Marie Tudor (Victor Hugo)/Notes de l’édition de 1905

Marie Tudor
Oeuvres complètes, Texte établi par G. SimonLibrairie OllendorffIII (p. 101-134).


NOTES DE CETTE ÉDITION.

UN ACTE INÉDIT
DE
MARIE TUDOR.


Entre les manuscrits laissés par Victor Hugo, le manuscrit de Marie Tudor est l’un des plus intéressants, l’un de ceux où l’on peut le mieux observer le travail et les tâtonnements de sa pensée. Pour ses autres drames, exécutés avec une si merveilleuse rapidité, Victor Hugo, quand il commençait à les écrire, avait son plan solidement construit, l’enchaînement de ses idées fixé, nombre de traits déjà trouvés, vers, phrases, mouvements et tournants de l’action, points lumineux lui éclairant tout son chemin. Il ne paraît pas que, pour Marie Tudor, cette préparation ait été si mûrie et cette mise en train si avancée. Dans les autres manuscrits, les changements à noter ne comportent guère que des corrections et des additions partielles qui ne modifient point la trame et le fond de l’ouvrage. Ici, en dehors du manuscrit conforme au texte imprimé, voilà que nous trouvons un acte, un premier acte tout entier, absolument différent de l’acte définitif. Cet acte, trop hâtivement commencé sans doute, Victor Hugo, quand il l’a eu écrit et terminé, a dû et a voulu, non seulement le remanier, mais le refaire. C’est, encore une fois, la première et la seule suppression totale, le premier et le seul recommencement complet, qui se rencontre dans toute son œuvre.

Essayons de rechercher quelles raisons ont déterminé cette refonte.

Victor Hugo commence cet acte de premier jet le 8 août 1833, il le finit le 10 août ; il a mis trois jours à l’écrire. Le 11, il le relit avant de se mettre à écrire le second acte ; il s’aperçoit alors qu’il est dans une fausse voie, et il s’arrête.

L’acte a de l’intérêt et de la vie sans doute et il abonde en détails et en mots bien venus ; mais l’exposition n’est pas faite, l’action n’est pas engagée, les personnages ne sont que juxtaposés, Gilbert ne connaît pas Fabiani, Fabiani ne connaît pas Jane ; Jane dit et répète à Gilbert qu’elle l’aime, elle sait tout ce qu’elle lui doit, et elle sera odieuse quand elle va le trahir pour l’aventurier ; l’aventurier, lui, n’est pas même encore l’amant de la reine ; enfin, Simon Renard raconte d’avance la pièce en annonçant qu’il va se servir de Jane pour perdre Fabiani. Voilà bien des défauts. Y a-t-il moyen de les corriger ? Non, l’acte est et restera toujours incomplet. Le plus court est d’en faire un autre.

C’est ici qu’il faut admirer la souplesse et la puissance du poète et quelle fertilité d’imagination il pouvait mettre au service de sa volonté. Dans cette seule journée du 11 août, où il n’écrira pas une ligne, il retourne et reprend de fond en comble ce premier acte manqué ; il relègue dans l’avant-scène tout ce qui le gênerait ; Fabiani est déjà l’amant de Jane et l’amant de la reine ; les personnages sont d’avance en pleine action, et enfin et surtout il trouve cette figure shakespearienne du Juif et la scène de comédie tragique sur laquelle pivotera l’action et qui amènera le choc de Gilbert et de Fabiani. Au bout de cette journée, il n’a plus rien à chercher, il a mis sur pied une nouvelle exposition, dramatique, claire et rapide, l’une des plus saisissantes de son théâtre.

Voici maintenant, telle qu’elle a été par bonheur conservée, cette curieuse version du premier acte, qui, pour engager mal le drame, n’en a pas moins par elle-même sa haute saveur littéraire.

MARIE TUDOR.
(8 août 1853.)

ACTE PREMIER.

Une des plates-formes intérieures qui flanquent la tour de Londres. À droite, un grand mur percé d’une porte. À gauche, le pied de la tour de laquelle on ne voit pas le sommet. Au fond, une porte large exhaussée sur quelques degrés et s’ouvrant sur un long corridor. À côté de cette porte, une galerie transversale à arcades ogives, à travers lesquelles on aperçoit les toits et les clochers de Londres. Le haut de la galerie est praticable et communique avec la plate-forme par un escalier en spirale. Le pied de la tour est percé d’une poterne. Auprès de cette poterne, on remarque, entre deux des jambes-étrières de l’édifice, une espèce de petite loge en maçonnerie pouvant servir de cellule à un guichetier. De temps en temps on voit un petit enfant jouer sur le seuil de cette logette.



Scène première.

GILBERT, JANE, JOSHUA FARNABY.
GILBERT.

Ce que c’est que d’avoir des amis puissants ! Grâce à toi, mon maître Joshua Farnaby, nous voici, ma Jane et moi, au beau milieu de la Tour de Londres, comme de vrais prisonniers d’état. Ne trouvez-vous pas, Jane, que c’est charmant ?

JANE.

Charmant, quand on n’y est que pour deux heures comme nous !

GILBERT.

Savez-vous bien, Jane, qu’il n’est pas facile d’entrer ici ?

JOSHUA.

Et moins facile encore d’en sortir.

JANE.

Monsieur Joshua, est-ce que nous verrons bien le cortège d’ici ?

JOSHUA.

D’abord, quel cortège voulez-vous voir ? Il y en a deux. Un blanc et un noir. La reine qui vient de White-Hall et un homme condamné à mort qu’on mène à Tyburn. La reine arrive à midi. L’homme part à deux heures. À la rigueur on peut voir les deux spectacles.

JANE.

Je ne veux pas voir l’homme condamné à mort.

GILBERT.

Elle veut voir la reine.

JANE.

Oui, la reine ! je n’ai jamais vu de reine. Je veux voir quel effet cela me fera de voir une reine.

JOSHUA.

En ce cas, vous ne pouvez être mieux qu’ici. Elle doit traverser cette plate-forme où une partie de la cour viendra l’attendre tout à l’heure.

JANE.

Oh ! la cour ! la cour ! de beaux seigneurs, de beaux habits de cérémonie ! Quel bonheur de voir tout cela ! — Et le pauvre homme condamné à mort, est-ce qu’on ne lui fera pas grâce ?

JOSHUA.

Non. La reine le hait.

JANE.

Pourquoi ?

JOSHUA.

Parce qu’elle l’a aimé.

GILBERT.

Je comprends.

JANE.

Qu’est-ce donc que la reine vient faire à la Tour ?

JOSHUA.

C’est aujourd’hui le premier jour de l’année. Il est d’usage que ce jour-là les rois ou les reines fassent une visite à la Tour de Londres.

GILBERT.

Mais Jane a raison, autrefois c’était pour exercer le droit de grâce.

JOSHUA.

On exécute aujourd’hui lord Clanbrassil.

JANE.

Au fait, c’est aujourd’hui le premier jour de l’année. Et vous ne nous avez rien souhaité à Gilbert et à moi, monsieur Joshua, vous, notre vieil ami ?

GILBERT.

Que veux-tu qu’il nous souhaite, Jane ? Peut-il souhaiter plus de beauté à la fiancée et plus d’amour au fiancé ? ne sommes-nous pas bien heureux ?

JANE.

Oui, Gilbert, et bien pauvres.

GILBERT, à part.

Hélas ! elle a toujours cette pensée !

Il va au fond du théâtre et s’accoude, pensif, sur la balustrade de la galerie comme s’il regardait au dehors. Jane et Joshua restent seuls sur le devant du théâtre.
JOSHUA, à Gilbert.

À propos, à quand la noce ?

GILBERT, sans se détourner.

Dans trois mois ; je veux laisser à Jane le temps de réfléchir.

JOSHUA.

Voilà un homme qui vous aime, Jane !

JANE.

Oui, et je l’aime aussi. — Mais nous sommes bien pauvres.

JOSHUA.

Jane ! savez-vous ce que c’est que cet homme qui vous aime ?

JANE.

Belle question ! c’est Gilbert le ciseleur, Gilbert mon fiancé, Gilbert mon cousin.

JOSHUA.

C’est votre fiancé, Jane, mais ce n’est pas votre cousin.

JANE.

Que voulez-vous dire ?

JOSHUA.

Écoutez. Pendant qu’il est là tout pensif et tout triste, probablement de quelque parole que vous lui avez dite étourdiment, je vais vous conter une chose secrète. Écoutez-moi bien. Il y a seize ans, dans la même nuit où lord Sackville, comte de Dorset, fut décapité aux flambeaux pour fait de rébellion, ses partisans furent taillés en pièces dans les rues de Londres par les soldats du roi Henri VIII. Un de ces gens de Sackville, grièvement blessé de plusieurs coups d’arquebusade, poursuivi de rue en rue, exténué, désarmé, mourant, se hasarda dans sa fuite à frapper à la petite porte d’une échoppe près du pont de la Cité. Une maison du bord de l’eau.

JANE.

Comme celle que nous habitons.

JOSHUA.

Précisément. Dans tout Londres, il n’y avait peut-être plus que cette échoppe où il y eût une lumière, quoique le couvre-feu ne fût pas encore sonné. Cela est toujours ainsi dans les nuits de guerre civile, Jane. Le premier coup de mousquet tiré éteint à la fois toutes les chandelles des bourgeois. Pour revenir au pauvre homme, les pertuisanes du roi reluisaient déjà sur le pont, si la porte ne se fût pas ouverte, il était mort. La porte s’ouvrit. Celui qui ouvrit cette porte, Jane, c’était un tout jeune ouvrier qui était là, seul, travaillant la nuit dans son échoppe, sans s’inquiéter de la guerre, faisant le bien pendant que nous faisions le mal. Le blessé était à peine entré, la porte à peine refermée, les soldats à peine éloignés, qu’on frappa de nouveau sur le volet de l’échoppe ; on entendait les cris d’un petit enfant dans la rue. L’artisan ouvrit. Cette fois, un homme entra. Il portait dans ses bras un enfant au maillot, fort effrayé et qui pleurait. L’homme déposa l’enfant sur la table et dit : Voici une créature qui n’a plus ni père ni mère. Puis il sortit lentement et referma la porte sur lui. Jane, l’ouvrier donna asile au blessé, Jane, l’ouvrier donna asile à l’enfant. Écoutez, l’ouvrier pansa le blessé, le soigna nuit et jour comme un frère son frère, le cacha trois grands mois chez lui, le guérit et le sauva, et quand les blessures furent cicatrisées, quand le blessé put sortir, l’ouvrier l’habilla de ses pauvres habits dans lesquels il eut soin d’oublier quelque argent, et le jour où le blessé, tout à fait rétabli, le quitta, Jane, c’est alors seulement que l’ouvrier songea à lui demander son nom. Écoutez, l’ouvrier prit l’enfant, le veilla, le nourrit, l’éleva, comme une mère son fils, se donna tout entier à cette pauvre petite créature que Dieu lui envoyait, oublia tout pour elle, sa jeunesse, ses amourettes, ses plaisirs, fit de cet enfant l’objet unique de son travail, de ses affections, de sa vie, et voilà seize ans que cela dure. Jane, ce blessé était du parti proscrit de Sackville, l’enfant était emmailloté des couleurs proscrites de Sackville, de jaune et de noir, il y avait peine de mort pour quiconque donnerait asile à un individu de la faction de Sackville, quel qu’il fût, homme, femme ou enfant. Jane, l’ouvrier, c’était Gilbert, votre fiancé ; le blessé, c’était moi ; l’enfant, c’était vous.

