Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IV

Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 108-120).

Mais, qui donc était mon père, quel était son nom, et quel sort éprouva-t-il dans cette nuit funeste ? Quel est celui qui me recueillit, et que m’arriva-t-il dans ma vie qui m’est resté inconnu ? Quand tu m’auras dévoilé tous ces mystères, alors je pourrai te croire.

— Tonino, dit la vieille en soupirant, je dois te taire toutes ces choses ; mais bientôt, bientôt tu les connaîtras. Demeure loin du Fontégo ; du Fontégo, tu m’entends !

— Maudite femme ! s’écria Antonio. Tu parleras, ou… À ces mots, il fit un signe menaçant. Mais la vieille mendiante retint son bras, en lui disant : — Arrête, malheureux enfant ! Tu oublies que j’ai eu soin de ton enfance, que j’ai sauvé ta vie ! Antonio se frappa le front avec violence, et s’éloigna rapidement.

CHAPITRE IV.


C’était un merveilleux spectacle que de voir le vieux doge Marino Falieri avec sa jeune et brillante épouse. Il était encore droit et robuste, mais avec une barbe grise, mille plis sur son visage bruni, les yeux rougis et le front soucieux ; elle, la grâce même, ses traits exprimaient une douceur céleste ; une aimable dignité était répandue sur son front ombragé par les nombreux anneaux d’une belle chevelure brune ; sa tête s’inclinait doucement sur son sein, sa taille fine et légère, une admirable créature féminine, qui semblait descendue du ciel, sa patrie. On connaît ces figures d’anges que les anciens peintres savaient si bien représenter et saisir ; telle était Annunziata. Pouvait-il advenir autrement que chacun de ceux qui la voyaient tombassent dans l’extase et dans le ravissement, et que tous les jeunes patriciens de la signoria fussent frappés au cœur par la belle dogaresse ? Annunziata se vit bientôt entourée d’adorateurs dont elle recevait publiquement et aimablement les discours flatteurs etentraînans. Son âme pure n’avait compris les rapports qui l’unissaient à son noble époux, que dans le sens d’une vénération et d’une soumission parfaite ; et elle se plaisait à se regarder comme la plus humble de ses servantes. Pour lui, il était tendre et bienveillant auprès d’elle ; il la pressait sur son sein glacé, il la nommait sa chérie, il lui faisait présent de mille raretés ; ses moindres désirs étaient des ordres pour lui ; et Annunziata, touchée de tant de soins, ne pouvait avoir même la pensée de trahir ce vieillard, qui la comblait de tant de biens. Aussi toutes les adorations restaient sans fruit. Mais aucun patricien ne brûlait d’un amour aussi violent pour la belle dogaresse, que Michaële Sténo. Bien que fort jeune, il remplissait la place importante de membre du conseil des quarante ; et sa beauté, autant que son rang, lui donnait l’assurance d’une victoire prochaine. Il ne redoutait point le vieux Falieri ; et, en effet, le vieux guerrier semblait, depuis son mariage, avoir perdu toute sa bouillante colère et son impétuosité. On le voyait sans cesse assis auprès de sa belle Annunziata, paré des plus riches vêtemens, artistement brodés et découpés ; de ses yeux surmontés de touffes grises s’échappaient des larmes pleines de tendresse, et il la contemplait avec ardeur, demandant dans son ravissement si quelqu’autre que lui pouvait se vanter de posséder une semblable épouse. Au lieu du ton rauque et violent qu’il prenait jadis, ses lèvres s’agitaient à peine pour parler, et ses expressions étaient toujours des plus cordiales. Qui eût reconnu, dans ce vieillard amolli et amoureux, ce Falieri qui à Trévise, dans une folle fureur, frappa l’évêque au visage, le jour de la procession du Saint-Sacrement ? Cette faiblesse, qui ne faisait que s’accroître, enflamma davantage l’audace de Michaële Sténo. Annunziata semblait ne pas comprendre ce qu’attendaient les regards ardens de Michaéle, sans cesse attachés sur elle ; et le calme de la dogaresse mettait celui-ci au désespoir. Il songea aux moyens les plus téméraires, et parvint à lier une intrigue d’amour avec une des femmes d’Annunziata, qui le reçut secrètement pendant la nuit. Il crut ainsi s’être frayé un chemin jusqu’à la dogaresse ; mais le ciel fit retomber le crime sur la tête de son auteur. Il arriva qu’une nuit le doge, qui venait de recevoir la fatale nouvelle de la bataille que Nicolo Pisani venait de perdre à Portolongo contre Doria, se promenât dans son insomnie sous les galeries du palais ducal. Tout-à-coup il aperçut une ombre qui semblait s’échapper de l’appartement d’Annunziata et se diriger vers les degrés. Il la suivit en toute hâte ; c’était Michalële Sténo qui sortait de chez sa maîtresse. Une horrible pensée pénétra dans l’ame de Falieri ; et il s’élança le stylet à la main, sur Sténo, en prononçant le nom d’Annunziata. Mais Sténo, plus agile et plus vigoureux que le doge, lui échappa, en le renversant sur le carreau, et s’enfuit en répétant avec un éclat de rire : — Annunziata ! Annunziata ! Le vieillard se releva au désespoir, et se dirigea, le cœur déchiré, vers l’appartement de la dogaresse. Tout y reposait en silence. Il frappa, une camariste étrangère, et non pas celle qui avait l’habitude de veiller auprès d’Annunziata, ouvrit la porte.

