahiers de textes, avec les tas des journaux de classe, des bulletins scolaires, des tableaux d’honneur, des carnets de notes P avec nos parchemins à nous, avec ce bout de ruban violet I Avec votre Légion d’Honneur ! Hein ! si, tout de même, on allait se mettre à respirer, à faire craquer ses alvéoles, à faire sa vie avec son rêve !… »

« — Alors, mon cher monsieur Rousseau ?…

« — Eh bien ! oui, monsieur le Principal, on essaiera, on fera son possible. Je vous comprends bien. Je ne voudrais pas, le moins du monde… Vous saisissez ?… » Et je bafouille de plus en plus, et je rougis.

« — Remettez-vous, monsieur Rousseau ! » Il s’est levé. Il me pose la main sur l’épaule : « Je suis désolé, croyez-moi… »

Je me retrouve dans l’escalier, désemparé et titubant. Les élèves m’attendent dans la cour : « Montez, messieurs ! » — « Chic, Monsieur, on aura pris l’air ! et on n’a plus que dix minutes avant la cloche. »

J’ai cru bon de mettre mes élèves au courant de ce qui vient de se passer : « Comprenez-moi, (je me sentais parler comme Monsieur le Principal) comprenez-moi : je ne désire pas gronder, je désire encore moins punir. Je me souviens d’avoir été enfant. Tout de même, messieurs, vous abusez ! » Langlois s’écrie : « C’est vrai, Monsieur, y en a qui vont fort. On profite que vous êtes chic type… » Je dis encore, dans un grand silence : « Être très dur, manier la trique, faire une discipline d’adjudant, vous savez, ce n’est pas difficile : le premier imbécile venu… Mais je répugne à ces moyens. Je veux vous prendre pour des hommes et non pas pour des galopins. Vous me comprenez ?… »

Le gros Mériel dit naïvement : « Vous savez, on n’est pas habitués. Nos parents nous frottent les oreilles. Alors, quand c’est quelqu’un comme vous, qui se laisse faire, on en profite ! » « — Qui se laisse faire ? Mais non, Mériel ! Qui se laisse faire, parce qu’il veut bien se laisser faire !… Je vous répète : si quelqu’un préfère les taloches, et les retenues, comme il voudra, comme vous voudrez ! » « — Vous ne sauriez pas, monsieur Rousseau ! vous ne pourriez pas ! Vous êtes trop bon, monsieur Rousseau ! »

Là-dessus, la cloche s’est mise à sonner. Je suis parti et, revenant chez moi, rythmant mon pas, je répétais au-dedans de moi, et quelquefois même à voix basse : « Tu ne peux pas ! Tu es trop bon ! Tu ne peux pas ! Tu es trop bon ! Tu ne peux pas !… » ; et, tout d’un coup, je marchais alors sur la digue, face à la mer : « Marcel Rousseau, (et je croyais entendre la voix criarde de mon vieux maître, du Père Bisson, comme on l’appelait) : « Marcel Rousseau, tu n’es qu’un propre-à-rien ! »

Si je n’étais pas, encore, un vieux cochon ! Est-ce que tous les hommes sont comme ça ? Est-ce que tous les hommes sont comme moi ? Ne savent-ils qu’un peu mieux mentir ? Est-ce qu’il y a, dans le monde, un homme pur ? entendez-moi : un homme, bien sûr, qui aurait conquis sa pureté mais qui la vivrait joyeusement ? Est-ce qu’il y a encore des saints ?

J’écris tout ça de mon grenier. La lucarne est ouverte. Il pleut. Je repense à Château-du-Loir, mon premier poste ; à une promenade par la campagne, un jeudi matin, peu de temps avant mon départ. Il pleuvait ainsi. Je me mis un instant à l’abri sous des feuillages. Des tas d oiseaux pépiaient comme ce matin. L’air était bon. Je me sentais si vaste, mon Dieu !… Deux mois après, ce furent nos fiançailles.

Je me suis décidé à acheter une pipe. Je ne crois pas que Thérèse aime beaucoup ça, aussi je la fume dans mon grenier, presque en cachette. Temps délicieux ! Porosité ! La vie se calme. Je me dissous. Petites extases, et pas trop différentes, ma foi, de celles que je connais à l’église. On devrait se réunir entre hommes, de temps en temps, pour de longues pipes toutes silencieuses. Une sorte de culte.

On m’a dit que les Quakers (est-ce bien ainsi qu’on doit écrire ?) aiment à s’assembler en silence, que c’est même là leur messe à eux ; mais que font-ils alors de leurs mains, et de leurs pensées vagabondes ? Un homme, s’il n’a pas son outil, doit avoir en main quelque chose : un livre de messe, ou un chapelet, ou un psautier. Ou bien une pipe. Alors, l’esprit peut dériver.

Leçon avec Madeleine Mercier. C’est la dixième. Il faudrait que je me surveille : dans quelques semaines, si cela doit continuer, nous ne parlerons plus mathématiques. «  Monsieur Rousseau, m’a-t-elle dit l’autre jour, et avec une exquise timidité, monsieur Rousseau, est-ce que cela vous dérangerait de me prêter les Poèmes Choisis de Verlaine ? » Le livre était là sur ma table. Depuis quinze jours. J’avais vu qu’elle le regardait. J’aurais dû, bien sûr, le ranger. Je ne l’ai pas fait. Pourquoi ?

J’ai donc prêté ces poésies : « Mais, Mademoiselle, il fallait lé dire 5 Si j’avais su !… » Je tends l’ouvrage, et pense soudain à tel poème, tel autre encore, qui ne sont pas pour une jeune fille. Et puis, ce trouble chez Verlaine, et cette gloutonne sensualité !… Il est trop tard.