JANE.

Est-il possible ? est-ce que tout ce que vous me dites là est vrai, Joshua ? Gilbert n’est pas mon cousin ! Gilbert a fait tout cela pour moi ! je ne suis qu’une pauvre fille sans parents et il m’a tenu lieu de tout ! Ô Joshua, comment m’acquitter envers lui !

JOSHUA.

Je ne suis, moi, qu’un misérable porte-clefs de prison et il n’aura jamais besoin de Joshua ; mais il a besoin de vous, Jane. Vous seule pouvez payer votre dette et la mienne.

JANE.

Et comment ? dites vite !

JOSHUA.

En l’aimant. — Vous avez été longtemps sa fille, Jane, vous allez devenir sa femme. Rendez-le heureux. Surtout, ne lui dites jamais que je vous ai confié le secret de ce qu’il a fait si généreusement pour vous. Il m’a défendu de vous en parler. Il veut que vous l’aimiez pour lui, et non pour les services qu’il a pu vous rendre. Il ne veut pas de reconnaissance, Jane, il veut de l’amour.

JANE.

Pauvre Gilbert !

JOSHUA.

Voilà ce qu’il a fait pour moi, voilà ce qu’il a fait pour vous, Jane. Aussi n’est-il pas vrai que nous devons l’aimer tous les deux, moi comme un frère, vous… — pas comme une sœur.

JANE.

Non. Comme une femme. Je vous comprends, Joshua.

JOSHUA.

Il a tant besoin d’être aimé de vous. Il vous aime tant. Vous êtes toute sa vie. Il n’y a que vous dans son cœur, savez-vous cela ?

JANE.

Et il n’y a que lui dans le mien, Joshua.

JOSHUA.

Le voici qui revient à nous, silence sur ce que je vous ai dit.

JANE, courant à Gilbert.

Mon Gilbert !

GILBERT.

Vous êtes bien jeune et bien belle, Jane, et vous seriez digne de l’amour d’un roi.

JANE.

Que faisiez-vous là tout seul dans votre coin, monsieur ? vous paraissez triste. À quoi pensiez-vous donc ?

GILBERT.

Je pensais, Jane, que je ne suis qu’un malheureux ouvrier ciseleur, que je ne gagne pas au delà de six shellings par semaine, et que je ne suis pas riche.

JANE.

Si ! vous êtes riche.

GILBERT.

Je pensais, Jane, que le travail et les veilles ont ridé mon front et brûlé mes yeux, et que je ne suis pas beau.

JANE.

Si ! vous êtes beau.

GILBERT.

Je pensais, Jane, que j’ai trente-quatre ans, tandis que vous en avez dix-sept, que l’autre jour vous m’avez arraché en riant un cheveu gris, et que je ne suis pas jeune.

JANE.

Si ! vous êtes jeune.

GILBERT.

Jane, ne vous raillez pas de moi.

JANE.

Vous êtes jeune, vous dis-je, vous êtes beau, vous êtes riche.

GILBERT.

Comment cela ?

JANE.

Parce que je vous aime.

GILBERT.

Jane ! vous m’aimez ! Mon Dieu ! cela est-il bien vrai ? Dites-vous bien ce que vous pensez ?

JANE.

Je vous aime, Gilbert.

GILBERT, la serrant dans ses bras.

Eh bien ! enfant ! que Dieu soit béni, car tu me remplis le cœur de ravissement !



Scène II.

Les Mêmes, FABIANO CARASCOSA, très élégamment vêtu. Il n’a qu’un seul gant. Puis SIMON RENARD, tout simple, en noir. SABACTANI, et successivement les principaux personnages de la cour de Marie.
FABIANO, entrant, à Joshua au fond du théâtre.

Monsieur le guichetier, pousseriez-vous la bonté jusqu’à me dire l’heure précise de l’arrivée de la reine à la Tour ?

JOSHUA.

Midi.

FABIANO.

Je vous rends mille grâces, monsieur le guichetier.

Il s’éloigne.
JOSHUA, le contrefaisant, à part.

Je vous rends mille grâces, monsieur le guichetier. — Voilà un jeune gentilhomme qui a son chemin à faire. Tiens ! pourquoi n’a-t-il qu’un gant ? (Revenant à Gilbert et à Jane.) — Attention ! puisque vous êtes venus pour voir, regardez. Les gens de la cour arrivent. La reine ne tardera pas.

JANE, appuyée au bras de Gilbert, bas et en souriant.

Je t’aime, mon Gilbert !

GILBERT.

Jane ! Jane ! ô mon Dieu ! je suis jaloux, je suis fou. Voici les beaux jeunes seigneurs chamarrés d’or qui vont venir. Je songerai à tout moment que tu me compares à eux dans ta pensée, moi le pauvre homme du peuple, gauche et mal vêtu. Par pitié, ne les regarde pas trop.

JANE.

Soyez donc raisonnable, monsieur. On vous dit qu’on vous aime. On regardera tout le monde, mais on ne verra que vous.

GILBERT.

Vous êtes toujours un enfant et toujours un ange !

La galerie supérieure se peuple de gentilshommes en costume de cour. On pose des gardes aux portes de la plate-forme. Une certaine quantité de peuple y pénètre. Elle est contenue par les hallebardiers. Entrent par la porte d’en bas Simon Renard et Sabactani qui paraissent absorbés dans une conversation très confidentielle.
JOSHUA, posant la main sur l’épaule de Gilbert.

Il y a en ce moment à la Tour de Londres les trois hommes qui depuis six mois font ce que bon leur semble de cette pauvre vieille Angleterre ; lord Clanbrassil, à qui on coupe la tête aujourd’hui, lord Paget à qui on ne la coupe pas encore (il désigne du doigt un personnage fort entouré sur la galerie supérieure, puis il désigne Simon Renard) et Simon Renard, qui la fait couper aux autres.

GILBERT.

Qu’est-ce que c’est que ce Simon Renard ?

JOSHUA.

Comment ne sais-tu pas cela ? C’est le bras droit de l’Empereur à Londres. La reine doit épouser le prince d’Espagne, dont Simon Renard est le légat près d’elle. La reine le hait, ce Simon Renard, mais elle le craint, et ne peut rien contre lui. Il a déjà détruit deux ou trois favoris. C’est son instinct, de détruire les favoris. Il nettoie le palais de temps en temps. Un homme subtil et très malicieux qui sait tout ce qui se passe et qui creuse toujours deux ou trois étages d’intrigues souterraines sous tous les événements. Quant à lord Paget, — ne m’as-tu pas demande aussi ce que c’était que lord Paget ? — c’est un gentilhomme délié qui a été dans les affaires sous Henri VIII. Il est membre du conseil étroit. Un tel ascendant que les autres ministres n’osent pas souffler devant lui. Excepté le chancelier cependant, mylord Gardiner, qui le déteste. Un homme violent, ce Gardiner, et très bien né. Quant à Paget, ce n’est rien du tout. Le fils d’un savetier. Il va être fait baron Paget de Beaudesert en Stafford.

GILBERT.

Comme il vous débite couramment toutes ces choses-là, ce Joshua !

JOSHUA.

Pardine ! à force d’entendre causer les prisonniers d’état.

Simon Renard paraît au fond du théâtre.

— Voyez-vous, Gilbert, l’homme qui sait le mieux l’histoire de ce temps-ci, c’est le guichetier de la Tour de Londres.

SIMON RENARD, qui a entendu les dernières paroles, s’approchant.

Vous vous trompez, mon maître, c’est le bourreau.

JOSHUA, saluant, bas à Jane et à Gilbert.

Reculons-nous un peu.

Simon Renard s’éloigne lentement.
SABACTANI, bas à Simon Renard, lui montrant Jane.

Regardez-la sans faire semblant de rien, monsieur le bailli. La jeune fille en corset rouge. Vous voyez que j’étais bien informé et qu’on ne m’avait pas trompé en me prévenant qu’elle serait ici aujourd’hui.

SIMON RENARD, bas.

Cela se trouve bien. — Très belle d’ailleurs. — Tant mieux ! — Sabactani !

SABACTANI.

Quoi ? monsieur le bailli.

SIMON RENARD.

Je crois décidément qu’il sera bien difficile d’empêcher ce Fabiano d’arriver. Voilà huit jours qu’il se met exprès sur le passage de la reine et que la reine le remarque. La reine le trouve très beau, ce qui fait qu’il est impossible de songer à la grâce de Clanbrassil. Ce Fabiano sera favori. Oh ! cela dérange tous mes projets. Et quand je songe que c’est moi qui ai fait venir cet aventurier d’Espagne et qui l’ai mené avec moi à la cour. Heureusement la reine ne sait pas encore son nom et combien c’est peu de chose. La maigre qualité du personnage l’en dégoûtera peut-être. Écoute ceci, Sabactani. Hier, quelle pitié ! la reine était sur le balcon royal de White-Hall. Le peuple a jeté des pierres à la reine. Fabiano a jeté son gant au peuple. Misérable fanfaronnade espagnole ! la reine a trouvé cela héroïque. Bonne femme ! — Tiens, l’intrigant ! il était ici avant nous ! le voilà sur la galerie.

SABACTANI.

Il n’a qu’un gant, monsieur le bailli.

SIMON RENARD.

Cet homme est médiocre. Mais il a de l’instinct.

SABACTANI.

Comme il salue tout le monde !

SIMON RENARD.

Il n’est ici que depuis quinze jours et il sait déjà que Paget et Gardiner se haïssent. Regarde. Il a profité d’un moment où Gardiner tournait le dos pour saluer Paget, et maintenant que Paget regarde par ici, voilà le Fabiano qui fait la révérence à Gardiner. Il a de l’instinct.

SABACTANI.

Il arrivera, monsieur le bailli.

SIMON RENARD.

Hé sans doute, et ce n’est pas lui que je voulais à cette place. Qui eût prévu cela ? mais qu’importe, il ne durera pas trois mois. Dès aujourd’hui je déposerai dans sa fortune le germe de sa ruine. Sabactani, tu auras peut-être deux intrigues à mener de front. Ma foi, je ne connais pas d’autre mot, cela s’appelle des intrigues.

SABACTANI.

Vous avez du génie, monseigneur.

SIMON RENARD.

Sabactani, quand une femme règne, le caprice règne. Alors la politique n’est plus chose de calcul, mais de hasard. Les affaires ne se jouent plus aux échecs, mais aux cartes. — Ah ! don Fabiano ! don Fabiano ! je tiens dans ma main tous les fils de votre destinée, tous, y compris la corde pour vous pendre !

FABIANO, l’abordant.

Dieu vous garde longues années, monsieur le bailli !

SIMON RENARD.

