Marilhat
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 56-75).

MARILHAT.




Quelque temps après la révolution de juillet, vers 1833 à peu près, une petite colonie d’artistes, un campement de bohèmes pittoresques et littéraires menait une existence de Robinson Crusoé, non dans l’île de Juan Fernandez, mais au beau milieu de Paris, à la face de la monarchie constitutionnelle et bourgeoise, à cet angle du Carrousel laissé en dehors de la circulation comme ces places stagnantes des fleuves où ni courans ni remous ne se font sentir.

C’est un endroit singulier que celui-là : à deux pas du roulement tumultueux des voitures, vous tombez tout à coup dans une oasis de solitude et de silence. La rue du Doyenné se croise avec l’impasse du même nom et s’enfonce au-dessous du niveau général de la place par une pente assez rapide ; l’impasse se termine par une espèce de terrain fermé assez peu exactement d’une clôture de planches à bateaux noircies par le temps. Les ruines d’une église, dont il reste une voûte en cul de four, deux ou trois piliers et un bout d’arcade contribuent à rendre ce lieu sauvage et sinistre. Au-delà s’étendent, jusqu’à la rue des Orties, des terrains vagues parsemés de blocs de pierre destinés à l’achèvement du Louvre, entre lesquels poussent la folle avoine, la bardane et les chardons.

Les maisons qui bordent ces deux rues sont vieilles, rechignées et sombres, elles frappent par un air d’incurie et d’abandon. On ne les répare pas, les ordonnances de voirie le défendent, car elles doivent disparaître dans un temps donné, lorsque les travaux du Louvre seront repris. On dirait que ces pauvres logis ont la conscience de l’arrêt qui pèse sur eux, tant leur physionomie est morose. À la crainte de l’avenir peut se mêler le regret du passé, car c’étaient pour la plupart de respectables demeures honorablement habitées par des gens d’église et de robe.

J’habitais deux petites chambres dans la maison qui fait face à l’arcade qui mène au pont suspendu. Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye occupaient ensemble, dans l’impasse, un appartement remarquable par un vaste salon aux boiseries tarabiscotées, aux glaces à trumeaux, au plafond décoré de moulures délicates et capricieuses ; ce salon chagrinait beaucoup le propriétaire et avait long-temps empêché le logis de se louer, car en ce temps-là le goût que nous appelons bric à brac, faute de meilleur nom, n’était pas inventé encore.

Cette pièce, garnie de quelques meubles anciens brocantés à vil prix, rue de Lappe, aux Auvergnats de la bande noire, avait quelque chose d’étrange et de fantastique qui nous plaisait, et souvent le regret de ne recevoir personne dans une si belle pièce nous préoccupait douloureusement, mais pour rien au monde nous n’y eussions admis des bourgeois en chapeau rond et en habit à queue de morue, à moins que ce n’eût été un éditeur venant nous proposer dix mille francs pour un volume de vers ou un Anglais curieux de se composer une galerie de tableaux inédits.

Gérard trouva un moyen de tout concilier, c’était de donner dans ce salon Pompadour un bal costumé ; de cette façon, les personnages ne jureraient pas avec l’architecture : cette opinion paradoxale nous surprit un peu, car nos finances étaient dans l’état le plus mélancolique ; mais, poursuivit Gérard, les gens qui manquent du nécessaire doivent avoir le superflu, sans quoi ils ne posséderaient rien du tout, ce qui serait trop peu, même pour des poètes. Quant aux rafraîchissement, ils seront remplacés par des peintures murales qu’on demandera aux artistes amis ; cette magnificence vaudra bien à coup sur quelques méchans verres d’eau chaude mêlée de thé et de rhum : faire peindre un salon exprès pour une fête, c’est une galanterie digne de princes italiens ou de fermiers-généraux et qui nous couvrira de gloire.

Il n’y avait pas d’objection à faire à des raisonnemens si logiques : les camarades furent convoqués, on dressa des échelles, et chacun se percha le moins incommodément possible pour esquisser le trumeau et le panneau qui lui était destiné dans la distribution du travail. Aucun des noms qui concoururent à cette décoration improvisée n’est resté dans l’ombre qui les couvrait alors, et dans ces ébauches rapides l’on pouvait déjà pressentir le talent et le caractère futur de chacun.

Un jeune homme aux yeux noirs, aux cheveux ras, au teint cuivré, peignit sur une imposte des ivrognes couronnés de lierre, dans le goût de Velasquez, et un autre jeune homme à l’œil bleu, aux longs cheveux veux d’or, exécuta une naïade romantique : l’un était Adolphe Leleux, le peintre des Bretons et des Aragonais ; l’autre Célestin Nanteuil, l’auteur du Rayon, un des plus charmans tableaux de l’exposition de cette année. Sur deux panneaux étroits, Corot logea en hauteur deux vues d’Italie d’une originalité et d’un style admirables. Théodore Chasseriau, alors tout enfant, et l’un des plus fervens élèves d’Ingres, paya sa contribution pittoresque par une Diane au bain, où l’on remarquait déjà cette sauvagerie indienne mêlée au plus pur goût grec d’où résulte la beauté bizarre des œuvres qu’il a faites depuis.

D’autres panneaux furent remplis de fantaisies orientales et hoffmaniques par Camille Rogier, qui, plus tard, réalisa ses rêves par un séjour de huit ans à Constantinople, d’où il a rapporté le plus curieux album. Alcide Lorentz fit aussi quelques Turcs de carnaval et des masques à la manière de Callot. Pour moi, je peignis dans un dessus de glace un déjeuner sur l’herbe, imitation d’un Watteau ou d’un Lancret quelconque, car, en ce temps-là, j’hésitais entre le pinceau et la plume. Gérard ne fit rien, mais il nous donna le conseil de nous couronner de fleurs, suivant l’usage antique.

Comme nous étions juchés sur nos échelles, la rose à l’oreille, la cigarette aux lèvres, la palette au pouce, chantonnant des ballades d’Alfred de Musset ou déclamant des vers d’Hugo, il entra un jeune homme amené par un camarade pour prendre sa part de nos travaux, et qui fit sur moi l’impression la plus vive.

Il avait une de ces figures qu’on n’oublie pas. Son teint naturel disparaissait sous une accumulation de couches de hâle et ressemblait à du cuir de Cordoue, quoiqu’aux pommettes on put distinguer à travers le jaune des traces de couleurs assez vives ; une fine moustache ombrageait sa lèvre supérieure, et son nez mince, un peu courbé en bec d’oiseau de proie, s’unissait à des sourcils noirs extrêmement marqués. Los yeux, agrandis par la maigreur, avaient une limpidité, un éclat et une expression extraordinaires : ils semblaient avoir gardé le reflet d’un ciel plus lumineux et la flamme d’un soleil plus ardent ; le ton bistré de la peau en faisait encore ressortir l’émail étincelant : ces yeux étaient le résultat d’un voyage en Orient, car l’Orient, nous en avons fait la remarque depuis, lorsqu’il ne vous aveugle pas, vous donne des regards aveuglans.

Le nouveau venu promena sur tout ses prunelles d’épervier, prit un morceau de crayon blanc, et traça sur un coin resté vide trois palmiers s’épanouissant au-dessus du dôme d’une mosquée ; puis, quelque affaires l’appelant ailleurs, il s’en alla et ne revint plus.

