MARIE.

« Depuis mon arrivée à Baltimore, je voyais chaque jour la fille de Nelson ; mais je ne la connaissais pas. Témoin de sa beauté, je ne savais rien de son cœur ; à peine avais-je entendu sa voix. Elle me montrait une froideur qui me paraissait dépasser la retenue de son sexe ; cependant je ne pouvais m’en offenser, la voyant également indifférente au monde et à ses fêtes. Douée de cet enchantement des charmes extérieurs qui assure aux femmes tant d’empire, elle n’en essayait point la puissance. Il y avait dans sa réserve de l’humilité et presque de l’abaissement ; et si l’innocence n’eût été marquée sur son front, on eût pensé que le travail intérieur d’un remords attaché à sa conscience lui donnait un sentiment intime de dégradation.

Au sortir des salons américains, j’étais si rassasié de coquetterie qu’une femme simple et sans calcul fut habile à me charmer. À mes yeux son plus grand art de me plaire était de n’en point montrer le désir ; bientôt mon attention éveillée découvrit en elle des talents et des vertus si rares que je ne pus me rendre compte de mon premier sentiment d’indifférence, et, en trouvant sous le toit de mon hôte ce trésor que j’avais failli délaisser, je pris en pitié la prudence de l’homme qui souvent poursuit au loin le bonheur dont il a près de lui la source.

Nelson et son fils donnaient toutes les heures du jour aux affaires ; Marie les consacrait à des soins secrets dont je fus long-temps à pénétrer le mystère ; le soir, à l’heure du thé, nous étions toujours réunis ; alors Nelson nous lisait avec emphase les articles de journal dans lesquels l’Amérique était louée sans mesure ; je l’entendais répéter chaque jour que le général Jackson était le plus grand homme du siècle, New-York la plus belle ville du monde, le Capitole[1] le plus magnifique palais de l’univers, les Américains le premier peuple de la terre. À force de lire ces exagérations, il avait fini par y croire *. Tout Américain a une infinité de flatteurs qu’il écoute ; il est flatté, parce qu’il est le souverain ; il prend toutes les flatteries, parce qu’il est peuple. Ses courtisans annuels sont ceux qui, à l’époque des élections, l’encensent pour obtenir ses suffrages et des places ; ses courtisans quotidiens sont les journaux qui, pour gagner des abonnés et de l’argent, lui débitent chaque matin les plus grossières adulations. J’eus plus d’une fois, dans le cours de nos entretiens, l’occasion de reconnaître qu’un Américain, si forte que soit la louange donnée à son pays, n’en est jamais pleinement satisfait ; à ses yeux, toute approbation mesurée est une critique, tout éloge restreint est une injure ; pour être juste envers lui, il faut manquer à la vérité.

Ces conversations, dans lesquelles je ne répondais jamais à toutes les exigences de l’orgueil américain, m’embarrassaient toujours ; il me tardait aussi d’en voir le terme, parce qu’elles étaient d’ordinaire suivies de plus doux entretiens ; mais leur fin se faisait quelquefois attendre long-temps. On ne cause point aux États-Unis comme en France : l’Américain discute toujours ; il ignore cette façon légère d’effleurer la surface des questions dans un cercle de plusieurs personnes, où chacune place son mot, brillant ou terne, pesant ou léger ; où celle-ci termine la phrase commencée par une autre, et dans lequel on aborde tout, excepté la profondeur des sujets. En Amérique, on ne vise pas à l’esprit, on raisonne : aussi la conversation n’est-elle jamais générale ; elle se fait toujours à deux. Suivant cette coutume, Marie et Georges restaient étrangers à mes discussions avec Nelson, de même que celui-ci ne prenait aucune part aux entretiens que j’avais ensuite avec Georges et Marie. Habituellement, Nelson commençait la soirée en demandant à sa fille s’il avait paru quelque ouvrage nouveau ; car, aux États-Unis, les hommes ne lisent rien ; ils n’en ont pas le temps : ce sont les femmes qui se chargent de ce soin ; elles rendent compte de toutes les publications politiques et littéraires, soit à leur père, soit à leur époux, et mettent ceux-ci à même d’en parler comme s’ils les connaissaient. Nelson priait ensuite Marie de faire de la musique.

La jeune fille éprouvait quelque gêne de ma présence ; cependant, comme son père avait coutume de ne point l’écouter, elle pouvait croire que je ne serais pas plus attentif. En général, dans les salons américains, quand la musique commence, c’est le signal de la conversation. J’avoue que j’étais d’abord peu curieux d’entendre Marie : la plupart des Américaines sont au piano comme des automates ; elles ont pris trois mois de leçons ; elles retiennent par cœur une valse et une contredanse ; quand on les prie de jouer, elles courent à leur piano, et, sans prélude, répètent en toute hâte le peu qu’elles ont appris, semblables à ces enfants qui savent une fable, et la débitent à tous venants sans la comprendre.

Toutes les femmes de ce pays apprennent la musique ; mais presque aucune ne la sent ; elles en font par mode, et non par goût. « Nous aimons la musique comme les enfants aiment le bruit, » me disait un Américain. Si, au milieu de ce monde insensible, quelque harmonie veut éclore, elle est étouffée dans son germe par l’atmosphère froide et sourde dont elle est environnée, comme un son meurt en naissant sur une terre plate qui n’a point d’écho.