Hé, bonjour, seigneur Fabiano. Je ne vous voyais pas.

FABIANO.
Vous êtes le seul ami que j’aie ici, monsieur le bailli.
SIMON RENARD.

Un seul suffit, quand il est bon.

FABIANO.

Vous êtes comme moi sujet du sérénissime empereur. C’est vous qui m’avez produit à cette cour. Je vous dois tout.

SIMON RENARD.

Je ne m’occupe que de vous depuis huit jours.

FABIANO.

Merci, monsieur le bailli, et moi, de mon côté, allez, je ne vous oublierai pas.

SIMON RENARD, à part.

Je crois que le fat me protège déjà !

La porte du tond s’ouvre à deux battants. Un huissier paraît et crie :

La reine !

Tous les assistants se rangent et se découvrent. La reine, entourée de ses pages, de ses femmes et de ses gardes, paraît au-dessus du degré. Le constable de la Tour, accompagné de ses massiers, vient lui présenter, un genou en terre, les clefs de la prison sur un coussin de velours cramoisi. On devine de loin à ses gestes qu’il harangue la reine. — Fanfare.
SIMON RENARD, montrant alternativement à Fabiano la reine et Jane.

Voyez-vous ces deux femmes ?

FABIANO.

Oui.

SIMON RENARD.

Qu’en dites-vous ?

FABIANO.

Elles sont bien belles toutes deux.

SIMON RENARD.

Je puis vous donner l’une ou l’autre.

FABIANO.

Vraiment.

SIMON RENARD.

Laquelle préférez-vous ?

FABIANO.

La reine.

SIMON RENARD.

Vous l’aurez.

FABIANO.

La reine est la reine. Celle-ci n’est qu’une fille du peuple.

SIMON RENARD.

Qui sait ?

FABIANO.

Que voulez-vous dire ?

SIMON RENARD.

Dans des temps de proscriptions comme ceux où nous vivons, il y a dans l’ombre bien des existences déchues qui peuvent se relever. La reine est d’une mauvaise santé. Sa vie tient à une fièvre, sa faveur à une fantaisie. Une pairesse, par exemple, dont on serait le mari vaut mieux qu’une reine dont on ne serait que l’amant.

FABIANO.

Est-ce que cette jeune fille serait ?…

SIMON RENARD.

Rien. Elle n’est rien. Qu’une fille d’artisan. Point de conjectures. Sachez seulement que depuis dix ans que je suis dans ce pays pas un homme dépositaire d’un secret d’état n’est descendu dans la tombe avant de me l’avoir confié. Je sais bien des choses dont j’use dans l’occasion. J’aurais voulu dans votre existence quelque chose de plus stable que le caprice d’une reine capricieuse. Je suis votre ami.

FABIANO.

Je crois vous comprendre.

SIMON RENARD

Le voilà déjà tout pensif.

La harangue du constable est terminée. Simon Renard marche à la rencontre de la reine.

LA REINE.

Voilà un beau soleil, messieurs. — Monsieur le lieutenant d’Amont, ce premier jour de l’année est bien joyeux.

SIMON RENARD.

Il est bien sombre, madame, pour un pauvre misérable dont il est le dernier jour.

LA REINE.

Qui donc ?

SIMON RENARD.

Lord Clanbrassil.

LA REINE.

Je défends qu’on me parle de cet homme.

SIMON RENARD.

Pardon, madame.

LA REINE.

Monsieur le bailli d’Amont, quel est le nom de ce jeune homme à qui vous parliez tout à l’heure ?

SIMON RENARD.

Oh ! rien du tout, madame. Un aventurier espagnol.

LA REINE.

Mais encore !

SIMON RENARD.

C’est un nommé Fabiano Carascosa, qui se donne pour un cadet de la grande famille de Peñalver. La vérité est qu’il est né au village de Peñalver et qu’il est fils d’un chaussetier.

LA REINE.

Vous n’avez pas l’air de l’aimer ?

SIMON RENARD.

Moi, je lui suis tout dévoué. Je le connais depuis l’enfance. C’est le fils d’un chaussetier.

LA REINE.

Amenez-le-moi.

SIMON RENARD, bas à Fabiano.

Je viens de parler de vous à la reine. Elle vous demande.

FABIANO, bas.

Vous êtes ma providence.

Simon Renard prend Fabiano par la main et le mène à la reine que Fabiano salue profondément.
FABIANO.

Madame…

LA REINE.

Ne tremblez pas, jeune homme. (Se tournant vers la cour.) — Mylords, il me plaît d’introduire parmi vous un des plus nobles gentilshommes de notre oncle l’Empereur, don Fabiano Carascosa des comtes de Peñalver. — Pourquoi n’avez-vous qu’un gant, jeune homme ?

FABIANO.

Madame…

LA REINE.

C’est que l’étiquette d’Espagne ordonne de n’offrir aux reines que la main nue, n’est-ce pas ? et vous aviez prévu que vous donneriez la main à la reine aujourd’hui. Vous êtes hardi, monsieur. Savez-vous qu’il faut être lord anglais pour me donner la main ?

FABIANO.

Madame…

LA REINE, souriant.

Allons, donnez-moi la main, mylord.

FABIANO.

Mylord !…

LA REINE.

Oui, mylord ! c’est dit. Vous êtes un brave jeune homme. Demain vous assisterez à notre lever, et l’huissier de notre chambre annoncera Fabiano Carascosa, comte de Shelbourne et de Dinasmonddy.

FABIANO.

Madame, les paroles me manquent. Ma vie est aux pieds de votre majesté.

LA REINE.

J’y compte, Fabiano. — Votre main jusqu’à cette porte. Vous nous remettrez au constable de la Tour, auquel nous appartenons ici.

À sa suite.

— Venez, mylords.

SABACTANI, bas à Simon Renard.

La reine fait vite un favori.

SIMON RENARD.

Elle le défait plus vite encore.

Tous sortent à la suite de la reine, excepté Simon Renard et Sabactani qui reprennent leur entretien à voix basse dans un coin du théâtre et Joshua dans l’autre coin.



Scène III.

SIMON RENARD, SABACTANI, JOSHUA.
JOSHUA.

Ma foi, c’est le premier jour de l’an. Des étrennes pour tout le monde. La reine se donne un favori, je vais donner une poupée à mon enfant. Nous verrons lequel des deux aura le plus vite cassé son joujou. (Il entre dans la logette et en ressort avec une poupée. Il appelle :) Gilchrist !

Un petit enfant paraît sur le seuil. Il lui donne la poupée.
L’ENFANT.

Merci, père ! L’enfant sort.

JOSHUA.

Oh ! que la Providence est grande ! Elle donne à chacun son jouet, la poupée a l’enfant, l’enfant à l’homme, l’homme à la femme et la femme au diable !

Entre Fabiano.
SIMON RENARD.

Eh bien ?

FABIANO.

Ah ! mon cher bailli !

SIMON RENARD.

Que prenez-vous de mes deux femmes ?

FABIANO.

J’en ai déjà une. Je veux l’autre.

SIMON RENARD.

Je songeais à vous la donner.

FABIANO.

Je vous devrai donc toujours tout.

SIMON RENARD.

Venez chez moi demain matin. Je vous dirai un secret. Adieu, mylord.

Il sort avec Sabactani.
FABIANO.

Mylord ! je suis lord ! Je me touche. C’est bien moi. Toute cette matinée est un rêve. Je suis le plus heureux des hommes.

On entend le son d’une grosse cloche.

— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? c’est une cloche.

À Joshua qui est resté là et qui l’observe.

— Hé, l’ami, que veut dire cette cloche ?

JOSHUA, à part.

L’ami ! déjà insolent ! le chemin est fait.

FABIANO.

Répondras-tu ? qu’est-ce que cette cloche ?

JOSHUA.

Ce n’est rien.

FABIANO.

Comment ! rien ?

JOSHUA.

C’est un usage.

FABIANO.

Quel usage ?

JOSHUA.

On a l’habitude de sonner cette cloche chaque fois qu’un condamné sort de la Tour de Londres pour aller à Tyburn.

FABIANO.

Tyburn ! qu’est-ce que c’est que Tyburn ?

JOSHUA.

Tyburn ?

FABIANO.

Oui, Tyburn.

JOSHUA.

Avez-vous été à Paris ?

FABIANO.

J’en viens.

JOSHUA.

Hé bien ! à Paris, Tyburn, cela s’appelle la place de Grève.

FABIANO.

Est-ce qu’on décapite un homme aujourd’hui ?

JOSHUA.

Oui.

FABIANO.

Comment s’appelle cet homme ?

JOSHUA.

Mylord Shelbourne, il s’appelle lord Clanbrassil.

FABIANO.

Et qu’était ce lord Clanbrassil ?

JOSHUA.

Ce qu’il était ?

FABIANO.

Oui, dis-moi ce qu’il était.

JOSHUA.

Favori de la reine.

10 août.

LE MANUSCRIT
DE
MARIE TUDOR.


Le manuscrit de Marie Tudor est en quelque sorte le brouillon primitif du drame, avec les ratures du texte et les ajoutés de la marge, et l’on peut aussi y suivre les variations, les trouvailles et les repentirs de la pensée du poète. C’est pourtant ce même manuscrit qui a servi à l’impression, comme l’indiquent des avertissements de l’auteur aux compositeurs et les noms de ces compositeurs en haut des pages. Il y manque certaines modifications qui, au cours des répétitions, ont dû être faites sur les épreuves.

L’écriture du manuscrit est fine, allongée, rapide, assez négligée. Le papier, mince, gris pâle, de format moyen, mesure 25 centimètres et demi de hauteur sur 20 et demi de large. Chaque feuillet est écrit recto et verso. Chaque acte est numéroté par lettres, avec chiffre indiquant l’acte. Le volume a été relié en parchemin à Paris sur le modèle des manuscrits reliés à Guernesey.

Le titre général, hâtivement écrit, porte : Marie Tudor. Et au-dessous : 7 août — 1er  7bre 1833. Puis : Joué le 7 9bre 1833.

À la page suivante, le faux titre : Première Journée. — L’Homme du peuple. C’est la première fois que Victor Hugo emploie, au lieu du mot Acte, le mot Journée, qu’il emprunte au théâtre espagnol.

En haut de la première page du drame, la date à laquelle Victor Hugo reprend son travail, légèrement barrée, mais qui semble pourtant bien la date réelle : 12 août 1833.

Après la première scène des seigneurs autour de Simon Renard, un tâtonnement encore. La scène II était d’abord la scène entre Gilbert et Jane ; mais à peine l’auteur en a-t-il écrit une page, il voit que son exposition est encore incomplète et il colle sur la page le commencement de la scène où le bon philosophe bavard Joshua Farnaby achèvera de nous donner les éclaircissements nécessaires.

La fin de la scène du Juif a été biffée sur le manuscrit. Le Juif révélait prématurément à Gilbert que sa fiancée était la maîtresse de Fabiani.

GILBERT.

Où veux-tu en venir, dis ?

L’HOMME.