Ce jeune homme à physionomie d’icoglan ou de zébek, comme nous le sûmes plus tard était Prosper Marilhat, qui revenait d’Égypte. Rien à cette époque, ne le recommandait à l’attention que le feu de ses yeux et le hâle de sa peau, car il n’avait encore rien exposé, et sa longue absence avait naturellement dérobé le secret de ses études et de ses progrès.

Au Salon suivant, un tableau étrange, marqué au cachet de l’originalité la plus naïve et la plus violente, attira l’attention des artistes et du public. On ne peut se faire aujourd’hui une idée de la surprise qu’excita cette révélation d’un monde inconnu. En ce temps-là, l’école romantique pittoresque commençait à peine à se produire, et le paysage historique florissait principalement. Ce superbe goût, qui règne encore sur les papiers de salle à manger des auberges de province, était cultivé avec succès par beaucoup de membres de l’Institut. Un arbre dans le coin, une montagne dans le fond, une fabrique à fronton triangulaire sur le bord d’une nappe d’eau formant cascade, un Ulysse, une Io ou un Narcisse pour animer la chose, tel était le programme. Aussi, à l’aspect de ce tableau exotique, les perruques traditionnelles se hérissèrent, les crânes beurre frais pâlirent d’horreur et dirent que l’art était perdu. Le public comprit tout de suite qu’un grand peintre était né. Sur le sable rouge du terrain, la brosse, comme un doigt qui trace un nom dans la poussière, avait écrit d’un jet fier et libre : Prosper Marilhat.

En voyant pour la première fois ce nom obscur la veille, et sur qui la lumière était à jamais fixée, le jeune homme aux yeux flamboyans me revint en mémoire, et il me sembla que lui seul avait pu faire cette œuvre si bizarrement puissante. En effet, c’était bien lui.

La place de l’Eshekieh au Caire ! Aucun tableau ne fit sur moi une impression plus profonde et plus long-temps vibrante. J’aurais peur d’être taxé d’exagération en disant que la vue de cette peinture me rendit malade et m’inspira la nostalgie de l’Orient, où je n’avais jamais mis le pied. Je crus que je venais de reconnaître ma véritable patrie, et, lorsque je détournais les yeux de l’ardente peinture, je me sentais exilé : je le vois encore cet énorme caroubier au tronc monstrueux pousser dans l’air chaud ses branches entortillées comme des nœuds de serpens boas, et ses touffes de feuilles métalliques dont les noires découpures font briller si vivement l’indigo du ciel. L’ombre s’allonge azurée sur la terre fauve, les maisons élèvent leurs moucharabys et leurs cabinets treillages de bois de cèdre et de cyprès avec une réalité surprenante ; un enfant nu et bistré suit sa mère, long fantôme enveloppé d’un yalek bleu. La lumière pétille, le soleil darde ses flèches de feu, et le lourd silence des heures brûlantes pèse sur, l’atmosphère.

J’ai raconté de quelle manière j’avais rencontré Marilhat pour la première fois. C’était à propos d’un bal. La dernière fois que je le vis ce fut à propos d’un ballet ; j’avais écrit pour Carlotta le livret de la Péri, et, dans cette œuvre muette, je voulais apporter toute l’exactitude matérielle possible. J’allai donc chez Marilhat faire provision de couleur locale ; une sincère admiration chaleureusement exprimée de ma part, une bienveillance reconnaissante de la sienne, avaient établi entre nous des rapports qui, pour n’être pas fréquens, n’en étaient pas moins cordiaux. Il m’ouvrit tous ses cartons avec une inépuisable complaisance, me dessina ou me permit de calquer les costumes dont j’avais besoin, et me prêta même une petite guitare arabe à trois cordes, au ventre en calebasse et au long manche d’ébène et d’ivoire, qui servit à la péri dans sa scène de séduction musicale ; il est vrai de dire qu’aucune danseuse, à l’exception de Mlle Delphine Marquet, ne voulut se conformer aux indications de Marilhat, et que toutes, à mon grand désespoir, préférèrent s’habiller en sultanes du jardin Turc, ce qui me démontra la vanité de la couleur locale en matière chorégraphique.

Maintenant ces yeux si avides de lumière sont baignés par l’ombre éternelle, et lorsqu’on reporta la guitare, dont on avait fait une copie en carton, la porte de l’atelier était fermée pour ne plus se rouvrir. Marilhat n’était pas mort, mais déjà il était perdu pour les arts ; la tête ne guidait plus cette main si habile, et deux ans il se survécut ainsi à lui-même. Lorsqu’après des alternatives de calme et d’exaltation il s’éteignit enfin, les journaux, préoccupés de quelques misérables tracasseries politiques dont l’opposition taquinait alors la royauté, se turent sur cette triste fin, et la tombe du grand peintre mort si jeune ne reçut pas même ces banales couronnes nécrologiques qu’on jette à toutes les médiocrités défuntes comme pour les remercier de s’en être allées. L’oubli vient si vite dans notre époque affairée ! A peine se souvient-on de soi-même ; d’ailleurs, les vivans réclament leur part de publicité avec une telle énergie, que les morts doivent en souffrir, et moi, dont aucun génie n’a trouvé l’admiration infidèle, je ne suis pas non plus sans quelques remords à l’endroit de la mémoire de Marilhat. Voici bien des mois déjà que l’annonce de l’article qui le concerne se reproduit sur la couverture de la Revue des Deux Mondes ; mais la vie, comme dit Montaigne, est ondoyante et diverse, et la plus ferme volonté dévie à chaque instant ; le labeur de chaque jour, les mille soins de l’existence, les chagrins et les découragement d’un poète qui poursuit son rêve à travers les pesantes réalités du journalisme, une révolution, un deuil irréparable dans les circonstances les plus douloureuses, me serviront d’excuse, et mon hommage, pour être un peu tardif, n’en sera pas moins senti. Je n’oublie vite que les sots et les méchans.

Je n’ai pu m’empêcher de commencer cette esquisse biographique, sur laquelle la mort prématurée de celui qui en est l’objet jette d’avance comme un crêpe de tristesse, par les deux anecdotes frivoles et peut-être puériles qu’on vient de lire. Aujourd’hui les peintures du salon de la rue du Doyenné ont disparu sous une couche de badigeon, car ces barbouillages auraient nui à la location, et la guzla rapportée du Caire par Marilhat ; qui la prit des mains d’une gawhasie, après avoir résonné à l’Opéra sous les doigts frêles de Carlotta Grisi, se trouve dans un coin de l’atelier de Fernand Boissard, où son emploi est de poser pour les mandolines moyen-âge.

