Marie Donadieu/Texte entier


CHARLES-LOUIS PHILIPPE

MARIE DONADIEU

PARIS
BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de grenelle, 11

1904
Tous droits réservés



PREMIÈRE PARTIE


I



La grand’mère appela :

— Viens donc voir comme elle est jolie.

Le grand-père se chauffait dans la salle à manger. Il se leva et répondit :

— Je vais poser mes sabots, parce que je serais dans le cas de la réveiller.

Elle s’était d’ailleurs découverte en dormant. La grand’mère dit :

— J’ai bien fait de regarder. Ces pauvres petits, c’est si vite enrhumé !

On lui avait donné un mouton parce qu’elle pleurait. Comme elle en faisait balancer la tête articulée, il sortit une sorte de musique. Elle s’écria :

— Hi, mémère, il fait : hon !

Et bientôt après elle tomba tout d’un coup, au milieu d’un geste commencé. Son bras était tendu. Le mouton dormait sur le flanc.

Elle s’appelait Marie, elle s’appelait encore Louise, mais on l’appelait surtout Zizette. Elle avait bien l’air, dans ce petit lit, d’un diminutif. Le grand-père n’y put tenir : il se pencha, approcha sa figure et risqua ses deux lèvres. La grand’mère en eut un sursaut :

— Finis donc !

Il se mit à rire et dit à son tour :

— Pourvu que je ne la réveille pas, quand je vais me mettre à ronfler.

Elle haussa les épaules :

— Tu es donc aussi enfant qu’elle. Que ça ne t’empêche pas de te coucher. Elle aura plus vite fait de prendre l’habitude que toi de la quitter.

Ils se couchaient paisiblement : depuis trente ans, leurs gestes étaient les mêmes. Il quittait d’un coup son paletot et son gilet et, comme il ne portait pas de bretelles, sa femme avait tout juste le temps de dire :

— Tu es donc déjà au lit ?

Il avait fait deux grandes imprudences dans sa vie : il s’était marié à vingt ans parce qu’il avait le sang comme ça. Il avait choisi Alexandrine qui avait dix-sept ans, était bonne chez son père, le père Bourdon, et il cassa tout, au risque de suivre une folie. La seconde imprudence était autre : il acheta la maison délabrée d’un vieux rentier, la paya son prix, d’ailleurs, mais le jardin l’avait tenté. Il fit abattre et construisit une espèce de chalet à un étage sur lequel les maçons, les charpentiers et les plâtriers vécurent pendant dix-huit mois. Ce sont toujours les mêmes qui font bâtir. On disait dans le village :

— Basile Bourdon ne saura jamais se retenir.

Il était bien au lit, ayant marché toute la journée dans les champs. Chaque soir, il quittait ses gros souliers jaunes, reposait ses pieds dans des sabots et penchait la tête au coin du feu. La grand’mère demandait :

— À quoi que tu penses, Basile ?

Il répondait :

— Oh ! rien, je rumine.

Il aimait beaucoup le lit et, pendant un instant, s’y abandonnait aux grandes réflexions. La chaleur de la plume le couvait, se posait aux mauvaises places, puis gagnait insensiblement sa tête où le sommeil était chaud. Car, à cinquante ans, il fait bon lorsqu’on donne sa part au repos. Il remontait fort loin, parfois.

Ayant eu cinq filles, il avait perdu beaucoup d’assurance. La surveillance absolue qu’on ne peut exercer sur les virginités, le voisinage de la ville de Lyon, où cinq cent mille habitants sont une passion possible et tous ces silences des jeunes filles de dix-huit ans lui faisaient sentir que dans la vie des femmes il y a un visiteur auquel on ne s’attend pas. Il eut toujours peur de ne pas montrer assez de fermeté. Les deux aînées épousèrent deux employés. La troisième épousa un maître d’hôtel, dans un chef-lieu du canton, et bientôt commençait une histoire. Trois ans après son mariage elle accoucha d’un garçon. Un an plus tard, le grand-père s’aperçut que celui-ci ressemblait trait pour trait au valet de chambre de l’hôtel. Il y eut d’assez longs combats dans sa tête et il ne sut jamais s’il devait aimer l’enfant. Des deux autres filles, Jeanne, la dernière, n’avait que treize ans. Adrienne, sa sœur, était belle. Ses cheveux châtains, qu’elle séparait par le milieu, gonflaient à ses tempes et l’expression de son visage aboutissait à ses yeux d’où s’écoulait sans trêve un regard bleu, large, appuyé. À dix-huit ans, elle épousa du coup Félix Donadieu, contremaître à Lyon, dans une fabrique de soieries. Elle venait souvent les voir. Les premiers temps, il lui passait par la face un frisson, comme si elle présentait son cœur à l’élévation. Et puis la joie des familles casse, soudain le bonheur est déjà sec. Félix, un beau jour, découcha : il n’était que passionné ! Alors la vie commença. Elle accoucha d’une petite fille et la voua au blanc et au bleu. Félix s’échappait, suivait des pentes, roulait, carillonnait à toutes les fêtes. Il buvait avec extravagance, gesticulait, mais ne la battait pas. Il y eut des nuits où il se plaisait à promener sous les fenêtres de sa maison toute la bande, hommes et femmes, en haussant ses chansons. Les lendemains en étaient parfois singuliers. Il rentrait le soir, vers sept heures, ayant travaillé, filait droit dans la chambre à coucher, dormait et, le matin, alors qu’elle habillait l’enfant, s’approchait d’elle, les dents serrées, et lâchait ces deux mots : Voilà ! Pardon ! Tout le jour il s’asseyait par terre, posait la tête sur les genoux de sa femme, baisait sa robe à grands transports et pleurait. Il lui disait : « Je t’aime ! J’ai travaillé quand j’allais avec les autres, mais pour toi, Adrienne, je veux rester ici tout le jour. » Il risquait sa place, se pâmait, lui chantait des chansons. Il avait une voix grave et parfaite d’homme à passions. C’est la quatrième année du mariage que la physionomie d’Adrienne changea. Elle eut soudain devant le regard un point fixe qui, dans ses yeux, reflétait une étrange lumière. La dernière fois, elle tomba chez son père, accompagnée de sa fille, resta deux jours pendant lesquels elle arrêtait l’enfant dans les coins, la flattait, se taisait, battait des paupières avec un air de vouloir se souvenir de quelque chose. Elle partit en laissant Zizette que les grands parents désiraient toujours. Elle partit. Son aventure leur revint deux jours plus tard avec Félix qui accourut : elle n’était pas rentrée. Ils ne prononcèrent pas un mot. Basile Bourdon était juste : il avait cinq cases dans son cœur, il y en eut une qui fut mûrée. Félix était sec et pâle. Il avait remué tout Lyon jusqu’à la police et appris qu’elle avait quitté la ville et n’était pas partie seule. Il ne voulut plus rien savoir : Elle pouvait mourir.

Voici pourquoi le grand-père, ce soir de septembre, s’agita si longtemps dans son lit. De bien des choses, il lui restait une matière épaisse que son sang ne pouvait pas dissoudre. Cependant qu’il levait parfois la tête dans la nuit pour entendre un chu-chu fragile, la respiration de l’enfant pour laquelle il eût voulu ouater les murs de sa maison.


Les premiers jours, elle ne s’inquiéta pas. C’était une petite espiègle qui vous lançait deux prunelles et savait où prendre ses mots. Elle eut bien vite résolu la question. Tante Jeanne l’entendit d’abord. Tante Jeanne, qui avait treize ans, savait que sa sœur était partie avec un Monsieur et qu’il n’eût pas fallu. Elle appela :

— Maman, viens donc entendre ce qu’elle dit :

L’enfant riait et chantait :

— Ma maman reviendra…a, ma maman reviendra…a.

La pauvre bonne femme se pencha pour dire :

— Ta maman est morte, ma petite fille.

L’enfant sourit :

— Où que c’est morte, dis, mémère ?

— C’est dans le cimetière, mon petit.

Elle en eut une sorte de gloire auprès de toutes les personnes. Parfois il venait des visiteurs. On causait. Elle se rendait compte que les messieurs et les dames ont de l’importance et, ne pouvant prendre part à la conversation, du moins voulait-elle leur montrer qu’elle était plus qu’elle n’en avait l’air. Elle les tirait par le vêtement et disait tout-à-coup :

— Ma maman est morte. Elle est dans le cimetière.