À ceci. — Gilbert, cette fille que tu as adoptée tout enfant, cette fille que tu as élevée, cette fille pour laquelle tu travailles nuit et jour depuis seize ans, cette fille que tu aimes, cette fille dont tu veux faire ta femme…

GILBERT.

Eh bien ?

L’HOMME.

Aujourd’hui, cette nuit, à l’heure où je te parle, elle attend un amant !

GILBERT.

Juif ! tu es un juif ! tu es un misérable juif ! tu mens !

L’HOMME.

Cette nuit même.

GILBERT.

Juif ! ce que tu viens de me dire, tu vas me le prouver, ou je prendrai ta tête entre mes deux mains, vois-tu, et je te couperai ta langue avec tes dents.

L’HOMME.

Écoute.

GILBERT.

Plus un mot. La preuve ! la preuve !

L’HOMME.

Tu l’auras.

GILBERT.

Quand ?

L’HOMME.

Tout de suite.

GILBERT.

Oh ! si cela est faux, sois maudit ! Si cela est vrai, sois maudit encore ! Tu mens ! — Jane ! ma Jane bien-aimée ! Comme ils mentent, ces infâmes juifs !

L’HOMME.

N’entends-tu pas un bruit de rames sur l’eau ?

GILBERT.

Oui.

L’HOMME.
Il va au parapet.

C’est lui, c’est l’homme qu’elle attend. Il débarque, il congédie le batelier, il vient à nous.

GILBERT.

Oh ! je te le jure, ton rapport est la mort de l’un de nous deux ; faux, la tienne ; vrai, la mienne.

L’HOMME.

Cache-toi là dans l’ombre, de manière à nous entendre et à pouvoir me prêter main-forte au besoin.

Ceci écrit, Victor Hugo s’est ravisé ; il a compris tous les inconvénients qu’il y avait à instruire sitôt Gilbert de la trahison de Jane ; il a cherché, il a trouvé tout le mouvement de sa fin d’acte, il a biffé ce développement et l’a remplacé par quelques phrases rapides où le Juif s’assure simplement que l’ouvrier sera là tout prêt à lui venir en aide. — La chanson de Fabiano a été ajoutée après coup ; les deux premières strophes sont, dans le manuscrit, seules de la main de Victor Hugo. — Il manque au manuscrit, dans la scène du Juif et de Fabiano, une retouche importante ; elle a dû être reportée seulement sur les épreuves imprimées ; c’est l’explication, très utile et abondante en détails amusants, que donne le Juif au sujet des papiers de lord Talbot et du prix qu’il en réclame. Le manuscrit se bornait à ces indications sommaires :

FABIANI.

Que veux-tu faire de ce blanc-seing ?

L’HOMME.

Ce qui me plaira.

FABIANI.

Drôle, je ne puis te donner ce blanc-seing, etc.

Le second acte avait été achevé le 22 août. Le lendemain 23, Victor Hugo, selon son habitude, se mit en devoir d’écrire le troisième, qu’il divisait en deux parties. Il semble avoir voulu débuter par une scène entre Simon Renard et Éneas Dulverton. Mais, cette fois encore, il s’arrête : il ne voyait pas assez clair dans la marche de cet acte. Tout ce jour et le jour suivant il demeure sans écrire, pour établir sans doute l’ordre des scènes et la suite des idées. Il reprend la plume seulement le 25 août et met encore six jours pleins rien que pour terminer la première partie de l’acte, qui n’est pourtant pas la meilleure du drame.

La première scène est entre Gilbert et Joshua. On y lit, dans le manuscrit, le passage suivant, retranché dans la brochure :

GILBERT.

…Je voudrais mourir. Aie pitié de moi, Joshua.

JOSHUA.

Tu es fou, Gilbert ! ne songe plus à cette femme qui a perdu deux hommes. Hélas ! tu n’as plus beaucoup de temps devant toi pour y songer. Gilbert, ce n’est plus à une femme qu’il faut penser maintenant, c’est à Dieu.

GILBERT, se parlant à lui-même.

Le cachot de Fabiani est là, le mien est ici. Pour qui vient-elle ? — Bah ! pour Fabiani ! Le jour de notre condamnation à mort, Joshua, quand nous avons traversé pour revenir à la Tour ce long corridor encombré de foule, nous marchions en cérémonie, le bourreau nous précédant, la hache tournée vers notre visage, comme cela se fait pour les condamnés à mort, tu sais ; à l’angle du corridor, il y a eu un cri sur notre passage, un cri déchirant, le cri d’une femme. Ce cri, je l’ai bien reconnu, va, c’était Jane ! Pour lequel des deux était-il, ce cri ? — Tu secoues la tête, Joshua. Pour Fabiani !

La scène entre Gilbert et Jane a sans doute paru longue aux répétitions, et Victor Hugo a dû y pratiquer d’assez larges coupures. C’étaient de véritables sacrifices ; car les passages supprimés sont des plus émouvants et des plus beaux. Nous les retrouvons heureusement dans le manuscrit.

Au début de la scène, Jane parlait à Gilbert à genoux :

JANE, tremblante.

Monsieur Gilbert, je ne suis plus rien pour vous, vous détournez vos yeux de moi et vous avez raison, je ne suis plus pour vous qu’une femme qu’on a connue peut-être autrefois, et qu’on ne regarde plus, une personne qu’on a vue passer dans la rue… — Oh ! ne secouez pas ainsi la tête. Oui, je sens que ma vue vous est odieuse, mais, écoutez, laissez-moi seulement mettre votre vie en sûreté. Je vous jure que je ne chercherai plus à vous revoir après. Demain, ce soir, vous ne me verrez plus. Jamais. Jamais, monsieur Gilbert. Oh ! qu’à cela ne tienne, je vous le jure bien, mon Dieu !

Et plus loin, quand Jane a dit et répété à Gilbert qu’elle l’aime, elle avait cette effusion, si touchante dans son désordre :

JANE.

… À peine ai-je été tombée aux bras du démon qui m’a perdue, que j’ai pleuré mon ange ! Je ne comprends plus même aujourd’hui comment j’ai pu être séduite par cet homme, moi que Gilbert daignait aimer ! Ah ! il faut que j’aie été une bien misérable créature !

GILBERT.

Pourquoi parles-tu de cela, puisque je viens de te dire trois fois de suite que je te pardonnais ! tu n’as donc pas entendu. ? — Tu m’aimes. C’est oublié !

JANE.

Toujours généreux ! toujours ! Ah ! vous êtes le seul qui soit ainsi ! Si je vous aime ! Mon Dieu, donnez-moi des paroles pour lui dire cela ! Ah ! vous ne savez pas, vous, combien l’amour qui a des torts à se reprocher est un amour profond, exclusif et désespéré ! Le jour ou vous vous êtes dévoué pour moi, le jour où je vous ai vu mener à la Tour, le jour où j’ai entendu prononcer l’arrêt de votre mort qui était aussi l’arrêt de la mienne… mais à quoi bon les rappeler l’un après l’autre ? tous les jours, tous les jours, sans en excepter un, j’ai été pleine de vous, pleine d’amour, pleine de remords, pleine d’inexprimable douleur ! La nuit je me relevais. J’appuyais ma tête contre le mur et je pensais à vous. J’étais toute la journée au pied de la Tour avec cette seule idée, la fuite, l’évasion, la vie, Gilbert ! Il y avait des moments où je devais faire à ceux qui me voyaient l’effet d’une statue. Quelquefois les passants voulaient m’emmener parce qu’il pleuvait. — Oh ! Gilbert, je t’aime, vois-tu. Je te trouve beau, tu es si noble ! Tous les hommes ne sont rien devant toi, tu ne te doutes pas de cela, toi. Mon Dieu ! que je t’aime ! Tu ne me crois peut-être pas. Je t’ai trompé une fois. Je t’ai tant offensé. C’est pourtant bien sincère ce que je te dis. Oh ! réponds ! est-ce que tu me crois encore un peu ? Oh ! des paroles, des paroles, cela n’est rien, Gilbert, je voudrais qu’on pût s’ouvrir une porte sur le cœur et dire à l’homme qu’on aime : Regarde ! Il y aurait tant de choses à te dire dans ma position, que je sens et que je ne puis exprimer. Il n’y a pas moyen de te faire comprendre à quel point tu es tout pour moi, à quel point je suis confuse, repentante et à genoux devant toi ! Je voudrais que le son de ma voix fût une caresse qui te rendît heureux. — Oh ! tu ne mourras pas ! nous nous sauverons ensemble ! tu es à moi ! nous nous aimons ! Qui m’eût dit cela ce matin ? Quel changement ! — Mon Dieu ! je suis folle, n’est-ce pas ? Gilbert, je me méprise et je me hais tant, qu’il me semble impossible que tu m’estimes et que tu m’aimes. Tu ne sais pas comme j’ai été malheureuse ! — Donne-moi ta main. Je t’aime ! je t’aime ! Regarde mes yeux, ils disent que je t’aime. Regarde mes larmes, elles disent que je suis heureuse ! — Oh ! encourage-moi à te parler ainsi. C’est mon cœur qui s’ouvre, le cœur de la pauvre fille perdue. J’avais des ailes comme toi autrefois. Je n’en ai plus. Comment se fait-il que tu veuilles encore de moi ? Comment se fait-il que tu tiennes encore à mon amour ? Est-ce que c’est vrai que tu y tiens, dis ? Ce n’est pas par pitié seulement que tu dis cela ? Bien sûr, tu m’aimes ? Tu m’aimes ! Dieu m’est témoin que tu me remplis le cœur de joie. Tu viens du ciel, Gilbert !

GILBERT.

Ô Jane, il n’y a rien à répondre après de telles paroles, dites comme tu les dis ! Le cœur se fond. C’est à croire qu’on va mourir de ravissement. Oh ! que m’importe le passé ? Qui est-ce qui résisterait à ta voix ? qui est-ce qui ferait autrement que moi ? Oh oui ! je te pardonne bien tout, mon enfant bien-aimé !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le manuscrit donne encore cette fin de la scène, supprimée à la représentation :

GILBERT. (Il va à la fenêtre et regarde.)

Le bateau n’est pas là !

JANE.

L’homme qui doit le procurer a demandé une heure, tu sais ?

GILBERT.

Oh ! cette heure est faite avec des années et non avec des minutes ! Je voudrais être dehors ! Je dis que je voudrais être dehors ! Je ne veux plus mourir maintenant. Ces gens qui préparent un échafaud quelque part me font frissonner. Tu m’as rendu lâche en me disant que tu m’aimes.

JANE.

Gilbert ! je mourrais si tu mourais.

La seconde partie de la troisième Journée fut loin de coûter à Victor Hugo autant de peine et de temps que la première. La scène poignante de la reine et de Jane fut enlevée en deux jours ; commencée le 31 août, elle était achevée le 1er  septembre à 8 heures du soir.

Dernière preuve que Marie Tudor fut rapidement conçue et sommairement méditée : Victor Hugo, en commençant son drame, avait décidé probablement a priori qu’il aurait, comme les autres, un dénouement cruel comme la vie, et que celui des deux condamnés qui serait sauvé ce serait Fabiani. Dans le manuscrit la pièce finissait d’abord ainsi :

Le rideau du tond s’entr’ouvre. Le geôlier paraît et à sa suite Fabiano.
LA REINE.

