CHAPITRE II.


LES FEMMES.


« Les femmes américaines ont en général un esprit orné, mais pas d’imagination, et plus de raison que de sensibilité *.

Elles sont jolies ; celles de Baltimore sont renommées pour leur beauté parmi toutes les autres.

Leurs yeux bleus attestent une origine anglaise, et leur chevelure noire l’influence des étés brûlants. Leur constitution frêle et délicate soutient une lutte inégale contre les rigueurs d’un climat sévère, et les variations subites de la température. On ne peut se défendre d’une impression douloureuse en pensant que cette beauté, cette fraîcheur, et toutes ces grâces de la jeunesse se flétriront avant l’âge, et seront frappées d’une destruction cruelle et prématurée **.

L’éducation des femmes aux États-Unis diffère entièrement de celle qui leur est donnée chez nous.

En France, une jeune fille demeure, jusqu’à ce qu’elle se marie, à l’ombre de ses parents : elle repose paisible et sans défiance, parce qu’elle a près d’elle une tendre sollicitude qui veille et ne s’endort jamais ; dispensée de réfléchir, tandis que quelqu’un pense pour elle ; faisant ce que fait sa mère ; joyeuse ou triste comme celle-ci, elle n’est jamais en avant de la vie, elle en suit le courant : telle la faible liane, attachée au rameau qui la protège, en reçoit les violentes secousses ou les doux balancements.

En Amérique, elle est libre avant d’être adolescente ; n’ayant d’autre guide qu’elle-même, elle marche comme à l’aventure dans des voies inconnues. Ses premiers pas sont les moins dangereux ; l’enfance traverse la vie comme une barque fragile se joue sans périls sur une mer sans écueils.

Mais quand arrive la vague orageuse des passions du jeune âge, que va devenir ce frêle esquif avec ses voiles qui se gonflent, et son pilote sans expérience ?

L’éducation américaine pare à ce danger : la jeune fille reçoit de bonne heure la révélation des embûches qu’elle trouvera sur ses pas. Ses instincts la défendraient mal : on la place sous la sauvegarde de sa raison ; ainsi éclairée sur les pièges qui l’environnent, elle n’a qu’elle seule pour les éviter. La prudence ne lui manque jamais.

Ces lumières données à l’adolescente sont une conséquence obligée de la liberté dont elle jouit ; mais elles lui font perdre deux qualités charmantes dans le jeune âge, la candeur et la naïveté. L’Américaine a besoin de science pour être sage : elle sait trop pour être innocente *.

Cette liberté précoce donne à ses réflexions un tour sérieux, et imprime quelque chose de mâle à son caractère. Je me rappelle avoir entendu une jeune fille de douze ans traiter dans une conversation et résoudre cette grande question : « Quel est de tous les gouvernements celui qui de sa nature est le meilleur ? » — Elle plaçait la république au-dessus de tous les autres.

Cette froideur des sens, cet empire de la tête, ces habitudes mâles chez les femmes, peuvent trouver grâce devant la raison ; mais elles ne contentent point le cœur. Tel fut le premier jugement que je portai sur les femmes d’Amérique ; cependant je rencontrai dans le monde une jeune personne dont le caractère, tout à la fois impétueux et tendre, vint ébranler cette impression.

Arabella me parut douée d’une brillante vivacité d’esprit, d’une touchante sensibilité de cœur, et de ce noble enthousiasme de l’âme qui entraîne et subjugue ; à l’entendre, elle aimait avec excès les belles-lettres et les beaux-arts ; ses yeux se mouillaient de pleurs quand elle traitait, même théoriquement, une question de sentiment ; son goût pour la musique était un fanatisme ; sa passion pour la poésie un délire ; elle ne parlait de l’une et de l’autre que dans les larmes de l’admiration la plus exaltée : c’étaient Corinne et Sapho réunies dans une seule âme. — Séduit par tant de charmes, j’accusais la témérité de mon premier jugement, lorsqu’une circonstance toute naturelle vint dissiper le prestige qui environnait ma nouvelle idole. Nous assistions ensemble à un concert ; un instant auparavant, elle m’avait dit sur la musique en général des choses qui m’avaient transporté ; mais, quand elle en vint à juger successivement les différentes parties du concert, je fus saisi d’un étonnement que je ne saurais vous dépeindre. C’était de sa part une abondance d’éloges qui ne tarissait point ; elle louait si souvent et avec tant de bruit qu’elle ne pouvait rien entendre : toutes ses admirations tombaient à faux. Du reste, elle ne paraissait pas tenir à faire preuve de discernement ; elle avait à son usage une somme déterminée d’enthousiasme, qu’elle dépensait à tout hasard, bien ou mal à propos, ne s’arrêtant qu’après en avoir achevé la distribution.