Huit jours après : « Monsieur Rousseau, je vous rapporte les poèmes. Oui, j’ai tout lu. Il y en de beaux, vous savez, celui qui commence ainsi : « L’espoir luit… » « — Oui, Mademoiselle. » Et je lui récite le poème comme si je le disais pour moi, d’une voix égale, en écoutant. Elle baisse la tête. Le vent parfois, entré par la fenêtre, joue dans ses cheveux. Je me réveille : « Alors, Mademoiselle, nous en étions… ? » Elle me regarde, ouvre un cahier, nous travaillons.

Elle travaille bien : « Monsieur Rousseau, à la dernière composition, j’ai eu quatorze. J’étais troisième. Le professeur n’en revenait pas : « Vous avez fait de grands progrès ! De tels progrès que j’en suis étonnée moi-même ! », Ma mère n’en revenait pas non plus. Malheureusement, c’est tout le contraire en littérature. L’année dernière, nous avions un jeune professeur. Je l’aimais beaucoup. Les cours étaient intéressants. On y disait tout ce qu’on pensait. Elle aimait qu’on ne soit pas d’accord. Et elle lisait !… comme tout à l’heure vous lisiez vous-même, monsieur Rousseau ! Cette année, on explique des textes, on met une heure à étudier dix lignes. Depuis trois mois, nous expliquons. Horace !… » « — Autre méthode ! Chaque professeur a sa méthode ! » « — Oui, vous dites ça, mais quelle méthode préférez-vous ? » « — Mademoiselle, notre théorème ! » « — Oh ! vous savez, ce n’est pas du temps perdu !… Monsieur Rousseau, quelle serait votre méthode à vous ? »

Et je me suis abandonné. Avec délices. J’ai condamné ce que j appelle un enseignement de glossateurs, un enseignement d’érudition, de pédantisme, l’enseignement d’imbéciles diplômés qui situent tout, qui expliquent tout. Qui ne savent rien, ne sentent rien. Des professeurs ! J’ai condamné Des Granges, Lanson, Doumic, Crouzet, l’abus qu’on fait de leurs manuels ; et les dissertations qu’on donne ! Jamais on n’apprend à construire, à inventer ! On ne se soucie que de critique, et que d’apprendre à critiquer. Encore si même, quand on critique, on disait ses idées à soi ! Mais on n’a pas d’idées à soi, on a celles de la tradition. On continue ! L’école, toute l’Université elle-même, n’est qu’une sorte de Conservatoire !

Et de s’étonner, après ça, de ce dégoût qu’on a des lettres !

Sur ce chapitre, je suis intarissable. Madeleine Mercier m’écoute et elle m’approuve : « Ah ! quel dommage, monsieur Rousseau, quel dommage que vous ne soyez pas professeur ! … Je veux dire : de littérature ! » « — Non, Mademoiselle, je ne saurais pas ! Pas à trente élèves à la fois. Ou alors je parlerais tout seul. Pour moi. »

Je me lève. Je jette par la fenêtre un regard superbe, un regard que je sens> puissant, dominateur. Ai-je jamais regardé ainsi ? Ah ! que n’ai-je enseigné les lettres !

Madeleine Mercier m’a emprunté La Symphonie Pastorale. Devais-je lui prêter cet ouvrage ? Mais, ce disant, je joue la comédie : on m’a bien dit, maintes et maintes fois, que Gide est un auteur malsain ; j’en suis encore à me demander en quoi.

Thérèse s’habille mal. Elle n’a jamais su s’habiller. Elle est bien faite, pourtant, et pas trop alourdie par l’âge. Pourquoi se néglige-t-elle ainsi ? « — Bah ! ce sera assez bon pour moi ! » Elle fait ses robes. Que ne les donne-t-elle à faire ? C’est comme ses mains ! Pourquoi ne soigne-t-elle pas ses mains ? Et jamais un soupçon de poudre ! Naturellement, pas de rouge aux lèvres : « Tu ne voudrais pas ! » Mais si, Thérèse, je voudrais bien ! Mais ce n’est pas à moi à te le dire.’Cela devrait venir de toi. Une femme, vois-tu (Si j’étais femme !…) devrait toujours être nouvelle. Je m’exprime mal : nouvelle, et, pourtant, toujours même.’Comment te dire ? Toutes les promesses qui dormaient en toi, quand je t’ai connue, il faudrait que, l’une après l’autre, elles fussent tenues. Il faudrait que la vie à deux ce fût le lent développement, le fleurissement, de ce qu’annonçaient les fiançailles.

Madeleine Mercier, serez-vous un peu plus fidèle, oui, vous au moins, à celui qui viendra ?

J’aimerais bien savoir pourquoi ma pipe gargouille. Je la nettoie. Je ne salive pas. Alors ? Est-ce que c’est la condensation ? Louveau, le vieux répétiteur qui fume la pipe — nous avons pris ensemble un café avant-hier — la fume dans un silence parfait, par petites bouffées régulières. Stupide, sans doute, de noter ça, mais ça m’agace. Je me dis : « C’est encore bien toi, cette pipe que tu ne sais pas fumer ! Est-ce que jamais, ce que tout le monde sait, ce que tout le monde pratique si facilement — on dirait qu’ils ont ça en eux, depuis toujours ! — est-ce que jamais tout ça sera à toi ! Dire que tu ne sais pas même marcher, pas même t’asseoir ! Tu imites toujours quelqu’un d’autre. Dès que tu es livré à toi, tu ne sais que faire de tes mains : les mettrai-je toutes deux dans ma poche ? ou une seulement ? Et, alors, la gauche ? ou la droite ? Et que ferai-je de l’autre main ? À moins que je ne les mette dans mon dos ? Mais c’est satisfait, c’est pédant. Il ne te faudrait plus qu’une canne ! Tu la tiendrais droit derrière toi. Du bout, tu soulèverais parfois — saurais-tu résister à ça ? — ce melon qui s’enfonce un peu trop ! Ah ! pauvre type ! Il ne te manque que d’être toi.

