Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VII

Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 135-142).

CHAPITRE VII.


Sur le balcon, tout était dans la confusion et dans le désordre. On avait trouvé un billet attaché sur le siège du doge. Il contenait ces mots, écrits en patois vénitien :

Il dose Falier della bella muier.
I altri la gode é lui la mantien.

Le vieux Falieri tomba dans une violente colère, et jura que le plus rude châtiment atteindrait le coupable. Tout à coup ses regards rencontrèrent ceux de Michaël Sténo, dont les flambeaux de la galerie éclairaient le visage ironique. Le doge ordonna aussitôt à ses gens de l’arrêter, comme auteur de cette injure ; mais des cris s’élevèrent de toutes parts, et tous les nobles vénitiens qui se trouvaient présens, s’écrièrent que Falieri offensait à la fois la seigneurie et le peuple, en attaquant les privilèges de la noblesse et en troublant, par des ordres injustes, l’allégresse publique. Falieri ne s’était cependant pas trompé ; car Michaël Sténo avoua courageusement l’action qu’il avait faite, en rejetant la faute sur le doge qui l’avait offensé le premier. La seigneurie était depuis longtemps mécontente d’un chef qui, au lieu de s’adonner, comme on l’attendait, aux soins de l’état, vivait dans la mollesse et dans les tracasseries d’un amour débile ; et les nobles se trouvèrent plus portés à excuser Sténo qu’à venger le doge de l’injure qu’il avait reçue. L’affaire fut portée du conseil des dix à la quarantie dont Michaël était membre. Sténo avait déjà assez souffert, un bannissement d’un mois parut une peine suffisante pour expier son délit. Nous verrons quels résultats produisit l’amertume que ce jugement répandit dans le cœur du vieux doge.

Pour Antonio, il ne pouvait se remettre de l’impression qu’il avait éprouvée ; et il désespérait de revoir jamais celle qu’il adorait en silence. Un jour la vieille revint d’un air joyeux, et, sans répondre à ses questions, se mit à faire cuire un baume dans lequel elle fit entrer mille ingrédiens ; puis elle s’éloigna en souriant. Elle ne revint que le soir. S’asseyant alors d’un air oppressé, dans un fauteuil, elle dit enfin, après un long silence : — Tonino, mon fils, devine un peu d’où je viens.

Antonio la regarda avec étonnement.

— Tu ne devines pas ? reprit la vieille. Eh bien ! je viens de chez elle, de chez la belle Annunziata !

— Ne m’ôte pas le reste de ma raison ! s’écria Antonio ; n’achève pas de me perdre !

— Hélas ! mon pauvre Tonino, ne sais-tu pas que je songe à toi sans cesse ? Aujourd’hui, tandis que je passais sous les voûtes du palais, j’entendis le peuple parler du malheur qui était arrivé à la belle dogaresse. J’interrogeai ceux qui se trouvaient près de moi, on me répondit qu’un scorpion lui avait piqué le doigt dans le jardin, et que le docteur Basseggio, qui avait été mandé auprès d’elle, parlait de lui couper la main. Au même moment, un grand bruit se fit entendre sur les marches du palais, et un homme, poussé par les gardes, roula jusqu’au bas en se lamentant et en poussant de grands cris. Le peuple s’assembla autour de lui en riant hautement, et reconduisit avec des huées le docteur qu’il avait reconnu. C’est ainsi que le conseil de Basseggio avait été récompensé. Je courus aussitôt au logis ; là je composai mon baume, et je revins promptement au palais. Le vieux Falieri sortait en cet instant de ses appartemens. — Que veut cette vieille femme ? me dit-il. Je lui répondis que je venais proposer un moyen pour guérir la belle dogaresse. Aussitôt il me regarda fixement, passa sa main sur sa longue barbe grise, et, me poussant par les deux épaules, il me fît entrer si précipitamment dans ses appartemens, que j’eus peine à me tenir sur mes jambes. Ah ! Tonino, la pauvre enfant était assise sur ses coussins, pâle, abattue, gémissante, et s’écriant d’une voix éteinte : — Oh ! mon Dieu, le venin parcourt-il donc toutes mes veines ? Je lui pris la main et je la débarrassai de toutes les ligatures du docteur, et j’appliquai mon baume. — Je me sens déjà soulagée, dit la plaintive colombe. — Cent sequins te sont réservés si tu sauves la dogaresse ! s’écria le vieux Marino, et il quitta la chambre. Je restai trois heures à tenir sa petite main dans la mienne, à la frotter et à l’enduire de baume ; alors la dogaresse se réveilla de l’assoupissement dans lequel elle était tombée, et cessa de se plaindre de sa douleur. Elle me regarda d’un air riant et prononça quelques mots de reconnaissance. — Noble dame, lui dis-je, le ciel vous rend ce que vous avez donné. N’avez-vous pas sauvé jadis un jeune enfant en tuant un scorpion qui était prêt à le percer de son dard ? — Tonino, il eût fallu voir de quelle rougeur subite se couvrirent ses joues pâles, et de quel feu brillèrent ses yeux éteints. — Ah ! bonne vieille, dit-elle, je ne l’ai pas oublié. Je n’étais alors qu’un enfant. C’était à la maison de plaisance de mon père, c’était un bel enfant ; il me semble que je le vois encore. — Alors je lui parlai de toi, je lui dis que tu étais à Venise, que tu portais encore dans ton âme le souvenir de cet heureux moment ; que, pour la contempler, pour voir un seul instant l’ange qui l’avait sauvé, tu avais risqué ta vie, et que c’était toi qui lui avais présenté le bouquet du giovedo-grasso. — Ah ! dit-elle, je l’ai senti, je l’ai deviné, lorsqu’il déposa sur ma main un baiser brûlant, il me sembla qu’un souvenir de bonheur se réveillait en moi. Amène-le-moi, que je le voie, ce bel enfant !

À ces mots de la vieille, Antonio se jeta à deux genoux, et s’écria : — Rigueur du ciel, laisse-moi la vie jusqu’à ce que je l’aie pressée une fois sur mon sein, et puis je pourrai mourir !