C’est Fabiano !

JANE, tombant sur le pavé.

Gilbert !

C’était le fait brutal, le fait injuste, qui l’emportait, et qui, si l’on veut, l’emporte souvent, quoique pas toujours, dans la réalité ; mais c’était aussi le fait bête et qui, au point de vue de l’art, n’avait et ne pouvait avoir que l’expression brève et plate. Un mot de la reine : C’est Fabiano ! un cri de Jane, et, brusquement, le rideau tombait, et il est évident que le public, qui attend, qui veut Gilbert, aurait fait le plus mauvais parti à cette fin qui ne finissait rien : la pièce restait en l’air, le règne de Fabiani recommençait le lendemain, entre Jane devenue comtesse Talbot et la reine désabusée. Sans compter qu’il y avait plus qu’invraisemblance, il y avait impossibilité à ce que Gilbert aimé de Jane, Gilbert heureux de vivre, se laissât mener à l’échafaud, comme le bœuf à l’abattoir, sans se révolter, sans se débattre, sans trouver un moyen d’avertir le peuple que ce n’est pas Fabiani qu’on tue.

Il est permis de conjecturer que tout de suite Victor Hugo reconnut son erreur, et, dès le lendemain peut-être, il biffa sur le manuscrit, à gros traits furieusement enroulés, ce dénouement absurde, et y substitua le dénouement heureux, le seul qui soit logique, et plus que logique, nécessaire.

NOTES DE L’ÉDITEUR.

I

HISTORIQUE DE MARIE TUDOR.

En 1835, Mlle Georges, dans tout l’éclat de son talent, et encore dans tout l’éclat de sa beauté, gouvernait souverainement le théâtre de la Porte-Saint-Martin et Harel son directeur. Au mois de février, la création du rôle de Lucrèce Borgia avait été pour la grande tragédienne le plus beau triomphe peut-être de sa glorieuse carrière. Victor Hugo n’avait pas été le dernier à lui exprimer son admiration, et la louange de son poète l’avait comblée de joie. Mais comme l’actrice en elle ne voulait pas encore oublier, ni surtout laisser oublier la femme, elle eût ardemment souhaité que ce poète enthousiaste admirât la femme autant que l’actrice. Malheureusement, l’admiration de Victor Hugo sous ce rapport était allée de préférence à une jeune comédienne, Mlle Juliette, qui jouait dans Lucrèce Borgia le tout petit rôle de la princesse Negroni avec une grâce et un charme infinis, et qui avait sur la grande Georges l’avantage appréciable d’avoir vingt ans de moins qu’elle. Victor Hugo, chaque fois qu’au cours des représentations il allait au théâtre, ne manquait pas d’aller présenter ses hommages à Mlle Georges dans sa loge, mais il passait le reste de la soirée dans la loge de Mlle Juliette. De là, peu à peu, entre l’auteur et son illustre interprète, un refroidissement qui tourna à l’aigreur et devint bientôt de l’hostilité. Harel, le directeur, qui épousait aveuglément les ressentiments aussi bien que les sympathies de sa reine, ne tarda pas à faire éprouver au poète les effets de leur commune mauvaise humeur.

On lit dans Victor Hugo raconté[1] :

Un soir, en allant au théâtre, M. Victor Hugo vit que l’affiche annonçait une reprise pour le lendemain. Lucrèce Borgia faisait toujours de l’argent, il n’avait été averti de rien, il monta à la loge de Mlle Georges qui était le vrai cabinet du directeur et demanda ce que cela signifiait. M. Harel répondit que cela signifiait qu’il était le directeur et qu’il jouait les pièces qu’il voulait. L’auteur demanda quelle était la recette du jour.

— Deux mille francs.

— Et combien espérez-vous faire demain avec la reprise ?

— Cinq cents francs.

— Alors pourquoi m’interrompez-vous ?

— Parce que je le veux.

— Soit, dit l’auteur. Mais dites-vous que vous avez joué la dernière pièce que vous aurez de moi.

— L’avant-dernière, dit M. Harel. Vous oubliez que vous m’avez promis votre prochaine pièce.

— Je ne vous ai rien promis du tout.

La contestation s’anima. Le directeur prétendit que, le lendemain de la première représentation, et plusieurs fois dans la loge de Mlle Georges, la pièce lui avait été promise. L’auteur répondit que, chez Mlle Georges comme chez lui, il avait toujours dit la même chose, qu’il ne refusait pas, mais qu’il attendrait que sa pièce fût faite pour en disposer.

— J’affirme, dit M. Harel, que vous m’avez promis.

— Et moi, dit M. Victor Hugo, j’affirme le contraire.

— Alors vous me donnez un démenti ?

— Je suis à vos ordres.

En rentrant chez lui, M. Victor Hugo trouva la lettre suivante :

« Votre persévérance à contester la parole que vous m’avez donnée fréquemment et devant témoins, accompagnée de ces mots : je suis à vos ordres, fait de moi l’offensé.

« J’attends donc une réparation.

« Faites-moi savoir quand et où vous voulez me la donner.

« Harel.

« 30 avril au soir. »

Le lendemain, M. Victor Hugo se leva de bonne heure pour aller chercher des témoins. Comme il tournait le boulevard, il vit venir à lui un garde national qu’il ne reconnut pas d’abord et qui était M. Harel.

— Monsieur Hugo, dit le directeur, je vous ai écrit une lettre très bête. Ce serait un mauvais moyen d’avoir votre pièce que de vous tuer. De votre côté ce ne serait pas une bien grande gloire pour vous que d’avoir tué M. Harel. Le mieux est de nous réconcilier. Je suis l’offensé et c’est moi qui reviens. Voulez-vous me pardonner et me donner votre pièce ? Il va sans dire qu’on joue Lucrèce ce soir.

L’auteur ne put rester fâché, et, cette fois, promit la pièce.

— Ma foi, lui dit M. Harel, vous êtes probablement le premier à qui un directeur ait dit : La pièce ou la vie.

Harel, nanti de cette promesse formelle, tenait à la préciser mieux encore, et il ne laissa pas de cesse à Victor Hugo qu’il ne lui fixât une date pour la livraison du manuscrit. Victor Hugo souffrant en ce moment d’une ophtalmie, et que troublaient d’ailleurs des préoccupations intimes, finit par céder cependant aux objurgations du directeur et s’engagea pour le commencement de septembre. On était en juin et il lui restait tout juste le temps de préparer sa pièce et de l’écrire.

Il n’avait pourtant pas été sans y penser. Il n’avait plus seulement cette fois à faire un rôle, un beau rôle, à Mlle Georges, il avait à en faire deux. Quand il avait demandé à Mlle Juliette d’accepter dans Lucrèce Borgia le rôle si effacé de la princesse Negroni, il avait pris vis-à-vis d’elle l’engagement de la dédommager dans une autre pièce par un rôle important, et il avait maintenant de nouvelles et toutes-puissantes raisons de ne pas manquer à sa parole. Deux rôles de femme donc, et il fallait chercher l’intérêt du drame dans l’antagonisme de ces deux femmes. C’est sur ces données que dut se former et se construire dans le cerveau du poète le plan de Marie Tudor. La part de Mlle Georges était facile à faire, il la prendrait dans l’histoire ; elle serait une reine, une reine « grande comme reine, vraie comme femme ». L’autre part, où la prendrait-il ? Il la prendrait dans sa vie, il la prendrait dans son cœur.

On peut parler librement aujourd’hui d’une liaison qu’un demi-siècle devait consacrer et qui, commencée en faute, s’acheva presque en vertu. Mais en 1833, à l’heure qui nous occupe, nous n’en sommes qu’au commencement, et il faut convenir que c’est la faute qui domine. Elle surtout, elle avait pu croire d’abord ne s’abandonner que pour un caprice, et elle ne paraît pas s’être crue obligée d’y rester fidèle. Mais la douleur et la colère où se révéla l’ardente jalousie de ce nouveau venu dans sa vie dissipée lui eurent vite montré que le caprice chez lui s’était presque aussitôt fait passion. Elle avait une intelligence et un cœur capables de comprendre quel sort enviable ce serait pour elle d’inspirer au grand poète un sentiment profond et durable et de devenir sa vivante Marion de Lorme ; elle ne lui avait encore donné que sa beauté, elle lui donna son âme.

Il n’en avait pas moins, lui, à lui pardonner, non seulement tout le passé, mais quelque chose du présent. Il pardonna de tout son amour. Et cela, du même coup, lui donna la clef du rôle à écrire pour Juliette. Jane, elle aussi, trompera Gilbert, et Gilbert pardonnera à Jane. Et Jane dira à Gilbert, Juliette dira à Victor : — « Ah ! vous ne savez pas combien l’amour qui a des torts à se reprocher est un amour profond, exclusif et désespéré… Tu ne me crois peut-être pas. Je t’ai trompé une fois, je t’ai tant offensé ! C’est pourtant bien sincère ce que je te dis… Comment te faire comprendre à quel point tu es tout pour moi, à quel point je suis confuse, repentante et à genoux devant toi. »

Victor Hugo, selon sa promesse, avait terminé son travail le 1er  septembre et, quelques jours après, il lisait à Harel et à Mlle Georges Marie d’Angleterre. La pièce portait alors ce titre et le garda jusqu’aux dernières répétitions. La lecture produisit grand effet et fit augurer un succès égal à celui de Lucrèce Borgia. Le directeur, dans son enthousiasme, voulut à toute force que Victor Hugo lui signât sur-le-champ un traité pour un troisième drame ; mais Victor Hugo, défiant, hésitait fort à s’engager. Harel trouva moyen de lui forcer la main : Marie Tudor demandait un assez grand luxe de mise en scène ; le dernier acte surtout, avec son double escalier et, au fond, la vue de Londres illuminé, réclamait un décor très coûteux. Harel déclara qu’il ne pourrait risquer ces frais considérables que si Victor Hugo l’en indemnisait en lui assurant cette nouvelle pièce en vain sollicitée. Victor Hugo dut céder, et y gagna qu’en effet Marie Tudor fut magnifiquement montée.