— Qu’exige de moi mon noble époux à cette heure inaccoutumée ? dit avec une douceur angélique Annunziata, qui avait déjà revêtu un léger vêtement.

Le vieillard la regarda long-temps ; puis il leva ses deux mains vers le ciel et s’écria : — Non, une telle perfidie n’est pas possible !

— Qu’est-il impossible, mon noble époux ? demanda Annunziata frappée du ton et des paroles du vieillard. Mais Falieri, sans lui répondre, se tourna vers sa suivante et lui dit : — Pourquoi Luiga ne veille-t-elle pas ici comme d’ordinaire ?

— Luiga, répondit la suivante, a voulu changer avec nioi cette nuit ; elle repose dans la première chambre, tout proche des degrés.

— Près des degrés ! s’écria Falieri avec joie, et il s’éloigna précipitamment pour se rendre à la chambre de Luiga. Celle-ci ouvrit après quelque hésitation ; mais, en voyant le visage enflammé, les yeux étincelans du doge, elle tomba sur ses genoux nus, et avoua sa honte qu’une élégante paire de gants de cavalier oubliés sur un fauteuil, et une forte odeur d’ambre, trahissaient suffisamment. Le lendemain, le doge écrivit à Sténo qu’il eût à se garder d’approcher du palais ducal et de la personne de la dogaresse, sous peine de bannissement… Rien n’égala la fureur de Sténo, forcé de s’éloigner de la dogaresse ; quelquefois il l’apercevait sur son balcon, s’entretenant gaîment avec de jeunes patriciens ; dans son aveugle rage, il imagina qu’elle n’avait repoussé ses hommages que parce que d’autres adorateurs avaient été plus heureux que lui, et il exprima hautement sa façon de penser à cet égard. Soit que le vieux Falieri eût appris quelques-uns des propos de Sténo, soit que l’apparition nocturne qu’il avait vue, lui semblât un avertissement du ciel, soit enfin que l’extrême différence d’âge le rendît soupçonneux et inquiet, il devint tout à coup sombre et défiant, tous les démons de la jalousie l’aiguillonnèrent à la-fois, et il enferma Annunziata au fond de son palais, où elle resta cachée à tous les yeux, Bodoéri prit le parti de sa nièce, et fit de vifs reproches à Falieri ; mais toutes ses représentations fuient vaines. Ce changement arriva peu avant le jour du giovedi grasso. C’était l’usage dans les fêtes populaires, qui avaient lieu en ce jour, que la dogaresse prît place auprès du doge, sous un dais placé devant la place qui avoisine le palais. Bodoéri représenta au doge qu’il choquerait toutes les traditions s’il s’obstinait à ensevelir ce jour-là Annunziata dans sa retraite. — Crois-tu, lui répondit le vieux Falieri irrité, que je craigne de me voir enlever mon trésor, et que je ne compte plus sur ma bonne épée pour le défendre ? Mon ami, tu te trompes ; demain, je paraîtrai solennellement avec Annunziata sur la place Saint-Marc, afin que le peuple contemple la dogaresse ; et au jour du giovedi grasse, elle recevra sonnellement le bouquet qu’un hardi navigateur lui apportera du haut des airs.

En parlant ainsi le doge songeait à une coutume des plus antiques. Le jour du giovedi grasso, un homme du peuple, placé dans une machine semblable à un petit navire, monte le long d’une corde qui plonge dans la mer et qui est attachée à l’extrémité du clocher de la tour de Saint-Marc, et de là descend avec la rapidité d’une flèche jusque sur la place où sont assis le doge et la dogaresse à qui il présente un bouquet de fleurs. Le lendemain, le doge fit ce qu’il avait annoncé. Annunziata se revêtit de ses habits les plus magnifiques, et s’achemina vers la place Saint-Marc avec le doge, environné des patriciens de la Seigneurie, de ses pages et de ses gardes. On se pressa, on se foula à en périr, pour voir la belle dogaresse, et ceux qui parvenaient à l’apercevoir se répandaient en témoignages d’admiration et de plaisir. Mais la légèreté vénitienne fit qu’au milieu de ces folles expressions de ravissement, on entendit des vers satiriques et des brocards sur le vieux Falieri et sa jeune épouse. Pour Falieri, il marchait immobile et sans témoigner aucune inquiétude, bien qu’il vît de toutes parts des regards brûlans de désir dirigés sur sa belle dogaresse. Arrivés au portique du palais, d’où les gardes chassaient avec peine la foule de peuple, on ne trouva plus que quelques groupes de citoyens distingués auxquels on n’avait pu défendre l’entrée de la cour intérieure du palais. Au moment où la dogaresse parut dans cette cour, un jeune homme qui s’était appuyé contre un pilier s’écria : — O Dieu du ciel ! et il tomba sans mouvement sur le pavé de marbre. On s’empressa autour de lui, et on l’environna de telle sorte, que la dogaresse ne put le voir ; mais elle pâlit, chancela, et les soins qu’on lui prodigua la préservèrent à peine d’un évanouissement. Le vieux Falieri se mit à maudire l’inconnu avec violence, et pressant dans ses bras son Annunziata, dont la tête se penchait languissamment, il l’entraîna dans ses appartemens.