Prosper Marilhat fut d’abord élève de Roqueplan : ses premiers essais, quoique indiquant d’heureuses dispositions, ne rendent pas le genre de talent qu’il aura plus tard ; c’est qu’il n’avait pas encore trouvé le véritable milieu de son talent. Chose remarquable, l’ame à sa patrie comme le corps, et souvent ces patries sont différentes. Il y a bien des génies pareils au palmier et au sapin dont parle Henri Heine dans une de ses chansons. Le palmier rêvait des neiges du pôle sous la pluie de feu de l’équateur ; le sapin, frissonnant sous les frimas de la Norvège, rêvait de ciel bleu et de soleil brûlant. Ce qui arrive aux arbres peut arriver aux hommes. Quelquefois ils ne sont pas plantés dans leur pays réel ; ces aspirations singulières qui font un Grec ou un Arabe d’un individu né à Paris ou dans l’Auvergne ont leur raison d’être. La mystérieuse voix du sang, qui se tait pendant des générations entières ou ne murmure que des syllabes confuses, parle de loin en loin un langage plus net et plus intelligible. Dans la confusion générale, chaque race réclame les siens ; un aïeul inconnu revendique ses droits. Qui sait de combien de gouttes hétérogènes est formée la liqueur rouge qui coule sous notre peau ? Les grandes migrations parties des hauts plateaux de l’Inde, les débordemens des races polaires, les invasions romaines et arabes ont toutes laissé leurs traces. Des instincts bizarres, au premier coup d’œil, viennent de ces souvenirs confus, de ces rappels d’une origine étrangère. Le vague désir de la patrie primitive agite les âmes qui ont plus de mémoire que les autres et en qui revit le type effacé ailleurs. De là ces folles inquiétudes qui s’emparent tout à coup de certains esprits, ces besoins de s’envoler comme en sentent les oiseaux de passage élevés en captivité, ces départs soudains qui font qu’un homme quitte les jouissances d’une vie confortable et luxueuse pour s’enfoncer dans les steppes, les pampas, les despoblados et les saharah, à travers toute sorte de fatigues et de périls. Il va retrouver ses frères d’autrefois ; on pourrait même indiquer aisément la patrie intellectuelle de chacun des grands talens d’aujourd’hui. Lamartine, Alfred de Musset et de Vigny sont Anglais ; Delacroix est Anglo-Hindou ; Victor Hugo, Espagnol, comme Charles-Quint avec le royaume des Flandres ; Ingres appartient à l’Italie de Rome ou de Florence ; la Grèce réclame Pradier ; Dumas est créole, a part toute allusion de couleur ; Chasseriau est un Pelage du temps d’Orphée ; Decamps, un Turc de l’Asie-Mineure ; Marilhat, lui, était un Arabe syrien, il devait avoir dans les veines quelque reste du sang de ces Sarrasins que Charles-Martel n’a pas tous tués.

Aussi, lorsque cette occasion se présenta de faire le voyage d’Orient en compagnie de M. Hugel, riche seigneur prussien, Marilhat comprit sa vocation, et l’avenir de son talent fut décidé. Ce voyage fut l’événement capital de sa vie, ou plutôt ce fut sa vie tout entière : l’éblouissement n’en cessa jamais pour lui, et les années qu’il vécut ensuite n’eurent d’autre emploi que de rendre les impressions reçues à cette époque bienheureuse. A part quelques rares études d’arbre qu’il peignait lorsqu’il allait l’été passer cinq ou six semaines chez ses parens en Auvergne, tous ses tableaux ne représentent que des sites et des scènes de l’Orient. Rentré dans les brumes du Nord, il garda toujours dans l’œil le soleil de là-bas. Il s’isola de la nature qui l’entourait, et, malgré les nuages gris, les terrains froids, les hêtres, les frênes et les bouleaux, il fit toujours, avec l’exactitude de la vision rétrospective, s’épanouir l’étoile de feuilles du palmier dans l’implacable azur du ciel égyptien. Il n’aperçut pas le noir fourmillement des bourgeois dans nos rues crottées, il n’entendit pas le tumulte de nos voitures. Pour lui, la foule bigarrée des Fellahs, des Nubiens, des Cophtes, des Nègres, des Turcs, des Arabes, circulait toujours dans le pittoresque dédale du Caire avec ses armes et ses costumes bizarres ; il y avait dans son imagination un perpétuel mirage de dômes d’étain, de minarets d’ivoire, de mosquées aux assises blanches et roses, de caroubiers trapus et de dattiers sveltes, de flamans s’enfuyant dans les roseaux, de vols de colombes égrenées dans l’air comme des colliers de perle ; quoique son corps fût ici, il n’avait pas, à vrai dire, quitté l’Orient, et consolait sa nostalgie par un travail acharné. Decamps offre un exemple illustre de ce phénomène. Il n’a jamais pu non plus rentrer dans sa patrie, et il continue sa caravane orientale sans plus se détourner qu’un pèlerin musulman qui veut aller baiser la pierre noire à la Caaba.

Nous allons tâcher de faire, avec ce pauvre Marilhat, enlevé si malheureusement à la fleur de l’âge et du talent, ce voyage qui l’a rendu un des plus grands peintres de paysage de ce temps-ci et de tous les temps, il faut bien le dire. On a bien voulu nous confier quelques lettres qu’il écrivit à sa sœur dans les rares loisirs que lui laissaient ses études et ses excursions. Cette liasse de papiers jaunis, presque illisibles, usés à leurs angles, lacérés par les griffes de la santé, exhalant encore les acres parfums des fumigations contre la peste, et que nous avons dépliés avec une précaution respectueuse et triste, nous permettra de comparer le récit au tableau, l’impression écrite à l’impression peinte.

Ce n’est pas un voyage complet que nous allons transcrire ; ces lettres offrent beaucoup de lacunes ; plusieurs se sont égarées en route, d’autres ont été perdues depuis. Une foule de détails sont omis, car Marilhat, en peintre qu’il était, se fiait plus au crayon qu’à la plume, et à plusieurs reprises exprime cette opinion : qu’un bon croquis vaut mieux que toutes les descriptions inimaginables ; il avait plus que personne le droit d’émettre cet avis, mais chacun fait comme il peut. Si la description littéraire est moins exacte, elle à cet avantage, d’être successive, et Marilhat lui-même s’est donné tort par plusieurs passages charmans et pittoresques.

La première de ces lettres est datée du 16 mai 1831, à bord du brick le d’Assas, en rade de Navarin. Le jeune voyageur y parle de la Provence, qu’il vient de traverser « juste au moment des roses et des arbres de Judée, » de la route de Marseille à Toulon, si aride et si sauvage, du joli vallon chargé d’oliviers en fleur qu’on parcourt avant d’entrer dans cette dernière ville.

Il continue d’un ton badin en s’excusant de ne pas décrire d’une façon détaillée des choses si connues, et, s’adressant à sa sœur, « je le dirai seulement, comme dans Plik et Plok : Corbleu ! c’est un joli brick que le brick le d’Assas ! Il est fin, léger, coquet, d’une propreté merveilleuse, et c’est, les marins en conviennent, le plus joli navire qu’on ait mis à l’eau depuis long-temps. Il n’a que dix-huit mois, ayant été lancé à Rochefort lors de l’expédition d’Alger, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir le mal de mer. C’est une diable de chose que le mal de mer ! Veux-tu savoir ce que c’est ? On entre dans un navire, on est fort gai. Peu à peu les figures changent, l’une s’allonge, l’autre s’élargit, une autre devient rouge, une autre devient verte. Les plaisanteries cessent, on s’aligne entre les caronades, et…. »

Débarqué à Navarin avec ses compagnons, le jeune voyageur indique ainsi son itinéraire : « Nous irons voir l’ancienne Arcadie et quelques ruines grecques. Nous nous réembarquerons immédiatement pour Napoli de Remanie. De là nous nous dirigerons vers Athènes, Sparte et toutes les villes de Grèce que nous pourrons visiter ; puis, nous embarquant de nouveau, nous gagnerons Candie, ensuite Alexandrie, d’où nous commencerons notre voyage en Syrie, dont je parlerai dans ma prochaine lettre. »