Ce caractère, que je retrouvai plus tard dans un grand nombre de jeunes Américaines, n’a rien qui plaise. Les femmes à exaltation factice sont aussi froides que les autres, et, comme elles promettent davantage, elles donnent une déception de plus. Je revins à ma première opinion ; mais ce fut pour y être encore une fois troublé. À l’âge de dix-huit ans, Alice n’était pas jolie, mais elle attirait vers elle par son esprit ; elle négligeait l’art et les soins de la toilette ; sa mise était dépourvue de grâce et d’élégance, et on eût jugé qu’elle n’avait aucune prétention, car elle portait publiquement des besicles. Cependant elle plaisait et avait le désir de plaire : sa coquetterie était tout intellectuelle ; elle charmait à force de saillies, de naturel et de vivacité. Je la voyais environnée d’adorateurs, et je me prenais quelquefois à penser qu’elle était vraiment digne des hommages qu’on lui adressait, lorsque je découvris que depuis longtemps elle était secrètement engagée.

Aux États-Unis, quand deux personnes ont reconnu qu’elles se conviennent, elles promettent de s’unir l’une à l’autre, et sont ce qu’on appelle engagées ; c’est une espèce de fiançailles qui se font sans solennité, et n’ont d’autre sanction que le lien de la foi jurée.

La jeune fiancée, si peu soucieuse des moyens de plaire aux yeux, était plus coquette qu’aucune autre, puisqu’elle l’était sans intérêt : ce fut le terme de mes admirations.

Du reste, une excessive coquetterie est le trait commun à toutes les jeunes Américaines, et une conséquence de leur éducation.

Pour toute fille qui a plus de seize ans, un mariage est le grand intérêt de la vie. En France, elle le désire ; en Amérique, elle le cherche. Comme elle est de bonne heure maîtresse d’elle-même et de sa conduite, c’est elle qui fixe son choix *. On sent combien est délicate et périlleuse la tâche de la jeune fille, dépositaire de sa destinée ; il faut qu’elle ait pour elle-même la prévoyance que chez nous un père et une mère ont pour leur fille : en général, on doit le dire, elle remplit sa mission avec beaucoup de sagesse. Au sein de cette société toute positive, où chacun exerce une industrie, les Américaines ont aussi la leur : c’est de trouver un mari. Aux États-Unis, les hommes sont froids et enchaînés à leurs affaires ; il faut qu’on aille à eux, ou qu’un charme puissant les attire. Ne soyons donc pas surpris si la jeune fille qui vit au milieu d’eux est prodigue de sourires étudiés et de tendres regards ; sa coquetterie est d’ailleurs éclairée et prudente ; elle a mesuré l’espace dans lequel elle peut se jouer ; elle sait la limite qu’elle ne doit point franchir. Si ses artifices méritent qu’on les censure, le but qu’elle poursuit est du moins irréprochable ; car elle ne veut que se marier.

Les occasions ne manquent point aux jeunes gens et aux jeunes filles qui ont à se révéler un sentiment tendre et un mutuel penchant. Celles-ci ont coutume de sortir seules, et les premiers, en les accompagnant, ne blessent aucune convenance : la seule forme qu’ils doivent observer, c’est de marcher séparément ; car, pour donner le bras à une jeune personne, il faut lui être fiancé. On voit régner dans les salons la même liberté. Il est rare que la mère se mêle à la conversation qu’entretient sa fille ; celle-ci reçoit chez elle qui lui plaît, donne seule ses audiences, et y admet quelquefois des jeunes gens qu’elle a rencontrés dans le monde, et que ne connaissent pas ses parents. En agissant ainsi, elle ne fait point mal ; car ce sont les mœurs du pays.