Décidément, je n’ai pas la vocation de père de famille ! Comme je grondais Cécile pour avoir déchiré sa blouse, et Thérèse m’y avait invité, elle a soudain éclaté de rire, et je l’ai giflée. Là-dessus, Thérèse est intervenue : « Voyons, Marcel ! mais tu ne vois pas ! Elle en a la joue toute marquée !… Je ne te croyais pas si brutal !… » Cécile a fondu en larmes. Jeanne me regardait, consternée. Et voilà, comble de malheur, que surgit le Père Richardeau. Je l’ai fait monter dans mon grenier. Un Gide traînait sur ma table : « Vous lisez Gide ! C’est un auteur, je crois, qui n’est guère recommandable ! … — L’avez-vous lu, mon Père ? — Non… Je ne parle que par ouï dire, et peut-être que je me trompe… — Le voulez-vous ? — Mon Dieu, je n’ai guère de loisirs. » Souplesse du Père ! Il condamne, par ce seul refus, au prix d’un tout petit mensonge — encore n’est-il pas bien sûr qu’il mente ! — et sans jamais vous faire violence. Impossible de se fâcher, impossible de discuter. Et, pour finir, on est inquiet, on s’interroge, on se sent comme trouble et impur et tout propice aux analyses, aux repentances, aux confessions.

« — Alors, Cécile n’est pas gentille ? » La même méthode. Il ne condamnera pas : il me laissera dans l’incertitude, et toute ma journée sera empoisonnée par le remords…

Le soir, maladroitement, j’ai essayé de réparer. J’ai voulu plaisanter Cécile. Elle est restée le nez dans son assiette, intransigeante, fermée, butée. Pas plus de succès avec Philippe. Il répond par oui et par non. J aurais aimé lui dire combien j’étais content de son travail du trimestre dernier. Je n’ai pas pu : d’avance, je savais de quel visage il répondrait et qu’il penserait : « Pourquoi me dis-tu ça ? Pourquoi veux-tu, alors que ni l’un ni l’autre nous ne le souhaitons, pourquoi veux-tu qu’on tâche de se réconcilier ? »

Triste soirée. J’ai commencé, aussi, de raconter une histoire à Jeanne. Thérèse a dit : « Il est plus de huit heures et demie, il est trop tard ! Si Jeanne veut avoir une histoire, qu’elle se déshabille donc un peu plus vite, au lieu de flâner ! »

Ils m’ont eu encore. Ç’a été, quand je suis’ entré, l’infernal bruit des règles sur les pupitres et des pieds battant le parquet* ; et, par instants, on entendait, dominant tout, le hurlement strident d’une voix. J’ai attendu. Et que faire d’autre ? Et je pensais — je pense toujours, ça ne paralyse pas mes pensées, bien au contraire — et je pensais : Si, un beau jour, ils décidaient de faire ça devant monsieur le Principal, oui, quelle serait son attitude ? Comment pourrait-il s’en tirer, lui qui n’a qu’un filet de voix et qui le perd, encore, quand il s’échauffe ! Ah ! on voit bien qu’ils n’ont jamais (je les convoquais tous silencieusement, lui, Principal, et tel et tel qui ont réputation d’hommes féroces, inchahutables), ah ! on voit bien qu’ils n’ont jamais dû arrêter ; un pareil vacarme ! Et soudain je me dis : Idiot ! que songes-tu là ! Dans quelle position les mets-tu ? Jamais, jamais, entends-tu bien ; ils n’auront à faire face à cela : on ne chahute que les hommes chahutables, et l’important j n’est pas d’arrêter un chahut, de savoir arrêter ( un chahut, mais de faire en sorte qu’il ne se produise jamais. De faire en sorte ! Je sais, q mon Dieu, ce que ça veut dire, et qu’on ne fait î que ce qu’on est… Oui, j’ai dû noter ces belles choses. Déjà. Je n’en sors pas…

Et tout d’un coup ç’a été le silence. Un silence. Comme si rien ne s’était passé. J’ai fait mon cours. Il n’y eut pas même un sourire. Jamais classe ne fut plus sérieuse, plus convaincue, et, semblait-il, plus innocente. Quelle force, là-dedans, et comme c’est beau, dans les plus grands tumultes, une telle puissance, soudain, d’arrêt et de si parfait effacement ! Mais qui était le chef-d’orchestre ? Et qui doit être le chef d’orchestre ?

Bonne journée, hier, qui était celle de mes quarante-six ans. Thérèse et les enfants sont montés jusqu’à mon grenier, en grand silence — il était six heures du soir — et tout d’un coup la porte s’est entr’ouverte, et ils ont crié tous ensemble : « Bon anniversaire, papa ! » Et ils sont venus m’embrasser chacun à son tour. La petite Jeanne est apparue la dernière, tenant un immense paquet qu’il me fallut, que je voulus déficeler tout de suite. Je crois bien que j’avais les larmes aux yeux. Et un phonographe apparut. Un phonographe ! Comment Thérèse avait-elle pu savoir que j’en désirais un, et d’un désir si follement passionné ! Il y avait même un disque : « Sur un marché persan, » de Ketelbey. Pas exactement ce que j’aurais voulu, mais quoi ! comment savoir ! Ils étaient là, tout silencieux, heureux tous cinq de mon propre bonheur. Jeanne me disait : « Est-ce que le papier sera pour moi ? et la ficelle ? » J’étais tout tendre. Que Thérèse eût pensé à cela ! Et qu’elle eût économisé, au long des mois, depuis un an, depuis bien plus d’un an peut-être, sur sa toilette, et sur celle des enfants sans doute pour un objet pour elle aussi futile ! De quoi me plaignais-je ? Comment avoir osé me plaindre ! La vraie Thérèse, la Thérèse de nos fiançailles me fut restituée tout d’un coup. Elle était là, qui attendait. Je l’accusais d’avoir changé, et c’était moi, pauvre bonhomme, qui trahissais !