Auteur et directeur étaient, on le voit, dans les meilleurs termes, et cette bonne entente dura jusqu’au jour où les répétitions commencèrent. Mais alors commencèrent aussi les orages. Les deux femmes, cette fois, ne se rencontraient plus seulement dans les coulisses, elles se voyaient face à face sur les planches, elles étaient des mêmes scènes, elles avaient à régler ensemble leurs mouvements, à échanger leurs répliques. Ici Mlle Georges reprenait sur sa jeune partenaire une incontestable supériorité et ne se privait pas de la lui faire sentir avec tout ce que la politesse peut admettre d’impertinence. Ce n’est pas tout. Quand la pauvre Juliette sortait d’une scène avec la terrible Marie Tudor et en entamait une autre avec le généreux Gilbert, elle ne trouvait pas dans le grand comédien Bocage un visage moins hostile. C’est que Bocage appartenait au parti d’Alexandre Dumas. Il faut savoir que l’armée romantique, unie dans la bataille, s’était, dans le triomphe, divisée en deux camps ; il y avait le camp Victor Hugo et il y avait le camp Alexandre Dumas. Les deux chefs étaient les meilleurs amis du monde ; Victor Hugo avait été l’un des grands applaudisseurs de la Tour de Nesle ; Alexandre Dumas avait passé tous les entr’actes de Lucrèce Borgia dans la loge de Mme Victor Hugo, tout débordant d’admiration et de joie ; cela n’empêchait pas leurs partisans de se chamailler entre eux et de tirer sus aux patrons eux-mêmes. Or, Bocage, qui avait créé Buridan et Antony, était un des tenants pour Alexandre Dumas et ne se faisait pas faute, aux répétitions, de bougonner contre Juliette et d’ergoter avec Victor Hugo. Est-ce l’acteur qui rendit son rôle, est-ce l’auteur qui le lui retira ? le fait est qu’après deux ou trois semaines, Bocage, à la grande joie de Juliette, céda le rôle de Gilbert à Lockroy. Restait Mlle Georges, plus impérieuse que jamais, qui, d’accord avec Harel, déclarait maintenant tout haut que Mlle Juliette, insuffisante et médiocre, ne pouvait conserver son rôle. Mais Victor Hugo impassible soutenait et maintenait son amie. Telles étaient (dans ce temps-là !) les agitations de ces champs de discorde et d’intrigue qui s’appellent les coulisses.

Cependant, au milieu de ces tiraillements, les répétitions se poursuivaient et touchaient même à leur fin, quand un incident du dehors vint encore aggraver les luttes qui se livraient autour de Marie Tudor avant la représentation.

Un ami de Victor Hugo, qui était de ces ennemis d’Alexandre Dumas, Granier de Cassagnac, que le maître avait fait entrer aux Débats, avait porté à ce journal, six semaines auparavant, un article où il attaquait vivement l’auteur de Henri III, rééditant surtout contre lui la banale et vaine accusation de plagiat. M. Bertin, le directeur des Débats, dont en ce moment Victor Hugo était l’hôte aux Roches, lui avait communiqué les épreuves de cet article et Victor Hugo lui avait demandé énergiquement de ne le point publier ; ses sentiments avaient beau être tout l’opposé de ceux du critique, il n’en serait pas moins soupçonné de l’avoir inspiré, et il y aurait là pour lui un préjudice moral autrement grave que le préjudice littéraire causé à Dumas. M. Bertin avait promis de se conformer au désir du poète. Mais des semaines passèrent et, soit qu’en l’absence du directeur on eût oublié ou ignoré ses ordres, soit que Granier, en vertu de son droit et de sa liberté d’écrivain, eût réclamé l’insertion de son article, ce malheureux article parut dans le journal le 1er  novembre, peu de jours avant la première de Marie Tudor. Le jour même, Alexandre Dumas adressait à Victor Hugo une lettre de protestation, à laquelle Victor Hugo fit la réponse la plus loyale, qu’il confirma par des explications verbales d’une évidente sincérité. Alexandre Dumas le crut sans doute sur parole, mais ses amis étaient moins aisés à convaincre et se promirent, pour la soirée de Marie Tudor, de promptes représailles.

Il courait déjà sur le drame assez de bruits malveillants : Marie Tudor était un tissu d’horreurs et de crimes ! la reine était une buveuse de sang ! le personnage principal, avec elle, n’était autre que le bourreau ! Ce terrible bourreau, les ennemis l’attendaient, les amis le redoutaient. Édouard Bertin, dans une longue lettre, suppliait son ami Victor de le supprimer. Victor Hugo fit une épreuve, alors inusitée. Il amena à l’une des dernières répétitions une vingtaine de ses fidèles. L’impression fut très forte et le succès très grand. Les applaudisseurs n’étaient pas les premiers venus et portaient pour la plupart des noms déjà célèbres. Cela donna confiance au directeur et aux acteurs. Victor Hugo n’hésita plus, il risqua le bourreau.

Mais, la veille même de la bataille, une crise suprême éclata. Harel prit à part Victor Hugo. — Décidément et de l’avis unanime, Mlle Juliette était impossible ; Mlle Ida (qui était à Alexandre Dumas ce que Juliette était à Victor Hugo) avait appris le rôle de Jane en double, et, avec un ou deux raccords, était toute prête à le jouer. — Ce fut une scène violente où les injures alternaient avec les menaces. Harel pronostiqua la chute de la pièce, et Victor Hugo la faillite du théâtre. Ils se séparèrent mortellement brouillés, mais Victor Hugo ne céda pas.

Pour commencer, Harel, qui avait promis à l’auteur deux cent cinquante places pour la première, n’en envoya que cinquante. Victor Hugo les lui renvoya. Il n’aurait pas un ami dans la salle. Désolés, les jeunes combattants d’Hernani et de Lucrèce Borgia s’adressèrent à Alexandre Dumas, qui, chevaleresque, courut chez Harel et lui arracha une partie des places promises.

C’est dans cette atmosphère de tempête que le rideau se leva sur le premier décor de Marie Tudor. Faut-il les déplorer, il semble qu’il faudrait plutôt les regretter, ces jours d’enthousiasme et de fièvre, où la jeunesse s’enflammait ainsi pour des questions d’art et de beauté.

La soirée fut chaude et la victoire disputée ; mais il résulte de nombreux témoignages que ce fut encore cette fois la victoire. Le premier acte fut écouté avec intérêt. Au second acte, « l’apparition de Mlle Georges fut un éblouissement. À demi couchée sur un lit de repos, en robe de velours écarlate, couronnée de diamants, sa beauté était vraiment royale. L’insulte à Fabiani fut dite par elle avec une vérité ample et une familiarité superbe. Tout alla bien jusqu’à l’entrée du bourreau qui fut le signal des sifflets. Toute la troisième partie, surtout la scène de Gilbert et de Jane, excita des ricanements continuels » [2]. Le dernier acte releva la pièce ; la scène entre les deux femmes eut son effet d’émotion profonde, bien que le jeu de Mlle Juliette, troublée sans doute par l’hostilité d’une partie de la salle, donnât quelque peu raison à Mlle Georges. Le nom de Victor Hugo fut, pour la première fois, accueilli par quelques sifflets, mais qui furent écrasés par les applaudissements. C’était un succès. Un témoignage dont on ne peut récuser la sincérité est celui de Sainte-Beuve écrivant, le lendemain, à Victor Pavie : « La pièce de Hugo a réußi, avec un orage dû à Juliette, à Dumas, à Bocage, à toutes les intrigues du drame et des coulisses. Juliette a si mal joué que nous avons décidé Hugo à lui retirer le rôle. »

En effet, sur les instances de tous ceux qui venaient de combattre et de vaincre pour lui, Victor Hugo, non sans chagrin et sans colère, finit par consentir à ce que Juliette, sous le couvert d’une indisposition de commande, fût désormais remplacée. À la seconde représentation, qui fut retardée d’un jour, le rôle de Jane fut joué avec force et avec grâce par Mlle Ida.

La presse fut généralement hostile à Marie Tudor. « Qui sait, dit l’article de Gustave Planche, si dans huit jours Marie Tudor comptera cinq cents spectateurs. » La pièce n’en eut pas moins quarante bonnes représentations d’affilée. Elle resta au répertoire et eut en tout au théâtre de la Porte-Saint-Martin 83 représentations qui produisirent 142,925 fr. 45, chiffre plus qu’honorable pour l’époque.

En janvier 1844, Marie Tudor eut à l’Odéon une reprise de vingt représentations, rehaussée de cet attrait : Mlle Dorval, à côté de Mlle Georges, remplissait le rôle de Jane ! Se figure-t-on l’effet puissant que produisait, dans la grande scène finale, le jeu des deux sublimes actrices !

En 1871, le théâtre de la Porte-Saint-Martin avait été incendié, pendant la Commune, par un obus des Versaillais. Dès 1873, il était reconstruit, et les directeurs, MM.  Ritt et Larochelle, tinrent à honneur de n’inaugurer la nouvelle scène que par une œuvre de celui qui avait été la plus grande gloire de l’ancienne. Ils demandèrent à Victor Hugo, et Victor Hugo leur accorda, d’ouvrir leur théâtre par une reprise du Roi s’amuse. Par malheur, la paix civile n’était pas encore revenue, Paris était toujours en état de siège, et la dictature militaire du général Ladmirault régissait jusqu’aux théâtres. Un aide de camp du général, M. de Cossé, lui représenta que le drame le Roi s’amuse était obscène et impie, que la royauté y était traînée dans la boue, la noblesse vilipendée, et l’un de ses ancêtres, M. de Cossé, tourné en ridicule. Là-dessus, le Roi s’amuse fut interdit sous la république comme il l’avait été sous la monarchie, et, malgré toutes les protestations, l’interdiction fut maintenue. Les directeurs obtinrent alors de Victor Hugo de substituer, au Roi s’amuse, Marie Tudor.

Marie Tudor fut reprise le 27 septembre 1873 et, bien que dans ces jours troublés, fit encore une assez belle carrière. Elle eut 52 représentations qui produisirent près de deux cent mille francs. Elle était fort bien jouée par Mme Marie Laurent, la reine ; Mlle Dica-Petit, Jane ; Dumaine, Gilbert ; Taillade, Simon Renard. Mais le souvenir à garder avant tout de cette interprétation est celui du vieux Frédérick-Lemaître, qui donna au personnage du Juif un relief étonnant de grandeur et de vérité.

Ce fut la dernière reprise.

II

LES REPRÉSENTATIONS.

DISTRIBUTIONS SUCCESSIVES DES RÔLES.
PERSONNAGES. PORTE SAINT-MARTIN
Directeur Harel.
6 novembre 1833.
ODÉON
Directeur A. Lireux.
1844.
PORTE SAINT-MARTIN
Directeur Ritt-Larochelle.
27 septembre 1873.




ACTEURS ACTEURS ACTEURS
Marie, reine Mlles  Georges. Mlle  Georges. Mme  Marie Laurent.
Jane Juliette. Mme  Dorval. Mme  Dica-Petit.
Gilbert MM.  Lockroy. MM.  Bouchet. MM.  Dumaine.
Fabiano Fabiani Delafosse.   Baron.   Régnier.
Simon Renard Provost. Valmore. Taillade.
Un Juif Chilly. Louis Monrose. Frédérick-Lemaître.
Joshua Farnaby Valmore. Darcourt. Laray.
Lord Clinton Auguste. Darcourt. Laray.
Lord Chandos Monval. Ludovic. Perrier.
Lord Montagu Tournan. Harville. Renot.
Éneas Dulverton Delaistre. Achille. Machanette.
Lord Gardiner Héret. Vorbel. Bouyer.
Un Geôlier Vissot. Ernest. Néraut.


III

REVUE DE LA CRITIQUE.