Cette excursion accomplie, Marilhat tient sa parole, et d’Alexandrie envoie à sa sœur la lettre suivante qui contient ses premières impressions orientales : « Tu dois savoir, ma chère amie, qu’il y a déjà huit jours que nous sommes à Alexandrie, et ces huit jours ne m’ont pas paru longs, je t’assure, quoique nous soyons assassinés par les cousins et les moustiques et quoique le soleil soit passablement ardent ; mais il y a dans toute la ville quelque chose de si neuf pour moi, dans les habitans quelque chose de si original, que le temps se passe très vite à voir et à dessiner dans les bazars et les places publiques toutes ces figures si noblement déguenillées. Quelle différence avec notre froide et propre France. »

Je crois, continue-t-il en revenant sur ses pas, que je l’ai laissée à Navarin ; je ne te raconterai pas notre petite incursion en Grèce. C’est si bête de raconter, surtout quand on parle de quelque chose que l’on a vu avec plaisir ! Je me contenterai de t’apprendre que nous sommes allés de Navarin à Napoli de Romanie par mer, que là nous avons pris avec nous une escorte que nous a donnée le comte Capo d’Istria, que nous avons vu Argos, Corinthe, Megare, Athènes et les lieux intermédiaires où il y avait des antiquités, que nous sommes restés trois jours dans cette dernière ville et qu’ensuite nous nous sommes embarqués pour Candie, que nous y avons relâché un jour et que nous voici au terme de notre voyage par mer, grâce au ciel. Je ne te dirai pas que la Grèce est un pays charmant, bien cultivé, bien boisé, peuple d’habitans doux et hospitaliers : je mentirais ; mais je te dirai que cest un pays d’un caractère superbe, hérissé de rochers arides, mais d’une forme imposante, avec des plaines désertes, mais d’une grandeur et d’une beauté magnifique, et couvertes de broussailles, de lauriers roses tout en fleurs, de myrtes et de thuyas, que les habitans y sont voleurs, canailles, mais qu’ils ont des têtes et des attitudes fort imposantes, qu’il y a des ruines superbes

Cependant tout cela n’est rien comparativement à la partie de l’Égypte où nous sommes. Les ruines y sont peu importantes, mais les habitans sont la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais vue. Il y a des figures parmi eux qui sont absolument semblables à celles que les anciens Égyptiens cherchaient a imiter dans leurs sculptures. »

La Grèce et ses nobles sites obtiennent, on le voit, de notre artiste un légitime tribut d admiration. Pourtant, dès qu’il met le pied sur le rivage d’Alexandrie, on sent qu’il aborde à sa terre natale, a la patrie réelle de son talent ; il s’étonne, il se récrie et ne procède que par exclamations. La vue de cette foule si pittoresquement drapée, si sale et si brillante, si bariolée et si diverse, l’enchante et le ravit. Justement le pacha convoque son armée, et il y a la une collection de types à faire devenir un peintre fou de joie. Les Cophtes, tels encore que les couvercles des momies nous les représentent, les habitans du Sennàar et du Dartour, les Abyssins, les Gallas, les gens du Dongola, ceux de l’oasis d’Ammon, les Arabes de l’Hedjaz, les Turcs, les Maugrabins, posent tour à tour devant l’artiste. Autour de la ville, des cahutes basses en briques et couvertes de plusieurs doigts de poussière mamelonnant la plaine, comme autant de verrues, contiennent les familles des soldats. Des femmes fauves comme des statues de bronze, vêtues à peine d’une chemise bleue, entrent dans ces tanières en courbant la tête ou en sortent portant quelque vase de terre et traînant quelque enfant tout nu. Quel plaisir et aussi quel regret pour Marilhat, qui voudrait dessiner des deux mains et quarante-huit heures par jour ! mais laissons-le parler plutôt lui-même. À travers la mauvaise humeur que lui cause quelque courbature perce le plus vif sentiment pittoresque.

« Dans le voyage que nous venons de terminer, nous avons rencontré une mauvaise saison : c’était au plus fort de l’été. Tu sens que, voyageant dans la plus grande chaleur du jour sous le soleil brûlant de Syrie, et surtout étant obligés de ne porter pour coiffure qu’un tarbouch ou bonnet grec, à cause du fanatisme des habitans contre les chapeaux, nous n’étions pas sans attraper force coups de soleil. Nos visages couleur d’écrevisse étaient impayables, et notre tournure… c’est à décrire ! Représente-toi quatre ou cinq figures de différentes couleurs, selon l’effet du soleil sur chaque carnation : l’un avait la peau rouge, puis à côté brune et encore noire. C’étaient les trois couches différentes, les restes, par place, du premier et du deuxième coup de soleil, tout cela se pelant comme l’écorce d’un jeune cerisier et s’enlevant de temps en temps par larges rouleaux ; l’autre avait sur le nez une immense vessie ou ampoule, et sur la figure autant d’autres petites, comme les enfans de la première. Pour moi, j’ai pelé au moins une demi-douzaine de fois. Nous voilà pourtant sur la route à dix heures, loin encore du lieu de la sieste, et tout cela parce que M. Hugel ne se leve jamais de bonne heure, chacun monté sur une mule immense, dessous lui tout son bagage et son matelas, cheminant gravement au milieu de la caravane, tantôt pestant contre la maudite mule qui ne veut plus avancer, tantôt, par un écart, roulant à terre, la tête la première, le bagage d’un côté, le matelas sur soi, sans avoir d’autre consolation que le rire de ses compagnons… Nous faisions comme cela douze ou treize lieues de France par jour, puis nous nous arrêtions dans un lieu habité ou sauvage, toujours à l’air ; on étendait son matelas, on faisait décharger les mules, le cuisinier allumait son feu. S’il n’était pas encore nuit, je parlais pour faire quelques croquis de mon côté, le naturaliste, du sien, chargeait son havresac, prenait son bâton et allait à la recherche… Au lieu de la halte, sur un tas de bagages mêlés de casseroles, de matelas, de bais d’ânes, était juché le baron écrivant ; puis, autour de lui, il y avait les deux ou trois cents Arabes de la caravane, occupés à le regarder. Alors, quand je revenais avec mon carton sur le dos, le naturaliste avec son chapeau hérissé d’insectes et de lézards, et tout autour du cou un immense serpent, nous trouvions la table mise sur une natte avec des matelas pour sièges, comme dans les festins antiques ; au milieu, un immense plat de pilau ; puis des poulets bouillis et des terrines de lait aigre pour compléter notre repas ; quelquefois, surtout dans les derniers jours, de très beaux raisins de la couleur la plus agréablement dorée que l’on puisse voir. Là-dessus, nous étendions de nouveau nos matelas, nous établissions une sentinelle, nous nous roulions dans nos manteaux, et je t’assure qu’hormis l’heure de notre garde, nous n’ouvrions guère les yeux jusqu’au lendemain. Puis c’était à recommencer, alors on s’appelait, on chargeait de nouveau, et en avant !