Une belle enfance commença, pour laquelle Basile et sa femme, à cinquante ans, sentirent qu’ils vieillissaient. Leur sourire s’affinait ; tout au coin des lèvres deux rides vinrent le rejoindre qui, dans les joues lâches, semblaient un peu mouillées. Le grand-père appelait l’enfant rien que pour qu’elle s’approchât de lui. Sa vue devenait un peu basse ; volontiers il eût pris ses lunettes. Il l’eût appelée rien que pour entendre le nom passer par sa bouche. Il la regardait et s’écriait parfois :

— Oh ! cette pauvre petite, cette pauvre petite !

La grand’mère répliquait :

— Toi qui étais plutôt dur avec tes filles. Ah ! on peut le dire que tu le deviens, grand-père !

Il avait un geste du bras comme lorsqu’on risque le tout et disait :

— Mais aussi… la pauvre enfant !

Il se rappelait la mère, se penchait sur la fille, comptait ses cinquante années, interrogeait l’avenir et avait peur de ne pas montrer assez de bonté avant sa fin. Il lui apprit des jeux. Il était régisseur de propriétés, faisait des comptes, surveillait les semailles, marchait à grands coups appuyés dans la terre jaune des champs qu’on laboure. Il réduisit la longueur de ses pas à la mesure de ceux de l’enfant pour l’accompagner des après-midi entières à travers les allées du jardin. Il jouait à cache-cache, se dissimulait derrière un massif de groseillers. Elle l’avait découvert, courait à lui : alors il se dressait soudain et tapait du pied en criant : Paou !

Elle sautait en l’air :

— Encore paou, pépère !

D’autres fois, ils galopaient à travers les chambres de la maison. La grand’mère se fâchait :

— Vous êtes donc toujours sur mes talons. Tu as pourtant assez d’ouvrage. Va donc voir tes hommes.

Il répondait en regardant sa petite-fille :

— Oh ! j’ai travaillé pendant trente ans pour les autres : s’ils ne sont pas contents ! À présent, je veux travailler pour moi.

Elle avait des cheveux blonds serrés, frisant par masses et dont chaque mèche, comme elle, avait envie de danser. Ses pieds vivaient une vie dont elle n’était pas maîtresse, elle les accompagnait de tout cœur et partait en avant. Un jour, on battait à la batteuse dans une des fermes que surveillait Basile. Ils tombèrent au milieu du repas. Pendant qu’il allait visiter la grange, elle resta avec les ouvriers. Il revint et la trouva campée sur la table, debout, ayant bu un verre de vin, et criant à tue-tête : Nom de Dieu ! Hé, pépère : nom de Dieu ! Elle s’amusait tant qu’il ne put gronder personne et éclata de rire en la prenant dans ses bras.

Il résumait tout d’un mot :

— Enfin, ce serait celle d’un autre, il me semble que je l’aimerais quand même.

Il gardait de la vie deux ou trois règles de construction, les appliquait attentivement, croyait connaître les lois du grain et, toujours, opposait aux mouvements enfantins de ses filles une sorte de principe de tenue. Cela s’étendait à des gestes, à des mots, à des soupirs. C’est ainsi que Jeanne, la dernière venue, se tenant à table, mangeait sa soupe avec un bruit d’aspiration. Il entendait ce haa… p ! de deux secondes en deux secondes, eût pu fort bien y plier ses nerfs mais connaissait la nécessité des remontrances :

— Finis ce bruit. Tu es trop gloutonne. On dirait que tu bois ce que tu manges.

Zizette était là, qui guettait les mots et partait sur eux. Elle prit sa cuiller aussitôt et commença des haa… p ! avec des mouvements d’yeux qui faisaient le tour de la table. Elle avait une mémoire parfaite et continua pendant plusieurs repas. Ah ! celle-ci, il ne lui reprochait rien : trop heureux de la trouver charmante !


Elle montait, donnait ses gestes avec décision, lançait des coups d’œil dont elle n’était pas toujours maîtresse, poussait, sous l’irrémédiable force de Basile et d’Adrienne, ayant passé par Félix. L’histoire de la livre de beurre data de sa huitième année. Tous les soirs, à quatre heures, grand’mère lui donnait une tartine de beurre. Elle ne savait pas s’en tenir aux demi-mesures et, un soir que la grand’mère passait de chambre en chambre, elle apprécia avec assurance l’instant de son retour à la cuisine. Elle ouvrit le placard, s’empara de l’assiette, ne la cacha même pas sous son tablier et s’en alla dans le jardin. Elle mangeait avec son doigt, petit à petit, ne craignait rien du temps et regardait seulement ce qui restait encore. Une heure après, pourtant, quelque chose dans l’estomac la fit se lever, cacher l’assiette et rentrer. Comme elle réfléchissait alors, elle fut obligée de dire :

— Grand’mère, j’ai mal au cœur.

On lui fit du tilleul, on la mit au lit, on lui tint les pieds chauds, avec la peur des maladies qui parfois tombent sur les enfants. Mais, au moment de faire le repas, la grand’mère arriva tout à coup :

— Qui est-ce qui a mangé mon beurre ?

— Oh ! pour sûr, ça n’est pas moi, ma petite grand’mère.

Elle disait : « ma petite grand’mère », se laissait regarder bien en face, et le bleu de ses yeux était clair comme une eau sans vase.

Quelques jours plus tard, on retrouva l’assiette dans une haie ; le beurre était rance, mais il en restait encore.


Une autre fois, elle avait dix ans et allait à l’école. Une petite pauvresse, à qui la grand’mère avait coutume de donner les vêtements de Marie, lorsque celle-ci ne les pouvait plus porter, dit un jour un mot, dans une bande d’enfants :

— Oui, oui, Marie Donadieu ! Et puis, c’est une menteuse.

Marie l’apprit. C’était un soir d’automne, où des vapeurs arrondissaient les choses et semblaient à jamais pénétrer le monde comme une conscience brouillée. Elle se tint dans un renfoncement de haie, et là, les coudes serrés, elle pressait une sorte de colère entre ses bras pour la mieux faire jaillir. L’enfant passa : l’endroit était sa route. Marie fit ses deux pas, sans un geste.

— Viens là, toi.

L’enfant s’approcha, fascinée comme un pauvre chez qui toute joie marche à son échéance :

— Tu as ma robe !

La petite fille eut de grosses larmes qui se suivirent et tombèrent de ces réservoirs où la chasse d’eau est toujours prête à partir. Marie l’entoura du bras gauche et la déboutonna de la main droite. L’enfant suivit ses mouvements avec des courbes d’abandon et tendit les deux bras pour que pussent mieux sortir les manches.

— Maintenant, tu as mes souliers.

L’enfant s’assit : deux coups secs la laissèrent pieds nus. Par la toile du corset, Marie la redressa :

— Va-t’en !

Elle partit avec ses bas troués, ses bras nus, son jupon d’enfant fait d’un jupon de ses sœurs, et où une pièce dépareillée dessinait son petit derrière. Elle partit, les deux poings dans les yeux, les joues mordues par les larmes, avec un cri : Oua ! Oua ! Oua ! qu’elle mâchait à chaque pas. On entendit cela pendant longtemps, qui sortait du sentier et montait la côte comme le cri d’un soir de misère, qu’auraient tordu deux mains méchantes.

Le lendemain matin, Marie l’attendait au même endroit. L’enfant, l’apercevant soudain, resta fixée en terre, les mâchoires grelottantes, puis elle tendit les mains et prononça : Pardon, Madame ! Marie la saisit tout d’un coup, se l’appuya, la baisa sur le front, sur les joues, sur la bouche. Elle ne savait pas ce qu’elle allait faire. L’enfant fondait en larmes. Elle n’avait pas de chapeau, alors Marie arracha le sien à pleines mains, le lui campa et partit à toutes jambes, sans retourner la tête.


À treize ans, elle avait le visage blanc comme les races fines. De ses courses au jardin, sous son chapeau de paille, il lui restait des rayons mêlés à ses cheveux, on ne sait quoi dans sa vie, comme du froment, comme du maïs et qui naissait et s’étendait dans les ombres transparentes d’un mois de mai. Ses yeux brillaient trop pour être bleus et ne savaient pas vous regarder avec ces mouvements calmes que comporte l’attention. Il sortait de ses membres l’élan suivi du geste, son cœur longtemps fut une surprise et ses prunelles éclairaient tout, alentour, comme si son corps n’eût été qu’un grand coup d’œil.