La coquetterie américaine est d’une nature toute spéciale ; en France, une fille coquette est moins désireuse de se marier que de plaire ; en Amérique, elle n’est impatiente de plaire que pour se marier. Chez nous, la coquetterie est une passion ; en Amérique, un calcul. Si la jeune personne engagée continue à se montrer coquette, c’est moins par goût que par prudence ; car il n’est pas sans exemple que le fiancé viole sa foi ; quelquefois elle prévoit cette chance funeste, et tâche de gagner des cœurs, non pour en posséder plusieurs à la fois, mais pour remplacer celui qu’elle court le risque de perdre.

Dans cette circonstance comme dans toutes les autres, elle provoque, encourage, ou repousse les soupirants avec une entière liberté.

En Amérique, cette liberté, sitôt donnée à la femme, lui est tout à coup ravie. Chez nous, la jeune fille passe des langes de l’enfance dans les liens du mariage ; mais ces nouvelles chaînes lui sont légères. En prenant un mari, elle gagne le droit de se donner au monde ; elle devient libre en s’engageant. Alors commencent pour elle les fêtes, les plaisirs, les succès. En Amérique, au contraire, la vie brillante est à la jeune fille ; en se mariant, elle meurt aux joies mondaines pour vivre dans les devoirs austères du foyer domestique. On lui adressait des hommages, non parce qu’elle était femme, mais parce qu’elle pouvait devenir épouse. Sa coquetterie, après avoir trouvé un mari, n’a plus rien à faire, et, depuis qu’elle a donné sa main, on n’a plus rien à lui demander.

Aux États-Unis, la femme cesse d’être libre le jour où, en France, elle le devient.

Ces privilèges de la jeune fille et ce néant précoce de la femme mariée accroissent beaucoup le nombre des personnes qui s’engagent avant de se marier. En général, le contrat purement moral, qui naît de ces sortes de fiançailles, se ratifie peu de temps après par le mariage ; mais il n’est pas rare de voir les jeunes filles s’efforcer d’en ajourner l’accomplissement. En agissant ainsi, elles atteignent un double but : engagées, elles sont sûres de se marier, et ne sont pas encore épouses ; elles gagnent la certitude d’un avenir de femme, en conservant leur liberté de fille.

Rien, dans les femmes américaines, ne parle à l’imagination…cependant il est un côté de leur caractère qui produit sur tout esprit grave une profonde impression.

On sait la moralité d’une population, quand on connaît celle des femmes, et l’on ne contemple point la société des États-Unis sans admirer quel respect y entoure le lien du mariage. Le même sentiment n’exista jamais à un aussi haut degré chez aucun peuple ancien, et les sociétés d’Europe, dans leur corruption, n’ont point l’idée d’une pareille pureté de mœurs.

En Amérique, on n’est pas plus sévère qu’ailleurs envers les désordres et même les débauches du célibat : beaucoup de jeunes gens s’y rencontrent, dont on sait les mœurs dissolues, et dont la réputation n’en reçoit aucune atteinte ; mais leurs excès, pour être pardonnés, doivent se commettre en dehors des familles. Indulgente pour les plaisirs qu’on demande à des prostituées, la société condamne sans pitié ceux qui s’obtiendraient aux dépens de la foi conjugale ; elle est également inflexible pour l’homme qui provoque la faute, et pour la femme qui la commet. Tous deux sont bannis de son sein ; et, pour encourir ce châtiment, il n’est pas nécessaire d’avoir été coupable, il suffit d’avoir fait naître le soupçon. Le foyer domestique est un sanctuaire inviolable que nul souffle impur ne doit souiller.

La moralité des femmes américaines, fruit d’une éducation grave et religieuse, est encore protégée par d’autres causes.

Envahi par les intérêts positifs, l’Américain n’a ni temps ni âme à donner aux sentiments tendres et aux galanteries ; il est galant une seule fois dans sa vie, lorsqu’il veut se marier. C’est qu’alors il ne s’agit pas d’une intrigue, mais d’une affaire.