Le soir, après le repas, je suis monté ici quelques minutes, sous prétexte de fermer la fenêtre, en vérité pour me recueillir. La nuit était toute pleine de lune. Des oiseaux bougeaient dans le feuillage, parmi l’aubépine ou le houx. Qu’il faisait bon ! que c’était bon ! Et beau, et plus qu’on ne saurait dire, que personne jamais n’a su dire, ni ne saura ! Et c’est de ça que nous crevons tous : de ne pas savoir la langue qu’il faut.

Merde, merde, et merde ! Il faut que j’écrive ce mot-là ce matin, avant de partir pour le collège, trois fois. Et une quatrième fois encore : merde ! Là, c’est fait.

Ce n’est pas tout : il faut que je roule les yeux devant la glace, et que je tire sur mes deux joues, par liberté. Oui, par jeu et pure liberté. Pour me prouver que je suis libre 1

Tu peux partir.

Et je relirai ça ce soir, avec quel sentiment de honte ! Promets, au moins, de ne rien supprimer.

Si madame Mercier savait ce que sont devenues les leçons de mathématiques ! Comment ai-je pu accepter ça, moi qui suis par ailleurs si honnête ! La leçon dure une heure et demie. Ce devrait être seulement une heure, mais j’aime faire les choses largement. Et puis, tout de même, un professeur n’est pas un commerçant. Sur tout ce temps, il ne faut pas compter plus d’un quart d’heure pour les mathématiques. Le reste se passe en bavardage, ou en lectures. Comment en sommes-nous venus là ? Je lis Verlaine, ou Valéry, ou Mallarmé. Quelquefois une page d’André Gide, ou, plus rarement, un propos d’Alain. Nous discutons. Nous nous taisons. Je n’aime pas beaucoup ces silences : ils sont dangereux ; il s’y glisse toutes sortes de choses. Je le sens bien. Madeleine aussi. Du moins je suppose qu’elle le sent, car une jeune fille, n’est-ce pas, est toujours moins lucide qu’un homme, et surtout qu’un homme de mon âge.

Mettons-nous en face de la chose, là, bien en face, et voyons clair : est-ce que j’aimerais ( essayons le mot), est-ce que j’aimerais Madeleine Mercier ?… Madeleine… Madeleine… Je répète ce mot, tout ému… Oh ! tout ému ! n’exagère pas ! Tu penses seulement que cette petite, tu eusses aimé la rencontrer beaucoup plus tôt. Avant Thérèse. Tu penses qu’elle est plus riche en rêve, mais tu ne te fais pas d’illusion : Madeleine Mercier se mariera, et tu travailles à son mariage. Mais oui, toi-même. Tu l’aides à se dessiner, à dessiner aussi le visage de celui qui vient. Tu lui donnes la main pour un temps, tu la conduis, mais au seuil d’une maison étrangère. Après quoi, il faudra saluer (répondra-t-elle, seulement, à ton salut ?), te retirer, et t’enfoncer seul dans la nuit.

Ce rôle est beau, et j’aime qu’il soit un peu dangereux. Je le jouerai. Et je le jouerai au plus près, me tenant au bord du danger, pour le plaisir.

Une question encore : Pourrais-tu mettre doucement Thérèse, à supposer qu’elle pût comprendre, au courant de ce beau projet ? Imagine une Thérèse subtile, artiste un peu, et qui aurait lu : lui dirais-tu ce que tu viens d’écrire ? Et une autre question encore : eusses-tu songé à un tel rôle si Thérèse ne t’avait déçu ? Est-ce bien une expérience gratuite ? Fais-tu cela seulement pour voir, et d’un esprit bien détaché ? Tout cela est-il vraiment pur ? Et, à supposer que ce soit oui, penses-tu à elle, à elle, Madeleine ? Si c’est à toi qu’elle s’attachait ? Si son rêve s’attardait à toi, ou, qui sait même, s’y arrêtait ? Ne vaudrait-il pas mieux, tout de suite, cesser ces leçons, prétexter… quoi ? Je ne sais pas quoi. Et que dire alors à Thérèse, pour m’expliquer ?… Non, non, les choses sont engagées. Il faut les suivre. Que dis-je ? Il faut les diriger, faire qu’elles ne soient que ce qu’on veut. Tu n’es plus un gamin, que diable ! il faut oser !…

J’écris toujours. De longs poèmes. Et en très grand nombre. Je ne m’embarrasse pas de discipline. Un seul principe : être fidèle à l’inspiration, qui doit trouver elle même sa forme. Rimes quand elles viennent ; et, quand elles ne viennent pas, tant pis. Valéry est un grand artiste. Et intéressant. Mais ce n’est pas là un poète. Il manque de flamme. Tel est mon goût. Thérèse voudrait que nous élevions des lapins : les temps sont durs. Je le veux bien, mais qui les pendra ? Ce ne sera toujours pas moi ! « Eh bien ! dit-elle, je les pendrai moi-même ! »

Visite du Père Richardeau. Il a été un peu plus explicite qu’à l’ordinaire, un peu plus ferme. Il souhaiterait que je fusse, comme il dit, d’une-religion plus « régulière ». Il blâme mes appétits mystiques : « Ce ne sont même point, dit-il, des appétits, mais de vagues désirs, une sorte de sentimentalité. » Il voudrait me voir un peu moins souvent à l’église, pour y rêver, et plus souvent à la sainte table. Il parle de « subjectivisme », de faux mysticisme. Il dit : « Satan lui-même, oui, mon ami, Satan lui-même peut singer Dieu, prononcer les paroles de Dieu ! Qui vous dit que, dans ces extases, c’est Dieu même qui vous parle à vous ? »

En somme, il faudrait que je m’en remisse, pieds et poings liés, à Notre Sainte-Mère-l’Eglise. Exactement ! « — Ainsi seulement, mon cher ami, vous seriez assuré de votre salut. »

Bon. Si je comprends bien, on s’inquiète de me voir sans forme, et l’on veut, à tout prix, m’en donner une. Il est vrai qu’à quarante-six ans on devrait penser à se loger, à « s’établir », comme ils disent tous ! On verra ça. Un peu plus tard.