Basile se lâcha. Il la considéra plus lentement, plus silencieusement et sentit mûrir le suprême fruit d’octobre pour lequel il fallait, dans le cellier, étendre une longue couche de paille et s’entourer de patience et de soins, car la plus fine saveur et la plus fraîche lumière naissent goutte à goutte dans les chambres où l’ombre les recueille. De ses cinq filles, il avait fait cinq ménagères. Il les guida suivant les raisons convenues qui gardent la femme au foyer et la préparent au mariage par une jeunesse de cuisine, de confitures et de linge. Mais pour celle-ci, la vie s’appuyait à une autre base, la femme avait la caresse et le chant et, sans le savoir, Basile ajoutait le charme à la forme naturelle des lèvres, et la culture, et la grâce, et tout ce qui entraîne à l’amour. Il la fit entrer dans un couvent.


Un peu en dehors de Lyon, non loin du parc de la Tête-d’Or, dans un quartier oublié, le couvent présentait au quai du Rhône quelques fenêtres perdues dans un mur. La cour d’honneur, bordée d’un cloître, officielle, lente, séduisait les parents sévères par des piliers de pierre de taille et la garantie d’une éducation à principes. Basile eut froid d’abord, mais la seconde cour ressemblait à un parc. D’antiques tilleuls au tronc verdâtre tendaient leurs branches pleines de paix et rappelaient de vieilles grand’mères à tisane. Cependant qu’une pelouse, au centre de laquelle une colonie de rosiers était protégée par un treillis, s’étendait, plate et douce, avec trois bancs, avec le repos des jours comme en rêve un grand-père pour la petite-fille qui l’a quitté. Basile, autrefois, avait acheté une maison à cause de son jardin.

Il y avait une vingtaine de pensionnaires : l’« institution » était surtout un externat. De dix à dix-sept ans, les enfants formaient un groupe où se mélangeaient des caresses de petites mamans, des rondes sous les tilleuls, des rubans posés en cachette et l’image de la sœur supérieure qui surveille les pensées profondes. Marie tomba comme une pierre et resta dans son coin. Elle avait en elle-même des sujets de vie, s’écartait des rondes et méprisait l’assistance que se prêtent l’une à l’autre les enfants sages. Elle pinçait les toutes petites et les faisait pleurer, non pas pour leur causer de la peine, mais parce qu’elle aimait, pendant une seconde, qu’on la craignît. Trois années elle vécut ici. Les rosiers de la pelouse durent garder sa mémoire. Il y avait un treillis : les jeunes filles n’osent pas franchir les barrières. La sœur supérieure disait : « Mais que peuvent donc devenir mes roses ? » Elle perquisitionna enfin et découvrit, dans le pupitre de Marie, tous les boutons jetés, secs, mêlés, tordus, sans qu’un soin même les eût unis comme des fleurs qu’on assemble. L’enfant répondit : « Ma sœur, c’est toutes les autres qui les ont cachés là. » Jamais elle ne se laissa prendre. Elle pénétrait dans le massif, se déchirait les doigts, pressait le tout dans sa poche et s’en débarrassait dans une case ou dans un coin. Elle apprit à jouer du piano, ne s’y appliqua pas, trop occupée par sa tête où d’étranges fils se balançaient au vent de son cœur. Elle allait jusqu’au bout. Le soir, avant de se glisser dans son lit, chaque pensionnaire tirait de la table de nuit son vase. Marie guettait, s’approchait et tirait la descente de lit. Le vase renversé, les jambes mouillées, tout un drame se passait, subit et pénible. Elle n’en riait même pas. Prise et dénoncée, elle niait, jurait, se mettait en colère. La sœur se signait. Ni la vie des classes, ni celle des cours, ni ces menues observations qu’un jeune cerveau ramasse d’un tel élan, ne franchirent les portes d’acier derrière lesquelles se cachait Marie l’inconnue, Marie la maudite, fantasque et bouleversée comme un tourbillon. Si bien qu’au moment de sa quinzième année, pendant les vacances, elle constata une tache à sa chemise, ne sut que se taire pendant deux jours, puis, la voyant grossir, s’inquiéter, aller trouver tante Jeanne et lui dire : « Tante Jeanne, je me suis écorchée. » On voulut voir l’écorchure, elle rougit et répondit : « Oh ! ça non, c’est trop laid. » Elle était jeune fille.

Mais dans l’ordre où rien n’est perdu, où l’effet bondit en dehors de sa cause, Marie profita singulièrement de ses trois années de couvent. Basile craignait les portes fermées, exagérait la hauteur des murailles et demandait à la vie l’étendue du ciel bleu. Homme de plein air, il enjambait les haies. Il exigea pour sa petite-fille la sortie du dimanche. Félix Donadieu vivait encore, irrégulier, brûlant le dernier sang de sa jeunesse, collé à une chanteuse de café-concert. Il avait une sœur, marquée comme lui et qui, sur le tard, s’était assagie en épousant un employé de compagnie d’assurances. Le temps finit par imposer le courage à la femme. Celle-ci, petite, brune, avec des yeux restés graveleux, dont le regard pouvait s’accommoder à tout, laissait couler de ses joues aux coins de ses lèvres un sourire assez placide, mais qui contenait d’autres choses. Elle aimait les jeunes filles comme on aime l’innocence que l’on a perdue et sentait auprès d’elles des regrets se détacher de ses souvenirs. Basile, qui ne connaissait par grand monde, la choisit comme correspondante.


Dans le petit logement d’employé, avenue de Saxe, les dimanches s’annonçaient par-dessus les semaines comme les feux de César annonçant de mont en mont la prise d’Alésia. Ils étaient fiers de Marie à cause des voisins. Il s’appelait André Couvert, elle s’appelait Madame Amélie Couvert et riait de son nom.

Le premier dimanche, Félix vint voir sa fille. Depuis le départ d’Adrienne, il était allé trois fois chez le grand-père. Pris jusqu’à la tête dans les femmes et l’eau-de-vie, poussé sans fin, battu, heurté aux rives, il coulait, trop chargé pour tenter le salut et ne sachant plus donner trois brasses. Il lui apporta un bracelet en or et eût voulu tout lui offrir pour compenser en un jour des années d’abandon. Il l’assit sur ses genoux, elle était déjà grandette et, l’après-midi, pendant la promenade, il marcha devant les deux autres, lui offrant le bras et se détournant pour dire : « Nous avons l’air de deux jeunes mariés. » La seconde fois, il lui apporta une paire de boucles d’oreille, puis il ne reparut plus, balayé comme un printemps de février qu’un perce-neige avait trompé.

Ils furent trois âmes du dimanche. C’étaient de ces dimanches de grandes villes que le soleil associe à des jardins, à des fanfares, à des robes blanches, et où des rayons traversent un cœur en vacances comme une des flammes de Dieu. C’étaient de ces dimanches de grandes villes, ouatés d’un brouillard, percés de tramways, de lumières, de passantes, tandis que le repos sous les vêtements sourit et semble l’enfant que six jours de travail ont couvé. Ils étaient réguliers dans la liberté, prenaient un parapluie lorsqu’il pleuvait, lâchaient leurs mille écluses et flottaient au dimanche. Il y avait des étalages où la trame d’un tissu se décalquait à leurs doigts, où le goût de la soie les saisissait soudain, où le luxe atteignait au bonheur, où quelque étoffe tendue derrière une vitrine attirait leurs pas comme la foi qui marche et suit les bannières. Il y avait dans les magasins des histoires d’éventails, de colliers, de hauts meubles, des argenteries, des thés, tout ce qu’on imagine aux soirées des salons et que Marie complétait par des gâteaux au chocolat. Ils restaient cinq minutes à quelque devanture, puis, lâchant un dernier coup d’œil et partant à la rue, l’une et l’autre, Marie et sa tante, sentaient en elles frémir le fond de la femme et ces deux ailes qu’elle garde pour la grande aventure. Il y avait les humbles objets fiévreux, calicots, cravates ou voilettes, les occasions jetées à la faiblesse, les tentations qu’un rayon de soleil allume au mica des pavés, tout ce qui soulève les cœurs d’un trottoir à l’autre, les pose, les guide, les entraîne en son tournoiement. Marie avait un mouvement singulier, la tête un peu basse, la poitrine serrée et, cueillant à poignées les fruits gonflés de l’arbre, les amassait sous son manteau, n’en parlait pas et les apportait le soir au couvent. Elle était silencieuse et barrée de fer comme la porte aux délices : « Tu ne dis rien, tu ne t’amuses pas », s’écriait parfois la tante. Elle lançait alors deux prunelles comme deux gouttes de miel que distille une abeille, comme la vie d’un jardin qu’on respecte derrière sa clôture.