La représentation de Marie Tudor marque le commencement de la réaction qui, après tant de triomphes éclatants, se produisit dans la presse, sinon dans le public, contre Victor Hugo, et surtout contre son théâtre. Les Orientales et les Feuilles d’automne dans la poésie, Notre-Dame de Paris dans le roman, au théâtre Hernani, le drame en vers, et Lucrèce Borgia, le drame en prose, avaient été pour lui des victoires telles qu’aucune gloire déjà ne dépassait la sienne ; et tout cela en cinq ans, de 1828 à 1833 ; et il avait trente et un ans à peine ! Est-ce qu’elle ne s’arrêterait pas bientôt, cette jeune gloire qui s’élevait si haut et si vite ? Les succès qu’on lui pardonnait le moins, c’étaient encore ses deux succès de drame. Le théâtre, dans la guerre entre les classiques et les romantiques, était le champ de bataille le plus décisif, et c’était aussi le terrain sur lequel Victor Hugo semblait le plus attaquable, surtout quand, délaissant le vers pour la prose, il y pouvait perdre une partie de ses avantages.

La critique, en 1833, fut donc en général très dure pour Marie Tudor. On reprochait surtout au drame de ne pas assez tenir compte de l’histoire.

Le Journal des Débats, lui-même (article signé R.), fait des réserves et, tout en louant les beautés, « relève, dit-il, les défauts avec la sévérité que l’on doit au talent ». Le public, lui, peu soucieux des fluctuations et des querelles littéraires, n’abandonnait pas le poète ; l’article des Débats sur Marie Tudor montre quel était à ce moment l’état des esprits vis-à-vis de Victor Hugo :

… Le fait que j’aime à reconnaître, c’est que le succès a été très grand, l’émotion pendant toute la pièce, pour ou contre, à tort ou à raison, très puissante ; et c’est là un des mérites de M. Victor Hugo ; il n’est jamais plat et médiocre ; il s’élève ou il tombe ; il court devant lui droit à son but, ou bien se jette à travers champs, s’égare, se perd, mais il marche toujours ; on peut siffler ses pièces, mais on n’y bâille pas ; il occupe l’esprit lors même qu’il lui arrive de déplaire au jugement.

De là lui vient aussi une fortune singulière au théâtre : M. Victor Hugo s’est créé un public à lui, prévenu, passionné, bien déterminé d’avance à trouver tout bon ou tout mauvais, guettant un trait vif et élevé pour l’applaudir avec enthousiasme, ou bien attendant avec patience un hémistiche hasardé, une expression vulgaire, pour rire sans miséricorde ; c’est, je le répète, un grand privilège de M. Victor Hugo : n’a pas en littérature des amis qui veut, et surtout des ennemis. Or, M. Victor Hugo est abondamment pourvu des uns et des autres.

Le critique anonyme du Constitutionnel, très hostile et très malveillant, est fâché du mauvais caractère de Victor Hugo et irrité du zèle trop expansif de ses amis :

… Ce drame n’est point un progrès, et bien en prend à la critique. Aux yeux de M. Victor Hugo la seule idée de progrès serait une insulte. M. Hugo n’admet point le génie éducable et perfectible. Tout ce que M. Hugo invente, importe, imite ou arrange, doit être admirable. S’il n’est pas admiré de l’époque, c’est que l’époque est arriérée. Ce n’est pas lui qui doit céder au siècle, c’est le siècle qui doit fléchir sous lui. Il ne suffit pas à son orgueil de jeter à l’opinion publique d’humiliants dédains, il veut dompter l’opinion publique et la convertir à ses drames par la force. À chaque première représentation des drames de M. Victor Hugo, l’armée des séides est là, distribuée sur tous les points, pour réprimer l’indépendance des opinions par la tyrannie des injures et des hurlements, des bravos.

Le Temps.

Une note publiée le lendemain de la première représentation en constate le succès :

Malgré l’ennui d’un dialogue choquant à plaisir, malgré l’incohérence de la plus grande partie de l’œuvre, malgré le style et malgré les acteurs, un rôle de Juif et la fin du deuxième acte avaient déjà sauvé la pièce, le quatrième acte l’a enlevée. Ce dernier est sans contredit ce que M. Victor Hugo a écrit de meilleur pour la scène et peut-être le plus bel effet dramatique qu’il y ait au théâtre.

Le 16 novembre, feuilleton du lundi signé L. V. :

… Hélas ! je dois l’avouer, loin de retrouver le poète de mes rêves et l’auteur d’Hernani, je n’ai pas même retrouvé l’auteur du Roi qui s’amuse (sic) et de Lucrèce Borgia.

Le critique n’accorde d’ailleurs que peu de lignes à Marie Tudor et consacre son feuilleton presque tout entier à Bertrand et Raton.

La Gazette de France.

Article non signé :

Comme le principal personnage de Marie Tudor est pris dans l’histoire d’Angleterre, et que le règne de la fille d’Henri VIII ne peut guère être séparé de celui de son prédécesseur et de celui d’Élisabeth qui lui a succédé, je crois que mes lecteurs ne me sauront pas mauvais gré de mettre d’abord sous leurs yeux un extrait rapide de l’histoire de ces trois souverains. Quand ils auront lu cette analyse historique, aussi concise que fidèle, ils m’en sauront encore plus de gré.

(Ici une sorte de résumé des trois règnes.)

Il n’est personne sans doute qui ne doive être frappé de l’exactitude de ce croquis historique. On comprend bien aussi qu’il n’est pas de moi… C’est un devoir d’Henri V. C’est là un des travaux familiers de cet enfant-roi.

… Quoi qu’il puisse m’en coûter de descendre de si haut pour tomber à la Porte-Saint-Martin, j’ai aussi mon devoir à faire, moi, et j’arrive au drame de l’auteur, qui, malheureusement pour lui et pour nous, n’a pas suivi la carrière dans laquelle il avait si noblement commencé ; il nous a quittés après les deux premiers volumes de ses Odes, et nous le retrouvons à Marie Tudor ! La dégradation d’un grand talent ne saurait être poussée plus loin…

Suit l’appréciation, plutôt pessimiste, de Marie Tudor :

Folies accumulées… Horreurs sèches sans motifs et sans but… Gâchis théâtral sans nom… Lucrèce Borgia et Marie Tudor sont les deux sœurs dramatiques aussi immondes l’une que l’autre.

Le Courrier français.

Deux articles, signés Ed. M.:

Le mélodrame de M. Victor Hugo n’est pas seulement le vieux mélodrame… C’est quelque chose à la fois de plus grand, de plus petit, de plus faible, de plus fort, de plus beau et de plus hideux… C’est le vieux mélodrame trempé dans la lie de Shakespeare…

Le critique dit que, si Marie Tudor ne fait pas pleurer, en revanche elle fait rire, « et même beaucoup, du style le plus étonnant que jamais écrivain ait trouve dans sa plume ». Et le critique cite plusieurs images superbes.

La Quotidienne.
J. T.

Marie Tudor ne rachète ses monstrueux défauts, ni par l’originalité du sujet d’Hernani, ni par la grâce de détails de Marion de Lorme, ni par l’énergie des passions de Lucrèce Borgia ; elle est même au-dessous du Roi s’amuse.

Le National.

Feuilleton signé X :

Les drames de M. Hugo n’ont rien de raisonnable et d’humain ; ils ne peuvent être jugés d’après aucun procédé connu de l’art, ni mesurés à aucun principe et à aucune théorie, pas même aux théories de M. Hugo, qui a mis dans ses préfaces sa poétique dramatique à côté de ses œuvres pour les montrer en flagrant délit de contradiction…

… Une des plus bizarres manies des drames de M. Hugo est de vouloir mettre les plus nobles et les plus pures passions dans les âmes mauvaises et souillées.

… Il s’établit entre Jeanne et Marie, entre Gilbert et Fabiano, une lutte, une espèce de concurrence à qui ne donnera point sa tête au bourreau. Les têtes se brouillent tellement à ce jeu d’échafaud qu’au moment où la reine et Jeanne aperçoivent un homme couvert d’un voile noir allant au supplice, Jeanne ne sait pas si cette tête au voile noir est la tête de Gilbert, et Marie se demande si ce serait la tête de Fabiano. La situation est belle.

Revue des Deux-Mondes.
Gustave Planche.

Le critique n’accorde rien à Marie Tudor, ni sentiment dramatique, ni exactitude historique, ni intérêt, ni émotion, ni caractère, ni situation, ni style. Il passe en revue les personnages du drame et n’en comprend aucun. Il conclut :

Les comédies de Marivaux sont des chefs-d’œuvre de vérité auprès des drames de M. Hugo.

Revue de Paris.
Amédée Pichot.

… Quel que soit le jugement définitif que l’on doive porter sur l’ensemble des travaux de M. Victor Hugo, qui n’en est encore qu’à ses premiers pas dans la carrière dramatique, j’aime en lui, comme dans les pièces anglaises du XVIe siècle, ce mélange d’érudition et de romanesque qui distingue la plupart de ses œuvres ; j’aime en lui cette originalité qui n’évite pas toujours l’emphase et la redondance espagnole, mais qui atteint aussi le sublime.

… D’autres ont des caprices plus ou moins brillants, M. Victor Hugo, seul peut-être en littérature, a une volonté.

À la reprise de 1873, la presse ne fut guère plus favorable à Marie Tudor qu’en 1833.

La Presse.
B. Jouvin.

Le feuilletoniste, faiblement démocratique et très violent, est aussi mécontent du public que du drame :

M. Victor Hugo a traîné la réputation de la reine Marie dans le plus misérable imbroglio… Ce drame boursouflé et puéril est écrit dans le plus mauvais esprit : on y insulte aux reines, on y couronne l’innocence des filles du peuple qui ont un bon ami.

Le Paris intelligent de 1833 fit justice avec des clefs forées de ces venimeuses inepties. Le Paris de 1873 — quel nom lui doit-on infliger ? — a battu des mains à ces insanités démodées. M. Hugo a écrit un jour : « Le poète a charge d’âmes. » Le poète de Marie Tudor devra rendre un compte terrible à Dieu. Et il faudra payer ! Et ce sera cher !

Le Temps.

De Francisque Sarcey, homme sans nuances :

… Ce n’est qu’un mélodrame maladroitement bâti ; tous les gros effets des Pixérécourt et des Ducange.

La salle a beaucoup applaudi. Je ne m’inscris pas en faux contre cet enthousiasme. Je ne donne jamais que mon opinion et je ne la donne que pour ce qu’elle vaut. La vérité est que je me suis cruellement ennuyé ce soir là.

Le Figaro.
Arnold Mortier.

… L’action ne manque ni de force, ni d’éclat. Elle comporte des situations et des tableaux scéniques qui s’imposent à la mémoire des yeux ; nul spectateur n’oubliera, ne les eût-il vus qu’une fois, ni l’assassinat du Juif au premier acte, ni l’entrée du bourreau à l’acte suivant, ni l’escalier de la Tour de Londres tendu de noir, ni le cortège mortuaire de Fabiani. Cependant, malgré ces chocs galvaniques dirigés vers le système nerveux du parterre, la pièce n’intéresse pas.

Journal des Débats.
Clément Caraguel.