Visite de Monsieur l’inspecteur Général. Nous l’attendions : un collègue de Dieppe nous avait prévenus, et, quand il est entré ce matin dans la cour, le concierge a donné un petit coup de cloche : c’est la tradition. Pourquoi, alors, n’étais-je pas prêt ? Car je n’étais pas prêt du tout. Je n’avais pas même jeté un coup d’œil, comme je le fais à l’ordinaire, sur les problèmes donnés la veille ; pas davantage sur la leçon d’aujourd’hui. J’ai tenté de le faire, mais j’ai vu là comme une faiblesse : « Naturellement, tu trembles encore ! Mais, bon Dieu, un homme est un homme ! et monsieur l’inspecteur aussi ! Prouve-toi donc une fois à toi-même que tu es capable d’oser ! Jette-toi à l’eau ! »

Et je me suis jeté à l’eau. Pour m’y noyer. Incapable de trouver la solution du problème numéro 312. Oui, 312. Au bas de la page. (Je pensais : et pourquoi donc ce 312 ? Pourquoi, pourquoi n’est-ce pas plutôt le 313 ?) « — Ne vous troublez pas, mon cher professeur ! Faites comme si je n’étais pas là ! » Et le regard narquois des gosses ! et l’embarras, plus douloureux encore, de quelques-uns !… « — Allons, mon cher professeur, voici qu’il est déjà la demie… Laissez cela… Vous y penserez pour la prochaine fois… Si vous faisiez maintenant votre leçon ?… » Monsieur le Principal mordait son pouce de temps à autre, et me regardait, m’encourageait, oui, parfois même, d’un petit sourire. Je me raidis. J’assemblai toutes mes énergies : « Je vais me venger, me redresser, là, tout d’un coup et lui faire un cours magistral ! … » Je ne pus aligner deux mots. Je balbutiai, je bredouillai, je bégayai. Je dus avouer enfin : « Je ne sais pas ce que j’ai, Monsieur l’inspecteur, je ne pourrai pas… » Je restais là debout sur l’estrade, tout rouge, les bras ballants, dans un silence que je savais terrible. Que je savais, car je ne le sentais pas : j’étais comme devenu insensible, j’avais comme dépassé un seuil. J’avais comme regagné, déjà, une région d’étrange liberté. Et je pensais : « Les choses arrivent, exactement comme tu les avais prévues, il y a un an, à cette inspection réussie — tu te rappelles ? — Tu t’étais dit, à un moment d’hésitation : « Hein ! si tu en restais là ? si ce silence, déjà inquiet, tu le creusais volontairement, un tout petit peu plus, un peu encore, jusqu’à ce que tu ne puisses plus remonter ? … Tu vois la tête du Principal ! Tu vois la tête de l’inspecteur !… » Et que ces choses fussent survenues, j’en étais ravi intimement. Tout était bien, parfaitement bien. Tout était dans l’ordre.

Faire son destin ? Oui, il y a de la joie à faire son destin, mais de quoi ne se prive-t-on pas ! Les choses, mon Dieu, sont tellement riches ! Pourquoi ne pas les laisser venir ? Est-ce que cela — je parle de l’inspection manquée — est-ce que cela n’a pas été plus beau, dix fois plus beau, qu’une plate inspection réussie ? « — Eh bien ! toutes mes félicitations, mon cher professeur ! Je vous demanderai seulement de parler un tout petit peu moins vite. Et un peu plus fort. Oui, un peu plus fort ! Oh ! ce sont des remarques de détail ! Mais ça va bien, ça va très bien J Les enfants suivent, et on les sent bien entraînés. Bonne atmosphère… Oui, Monsieur le Principal, une des meilleures classes que j’aie vues !… Eh bien, mes enfants, qu’est-ce que vous avez, maintenant ? Vous avez récréation ? Ils ont récréation ? Vous pouvez sortir, mes enfants ! » Et, quand ils sont sortis : « Eh bien, monsieur Rousseau, que demandez-vous ? que souhaitez-vous ? que puis-je faire pour vous ?… Quelle est la date de votre dernière promotion ? et qui, alors, vous avait visité ?… Ah ! M. Pirou ! M. Pirou est mort cet été même. Oh ! c’était un homme remarquable, et très aimé, un homme qui ne se ménageait pas !… Alors, monsieur Rousseau, je vous écoute… »

Non, non, non, et non !

Encore une scène avec Thérèse. Au sujet de Philippe. La même histoire qu’il y a deux mois : « Mais, Thérèse, je lui ai parlé ! que puis-je faire d’autre ? — Ah ! tes enfants, a dit Thérèse, tu te moques bien de tes enfants ! » Je n’ai pas répondu. Et j’ai bien fait : Thérèse, le soir, s’est montrée tendre. Comme il lui arrive quelquefois. Toute détendue, et comme fondue. Un peu fiévreuse aussi, je crois, (je sais ce que cela veut dire) et presque belle. Un de ces moments où je comprends l’avoir aimée, où je comprends, aussi, que je pourrais l’aimer encore. Je me reproche alors mon infidélité, mon manque de foi, mon manque de force. Car c’est encore un manque de force : le vrai fort n’aime que ce qui est, parce que cela est, et ne rêve pas.

J’ai, pour faire plaisir à Thérèse, bêché un petit coin du jardin. J’ai mal aux reins et ma main tremble pour écrire. Mais j’ai les idées tellement claires ! je me sens tellement neuf et dur ! Un homme d’action ! Ce soir, je conquerrais le monde ! « Papa, papa ! On te demande ! — Qui ? — C’est madame Mercier. » Madame Mercier ! Je me sens devenir tout rouge. Et c’est idiot : de quoi aurais-je donc à rougir ?