Il y avait d’autres choses encore. Du pavé où les pieds des chevaux faisaient jaillir le bruit et l’étincelle jusqu’au ciel, que les vapeurs de la ville alanguissaient au printemps, les rues montaient et s’allongeaient comme des canaux creusés dans la lumière. La joie surgissait à quelque tournant, un souffle la poussait et, jusqu’à la fin du regard, on la voyait glisser, légère et balancée, semblable, au milieu de la voix des vagues, à un voilier de France qui porte aux peuples le vin des coteaux. Un désir naissait, que l’on découvrait dans la mer Pacifique, comme la Tahiti du monde, comme la danse et les feuillages, comme un sommet lançant l’écho d’un vallon. Un jeune homme à cigare, un bouquet de violettes ornant un corsage, les chevaux des coupés qui savent danser, un fiacre même, accompagnaient leur promenade et prenaient en leurs pensées la force d’un exemple à l’appui d’un principe.

À six heures, André Couvert, qui avait servi dans l’infanterie de marine, buvait son absinthe. Ils entraient tous les trois dans un café, la petite pensionnaire, au milieu des consommateurs, la femme, habituée, assise à plein siège, et qui portait en public une raideur sans timidité. La fumée montait par nappes, s’étendait au-dessus de leurs têtes comme le ciel d’un autre Dieu et, moite, baignée de lumière, emplissait la salle, où le bruit de cent voix semblait la voix du lieu même, une grande âme sonore, par un démon brassée. Et l’enfant de quinze ans, buvant son sirop de grenadine, recueillait ces choses et buvait encore la vérité lourde et d’étrange sorte qui tombe au cœur des villes et qu’aucun homme ne peut voir sans en être troublé.

Félix mourut. Un beau jour on vint trouver sa sœur : il était mort. Il y eut une assez triste scène. La chanteuse, sa compagne, se tenait dans la chambre à côté, puis cela même dut lui être interdit à cause de l’enfant. On l’effaça comme une souillure, elle-même en comprit la nécessité et, sans qu’on le lui eût commandé, cacha ses robes qui eussent fait soupçonner son existence et descendit passer les deux jours de la mort à l’hôtel. Auprès du corps de son père, Marie se demanda le sentiment qu’il fallait éprouver, puis elle s’assit, vêtue déjà de noir, mit son mouchoir dans sa main et fronça les sourcils. Il était mort maintenant : comment avait-il pu bien être ? Quant à Basile, l’instant du pardon total avait sonné, et il vit disparaître un homme qui eût pu faire valoir des droits sur son enfant.


Lorsqu’elle quitta le couvent, tante Jeanne était mariée, Basile se réjouit de sa maison et la fit badigeonner à blanc. C’était un soir de grandes vacances, il descendit au jardin. Il se posa seize ans dans le cœur, cligna les yeux et remonta les choses pour la récapitulation. Il avait besoin d’assembler les parcelles du bonheur et de les poser à ses pieds, en bloc. La phrase naquit, qui réunissait tout : Elle vivrait dans un grand jardin sentimental de la belle saison, dans lequel le feuillage des arbres barrait l’horizon comme un coteau, où l’ombre tenait lieu de la fraîcheur des eaux et, baignant l’après-midi, à côté de la pleine lumière tombée sur la pelouse, accroissait le silence et calmait les heures comme une ombre ancienne que l’on expérimentait déjà dans les vieux livres. Il était un peu fou, ne savait pas bien d’où cela lui pouvait venir et sentait le mystère en ses os de ses années de collège, de son mariage à vingt ans et de la poésie qui fendillait son écorce par places. Du geste, il offrit tout à l’enfant.

Il fut bien étonné, Basile. Elle baissa les yeux, vécut ici deux mois dans les allées, ramassée sur un sentiment qu’il ne comprenait pas, muette, tranquille, blanche, portant aux épaules un coup singulier. Il la crut malade, ensuite il la crut malheureuse, s’en baigna lui-même et, pour se prouver le vide de la vie, il s’approchait d’un piano qu’il lui avait acheté et tapotait les notes du bout de son doigt. Elle répondait : Mais non ! d’une voix triste comme deux gouttes d’eau, et que l’on avait envie de réchauffer dans sa main. Il lui dit un jour : « Ma petite-fille, c’est que, si tu voulais, moi, je te ferais bien apprendre la musique. » Elle était assise alors, elle resta toute basse sur sa chaise avec ses petits coudes à plat. Comme il ajoutait : « Tu irais à Lyon toutes les semaines. Tu descendrais chez ta tante. Elle te conduirait chez le professeur », elle brilla du coup, fixa les murs de la chambre, en parcourut le contour et lâcha le sentiment qu’elle avait aspiré des villes dans un oui ridicule, si rapide, qu’il se heurta à ses lèvres comme une labiale et fut prononcé : Boui !


II



Il y avait à Lyon un étudiant qui faisait son service militaire. Fils d’un entrepreneur, la race était visible en lui, des maçons : les os du crâne bien soudés, le front, les pommettes et les mâchoires nets, courbés selon cette architecture rudimentaire qui ne tient compte que de la solidité, ferme d’épaules, lourd de bras, un peu pataud, grand, le cou assez fin pourtant, la tête droite et non sans assurance comme ceux chez qui la santé du corps arrête les complications de l’esprit. La force du sang agit alors avec simplicité et pousse un homme en son sens. Raphaël Crouzat fit face à l’enseignement du lycée dont les cent mille petites piqûres ne percent que les peaux fines, fut refusé au bachot malgré les leçons particulières, puis se dirigea du côté de l’École Centrale où l’on n’exige pas de diplôme. Il repoussa l’internat, qui lui garnissait la poitrine de bâillements, vint à Paris, fut inscrit comme externe dans une institution libre, profita du roulement d’argent qui se fait aux caisses des entrepreneurs, passa dans les dépenses de meulières. Les premiers temps, il eut une hésitation, goûta des bocks au café d’Harcourt, mais bientôt, ayant lié connaissance avec une jeune femme, modiste encore à moitié, il se mit en ménage, acheta des meubles à tempérament, s’installa dans un petit logement à deux pièces, put alors cesser de manger au restaurant, se procura une chienne, fuma dans une pipe en écume de mer. De trois échecs à l’École Centrale, il ne s’inquiéta même pas, considérant par ailleurs une existence de province solide et sans hasard. La quatrième année, il dut aller au régiment, regretta sa chienne dont le silence justifiait le sien, adoucit les douleurs de la séparation à sa femme en l’appelant : ma fiancée et partit pour trois ans sans trop de mélancolie, puisqu’à la caserne on mange, on marche et l’on sait parer aux ennuis si l’on dépense quelque argent avec à propos. Du reste, il trouva son coin grâce à l’appui d’un parent, officier d’intendance, qui, tous les ans, passant quelques jours chez le père où la table était bonne, casa le fils dans un bureau tranquille. Il n’avait pas voulu bénéficier de son titre d’étudiant qui le libérait au bout d’une année, car il eût fallu s’engager à conquérir un diplôme d’ingénieur avant vingt-sept ans.

L’instant ne lui fut jamais dur. C’était un de ces hommes qui, du premier jour, n’ont rien à découvrir : à la caserne son ami fut son voisin de bureau. Il l’appela bientôt par son prénom : Joseph. Joseph était un assez bon produit de l’école communale, qui, de ses études primaires, avait retenu assez de calcul et d’orthographe pour remplir, à Lyon même, un petit emploi dans une compagnie d’assurances. Ils se fussent volontiers prêté cent sous, eussent ensemble suivi deux ouvrières et se faisaient pendant, l’après-midi du dimanche, de chaque côté d’une table de café, buvant l’absinthe, portant leur tête, ayant une vie suffisamment limitée l’un et l’autre pour n’éprouver aucune surprise à se mieux connaître.