« La Syrie, en grande partie, je l’assure, est terrible à traverser en été. C’est un pays aride et sec, qui fait mal à voir. Seulement, dans les montagnes du Liban, il y a une belle végétation, mais rien comme notre France. Si tu veux savoir au juste ce que c’est que la Syrie, c’est la partie aride de notre province (l’Auvergne) en laid… Les belles parties, qui sont extrêmement rares, sont mille fois plus belles que les jardins d’Hyères, sans culture s’entend : cela se trouve seulement quand il y a de l’eau : alors c’est une place d’une lieue et souvent moins…. puis tout est désert. Je ne te parle pas de tout cela en artiste ; j’ai mal à la tête, et je ne vois pas les choses en beau. »

Dans une autre lettre, où il félicite ironiquement son frère d’avoir été promu au grade de lieutenant de la garde nationale, à Thiers, nous retrouvons ce passage remarquable. Rassasié de palmiers et de végétations tropicales, il recommande, si l’on veut lui faire plaisir, de planter à Sauvignac. près de la serre du jardin, des saules pleureurs, et de faire nettoyer la petite allée du bois. « …. Lui, il est là, continue-t-il en parlant de son frère avec une vivacité d’images qui le met en présence des objets, il va se promener de bonne heure par une de ces journées d’automne si agréables, où le brouillard du matin vous enveloppe comme un songe, où l’on parcourt, sans penser où l’on va, les charmans sentiers des bois, où l’on respire, en gonflant sa poitrine, cette atmosphère fraîche et mélancolique, où l’on n’entend que les feuilles mortes qui tombent avec un léger frôlement comme un regret des beaux jours, et de temps en temps le cri saccadé et moqueur du merle qui s’enfuit ; alors son chien fera quelques pas brusquement en avant, et puis, après avoir interrogé son maître, il retournera à sa place accoutumé reprendre son allure trottinante. je me souviens de tout cela : je me rappelle tout jusqu’au pli-des-Grives, jusqu’au cigare fumé tranquillement sur ! es Tertres de Bontest, en face de cette nature douce et calme et de cet horizon si gai et si plein de bonheur. Dis-lui qu’ici tout est grand, haut, sublime, mais tout est aride ; c’est dénudé de végétation, encore plus pelé et plus monotone que les vastes bruyères de nos montagnes. Ici (je veux dire en Syrie), toute la vegétation semble avoir été comnve brûlée et réduite en cendre, sans perdre sa forme, par le souffle empesté d’un mauvais génie. La seule variation, c’est des chemins étroits et tortueux taillés sur une base de craie blanche, ou quelques éboulemens de terrains, comme si la nature n’y était pas encore assez nue et qu’on ait voulu lui arracher par force son dernier vêtement en lambeaux. Partout la même misère. Quand ce ne sont pas des bruyères, des chardons, ce sont des pierres tombées là comme la grêle et qui ont sablé ces vastes contrées d’une teinte uniformément gris-noir comme la peau raboteuse d’un crapaud ; toujours une ligne droite ou régulièrement ondulée de collines arides ; quelquefois, dans le lointain, les pics majestueux et nus du Liban, comme un gigantesque squelette qui paraîtrait à l’horizon ; toujours un ciel pur et d’un azur foncé vers le haut, vers le bas d’un ton lourd et écrasant, plus terreux et plus livide à mesure qu’on approche davantage du désert. Qu’on se figure au milieu de cette désolation trois ou quatre mille chameaux blancs, roux et noirs mangeant gravement les herbes sèches et dispersés dans la plaine comme autant de petites taches ; un camp de Bédouins composé de vingt ou trente tentes noires, toutes noires, en poil de chameau, agglomérées sans ordre ; quelques femmes ayant pour tout vêtement une chemise bleue et une ceinture en cuir ; puis près de vous, si vous voyez un homme poussant ses chèvres ou ses moutons, c’est quelque chose de sec et de fier, couleur de pain bis, avec une chemise, autrefois blanche, serrée d’une ceinture de cuir, recouverte d’un manteau en laine à trois larges raies bleues du haut en bas, la tête enveloppée d’un mouchoir de soie jaune et entourée d’une corde en poil de chameau. C’est là l’habitant de la partie déserte de la Syrie et de la Judée. — Plus près de la mer, ce sont des villages blancs en terre avec des terrasses pour toits et pour maisons des carrés de dix pieds et des portes de trois pieds de haut, là dedans logent les paysans… Tout cependant n’est pas comme cela. Quelquefois on trouve une belle source, grosse à l’endroit d’où elle sort comme votre Durolle ; alors à ses alentours se déploie la plus riche végétation qu’on puisse imaginer. Sur un rideau d’un vert brillant et pur, fermé par les vignes et les orangers qui se mêlent et s’entrelacent, on voit scintiller le rouge sémillant de la grenade, qui s’ouvre pour offrir, la coquette ! ses charmes aux voyageurs, et s’étaler la feuille large el luisante de la banane avec ses longues grappes de fruits, et dans le fond, plus loin, le gris vert de l’olivier, placé la comme pour reposer les yeux de tant d’objets splendides.

« Sous ces charmans fouillis de végétation, une halle de Turcs avec leurs chevaux arabes attachés aux arbres. Les hommes sont assis à leur manière sur leurs tapis et fument gravement la pipe ou le narguilhé. Nous faisons quelquefois partie du tableau. Moi armé de mon carton à dessiner, le cuisinier en train de faire cuire une mauvaise poule et un peu de riz, et là-bas, dans la campagne, le docteur prussien avec son havresac passé derrière le dos et attaché si court, qu’il semble faire l’office de collet ; de ce havresac sortent des pinces, des marteaux, un voile à papillon. Quant à la tête, elle est coiffée d’un chapeau de paille hérissé de lézards, de mouches, de scarabées, d’insectes de toute sorte ; pour les jambes, elles s’engloutissent dans d’immenses bottes turques ronges à pointes recourbées assez grandes pour faire un justaucorps. La main balance un énorme bâton. Représente-toi tout cela, et, pour prendre ton point de vue, place-toi sur un tas de matelas, de caisses, de casseroles et de bâts, et tu auras une idée de ce que c’est qu’un naturaliste en Syrie et un campement de voyageurs arrêtés pour dîner dans un lieu commode. »

Une autre lettre, écrite à son père, contient des détails sur l’itinéraire suivi en Palestine par la petite caravane artistique et botanique. Tu dois sans doute, mon cher père, avoir reçu la lettre que je t’ai envoyée de Beyrouth. Dans le cas contraire, je te dirai que nous n’avons pu faire le voyage de Palmyre comme nous l’espérions, à cause des Bédouins, qui, justement à cette époque, étaient agglomérés pour faire paître leurs troupeaux près de Homs, ville située au bord du désert, et d’où nous devions partir pour notre expédition. Nous sommes allés de là à Balbek, puis dans le Liban, où nous avons passé quelque temps. Ce que je ne t’ai pas dit, de peur de t’effrayer, c’est que M. Hugel y est tombé malade d’une fièvre nerveuse qui lui a duré quinze jours à Tripoli, puis à peu près autant à Beyrouth, où nous étions allés par mer. De Beyrouth, nous sommes allés par mer à Saïde (Sidon), puis à Sour (Tyr), ensuite à Acre, par terre ; de là à Nazareth, puis au Thabor, à Tibériade, près la mer de Galilée. Nous sommes retournés à Nazareth, puis de là nous avons dirigé notre voyage vers la grande cité de Jérusalem par Samarie (Naplouse aujourd’hui) Nous y sommes restés huit jours, tu penses à quoi faire : à visiter toutes les places… À recueillir toutes les traditions… pas moi, car je n’écris rien, et je préférerais du reste un bon croquis (malheureusement les bons croquis sont rares !) à toutes les relations de voyages imaginables. A Jérusalem, je me suis fourni d’une bonne provision de chapelets, reliques, etc., que j’ai fait bénir au Saint-Sépulcre. Cela peut être agréable à quelques personnes de nos connaissances. Nous sommes allés voir Bethléem et la mer Morte, et tous les points importans ; puis nous avons fait route sur Jaffa, où nous nous sommes embarqués pour Alexandrie. Notre traversée a été de quarante-huit heures seulement. Tu sens que, tout en voyant des lieux si anciennement illustres, les souvenirs de nos vieilles armées de la république m’ont souvent occupé, et au Thabor, et à Saint-Jean d’Acre, et à Jaffa, que de fois j’ai pensé à toutes ces belles victoires d’une poignée de Français sur des milliers d’Arabes, venus comme des fourmis de leurs déserts !