Madame Mercier venait simplement pour s’informer du travail dé sa fille : étais-je content ? Madeleine s’appliquait-elle ? « Elle vous aime beaucoup, vous savez ! Et elle a fait de grands progrès. »

Quelle finesse, chez madame Mercier ! quel sens exquis des gestes et des mots ! Et ces mains longues, intelligentes ! Quelle distinction !

Quelle distinction !… Faut-il, pour être distingué, adopter les manières du monde, sacrifier à toutes les convenances ? Devenir soi, cela d’abord exigerait-il d’être tout le monde, d’endosser le commun manteau ? Ces réflexions me jettent loin de moi-même, loin je ne dis pas du cercle de ma vie, mais de ce que je m’y suis proposé. C’est singulier, que je voudrais être. Point distingué. Je suis barbare et tiens à l’être. Force, ou faiblesse ? Encore, encore cette terrible question. La seule question. Force, ou faiblesse ? L’homme vraiment fort — et nous y voilà revenu ! — l’homme vraiment fort ne doit-il pas, d’abord, être tout le monde ? Ne faut-il pas, d’abord, que la I^oi s’accomplisse ? Et n’est-ce rien, déjà, que d’accomplir (que d’achever) la Loi ?

Ma pipe va mieux. Décidément. Dommage que j’aie si peu de tabac : un seul paquet de gris par mois, Pas moyen d’acheter davantage.

Dimanche. Je suis allé ce matin à la messe. À la grand’messe. Une fois n’est pas coutume. C’est mademoiselle de Saint-Englebert qui tenait l’harmonium. Elle en joue bien. Mais pourquoi faut-il qu’on entende tellement les soufflets ? Le jeune vicaire officiait. Il est sec, presque mécanique. On dirait qu’il a hâte de finir. On dirait qu’il est fait pour la campagne et pour le vent. Pour la guerre sainte.

C’est lui qui est monté en chaire : Monsieur le Curé, souffrant d’une extinction de voix, n’a fait que quêter. Le vicaire a parlé de l’école sans Dieu et des « sans Dieu ». Une attaque à fond contre l’école laïque. Je l’imaginais debout devant le portail, prêchant la foule. Et je ne le voyais pas vêtu en curé, mais en militaire.

Il y a des mains qui sont faites pour prendre. Regarde tes mains à toi, pauvre homme !

Tout étourdi, aujourd’hui encore, bien que nous soyons déjà en mai, par le printemps. Tout poreux et tout transparent.

J’ai rencontré un chien au bord de la route, en sortant de la ville. Il était assis sur le seuil d’une maison vide. Je n’ai pu résister au désir de m’asseoir près de lui. Il a paru un peu étonné. C’était un vieux chien las, et pas très propre à ce qu’il m’a semblé. Je crois même qu’il avait des puces. Nous nous sommes regardés longuement, mais d’un regard sans curiosité, d’un de ces regards qu’on ne sait qu’après et qui vous ouvrent toutes les portes. J’ai cru un moment être chien. En vérité j’ai été chien. Et c’était bon, simplement bon. Un oui qui n’en finissait pas.

J’ai pu acheter enfin — je garde quinze francs par mois pour mes menus plaisirs (je triche un peu : c’est dix francs que je devrais garder) — j’ai pu enfin acheter un disque. Je n’avais que le Ketelbey. Je ne l’aime pas trop. Mais il fallait que, pour Thérèse, de temps à autre, je le fisse tourner. Maintenant, j’ai Prélude et Fugue en sol majeur, de Bach. J’ai acheté cela de confiance, parce que c’est Bach, parce que Le Berre, qui s’y connaît, parle toujours de Bach avec ferveur. J’avouerai que j’ai été déçu : ma pauvre éducation sans doute : c’est à peine si je sais mes notes. Et je crois bien que je chante faux. Je n’y ai pas compris grand’chose. Mais j’essaierai. Il doit falloir, avant de comprendre, apprendre à s’ennuyer beaucoup. À moins d’une grâce.

« — Monsieur Rousseau, on m’a dit que vous écriviez ! — On vous a dit ? — Mais oui, Monsieur, on me l’a dit ? et quelqu’un de bien informé !… » C’est ainsi que parle Madeleine. Avec cette légèreté hardie, en taquinant. Elle n’a pour moi aucun respect. Elle est comme une enfant gâtée. Je me laisse faire. Et je ne pourrais résister. Ah ! sur quels chemins m’emmène-t-elle ? Et pour quoi faire ?

Pourquoi le cacher plus longtemps : je t’aime, Madeleine et comme jamais je n’ai aimé. C’est avec toi qu’il me faut vivre ! Ma force à moi, mes rêves mal délivrés, tout est en toi. Il n’y a que toi qui comprennes. Thérèse, comment te regarder ? Thérèse, comment t’avouer cela ? Mais je ne sens pas qu’il faille te dire. Je suis tranquille. Je suis conduit. « — Jamais, Thérèse m’a dit cela hier — jamais je ne t’ai vu si gai, jamais je ne t’ai vu si tendre ! Est-ce le printemps ? — Mais oui, Thérèse ! » J’ai menti avec volupté. Non, ce n’est pas cela qu’il faut dire : j’ai menti avec une saine joie, comme j’aurais dit la vérité.

Quelle pauvreté dans le monde, et quelle fausseté ! Que de vertus qui ne sont que mensonges, que de fidélités impuissantes ! Dire que j’ai pu m’y laisser prendre ! Madeleine, Madeleine, et toi Bon Dieu, et toi printemps, et toi le chien de l’autre jour, et toi, vieux Bach, nous allons commencer à vivre !

Et qu’ils me fichent donc la paix, avec leurs histoires, Thérèse, les enfants, la morale, et le principal, et le Rousseau que j’ai été ! Il n’y a que Madeleine et moi ! Il nous faut vivre !

Ah ! vivre ! vivre ! ce mot était donc plus qu’un mot ?