Au temps où Marie Donadieu avait quitté le couvent et vivait chez son grand-père, Joseph vit entrer au café du dimanche son camarade de la compagnie d’assurances, André Couvert, qu’accompagnait sa femme. Il les appela, les fit asseoir et, se gonflant déjà de l’amitié d’un étudiant, leur présenta Raphaël. L’histoire fut si simple que chacun d’eux se sentit d’aplomb et que, pour accentuer son sentiment, Raphaël paya les quatre consommations, ce qui, en bon droit, eût été l’affaire de Joseph. Ils se quittèrent et, tout aussitôt, Joseph se penchant sur son ami lui dit :

— Tiens, toi qui aimes les petites femmes : il a une jolie nièce. Elle vient à Lyon quelquefois.

Il y a dans nos cœurs deux ou trois réservoirs où tombent les eaux. Le mot suivait son cours lorsque, quelques semaines plus tard, André et Amélie Couvert s’assirent en personne auprès des deux soldats, ayant une jeune fille avec eux. Elle était blanche, vierge, inconnue, portait en elle dix-sept ans ; ses avant-bras étaient nus sous les dentelles d’un corsage à manches courtes et, d’un petit décolletage carré, surgissait son cou mince et frais, à certains angles duquel une clarté brillait comme si sa chair eût été de cristal. Il ne s’agissait pas spécialement d’elle. Raphaël s’était préparé sans raison, par un besoin de soldat isolé et par une habitude d’étudiant qui, ayant pratiqué les amours faciles, connaissait l’aboutissement de la femme et ne pouvait voir sous les robes qu’un sexe et du désir. Il jugea celle-ci d’un coup d’œil, la compara d’abord, la goûta et regretta tout aussitôt de n’avoir pas mis son costume du tailleur de Paris, son faux-col haut et sa cravate à deux tours. Sa science du cœur humain était forte et simplifiée. Comme on parlait des cafés, il coupa la conversation pour dire :

— C’est à Paris qu’il y a de beaux cafés : il y en a qui sont dorés de haut en bas, il y en a d’autres où l’on a mis des vitraux. Mais Paris est surtout agréable, lorsqu’on est étudiant.

Il savait poser sur la vie deux ou trois ornementations grossières comme on en plaque aux façades des maisons. Quand il eut lâché ce mot d’« étudiant », il passa à autre chose. Le seul ennui qu’il eût à Paris était de ne pas posséder un veau. Oui, un veau ! Il l’eût élevé dans son logement et l’eût gardé pour les jours de fête. Alors, il aurait ouvert la fenêtre, allumé sa pipe, approché son veau et, froidement, contemplé la rue dans cette compagnie. Il n’y aurait pas eu de passant qui n’eût levé la tête et reculé de quatre pas en se demandant : « Voyons, est-ce sérieux ? Voilà qu’il élève les veaux en chambre. »

Marie éclata : il la croisa d’un coup d’œil. C’était une sorte de petit chat sauvage qu’on n’entendait pas, qui faisait le guet et, soudain, bondissait tout entière. Raphaël se tut. De toutes les chiffonnières et tous les bibelots, il n’avait jamais rien compris et rappelait ces chambres médiocres où l’on voit deux meubles suffire au bonheur. Il s’asseyait à sa table, puis couchait dans son lit. Il laissa parler les autres et bourra sa pipe sans broncher, avec la tranquille assurance d’un homme qui commence la conquête d’une femme et donne de tout son esprit pour lui plaire.


Il devait la revoir. Elle rentrait à la maison de son grand-père, y vivait trois jours, bouillait, accumulait sa vapeur et rompait les barrières. Quelque Denis Papin l’eût gouvernée dans un mode nouveau. Elle obtenait tout. Il y eut des jours où Basile lui permit de coucher à Lyon, des matins mêmes où, voyant son front lourd, il disait : « On dirait encore que cela t’attire. Ma petite-fille, tu n’as pas à me craindre. Je sais bien que je ne puis pas t’avoir toujours. » Il l’accompagnait à la gare. Il en était venu à l’aimer avec intelligence. Il la séparait un peu de son cœur de Basile et la posait devant lui pour la raisonner comme un problème. Il n’avait souci que d’être juste ; mais, considérant une matière chérie, sentait une flamme soulever sa justice et la porter à la bonté. Il trouvait toujours un mot : « Pauvre petite, elle n’a même pas de mère ! » D’autres fois, regardant sa maison, les champs, l’horizon, l’heure si longue des campagnes, il opposait le tout à l’enfant. Elle possédait des yeux, une chevelure blonde, un visage qui vous traversait soudain comme un éclat de lune entre des branches. Il comprenait le reste, que tout était trop simple pour la valoir, qu’elle jouait du piano et devait aller au delà d’un bonheur de village. Il pensait : « Et puis ici, nous sommes vieux, nous nous asseyons, nous avons calmé notre sang. C’est tout cela qui forme son ennui. Elle part, mais elle nous aime bien quand même. » Elle lui passait alors les mains sur le visage, lui lissait les sourcils, le regardait jusqu’au cœur et le récompensait d’une parole : « Ferme pas les yeux, grand-père : je veux t’embrasser dedans. »

Elle posait ses deux pieds sur le sol de la gare de Lyon, sortait, poursuivie par un instinct des villes, donnait son coup au mouvement des rues, docile et emportée jusqu’à la demeure de sa tante comme au sein d’un vaisseau. Les leçons de piano passaient sur elle sans y laisser plus de souvenir qu’un souffle d’enfant sur un tas de braises. Amélie l’accueillait. On ne se console jamais des aventures. À quarante ans passés, elle regrettait encore son ménage, voyageait au delà, accueillait Marie et eût accueilli tout ce qui fût tombé. Les cent cinquante francs d’André Couvert ne pouvaient pas lui suffire. Elle chercha de l’ouvrage : elle avait découvert dans sa vie bien autre chose. Elle trouva une besogne assez bonne et, comme elle était débrouillarde jusque dans le détail, gagna ses quarante sous par jour. Elle piquait de la chenille dans les voilettes, la coupait avec des ciseaux fins et ne se trompait jamais de maille. Les deux femmes se frottaient l’une à l’autre, assez confiantes maintenant, et parlaient peu, laissant leurs pensées vagabonder dans l’enclos comme deux pouliches qui se donnent des coups d’œil et se fêtent d’une caresse au museau. Marie se trouvait au large dans un petit appartement de quatre pas. Elle n’en appréciait rien et se sentait à sa place, comme la fibre d’un muscle, comme la cellule d’un cœur qu’un mouvement supérieur entraîne en son battement. Parfois elle ouvrait la fenêtre, considérait l’avenue et recevait au visage le bruit de la ville comme un plain-chant du temps des cathédrales qui portait aux fidèles la vérité, la berçait et la mêlait à son harmonie.

C’est au débouché de la gare, un jour, qu’elle se trouva tout à coup à côté de Raphaël Crouzat. Il dit : « Tiens, Mademoiselle ! » Il portait un pantalon soigné, un veston arrondi, un col à carcan, et se tenait d’une pièce, avec l’allure des jeunes gens habitués à l’élégance et qui la gardent avec soin sur leur corps. Elle fut bien étonnée. Il marcha à côté d’elle, en vertu d’un principe inconnu. Elle était fière, en somme, d’accompagner un garçon bien vêtu et, pourvu qu’elle en éprouvât quelque plaisir, elle trouvait tout naturel. Il eut deux ou trois mots, à propos d’une enseigne, d’une tranchée, d’un passant, à chacun desquels elle répondit : « Oui, Monsieur ! » Il avait sans doute affaire dans cette direction-ci. Il la quitta au coin de l’avenue, il allait plus loin. Il lui donna même une poignée de main et, à l’extrême minute de la séparation, fut encore plus aimable qu’elle ne l’aurait imaginé. Il se retourna pour dire :

— Est-ce que vous vous promenez quelquefois, Mademoiselle ? Parce que, moi aussi, je me promène.

Elle répondit :

— Je vous remercie, Monsieur.

