Marines (Verhaeren)

PoèmesSociété du Mercure de France (p. 160-163).

MARINES


I


Au temps de froid humide et de vent nasillard,
Les flots clairs s’étamaient d’étoupe et de brouillard,
Et traînaient à travers les champs de verdeur sale
Leur cours se terminant en pieuvre colossale.

Les roseaux desséchés pendaient le long du bord,
Le ciel, muré de nuit, partout, du Sud au Nord,
Retentissait au loin d’un fracas d’avalanches ;
Les neiges vacillaient dans l’air, flammèches blanches.

Et sitôt qu’il gelait, des glaçons monstrueux
Descendaient en troupeau large et tumultueux,
S’écrasant, se heurtant comme un choc de montagnes.

Et lorsque les terreaux et les bois se taisaient,
Eux s’attaquaient l’un l’autre, et craquaient, et grinçaient,
Et d’un bruit de tonnerre ébranlaient les campagnes.

II


Au sortir des brouillards, des vents et des hivers,
Le site avait les tons mouillés des aquarelles ;
L’Escaut traînait son cours entre les iris verts
Et les saules courbant leurs branches en ombrelles ;

Il coulait clair et blanc dans les limpidités,
Et les oiseaux chantaient parmi les oseraies :
Il coulait clair dans les splendeurs et les gaietés
Et mirait les hameaux, tête en bas, dans les baies.

Là, sous la chaleur neuve et la clarté d’éveil,
Des chalands goudronnés luisaient dans le soleil.
Des vapeurs ameutaient les flots lents de leurs roues,

Des mâts se relevaient : misaines et beauprés.
Et les voiliers géants dressaient sur l’eau leurs proues,
Où des nymphes en bois bombaient leurs soins dorés.


III


Sur le fleuve, rempli de mâts et de voilures,
Un ciel incandescent tombait de tout son poids
Et gerçait et grillait le sol de ses brûlures,
Comme s’il l’eût couvé sous des ailes de poix.

Près des digues, bouillaient le limon et la vase ;
Les pointes des roseaux s’aiguisaient de clartés,
Et les vaisseaux craquaient du sommet à la base,
Sous l’accablant fardeau de ces torridités.

Plus loin, près d’une passe où le courant s’ensable,
Émergeaient, s’étiraient de jaunes bancs de sable,
Que des oiseaux, l’aile au soleil, tachaient de blanc ;

Le site entier chauffait dans un air de fournaise
Et semblait menacé d’un embrasement lent,
Et les flots criblés d’or charriaient de la braise.

IV


En automne, saison des belles pourritures,
Quand au soir descendant le couchant est en feu,
On voit au bas du ciel d’immenses balayures
De jaune, de carmin, de vert pomme et de bleu.

Les flots traînent ce grand horizon dans leurs moires,
Se vêtent de ses tons électriques et faux,
Et sur fond de soleil, des barques toutes noires
Vont comme des cercueils d’ébène au fil des eaux.

Les voix du jour mourant, funèbres et lointaines,
Roulent encor dans l’air avec le vent des plaines
Et les sons d’angélus tintant de tour en tour ;

Mais tous cris vont mourir, et mourir toutes flammes.
L’appel des passeurs d’eau va se taire à son tour…
Voici qu’on n’entend plus qu’un bruit tombant de rames.