Rencontré le docteur Samuel. Je lui ai parlé comme jamais, avec une aisance, avec une fougue ! Il m’a semblé qu’il me regardait avec étonnement, peut-être même avec pitié. Je l’avais cru intelligent, d’une intelligence supérieure, je me demande à présent s’il ne joue pas, si sa bonté même n’est pas feinte. Je me demande s’il y a tant de vraie force dans le monde.

Thérèse ne me reconnaît plus. Ni les enfants. Leur regard étonné hier, quand j’ai parlé ! Nous étions à table. Je n’étais là, il y a deux mois, qu’un pauvre bougre. Royaume de Thérèse ! J’avais hâte de quitter les lieux. Je suis resté assis, après le café, pour river son clou à Philippe, sur je ne sais plus quelle histoire. Il avait d’abord résisté, effrontément, comme à l’ordinaire — j’allais écrire : comme autrefois. Je l’ai assis. D’abord, il a bégayé comiquement : « Mais, mais Papa… » puis s’est effondré. Alors j’ai appuyé. De toutes mes forces.

Et mes élèves ! Plus une mouche qui vole. « M’sieu ! M’sieu. — Monsieur Mériel, si vous avez quelque chose à me demander, je vous prierai de lever la main. Au surplus, je n’ai rien à vous dire : les deux problèmes sont devant vous, débrouillez-vous !… — Débrouillez-vous ! … Facile à dire ! (C’est Bougeant qui a dit cela : je lui ai vu remuer les lèvres.) — Monsieur Bougeant, prenez la porte ! » Il m’a regardé, interloqué. « Je vous dis de prendre la porte ! je parle français, il me semble ! » Alors le grand Bougeant s’est levé, et il est sorti sans un mot, et il a fermé si doucement la porte derrière lui que je n’ai pu m’empêcher de sourire. Et, comme plusieurs avaient levé la tête : « Eh bien ! messieurs, qu’attendez-vous ? Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? »

Poignée de main au principal. Poignée qui prend. Poignée virile. J’ai même volontairement, un peu, serré plus qu’il n’aurait fallu. Algarade avec Dumouchel. Il prétendait — nous étions salle des professeurs — que le bavardage de mes élèves troublait les siens. Je l’ai regardé dans les yeux : « Monsieur Dumouchel, quel jour cela s’est-il produit, et à quelle heure ? — Mais… — Monsieur Dumouchel, je ne vous demande pas ça, je vous demande : quel jour, et à quelle heure ? » Et alors j’avançai vers lui. « Monsieur Rousseau, ne vous fâchez pas… Je n’avais pas l’intention… Nous sommes, n’est-ce pas, entre collègues… Si j’avais su… — Monsieur Dumouchel, j’en ai assez ! Comprenez-vous ? J’en ai assez. Et si je vous gêne, vous n’avez pas à me le dire à moi. Allez le dire au Principal : vous connaissez, n’est-ce pas, le chemin de son bureau ? »

Refusé une tasse de café chez la concierge : « Non, non, je vous assure, pas aujourd’hui. Ni demain sans doute. J’ai mes raisons. »

J’ai été élu, hier soir, au conseil de discipline. Curieuse histoire. Le Principal, d’une voix onctueuse : « Messieurs, nous avons à pourvoir au remplacement de votre collègue Heuzé, récemment admis à la retraite… Je profite de cette occasion pour adresser à notre collègue, en vous priant, monsieur le secrétaire, de bien vouloir en faire mention au procès-verbal, nos plus cordiaux regrets et nos meilleurs vœux… — Nos meilleurs vœux… Nos vœux de quoi, monsieur le Principal ? (C’est le dernier arrivé, un tout jeune, qui est secrétaire. Mon Dieu, qu’il se fait chahuter !) — Eh bien, mon ami, vous arrangerez ça, je vous fais confiance. .. Alors, messieurs, quelqu’un parmi vous est-il candidat ? » Silence. Pas un qui n’ait la tête baissée. Pas un qui ne désire être élu, pas un qui ose le déclarer ! Ah ! hypocrites ! Mais non, pas même des hypocrites : de pauvres types, tous des ratés, des convoiteux, des impuissants ! Les honnêtes gens ! Ceux qui n’ont pas de force pour prendre. Des professeurs ! … Ils me dégoûtent. Le Principal repose la question en jouant de son coupe-papier. Visiblement il jouit de leur faiblesse. « Alors, messieurs qui proposez-vous ? » Nouveau silence. Le Principal, maintenant gêné, a croisé mon regard. Il a baissé un moment les yeux, un court moment, et il me fixe, certain que je vais fuir. Alors je dis, et je sens une malice sur mon visage, là, dans la petite ride du coin de la bouche, alors je dis, très calmement, très légèrement même, et comme distrait : « Monsieur le Principal, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, je poserai ma candidature. » « — Vous avez entendu, messieurs ? monsieur Rousseau pose sa candidature. Je mets aux voix. » Toutes les mains se sont levées. « Opinion contraire ? » Pas une main qui se lève. Pas même la main de Dumouchel. Ils me regardent tous silencieusement. Je dis seulement, sur un ton bref : « Je vous remercie » et je regarde, les jambes croisées, la chaussette bien en évidence (j’ai exigé avant-hier de Thérèse qu’elle m’en achetât une nouvelle paire) je regarde, sur le bureau du Principal, ce bronze affreux que nous lui offrîmes l’an dernier, pour la rosette.