« Comme les mauvaises nouvelles se savent vite et sont toujours exagérées, tu dois avoir lu dans les journaux des relations effrayantes des ravages du choléra-morbus en Syrie, en Arabie et en Égypte ; je vais te dire tout ce que j’en ai su sur les lieux mêmes, et quel rapport cela peut avoir avec notre voyage.

Le choléra est venu des Indes en Perse par les caravanes. Les hadjis ou pèlerins persans l’ont porté à la Mekke et à Médine, où cette année se trouvent à peu près cent mille pèlerins, venus de tous les pays musulmans ; la maladie aussitôt s’est manifestée d’une manière effrayante, et a enlevé, dans l’espace de quatre à cinq jours, quarante mille hadjis. Puis le temps de partir est arrivé, et de ce centre commun les caravanes se sont dirigées, l’une pour Bagdad, l’autre pour Constantinople par la Syrie, l’autre pour la Haute-Égypte par la mer Rouge et Kosseïr, enfin la plus nombreuse pour la Basse-Égypte, le Delta, le Caire et Alexandrie ; ainsi la maladie que les Arabes appellent le vent jaune a éclaté en même temps partout….

« Nous sommes arrivés au Caire après la maladie, et il n’y a plus rien dans la Haute-Égypte. Nous partons sous peu pour ce pays. »

Profitant de son séjour au Caire, où il a trouvé le motif de tant de délicieux tableaux, Marilhat en fait à la plume le croquis suivant, avec une netteté et une finesse admirables : « La ville se présente à vous comme les mille petites tourelles dentelées d’un édifice gothique au pied d’une montagne blanchâtre assez escarpée et flanquée d’une citadelle à tours et à dômes blancs dans le goût turc. D’une part, vers la montagne, le désert avec toute son aridité, sa désolation, et, pour y ajouter encore, la ville des tombeaux, espère de cité qui à ses rues, ses maisons, ses quartiers, ses palais, et n’a d’habitans vivans que quelques reptiles, quelques oiseaux solitaires et d’immenses vautours placés sur les minarets comme les vedettes de cette triste population ; de l’autre part, vers le Nil, des champs couverts d’une verdure brillante, et (du moins à l’époque où nous y étions) de temps en temps de charmantes pièces d’eau, restes de l’inondation, miroitant au sein de cette verdure ; des jardins couverts d’arbres épais et noirs, d’où s’élèvent comme autant d’aigrettes des milliers de palmiers avec leurs belles grappes rouges ou dorées. Au milieu de ce contraste se trouve la ville, tout-à-fait en harmonie avec ce paysage bizarre, immense ramas d’édifices à toits plats sans tuiles, noircis par la fumée et couverts de poussière : de loin en loin, un édifice neuf, blanc et scintillant, jaillit de ce tas de maisons grisâtres, de ces rues étroites et noires où se remue un peuple sale quoique très brillant et bariolé ; de cette poussière, de cette fumée bleue s’élancent vers l’air libre mille et mille minarets, comme le palmier des jardins, minarets couverts d’ornemens légers à l’arabe et cerclés de leurs trois galères de dentelles superposées. C’est un admirable spectacle, fait pour enthousiasmer un peintre. »

Ensuite il ajoute, en parlant de son projet de voyage dans la Haute-Égypte : « C’est un beau voyage que celui de la Haute-Égypte, facile à faire avec agrément. Il y a ici fréquemment des dames anglaises qui le font ; mais passé le Caire, comme le costume européen des femmes n’est pas connu, elles sont obligées de s’habiller à la turque. Je t’assure qu’il y a comme cela de fort jolies Turques. »

Ce voyage, fait en compagnie de M. Hugel, dura trois mois. Une dernière lettre que nous allons citer, outre les impressions de l’artiste, contient des détails curieux sur le voyage de l’obélisque de Luxor, avec qui il naviguait de conserve :


18 mai 1833. Baie de Toulon.

« Me voilà enfin de retour dans notre belle France. Je suis arrivé hier dans la matinée sur le Sphinx, bateau à vapeur de l’état qui remorquait l’obélisque de Luxor. Mais à quoi bon être arrivé quand on est condamné à voir cette terre chérie de près sans pouvoir y mettre les pieds, sans pouvoir serrer la main à un compatriote, sans pouvoir aller même au lazaret qu’avec un garde de santé grognard qui a toujours peur que vous communiquiez avec des gens qui se portent peut-être moins bien que vous. Oui, c’est un vrai supplice de Tantale, et d’autant plus grand, qu’on vient d’un pays plus aride et plus éloigné de nos mœurs. J’ai heureusement à qui parler dans les officiers du bâtiment, qui sont de vrais amis pour moi et des jeunes gens charmans pour tout le monde ; j’ai tout ce qu’il faut pour passer la quarantaine gaiement, et cependant !…

« J’étais parti avec le Sphinx dans l’espoir que la traversée serait moins longue et moins fatigante qu’avec un bâtiment marchand. La bonté du bâtiment et l’agrément de l’intérieur me le faisaient penser, mais il était écrit qu’il n’en serait pas ainsi ; il fallait que tout tendit à allonger ce malencontreux voyage. Partis d’Alexandrie par un temps superbe, le 1er mai, nous avons eu, deux jours après, un vent de nord ouest si fort, que ne pouvant plus aller de l’avant, inquiets du Luxor, qui, peu fait pour supporter la mer, paraissait devoir s’engloutir à chaque instant, nous avons laissé porter sur Rhodes, où nous sommes arrivés à bon port malgré un vent très fort et une mer houleuse. Comme le port n’y est pas assez sûr, nous nous sommes réfugiés vis-à-vis, à Marmariza, sur la côte de Caramanie. Là, nous avons attendu que le mauvais temps nous permît de repartir ; puis nous avons fait route sur Navarin, croyant y trouver du charbon pour refaire notre provision, qui commençait à s’épuiser. Un coup de vent nous a forcés de relâcher à Milo, dans l’archipel, d’où nous sommes repartis au bout de deux jours. Arrivés à Navarin, point de charbon ! Obligés d’aller en prendre dans les Iles Ioniennes ! A Zanle, nous en trouvons à peine pour atteindre à Corfou, où enfin nos soutes se sont comblées. Le chargement a duré huit jours, après lesquels nous avons chauffé, et nous voilà arrivés ici avec un temps superbe, arrivés comme Ulysse, après avoir visité toute la Grèce antique. Si l’obélisque, que tu verras du reste à Paris, t’intéresse, je le dirai qu’il va à merveille, et que si tous ses antiques magots hiéroglyphiques n’ont pas plus le mal de mer dans la traversée qui va les conduire au Havre qu’ils ne l’ont eu jusqu’ici, il n’y aura pas trop d’avaries pour qu’ils puissent montrer leurs grotesques faces de granit sur une de nos places de Paris.