Il n’a point le loisir d’aimer, encore moins celui d’être aimable. Le goût des beaux-arts, qui s’allie si bien aux jouissances du cœur, lui est interdit. Si, sortant de sa sphère industrielle, un jeune homme se prend de passion pour Mozart ou pour Michel-Ange, il se perd dans l’opinion publique. On ne fait point fortune à écouter des sons ou à regarder des couleurs. Et comment fixer au comptoir celui qui connut une fois les charmes d’une vie poétique ?

Ainsi condamnés par les mœurs du pays à se renfermer dans l’utile, les jeunes Américains ne sont ni préoccupés de plaire aux femmes, ni habiles à les séduire.

Il est d’ailleurs un élément de corruption, puissant dans les sociétés d’Europe, et qui ne se rencontre point aux États-Unis : ce sont les oisifs nés avec une grande fortune, et les militaires en garnison. Ces riches sans profession et ces soldats sans gloire n’ont rien à faire : leur seul passe-temps est de corrompre les femmes ; jeunesse bouillante et généreuse, à laquelle il ne manque que de l’espace et de l’action ; pareille aux grandes eaux du Mississipi : bienfaisantes quand elles roulent impétueuses, mortelles dès qu’elles sont stagnantes. En Amérique, tout le monde travaille, parce que nul n’apporte en naissant de grandes richesses *, et l’on n’y connaît point la funeste oisiveté des garnisons, parce que ce pays n’a point d’armée.

Les femmes échappent ainsi aux périls de la séduction : si elles sont pures, on ne saurait dire qu’elles sont vertueuses ; car elles ne sont point attaquées.

L’extrême facilité de s’enrichir vient encore au secours des bonnes mœurs ; la fortune n’est jamais une considération essentielle dans les ménages ; le commerce, l’industrie, l’exercice d’une profession, assurant aux jeunes gens une existence et un avenir. Ils s’unissent à la première femme qu’ils aiment et rien n’est plus rare aux États-Unis qu’un vieux garçon de vingt-cinq ans. La société y gagne des existences morales d’hommes mariés à la place des vies licencieuses du célibat. Enfin l’égalité des conditions protège les mariages auxquels la différence des rangs est chez nous un obstacle. Aux États-Unis il n’y a qu’une classe, et aucune barrière de convenance sociale ne sépare le jeune homme et la jeune fille qui sont d’accord pour s’unir. Cette égalité, propice aux unions légitimes, gêne beaucoup celles qui ne le sont pas. Le séducteur d’une jeune fille devient nécessairement son époux, quelle que soit la différence des positions, parce que, s’il existe des supériorités de fortune, il n’y a point de différence de rang **.

Cette régularité de mœurs, qui tient moins aux individus qu’à l’état social lui-même, répand une teinte grave sur toute la sociale américaine.

Il existe dans tout pays une opinion publique dominante, à l’empire de laquelle nulle femme ne peut se soustraire.

Impitoyable en Italie pour la coquetterie qui ment, elle y pardonne la faiblesse qui succombe ; elle exige en Angleterre des délicatesses de pudeur qu’elle bannit en Espagne, et n’est pas plus sévère à Madrid pour les écarts des sens, qu’elle ne l’est à Londres pour les mouvements du cœur. En Amérique, cette opinion condamne sans pitié toutes les passions, et n’autorise que les calculs ; indifférente sur les sentiments, elle n’est exigeante que pour les devoirs.

L’amour, dont le charme fait seul toute la vie de quelques peuples d’Europe, n’est point compris aux États-Unis.

Si quelque âme ardente y ressent le besoin d’aimer et s’y abandonne avec passion, c’est un accident aussi rare que l’apparition d’un roc élevé sur la plage américaine. Malheur à cet être isolé au milieu de tous ! Pas une sympathie qui vienne le trouver ! pas un écho qui lui réponde ! pas une force sur laquelle il puisse se reposer ! En ce pays, on n’estime les choses que suivant leur valeur arithmétique. Comment réduire en dollars les élans de l’âme et les battements du cœur ?

Peut-être aime-t-on en Amérique, mais on n’y fait point l’amour.

Les femmes, de nature si tendre, prennent l’empreinte de ce monde positif et raisonneur…

… Vous le voyez, les femmes américaines méritent l’estime, et non l’enthousiasme ; elles peuvent convenir à une société froide ; mais leur cœur n’est point fait pour les brûlantes passions du désert. »