« Voudrais-tu mettre le pot à lait chez madame Legros ? — Ma chère Thérèse, j’ai décidé de ne plus déambuler avec ma serviette et un pot à lait. Philippe, tu es là ?… — Oui… — J’aimerais que tu répondes plus vite !… Philippe, ta mère te parle… »

Vu hier le Père Richardeau. Il était six heures du soir. J’allais me mettre à mes copies : « Eh bien, mon Père, qu’y a-t-il pour votre service ? … — Mais, mon Dieu, rien, rien… je venais prendre de vos nouvelles… Oui… en passant… — Mon Père, nous allons tous très bien… Oui, tous, et moi particulièrement. Je ne pie suis jamais senti si allègre. »

N’ai-je rien forcé en écrivant tout ça ? Question stupide. J’écris ce que j’écris, et comme je veux. Et puis, je prévois que je n’écrirai bientôt plus rien du tout. Écrire, ce n’est que regarder les choses, ou, au mieux, les frôler peut-être. Pour moi, je veux maintenant toucher les choses. Je veux m’emparer de ce qui est.

Pas un poème depuis au moins trois mois. Aucun regret qu’il en soit ainsi. Au fond, mes poèmes n’étaient que des gémissements, des cogitations d’impuissant.

Ce stupide rossignol m’agace, et la douceur du clair de lune. Madeleine, Madeleine, demain je te saurai.

Elle fut telle que je l’attendais. Nous sommes restés joue contre joue, un long moment. (Comment ai-je pu m approcher d’elle ; et d’un geste si sûr de soi, si naturel, comme d’un geste de tous les jours, l’attirer soudain contre moi ?) « Madeleine ! Madeleine !… » Mais tout d’un coup elle s’est déprise : « Qu’estce que j’ai fait ?… Monsieur Rousseau, dites, dites, qu’est-ce que nous avons fait ! » Et elle s’est mise à sangloter. « — Madeleine… Madeleine… » Je ne savais quels mots lui dire… Comme de nouveau je m’approchai d’elle : « Non, laissez-moi, oh ! je vous en prie, laissez-moi ! »

Elle est partie peu de temps après, toute rieuse et comme consolée. Elle doit revenir mercredi. Encore trois jours !

Mon Dieu, mon Dieu, sois béni pour la Joie… Mon Dieu !… Mais non, il n’y a point de Dieu : Dieu, c’est la terre, c’est la terre enfin reconnue ! Dieu, c’est Madeleine, et notre amour !

Mercredi. Madeleine n’est pas encore venue. Il y a une heure qu’elle devrait être ici. Non, trois quarts d’heure.

Madeleine n’est pas venue aujourd’hui. Qu’y a-t-il donc ?

Trois jours depuis les dernières lignes ! Rien de nouveau. Je suis passé exprès, quoique ce ne fût pas mon chemin, par la place de l’église : les fenêtres étaient ouvertes comme à l’ordinaire. Je n’ai pas osé entrer pour prendre de ses nouvelles. Je me sens redevenir tremblant et gauche. Je n’ai pas su résister ce matin à la tasse de café chez la concierge. Et j’avais l’impression, pendant mon cours, que je ne faisais plus ma discipline, qu’elle continuait, que les enfants, plutôt, la continuaient…

Tout désemparé par la visite du Père Richardeau. Mais j’étais désemparé avant qu’il vînt, « Eh bien ! monsieur Rousseau vous paraissez soucieux ! Vous étiez si jeune, il y a un mois ! Vous rappelez-vous ?… » Et comme je ne répondais rien : « Le vrai bonheur, monsieur Rousseau, n’est fait que de la grâce de Dieu, et d’une parfaite exactitude dans l’accomplissement de nos devoirs. De tous nos devoirs… » Et, comme je demeurais silencieux encore : « Monsieur Rousseau, il y a combien de temps que vous ne vous êtes approché de la sainte table ?… »

Réentendu Bach ce matin. Comme sur le seuil. Comme près d’entendre. Mais rien encore de Madeleine. Je suis de plus en plus inquiet. Inquiet pour moi, misérablement. Si, par malheur, elle avait tout dit !

Aidé Thérèse toute la journée. Ciré le parquet de notre chambre et désherbé la grande allée. Les enfants étaient ici ou là, Philippe parti au patronage. Seule, la petite Jeanne… « — Papa, dis, pourquoi tu ne sais pas rire ?… »

Appelé cet après-midi par le Principal. J’ai tout compris dès ce moment. « Monsieur Rousseau, voici ce qui m’est transmis, ce matin même, par Monsieur l’inspecteur d’Académie… L’affaire est grave… » Et d’un ton sec : « Veuillez prendre connaissance, je vous prie… Asseyez-vous ! »

Une lettre de madame Mercier à Monsieur l’inspecteur. Elle y relate un « étrange incident » survenu le… « … J’aurais volontiers demandé des explications à Monsieur Rousseau pour contrôler celles de ma fille si je n’avais cru qu’il n’était de mon devoir… » Le mot « devoir » revient trois ou quatre fois. Oui, très exactement quatre fois : je l’ai compté.

Le cœur me manque pour raconter ce qui suivit. Je restai là sans pouvoir dire un mot. Je crois même que je m’évanouis. « Vous avez vingt-quatre heures pour répondre… Justifiez-vous… mais justifiez-vous adroitement… Vous me comprenez ? Et ne niez pas : ce serait des plus malhabile… Vous risquez la révocation… ou, tout au moins, le déplacement… Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui vous a pris ? »

Le Principal ne m’a pas serré la main.

Il y a quatre heures de cela. Il est à présent huit heures du soir. J’ai préparé quelques affaires. Je pars cette nuit de la maison. Pour Saint-Florent. J’y ai des amis. Toute mon enfance s’est passée là. C’est tout perdu dans la campagne.

Qu’est-ce que j’y ferai ? Comment vivrai-je ? De quoi vivrai-je ? Je n’en sais rien, je n’en veux rien savoir. Je ne suis plus qu’un homme fini, un homme tout nu, un homme qui ne sait plus mentir. Pas même à soi. Mais un homme qui ne sait plus mentir, un homme comme ça, un homme comme moi, qui n’était rien, qui se croyait, qui vivait seulement de se croire — ou de l’essayer —, un homme comme ça, est-ce un homme qui peut vivre encore ?