Il devait avoir des renseignements. Une fois, il entra dans son compartiment au moment où elle en poussait la porte. Le voyage dura une demi-heure, au milieu de toutes sortes de gens dont le voisinage les réunissait l’un et l’autre en un geste vers le sol, en des phrases informes qu’ils prononçaient gauchement, qu’ils n’entendaient pas et qui retombaient à leurs pieds. Il ne savait comment s’y prendre, donnait dans sa tête des coups de sonde pour en apprécier la matière, songeait à s’arrêter tout simplement, étendait ses idées horizontalement dans la plaine, les inspectait toutes et ne pouvait pas trouver celle-là même qui, placée sur son front, eût éclairé sa face. Son ticket coula de ses doigts lâches ; alors il se baissa et resta longtemps, les mains entre les pieds, feignant de ne le point découvrir, parce qu’il avait enfin rencontré tout ce qu’il cherchait : un geste qui l’occupât.

Elle eut, pendant la belle saison, un corsage gris paré de noir, sans importance et sans ligne, mais d’où sortait tout entier un cou dont la blancheur était profonde comme une crème. Pendant plus d’un mois, elle vint à Lyon chaque dimanche. Le hasard de la première rencontre se dessinait comme une destinée qui ramène de loin les sentiments, comme un homme qui, jadis, fouillait un sol sans qu’on en sût la cause et qui, maintenant, trie le zinc, l’étain, le cuivre et les unit et les fond dans un seul airain. Il l’avait revue d’autres fois. Elle avait deux jours de leçon : le mercredi et le samedi, pour chacun desquels il ne manqua pas d’aller à la gare. D’abord, elle fut étonnée, mais bientôt elle crut avoir fait la découverte d’une chose simple et naturelle comme il en est aux angles des villes. Elle craignait le ridicule ou la timidité, et elle eût façonné son âme selon toute aventure. Ils marchaient ainsi : Raphaël était assez grand et, parfois, se tournant de trois quarts, il la considérait, plongeait jusqu’où le décolletage le laissait aller, ne pouvait plus s’en détacher, la sentait à la gorge comme une soif, la rencontrait sous une claie de fougère, la dénudait comme une fontaine et l’étalait au jour, saine, claire et sentant la paille. Elle se pliait en avant, ne sachant quoi courait dans ses idées, mais la ligne de son dos gonflait sous des électricités latentes qui passaient par sa nuque et crépitaient dans ses yeux. Il n’eut qu’une fois à dire : « Mademoiselle, quand vous venez le samedi, vous devriez rester jusqu’au dimanche », pour qu’elle en eût le désir à tel point que son grand-père dut céder. Raphaël en garda le souvenir.

C’est alors qu’une après-midi, comme il stationnait à la salle d’attente, elle arriva et n’était pas seule. Elle en gardait un air pataud, son grand-père l’accompagnait, tout un esclavage ancien apparaissait d’un coup et la gênait dans ses entournures. Elle ne regarda pas autour d’elle, marcha droit et pesa chacun de ses pas, comme un canard trop sauvage qui courait à travers champs et que la fermière, pour l’alourdir un peu, chaussa d’un soulier d’enfant. La chose était pourtant bien simple : Basile voulait faire des achats. Raphaël décomposa ses mouvements, mêla le silence à ses gestes et les suivit tous deux pour n’en rien perdre et comme s’il eût craint que, loin de son regard, quelqu’un ne la lui ravît. Il ne réfléchit pas davantage, mais, le samedi suivant, elle fut seule et plus légère. Il lui donna la main, elle répondit : « Nous avons eu une soirée perdue. »


La semaine suivante, toute la monotonie du monde était lassée. Le grand oiseau qu’un courant porte, qui la fixe et magnétise une bête de basse-cour, arrivait d’un coup sûr et serrait du bec. Depuis plus d’un jour il dirigeait ses ailes, depuis plus d’un soir il voilait le couchant avec les plumes de son plumage, et celles qui ne le connaissaient pas, ne craignant rien du voyageur, posaient leurs pattes entre les pierres et becquetaient encore les graines hasardeuses que le vent poussait sur leur chemin. L’ignorance jouissait de son dernier soir et ne savait quelle senteur occidentale passait sur elle, comme un souffle des Amériques de Colomb, comme un parfum vierge d’Eldorado que deux mouettes apportaient en haut du grand mât.

Il y eut tout un rendez-vous. La leçon de piano passée, la tante avait permis trois heures de liberté à cause du ciel de juin, des grands parcs de la ville et de la vie des jeunes filles qui s’assied et jouit du plein air et des passants. Raphaël l’attendait à quelque coin de rue. Elle vint et dit :

— Ça y est.

Il dit :

— Promenons-nous.

Elle avait de la flamme et répondit :

— Dans le bois, pendant que le loup y est pas.

Ils marchèrent tout droit. Il y avait entre eux ce qui est lent, ce qui est vague et tout ce qui est inavoué. Raphaël le portait dans ses mains fermées au bout de ses bras, balançait chaque épaule, écartait les coudes et suivait chaque poids comme l’homme de la ferme qui tire l’eau du puits et transporte ses deux seaux pleins. Ils tournèrent à gauche et marchèrent encore. Il avait de la force, pourtant, et connaissait les tours de rein qui soulèvent un fardeau. Il les donna d’un coup et dit :

— Si nous passions par ici, mademoiselle.

Ils suivaient un chemin singulier, avaient tourné trois fois, revenaient au point de départ, traînaient une ligne de promenade, lourde, incertaine et qui craquait sous leurs pieds. Ils se regardaient, un peu pâles sous leurs pensées contraintes, et s’encourageaient à donner un autre coup d’aile. Il se tourna vers une maison, considéra une fenêtre du second étage, s’y attacha et poursuivit pendant plusieurs pas sa route, la tête à droite. De tout ce qui l’accompagnait et de mille idées bouillantes, il avait peine à tirer quatre mots :

— C’est là que j’ai ma chambre. Tenez : une, deux, trois, la fenêtre du milieu.

Il dit cela et s’entendit, puis il eut moins peur.

— C’est ma chambre. Elle est assez grande. Il y a mes livres, il y a mes dessins. Il me la fallait. Je suis soldat. J’ai voulu avoir une chambre pour la tranquillité et pour préparer mes examens.

Elle suivait cette voix d’un drôle d’air et semblait tendre le cou à toutes sortes de choses comme une oie égarée du troupeau.

Il reprit :

— Nous aurions pu y monter. Moi, je voudrais bien voir comment est faite votre chambre. Vous vous reposerez un peu. Et puis c’est pour vous montrer mes dessins.

Elle répondit :

— Oh ! non, Monsieur.

Elle obliquait dans l’autre sens et rabaissait ses ailes. Il la vit fuir, lui saisit le bras et l’approcha d’un pouce. Elle se laissa faire, adoucit ses ressorts dans une flexion d’épaule.

— Venez donc, Mademoiselle. Oui, vous pouvez bien venir. Je ne veux pas vous manger.

Elle ne répondit rien et l’accompagna, d’un pas qu’elle sentait derrière elle et qui marquait dans l’air un sillage.

Puis elle monta, puis elle entra, puis la porte fut close. C’était une chambre régulière et proprette avec un lit de fer, un fauteuil, quelques livres répandus, une planche à dessin et une boîte de compas. Il assit la jeune fille sur le fauteuil, saisit au hasard un dessin, le déroula et dit :

— Vous voyez, c’est un pont. Du reste, ça ne vous intéresse guère.

Il lui avait mis la main sur l’épaule, comme sans y faire attention. Elle ne s’en gêna pas, la garda simplement, avec un air de réserve : alors il se pencha et lui posa les lèvres à la joue. De proche en proche, il gagna toutes les places, la flatta du bout des doigts, la frotta d’un coin de moustache, la parcourut tout à la surface de sa robe, la pressa d’un bras, la souleva de l’autre, s’assit et la posa sur ses genoux. Elle ne prononçait pas une parole et recevait toute chose, à la façon des vierges ignorantes qui croient mourir et dont le corps se casse à la hauteur de la taille.

Un peu plus tard, lorsqu’il l’eut prise et qu’après l’amour l’homme s’éloigna de sa compagne, elle fut toute seule sur le lit de fer et comprit la honte de ses jupes levées et de ses jambes. Il lui revint deux mouvements des bras autour de la face, une pensée de se cacher avec ce geste de petite Ève qui sent combien elle a perdu, qui retourne au passé et se repent d’avoir quitté son grand-père. Longtemps elle pleura. Raphaël s’agenouilla au chevet de la couchette et tenta de lui entr’ouvrir les bras. Elle résista jusqu’au bout, versa des larmes sur ses manches, bouda aux consolations et, parfois, elle sortait de sa poitrine trop pleine un : Ho ! Ho ! brûlant et douloureux qui secouait toutes les vertèbres de son dos.