Quelle fut ma surprise lorsque j’entendis la voix de Marie se mêler, touchante et harmonieuse, tantôt aux accords brillants d’une harpe, tantôt aux douces modulations d’un piano, lorsque je vis ses doigts se jouer, pleins de grâce et de légèreté, sur les cordes de l’une et sur l’ivoire de l’autre !

Après avoir traversé des contrées arides, sauvages, monotones, de longs déserts de sable sous un soleil brûlant, si le voyageur rencontre par accident un frais vallon, où coule une eau murmurante, où la verdure sourit à ses regards, enivre ses sens de doux parfums, et lui donne d’épais ombrages, il s’arrête enchanté dans ce lieu charmant, s’y repose avec délices, et, sentant revenir la force à ses membres, la joie à son cœur, il croit trouver réunis dans cet étroit asile tous les trésors et toutes les beautés de la nature.

Telle fut l’impression que j’éprouvai lorsque, dans la société froide d’Amérique, j’entendis résonner une touchante mélodie.

Tout est renfermé dans une belle musique : imagination, poésie, enthousiasme, sensibilité, puissance de génie, tendresse de cœur, chant de gloire, soupirs d’amour !

L’harmonie fait rêver ; mais ce n’est pas une rêverie à vide… Ces sons qui retentissent à mon oreille n’ont point de corps ; c’est quelque chose de plus que la pensée, et qui est différent de la parole : c’est une voix mystérieuse qui ne s’adresse qu’à l’âme. Que signifie son langage ? Je ne puis le dire, mais je le comprends…

Ma passion pour la musique n’est pas seulement un goût frivole : je l’aime aussi par raison ; je lui dois la seule bonne mémoire qui me reste, et l’on a surtout besoin de mémoire quand on n’est heureux que dans le passé. Chaque jour efface de mon esprit quelques-uns de mes souvenirs ; cependant il est des événements que je n’oublierai jamais : ce sont ceux qu’une impression de musique me rappelle. Il existe chez moi un tel rapport entre la note et le fait contemporain, qu’avec l’accord je retrouve l’idée ; quelquefois le refrain d’une vieille chanson nationale me reporte subitement dans ma patrie… il me semble que je rentre au foyer paternel… que j’y revois ma bonne mère, que je sens ses embrassements, ses caresses ; et mes yeux se mouillent de pleurs.

Souvent, à Baltimore, Marie chantait une romance dont le souvenir seul me trouble l’âme.

Quelquefois elle improvisait ; alors je ne sais quelle faculté extraordinaire se révélait en elle… Cette jeune fille si simple, si modeste, devenait tout à coup grande et impérieuse ; elle commandait l’émotion dont elle était animée ; elle et son luth ne faisaient plus qu’un ; les notes semblaient des soupirs de sa voix. Je craignais qu’elle n’exhalât son âme dans un élan d’enthousiasme. Elle réunissait à la fois le génie qui crée, le talent qui exécute, la grâce qui embellit.

En écoutant Marie, je sentis qu’il existait encore dans mon cœur une source de douces jouissances et de vives impressions qui jusqu’alors m’étaient inconnues.

Dès que je pouvais échapper à Nelson, je m’approchais de sa fille. Non loin d’elle se tenait Georges, silencieux, qui la contemplait dans une extase de tendresse et d’admiration ; son amitié pour sa sœur était touchante et l’emportait sur toutes ses autres affections.

Pendant longtemps Marie parut importunée des rapports qui s’établissaient entre elle et moi ; elle était ingénieuse à briser nos entretiens et à les rendre plus rares ; elle s’affligeait surtout des expressions de mon enthousiasme ; la peine qu’elle montrait n’était pas le manège de la fausse modestie qui repousse un éloge pour s’attirer de nouvelles louanges ; sa douleur était trop profonde pour être feinte. Pendant que je l’applaudissais, son regard semblait me dire : « Votre admiration cesserait bientôt si vous saviez ce que je suis. »

Comment retracerai-je à vos yeux les émotions de ces soirées écoulées sans bruit et sans éclat dans l’intérieur modeste d’une famille vertueuse, où je sentis naître en moi le germe de la plus violente comme de la plus douce passion qui jamais ait régné sur mon âme ?

Marie venait d’atteindre sa dix-huitième année ; l’ensemble de ses traits formait une harmonie charmante, mélange de tons énergiques et tendres, dans lequel les douces notes prévalaient ; son regard était mélancolique et touchant comme une rêverie d’amour ; et cependant on voyait briller dans ses grands yeux noirs une étincelle du soleil ardent qui brûle le climat des Antilles ; son front s’inclinait, courbé par je ne sais quelle douleur ; et sa taille pleine de grâce s’appuyait sur sa dignité naturelle, comme la frégate légère se balance mollement sur le flot qui la soutient.

Elle réunissait en sa personne tout ce qui séduit dans les femmes américaines, sans aucune des ombres qui ternissent l’éclat de leurs vertus. On l’eût prise pour une Européenne aux passions ardentes, à l’imagination vive, Italienne par les sens, Française par le cœur ; et cette femme, Américaine par sa raison, vivait au sein d’une société morale et religieuse !

J’avais vu quelquefois ses yeux se mouiller de pleurs au récit d’une action généreuse, à la voix lamentable d’un malheureux, au charme d’une touchante harmonie, mais un hasard fortuné vint me révéler toute la bonté de son cœur.


  1. Palais où se tiennent les séances du congrès à Washington.