« Cependant le voyage m’a amusé, en ce sens que j’ai vu Rhodes et ses souvenirs de chevalerie, ses écussons des anciens chevaliers, sa tour attaquée avec tant d’ardeur, défendue avec tant de courage ; Marmariza et ses montagnes incultes, couvertes de pins, de myrtes et de toutes ces plantes du climat de Grèce qui répandent dans l’air un parfum à elle, et lui donnent un aspect si brillant, quoique si triste ! Et Milo, décoré de la mémoire du plus bel âge des arts ; Navarin, je le connaissais déjà ; enfin Zante et Corfou, îles doublement charmantes dans le passé et dans le présent, les premières que je voyais qui me rappelassent un peu l’Europe et présentant des restes de la puissance commerçante de Venise. Ma qualité d’artiste m’a fait recevoir du lord haut commissaire, gouverneur de l’île, ainsi que de lady N, sa femme, qui, artiste qu’elle est, aime les arts, comme toutes les sommités de l’aristocratie (lord N… est le frère du duc de Buckingham). Je suis allé au bal deux fois. Je te reparlerai de tout cela à loisir. Le papier finit. Adieu, Salam-Alek. »

L’Égyptien Prosper Marilhat.


Là se termine l’odyssée de notre voyageur, et ici nous allons placer quelques détails épars dans sa correspondance.

A son retour au Caire, il lui arriva un malheur très sensible pour un peintre ; sa boîte à couleurs, embarquée séparément avec d’autres bagages à Beyrouth, fut promenée on ne sait où par un patron maltais qu’égarait la peur du choléra. Heureusement, il se trouva là un amateur qui, touché du désespoir du jeune peintre, lui céda une boîte assez bien garnie qu’il avait. O béni sois-tu, digne amateur qui, sous la forme d’une douzaine de vessies, représentas la Providence auprès de Marilhat et fus la cause indirecte de beaucoup de chefs-d œuvre.

Notre artiste, à qui M. Hugel avait proposé de faire le voyage des Indes-Orientales, et qui n’avait pas accepté, passa quelques mois tout seul, tantôt à Alexandrie, tantôt à Kanka, à Rosette et au Caire, où étaient restés le docteur et le naturaliste prussien, qui, tous deux, avaient trouvé à se placer avantageusement au service du pacha, dont il fit le portrait, non sans peine, car « ce diable d’homme » voulait être peint sans poser, prétention assez gênante pour la ressemblance, qui fut pourtant réussie. Il eût bien voulu en faire une copie, mais il lui fallut se contenter d’un croquis fait à la hâte et eu cachette. Pendant tout ce temps, Marilhat fit des portraits pour vivre et des études pour apprendre. Ses portraits lui étaient payés 300 francs, et ce chiffre flattait son amour-propre. — Il peignit aussi deux décorations pour un théâtre bourgeois d’Alexandrie, où il y avait « des actrices bien jolies. »

Il resta là tout l’hiver, n’osant pas revenir en France, de peur de geler, car, dit-il, « depuis mon séjour en Orient, je suis devenu si frileux, que, même ici, je souffre beaucoup du froid de l’hiver, si doux cependant. Que serait-ce donc, si j’arrivais en France dans celle saison ? » Nous aussi, nous avons éprouvé ce frisson en revenant de Constantine, au mois d’août, après un long bain de soleil à quarante-huit degrés. Une houppelande doublée de peau d’ours dans laquelle nous nous étions enveloppé ne nous empêchait pas de claquer des dents sur le quai de Marseille, et nous ne sommes pas encore réchauffé !

Les fragmens que nous avons cités donnent une idée assez complète de l’itinéraire suivi par Marilhat à l’exception de son voyage dans la haute Égypte qu’il annonce plusieurs fois, et dont sa correspondance ne contient pas de description, bien que sa Vue des ruines de Thèbes et d’autres dessins montrent que le voyage a été accompli. Mais peut-être que les lettres confiées aux mains peu sûres des fellahs se seront égarées, ou Marilhat, énervé par « ce mou climat de l’Orient, » n’aura pas écrit.

Ce que nous avons détaché de cette correspondance écrite au vol de la plume à de proches parens, sans le moindre soupçon de publicité, fait voir, à travers sa négligence, que Marilhat eût pu acquérir comme écrivain le nom qu’il a conquis comme peintre ; son style est net, coloré, rapide ; ses descriptions, aidées par l’œil exercé de l’artiste, ont une précision caractéristique des plus rares ; chaque objet est attaqué par son angle saillant, chaque touche posée à sa place et du premier coup. il a dans son style une grande puissance de réalisation plastique. Pour bien écrire un voyage, il faut un littérateur avec des qualités de peintre ou un peintre avec un sentiment littéraire, et Marilhat remplit parfaitement ces conditions ; c’était du reste un esprit vif, clair, plein d’activité et de feu, légèrement ironique et se plaisant aux lectures choisies : Montaigne, Cervantes et Rabelais étaient ses auteurs de prédilection ; il aimait à parler et parlait bien. Ses conversations roulaient en général sur des théories d’art tantôt paradoxales, tantôt profondément sensées, suivant son humeur, qu’il développait avec beaucoup de verve et d’éloquence : l’art fut l’idole de sa vie et la consuma tout entière.

Dans le post-scriptum de plusieurs de ses lettres, il parle avec une sollicitude inquiète du sort de son tableau envoyé au Salon avant son départ, et demande l’avis de Cicéri et de Camille Roqueplan, et plus tard, lorsqu’on lui marque que quelques-unes de ses études apportées en France ont été comparées à celles d’Isabey par des connaisseurs, il se récrie, quoique le compliment l’ait touché au vif : « Isabey est un habile peintre, et je ne suis qu’un jeune croûton ! »

Revenu à Paris après une si longue absence, que devait prolonger encore un voyage en Italie, projet qui ne s’accomplit pas, Marilhat se posa tout de suite au premier rang par son tableau de la Place de l’Eshekieh. Decamps revenait, lui aussi, de son pèlerinage, et lançait, à travers les ruelles crayeuses de Smyrne, cette Patrouille turque qui courait si vite, que son ombre ne pouvait la suivre sur les murailles. La peinture avait ses Orientales comme la poésie.

Une des gloires de Marilhat fut de conserver son originalité en présence de Decamps. Ces deux talens sont des lignes parallèles voisines, il est vrai, mais qui ne se touchent point ; ce que l’un a de plus en fantaisie, l’autre le regagne en caractère. Si la couleur de Decamps est plus phosphorescente, le dessin de Marilhat a plus d’élégance. L’exécution, excellente chez tous deux, l’emporte en finesse chez le peintre enlevé si jeune à sa gloire et au long avenir qui semblait devoir l’attendre.