III



Il y eut, sur le jardin d’un village obscur, une vie déchaînée qui prit les feuillages par masses, fit monter des pelouses une herbe épaisse, verte, grasse, qui toucha les fleurs et les créa à l’image de Dieu, qui se répandit sur les allées, franchit les bornes, domina le monde et qui inondait l’azur comme les rayons, comme les torrents du soleil. Tous ses sens et tout son cœur n’y pouvaient pas suffire. Les mots sont ridicules : Sa virginité s’était rompue comme une digue qui barrait les eaux du bonheur. Elle était allée d’autres fois dans la chambre. À se rappeler cela, elle sentait du feu par son ventre. Elle arrivait à Lyon, escamotait la leçon de piano, inventait des histoires pour réduire la maîtresse aux trois quarts. Raphaël l’attendait à côté de la porte. Ils marchaient dans la rue, pleins d’angoisse, apercevaient la maison, montaient l’escalier, entraient dans la chambre et se mêlaient l’un à l’autre. Quel cri ! Ils liquidaient l’arriéré de quatre jours, se gonflaient, luttaient à plein corps et retombaient enfin, suants, vidés, mais conservant au fond d’eux-mêmes le souvenir du passage d’un roi. Elle promenait cela dans les allées, arrêtait son œil sur une touffe d’herbe et la sentait lui répondre. Elle découvrit aux choses un sens intime et un langage. Il y avait des pigeons dans la maison. Lorsqu’elle était enfant, elle se plaisait à les effaroucher et ne remarquait dans leur vie que les chiures dont ils salissaient tous leurs perchoirs. Elle les vit un jour, dans leur cendre et leur plume, les comprit d’un seul coup, s’éclaira de leur passage et les nomma. Jamais elle ne s’était imaginée que les pigeons étaient des colombes. Un coin du monde en fut changé, la poésie s’accrut d’un oiseau. Elle pensa aux colombes en haut des toits, écouta leur plainte et s’en répéta le nom : roucoulement, dans un murmure qui lui gonflait la gorge aussi et la faisait participer aux grands roucoulements de l’amour. Elle s’augmentait et se troublait dans la qualité même de son sang, comme si quelque lourd poison eût pénétré dans son cœur pour en épaissir les battements. Un oiseau qui passe, une fleur bleue, un petit coup de la brise, l’atteignaient au bon endroit et, sans qu’elle en eût, lui faisaient jaillir un soupir. Il y avait dans sa chambre une gravure teintée qu’elle regarda bien des fois. C’était Ophélie. Assise et les cheveux dénoués, dans lesquels des pâquerettes tordues dessinaient une sorte de couronne, Ophélie, vêtue de sa robe flottante, les coudes sur les genoux, maniait le bluet, le coquelicot, la primevère, toute la ferblanterie des sentiments qu’on voit aux gravures dans les chambres des vierges, et levait encore les yeux au ciel. Sa lèvre était tendue. Sa bouche semblait dire : Voilà, j’ai cueilli la plus fraîche des fleurs et je vous la tends. Marie s’arrêtait devant cette image, la considérait longtemps, apprenait d’elle que les jeunes filles peuvent être mises en peinture et je ne sais quel transport qui fait qu’on ramasse les fleurs de la lande et qu’on les mêle aux pensées du bien-aimé. Un jour, elle demanda à Raphaël :

— Il y a dans ma chambre une jeune fille. C’est joli. Elle a de grands cheveux et des bouquets. Au-dessous d’elle, il y a écrit : Ophélie. Ça doit être une histoire. Qui était-ce qu’Ophélie ?

Il répondit :

— Je ne sais pas. C’est un nom.

Le mois de juillet, cette année-là, enveloppa la campagne dans une vapeur plus claire, et l’on respirait le vent qui naissait dans les blés mûrs comme l’odeur de la terre heureuse. Il y eut des après-midi où l’ombre verte des feuilles accueillait le soleil en ses mailles et semblait un beau treillis, la claire-voie qui borde les jardins des Marie-rêvant. Il venait à la jeune fille le sentiment même qu’il fallait, et qui s’orientait dans le sens de la lumière pour en être doré. Parfois sa joie éclatait devant un rosier et la faisait comme parler aux roses : « Mais qu’avez-vous à être si fières ? Vous n’avez pas un Raphaël comme moi ! » Elle marcha beaucoup dans les allées. À quelque tournant, il allait apparaître. D’ailleurs il était là, ses souvenirs jonchaient le sol, sur lequel elle se baissait et cueillait par brassées des images qu’ensuite elle ne pouvait plus laisser choir.

Mais il y avait d’autres jours. Il y avait des soirs où, sous sa robe, son corps vivait dans la solitude. Son échine électrisée par les temps lourds ne pouvait plus supporter la moelle de ses vertèbres et, dans sa gorge, ce goût du sang, ce trop-plein de la vie qui la débordait, lui faisaient un mal à mourir. Elle se pliait en arrière et tendait la tête pour que quelqu’un vînt à son secours pomper sur sa bouche cet amour dont elle éclatait. Sa chambre était au premier étage. Certains soirs, elle n’y pouvait tenir. Lorsque les grands-parents dormaient, elle descendait l’escalier, en pantoufles, ménageait les portes et sortait au jardin. Elle se promenait jusqu’à des onze heures, vêtue de sa seule chemise, dans les nuits sans souffle, s’asseyant parfois sur l’herbe, se relevant soudain et marchant encore, dans une impatience qui lui faisait battre l’air et chercher un coin, une brise, une aventure qui l’eût sauvée de ses singulières douleurs. Il ne s’agissait plus de Raphaël, alors.

Leur amour allait vite. Il fut fier d’elle, tout aussitôt. Il se trouva qu’elle chantait des romances, qu’elle connaissait les notes du piano et qu’elle entraînait la vie dans son mouvement. Un jour de fête, à Lyon, il fallut bien qu’il la laissât entrer dans une baraque où trois coups de tam-tam percés de deux coups de grelots faisaient entendre jusque dans la rue une musique inconnue et comme souterraine. On dansait là la danse du ventre. Elle en comprit le sens et la portée ; puis elle voulut monter chez Raphaël où elle se déshabilla bien vite et repoussa l’amour qu’il lui tendait dès que la porte était close ; et, devant l’armoire à glace, campée, les coudes levés à la hauteur de la tête, elle remua des hanches et tourna du nombril avec une élasticité qui la mettait du premier coup au rang de celles que tous les jeux du désir ont façonnées.

Elle chantait une de ces romances qu’a composées Jean-Jacques Rousseau :

Que le jour me dure
Passé loin de toi…

Des paroles vieillottes, des « verts bocages », des « âmes éperdues » et de mille sentiments éternels et défunts, elle sortait, après cent cinquante ans, pareille à quelque image des Confessions et remuant un passé de nos grand’mères qui, du temps de Louis XV, posaient leurs bas pour passer le gué d’un ruisseau. Il était candidat ingénieur et rappelait ces enfants qui ne sont pas poètes et désarticulent un jouet pour voir ce qui se passe en son intérieur. Il ne pouvait attendre qu’elle eût fini, la saisissait dans ses bras et la portait au lit où, avant de la prendre, il avait quelque orgueil et considérait en elle l’instrument des belles chansons. Elle se débattait d’ailleurs, lancée sur un sentiment qu’elle eût bien mieux aimé poursuivre. C’était une fille très vive, mais pour laquelle une vision ou une rêverie passait avant le geste direct d’un Raphaël, qui n’appréciait guère dans les choses que ce qu’il en pouvait toucher.