… On sent, malgré tout, dans Marie Tudor, la main puissante du maître. L’œuvre a beau être imparfaite, elle n’en a pas moins les qualités théâtrales qui attirent et passionnent la foule.

Le Rappel.
Paul Meurice.

… Marie Tudor est reine et Marie Tudor est amoureuse. Elle a un amant, et cet amant la trompe. Ah ! elle veut se venger, et elle se venge. Comme elle se venge !

Quel spectacle prodigieux que cet acte qu’elle emplit tout entier des cris et des bonds de sa douleur et de sa fureur ! Quelle étonnante étude de grand félin pris sur nature ! Cela commence par des chatteries féroces. Elle provoque doucement Fabiano à la trahison, elle l’excite mielleusement à l’hypocrisie. Et puis, tout à coup, elle le démasque et elle se démasque. Alors c’est un délire et c’est une ivresse. Elle le soufflette de son gant, elle le piétine de son talon, elle lui arrache son épée, elle le fait mettre devant toute la cour à genoux. Elle l’outrage, elle le dégrade, elle l’avilit, dans son amour, dans son honneur, dans son nom, dans sa patrie, dans son père. Elle enfonce avec rage et avec volupté ses crocs et ses ongles dans cette chair pantelante et dans ce cœur frémissant. Cependant le misérable lui paraît trop inerte et trop peu résistant ; elle le défie et elle le relève, afin de l’entendre crier et de le sentir souffrir. Coups de dents, coups de griffes, coups de poignard, coups d’épingle. Elle envoie chercher le bourreau pour l’aider, et cela finit par le coup de hache.

Terminons cette revue par quelques-unes des belles pages que Paul de Saint-Victor a consacrées à Marie Tudor. L’éminent écrivain fait justice de certaines accusations portées contre le drame. « En fait de supplices et de crimes, Victor Hugo a plutôt atténué qu’exagéré ce règne meurtrier. » Quant à la superbe invective dont la reine écrase Fabiani, Saint-Victor rappelle que des reines contemporaines étaient encore plus violentes et surtout plus grossières. « Marie Stuart, quand la colère la prenait, tournait en furie. Élisabeth, la sœur de Marie Tudor, avait la violence et le dévergondage d’une mégère. Les jurons pleuvaient de sa bouche et les soufflets de sa main. »

En revanche, Saint-Victor fait, lui aussi, un reproche à Victor Hugo : il a calomnié les mœurs de la reine ; Marie Tudor n’a jamais eu damant, « Marie Tudor était chaste ». Mais, d’autre part, voici qu’un historien, M. Augustin Filon, qui, sous le rapport littéraire, trouve la reine de Victor Hugo « complètement absurde », vient cependant nous affirmer que « Marie Tudor était hystérique… qu’il y eut plus d’un roman dans sa vie, car elle aimait les hommes… qu’enfin il est possible et probable qu’elle fut, dans certaines crises, à peu près ce qu’elle est tout le long du drame de Victor Hugo ». Conclusion : Marie Tudor ne ment donc pas si outrageusement à l’histoire.

Voici deux fragments importants de l’article de Paul de Saint-Victor :

… Quels formidables effets le poète a tirés, dans son second acte, de Marie Tudor amoureuse et jalouse ! D’abord l’invitation au mensonge : l’Italien entraîné dans la fourberie, comme par des bras de sirène, et qui s’y plonge et s’y enfonce, bercé par les mélodies de l’amour, sans se douter qu’un gouffre s’entr’ouvre sous lui. La femme trahie pénètre dans le for intérieur de son vil amant, elle en tire tout ce qu’il contient de perfidies et de faux serments ; elle éprouve une volupté douloureuse à mesure qu’il se dégrade à ses yeux. Cependant le courroux gronde déjà à travers sa voix caressante et fait reluire les éclairs furtifs que couve son regard.

Elle éclate enfin ! son cœur se dégonfle, et la rage s’en échappe comme un torrent débordé. Elle tient le traître et ne le lâche plus ; chaque mot marque, chaque trait déchire : il semble qu’on entende frémir un fer rouge et siffler un fouet. C’est tantôt l’imprécation qui frappe, tantôt le mépris qui renverse. Le voilà dépouillé de sa fausse noblesse, comme d’un oripeau d’histrion qu’elle déchirerait pièce à pièce ; elle lui casse son masque sur la figure, après l’avoir arraché, et l’on croit voir une âme toute nue, souillée et se tordant comme un ver. Puis, c’est la vengeance qui le menace et qu’elle lui montre, la vengeance implacable et inévitable, qui triomphe sur un gibet, qui s’assouvit par les hautes œuvres et qui va livrer sa tête au bourreau. L’acte entier va d’un train d’orage ; c’est, si l’on ose dire, de la terreur « galopante ». En trois scènes, l’homme est saisi, meurtri, dévoré par la fureur qui s’abat sur lui…

Le troisième acte est aussi puissant dans l’émotion que le second dans l’épouvante. Quelle scène que celle où Jane et la reine se rencontrent devant l’échafaud mystérieux, où l’un de leurs amants va monter ! Jane se croit sûre, d’abord, du salut de Gilbert ; elle a guidé son évasion, elle l’a vu partir dans la barque. Mais Marie lui dit qu’elle se trompe, que c’est bien Gilbert qui monte au gibet. Alors Jane tombe à ses pieds, brisée et tremblante ; elle demande grâce, elle implore un sursis. On sait comme Victor Hugo sait faire pleurer et prier les femmes, avec quels cris de nature et quels mots jaillis des entrailles. On tirerait de son œuvre un groupe de suppliantes d’une irrésistible pitié : Marion Delorme demandant à Louis XIII la vie de Didier ; la Sachette disputant sa fille à Tristan ; Catarina aux genoux de la Tisbe ; Fantine, noyée dans ses larmes, se traînant devant Javert. La voix de Jane est une des plus touchantes de ce chœur navré, qui fond en pleurs et qui éclate en sanglots.

Mais Marie repousse sa prière, avec l’égoïsme de la passion rassurée. Alors un pressentiment redresse la jeune fille ; elle ne croit plus que ce soit Gilbert qui marche au supplice, et son accent est tel, qu’il ébranle la reine jusqu’au fond de l’âme. Un changement subit se produit en elles : l’espérance de l’une et le désespoir de l’autre se déplacent. Tandis que le cœur de Jane s’éclaire, celui de Marie s’assombrit. Rien d’émouvant et rien de frappant comme ce renversement subit de situations et de rôles. L’anxiété poignante qu’il excite s’accroît à chaque glas qui tinte, à chaque coup de canon qui gronde, marquant les pas des condamnés vers la hache. L’imagination est saisie autant que le cœur ; elle est prise entre la palpitation de l’attente et l’irritation de l’énigme. L’angoisse est portée au comble, et jamais dénouement de drame ne l’a poussée au delà.

IV

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.

Marie Tudor. — Œuvres de Victor Hugo, Drame VI. Paris, Eugène Renduel, libraire-éditeur, rue des Grands-Augustins, no 22 (imprimerie Everat), 1833. Frontispice dessiné et gravé à l’eau-forte par Célestin Nanteuil, tiré sur chine. Ce frontispice porte dans le haut : Marie d’Angleterre. Les titres courants portent aussi Marie d’Angleterre. Édition originale, in-8o, publiée à 6 francs.

Marie Tudor avec Angelo. Eugène Renduel, 1836, in-8o.

Marie Tudor avec Angelo. — Eugène Renduel, 1838, rue Christine, no 3 (imprimerie Tezzuolo).

Marie Tudor. — Théâtre de Victor Hugo, de l’Académie française, deuxième série. Paris, Charpentier, 1841, in-18. Édition collective, réimprimée en 1844 ; prix : 3 fr. 50.

Marie Tudor… — Paris, Furne et Cie, 1841, in-8o, deux gravures hors texte par J. David.

Marie Tudor. — Paris, Michel Lévv, 1845, édition grand in-8o à deux colonnes.

Marie Tudor. — Œuvres illustrées de Victor Hugo, édition. J. Hetzel. Paris, Marescq et Cie et Blanchard, 1853, grand in-8o à deux colonnes.

Marie Tudor. — Théâtre de Victor Hugo, Paris, édition J. Hetzel (s. d.). Réimpression de la précédente.

Marie Tudor… — Œuvres de Victor Hugo, Drame III. Alexandre Houssiaux, libraire-éditeur, rue du Jardinet-Saint-André-des-Arts, no 3 (imprimerie Simon Raçon et Cie), 1856. Édition in-8o, ornée de vignettes.

Marie Tudor. — Œuvres de Victor Hugo, Théâtre III. Paris, A. Lemerre, 1876, petit in-12.

Marie Tudor. — Œuvres complètes de Victor Hugo, Drame III. Édition définitive, Paris, Hetzel-Quantin, 1882, in-8o.

Marie Tudor. — Victor Hugo illustré. Théâtre III. Paris, E. Hugues (s. d.), grand in-8o, frontispice de Célestin Nanteuil.

Marie Tudor… — Édition nationale, Paris, Émile Testard et Cie, 1887, in-4o, illustrations de Moreau de Tours.

Marie Tudor. — Petite édition définitive, in-16 (s. d.), Hetzel-Quentin.

Marie Tudor. — Édition à 25 centimes le volume, deux volumes in-32 ; Jules Routf et Cie, rue du Cloître-Saint-Honoré, Paris (s. d.).

Marie Tudor. — Édition de l’Imprimerie nationale, Paris, Paul Ollendorff, Chaussée-d’Antin, no 50, grand in-8o. Théâtre III. Un acte inédit, notes et notices nouvelles. Publiée à 10 francs.

V

NOTICE ICONOGRAPHIQUE.

Frontispice, composé et gravé à l’eau-forte par Célestin Nanteuil, pour la première édition, Marie Tudor faisant mettre Fabiano à genoux. — Eugène Renduel, 1833.

Costume de Marie Tudor (Mlle Georges) ; costume de Jane (Mlle Ida). — Collection Martinet (Hautecœur, Martinet, éditeurs), 1833.

La scène du bourreau (journée II), Jane aux genoux de Gilbert (journée III), compositions de Jules David, gravées sur acier par A. et G. Finden pour l’édition de 1836. — Eugène Renduel.

Gilbert et Simon Renard (journée I), La Reine et Jane (journée III), dessinés et gravés à l’eau-forte par Frédéric Régamey. — Paris à l’eau-forte, no 33, novembre 1873.

Marie Laurent, rôle de Marie Tudor, gravé d’après un cliché d’Étienne Carjat.

Le Cortège du condamné, dessin d’Urrabitea, gravé par Haugar. — Univers illustré, octobre 1873.

Gilbert et Fabiano (journée I), La confrontation de Jane et de Fabiano (journée II), Le Cortège du condamné (journée III), dessins de Nouveau, gravés à l’eau-forte par Rouergue.

Deux scènes de Marie Tudor. Album Madou, Bruxelles.

Fabiano aux pieds de la Reine (journée II), Scène du bourreau (journée II), compositions de Martin de Tours, gravées, la première par Champollion, la seconde par Henri Lefort. — Édition nationale, Émile Testard, 1887.

  1. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, tome II.
  2. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.