A la Place de l’Eshekieh succédèrent le Tombeau du scheick Abou-Mandour, la Vallée des Tombeaux à Thèbes, le Jardin de la Mosquée, les Ruines de Balbeck, et d’autres chefs d’œuvre d’une nouveauté, d’un éclat et d’une puissance extraordinaires.

Puis Marilhat fut pris de la maladie du style, maladie que les jeunes paysagistes, revenus dans leurs ateliers, gagnent en regardant les gravures d’après Poussin. La plupart en meurent ou restent malades toute leur vie. Notre Égyptien, habitué aux fléaux, à la peste, au choléra, à la dyssenterie, et d’ailleurs violemment médicamenté par une critique intelligente, survécut et rentra dans sa parfaite santé pittoresque.

Au salon de 1844, qui, si cette expression peut s’étendre à la peinture, fut le chant du cygne de Marilhat, il envoya huit tableaux, huit diamans : un Souvenir des bords du Nil, un Village près de Rosette, une Ville d’Égypte au crépuscule, une Vue prise à Tripoli, un Café sur une route en Syrie, etc.

Le Souvenir des bords du Nil est peut-être le chef-d’œuvre du peintre, nous dirions presque de la peinture. Jamais l’art du paysagiste n’est allé plus haut ni plus loin. C’est si parfait, que le travail n’a laissé aucune trace. Ce tableau semble s’être peint tout seul comme une vue répétée dans une glace. Nous en avons écrit jadis une description que nous reproduisons ici comme prise sur le fait. « Les teintes violettes du soir commencent à se mêler à l’azur limpide du ciel, où la lune se recourbe comme une faucille d’argent. Des tons de turquoise et de citron pâle baignent les dernières bandes de l’horizon, sur lequel se détachent en noir les colonnes sveltes et les élégans chapiteaux d’un bois de palmiers plantés sur une rive qui forme une ligne de démarcation entre le ciel et l’eau, miroir exact qui en réfléchit les teintes. Dans l’ombre de cette rive commencent à scintiller quelques points lumineux, étoiles de la terre qui s’éveillent à la même heure que celles de là-haut. Un troupeau de buffles s’avance dans le fleuve pour s’abreuver ou le traverser à la nage. Dans le ciel, un essaim de grues vole en formant le V ou le delta. On ne peut rien rêver de plus calme, de plus taciturne et de plus mystérieux. Il règne dans cette toile une fraîcheur crépusculaire à tromper les chauves-souris. »

Comme la plupart des peintres, Marilhat eut trois manières : la première, qui se rapporte aux tableaux exécutes en Orient même ou d’après des études faites sur place, a quelque chose d’imprévu, de violent et de sauvage. On y sent passer le souffle orageux du Khamsin et ruisseler les rayons fondus du soleil d’Égypte. Tout un cycle d’œuvres où palpitent des souvenirs immédiats, ou du moins très vifs encore, se rattache à ce genre. Puis vient la seconde manière, celle du style historique, dans laquelle l’artiste, averti à temps, n’a fait heureusement que très peu de tableaux. La troisième est probablement celle qui satisfera davantage les amateurs. Marilhat, pendant cette période, se préoccupait de l’exécution à un point excessif. Il apportait le plus grand soin au choix de ses panneaux et de ses couleurs ; il grattait, il ponçait, il se servant du rasoir, glaçait, replaçait, et employait toutes les ressources matérielles de l’art. Jamais tableaux n’ont été l’objet de tant de précautions ; il laissait quelquefois une teinte sécher trois mois avant de revenir dessus ; aussi avait-il toujours une grande quantité d’ouvrages en train. Pour nous, et les artistes seront de notre avis, nous préférons sa première manière, moins parfaite sans doute, mais plus hardie.

On a bien voulu nous montrer les études et les tableaux que Marilhat a laissés à sa mort, ou plutôt dès le commencement de sa funeste maladie, à un état d’ébauche plus ou moins avancé.

Nous sommes entré dans la petite chambre qui les renferme empilés les uns sur les autres, ou tournés contre la muraille, avec un sentiment de profonde tristesse : un autre tombeau avait le corps du pauvre grand artiste, mais là était enterrée son ame. Ce que nous avons vu a doublé nos regrets. Pourquoi faut-il que le pinceau se soit échappé si tôt de cette main sans rivale ? Tout l’Orient nous est apparu dans ces esquisses et ces ébauches étincelantes ; déserts arides, vertes oasis, caroubiers au feuillage luisant, palmiers aux grappes rouges, villes aux coupoles d’étain, minarets élancés comme des mâts d’ivoire, fontaines aux arcades dentelées, ruines massives, caravansérails qu’encombre une foule brillante et bigarrée, caravanes aux types variés et bizarres, défilés de chameaux profilant sur l’horizon fauve leurs cols d’autruche et leurs dos gibbeux, buffles difformes descendant à l’abreuvoir ou se vautrant dans la vase, sauvages habitans du Sennâr pareils à des statues de jais, lemples à moitié enterrés dans le sable, rien n’y manque. Ce qu’il y a de singulier dans ces tableaux, c’est que les portions peintes sont parfaitement achevées, quoique le reste de la toile soit laissé en blanc. L’exécution de Marilhat était si sûre, que tout coup portait. De simples frottés à la terre de cassel ont la perfection du travail le plus patient. Cette certitude de main, soutenue par une pratique incessante et des études intenses, lui permettait de peindre très vite sans tomber dans le désordre, les bavochures, le gâchis et le tumulte de l’esquisse. Son tableau semblait fait derrière la toile. Il ne le peignait pas, il le découvrait.

Cependant, soit désir de la perfection, soit mobilité d’esprit, il n’a produit relativement à sa fécondité qu’un petit nombre d’œuvres terminées, bien qu’il ait travaillé avec une acharnement et une assiduité sans exemple.

Cette chambre ne contient pas moins de deux ou trois cents toiles commencées et menées jusqu’à un certain point d’exécution. Les moins faites ne sont pas les moins belles. 11 serait à souhaiter que la famille de Marilhat fît une exposition de son œuvre complète, tableaux, dessins, études, et l’on verrait quel grand peintre la France a perdu dans ce jeune homme mort si déplorablement, et à qui elle eût pu épargner un chagrin. Marilhat, après cette radieuse exposition de 1844, croyait avoir mérité la croix, — il ne pensait pas que ce fût un hochet ; — on lui donna nous ne savons plus quelle médaille qui se distribue aux demoiselles qui font des bouquets de fleurs et des intérieurs vertueux. Il en conçut une mélancolie qui altéra son esprit, déjà si troublé, et précipita sa fin, déjà prochaine.

Puissent ces quelques pages ramener l’attention sur cette tombe que trop d’herbe environne, bien qu’elle soit récente ! Hélas ! le pauvre Marilhat joue de malheur. Qui lira aujourd’hui ces lignes où il ne s’agit que d’art, de souvenirs de voyage, de tableaux et d’ébauches interrompues par la mort ? Écoutera-t-on le poète qui, au milieu de la tourmente révolutionnaire, essaie de raviver dans les mémoires distraites l’admiration pour un grand peintre, et qui traverse les rues ensanglantées pour aller poser une couronne sur le nom de Marilhat ?


THEOPHILE GAUTIER.