Elle marchait. Une telle vie, bientôt, lui parut monotone, avec ses mercredis et ses samedis qui tombaient l’un après l’autre. Elle était romanesque, quoiqu’elle n’eût pas de lecture, de la race de celles qui aiment leur amant à la façon des chapitres de certains livres qui les passionnèrent un jour de spleen. Elle voulut qu’un soir Raphaël vînt la prendre chez son grand-père. L’aventure eut sa couleur. Elle lui donna toutes les explications pour qu’il sût bien trouver la maison. Le jardin avait une porte verrouillée donnant sur la rue. Il se tint là, dans la nuit. Lorsque dix heures sonnèrent au clocher de l’église, elle ouvrit la porte. Elle avait attendu, avec précision, le dernier coup, qui était nécessaire à la beauté de l’histoire. Elle eût pu se vêtir d’un jupon et d’un corsage, mais elle était en chemise, parce que cela lui semblait plus pittoresque. Il quitta ses souliers, elle lui prit la main et l’entraîna à sa suite dans l’escalier où le ronflement du grand-père qui franchissait les cloisons et le craquement des marches à chacun de leurs pas la faisaient s’arrêter silencieusement, retenir son souffle, goûter à la crainte. Elle fut bienheureuse, cette nuit-là, comme on l’est dans le péché, et chacun des cris que lui arrachaient les caresses semblait dessiner à jamais sur le mur qui faisait face à son lit l’image d’une autre Ophélie qui composait plus que des bouquets. Lorsqu’il l’eut quittée, à trois heures du matin et qu’elle se trouva seule, son cœur débordait la chambre. Il lui vint les plus étranges pensées, sur son grand-père, sur sa grand’mère, sur des souvenirs de lecture, sur des images de deux sous et qui lui donnaient toutes le même orgueil : « Vous n’avez pas comme moi un roman d’amour ! »

Jamais autant qu’à cette époque elle ne se sentit près de sa tante. De la gêne qui toujours accompagne un premier amour, elle se dégagea comme on se met à l’aise lorsqu’on rentre chez soi. Un soir, la tante était descendue à sa suite ; mais, lorsqu’au coin de la rue, elle eût vu Raphaël attendre, elle fit demi-tour et remonta travailler, sans plus. Quand la jeune fille revint, Amélie la laissa s’approcher, termina le point commencé, puis dit :

— Et si ton grand-père l’apprend, c’est sur moi que ça retombe. Espèce d’imbécile, comme si tu étais pressée ! Tu en avais bien besoin, d’un étudiant. Enfin, moi, je n’ai plus rien à te dire. Pour toi, tu l’as voulu, tu l’as fait : tâche au moins que ça te profite !

Marie baissa les yeux, mais ce fut une date. Huit jours plus tard, elle tutoyait sa tante. Elle se réjouit davantage et, chaque fois, lorsqu’elle arrivait à Lyon, elle faisait des taquineries avec la sonnette de l’appartement. Les choses prirent leur équilibre définitif le jour où Raphaël fut présenté en qualité d’amant. Amélie fut nommée « la mère Zoé ».

Ils étaient heureux à trois. André Couvert revenait à six heures et demie de son bureau, alors il prenait ses pantoufles, puis se versait l’absinthe. Il ne demandait à la destinée que de lui conserver cela. Lorsque Marie n’était pas là, ils parlaient d’elle. Ils se l’ajoutèrent l’un et l’autre. La mère Zoé riait au milieu des amours. Elle avait de chaque côté des lèvres deux plis assez placides de femme expérimentée qui se distendaient alors et balançaient une gourmandise dans sa bouche. Raphaël finit par être admis aux repas. Il savait vivre et apportait un gâteau. La mère Zoé donnait des conseils pour ne pas avoir d’enfant.

Ce fut une famille, avec les promenades du dimanche. Bientôt, du reste, un nouveau lien les unit. Raphaël, par son ami Joseph qui avait des relations en ville, eut vent qu’une chienne avait mis bas et qu’on ne savait pas où caser les petits. Il demanda l’un d’eux, on les lui présenta tous, et il choisit dans la bande une petite chienne blanche tachetée. Elle avait quinze jours, il l’apporta à la tante. Elle fut nourrie au biberon, on l’appela Diane ; elle grandit et devint pour eux tous une de ces vies de second ordre que l’on aime et qui vous font réfléchir. Marie se l’attacha à l’endroit même où s’attachait Raphaël. Lui, pour la voir, prit l’habitude d’aller chez Amélie. Maintenant c’était là qu’avaient lieu les rendez-vous.


Plus d’une année passa. La seconde année de régiment, Raphaël obtint une permission d’un mois et partit pour son pays. On était en septembre. Marie avait trouvé la maîtresse qu’il lui fallait et qui donnait des leçons, même pendant les vacances. Basile la laissait aller. Il suivait la pente et se mirait parfois dans une de ces anses où se calment les eaux courantes. On les aime davantage, d’avoir remué les reflets du soleil et de vous les apporter là.

Elle venait à Lyon et prolongeait ses séjours. Elle lâchait sa tante, descendait dans les rues du mois de septembre qui reçoivent d’un ciel voilé la joie plus délicate qui succède aux grands coups d’été. Il y avait quelque part un coin pour elle. À gauche de la place Bellecour, si nue, et dont la géométrie lui faisait mal comme les plus sévères principes ; à gauche de la pierre et du vent, elle allait s’asseoir dans l’Allée des Veuves. C’est une allée, presque un jardin, avec des pelouses, des marchandes de fleurs et l’ombre des arbres qui semble en septembre se pacifier comme une veuve. Elle s’asseyait, dans la fraîcheur si bonne qu’on l’eût dite arrosée. Du bout de son ombrelle, elle chatouillait la terre ; d’un tout petit peu de son cœur, elle sentait ce qui passe et l’attendait à venir.

Dès les premiers jours, un jeune homme prit une chaise à côté d’elle. Il était grand, mince, avec des yeux de malade et laissait couler vers elle ses sentiments comme un filet d’eau. Ils se parlèrent. Il avait cette tendresse des jeunes gens qui sentent encore leur mère et pour lesquels l’amour est une chaleur dont on s’entoure à cause de l’éternel hiver. Marie le comprenait. Elle ne sut pas le fuir et passa auprès de lui deux après-midi pendant lesquelles l’air de l’Allée des Veuves se prit de finesse et de mélancolie. Un mois d’absence ! Un mois d’absence s’étendait devant ses yeux, qu’elle considérait tout là-bas, plus qu’au bout de l’allée, pour lequel elle se sentait petite et faible comme une fourmi que l’on chargea d’un long voyage. Comme elle avait envie de s’arrêter en route et de faire sa ronde avec une cigale qui lui criait : Viens donc ! du haut d’une brindille. On avait choisi la plus petite fourmi, qui était légère et bariolée et que le vent même poussait à la tentation. Elle en vint là. Son sang sifflait hors de son cœur, elle était rouge et malade, elle allait là, plutôt que de mourir. Il était jeune, avocat stagiaire, et habitait un petit appartement à fauteuils et à tapis qui sentait la jeune fille comme les appartements des jeunes gens qui ne fument pas. Il la dégrafa lentement ; il se détournait, se tordait et joignait les mains : « Oh, mon Dieu ! est-ce possible ! » Elle avait honte et osait à peine tirer sur ses manches lorsqu’il lui posait son corsage. Elle n’eut pas beaucoup de plaisir. Ensuite, il la regarda de ses deux yeux de couleur tendre. Ils étaient beaux. On les sentait en communication directe avec son cœur.

Lorsqu’elle rentra, le lendemain, dans la maison de Basile, elle était lasse comme si chacun des sentiments de la veille l’avait piétinée sur la route. Elle conserva jalousement son silence et prévint toute parole par des écarts qui la menèrent jusqu’au fond du jardin où, assise, le poing dans la joue, pareille à une vieille, elle regarda défiler ses fautes et pleura soixante-dix années de vie passée. Pourtant, le désir ne la quittait pas, à la veille de la mort, et elle sentait encore sa chair mâchée agiter tous ses vieux tendons. Alors elle se leva, monta à sa chambre et écrivit au bien-aimé :

« Mon Raphaël. De loin, de près, toujours ! Je t’aime, Raphaël adoré, je t’aime, je puis le dire que je t’aime. Oh ! ton nom est pour moi un coin du ciel bleu. Quand je l’écris, je ne puis m’empêcher de voir ton image passer devant mes yeux. Je suis folle, folle d’amour, de désir, j’ai soif de tes baisers, de tes caresses. Oh ! quand les sentirai-je sur ma joue brûlante de fièvre, car j’ai la fièvre, la fièvre du désir. Je voudrais t’avoir là, te posséder et me donner, me donner tout entière à toi. Oh ! c’est mon rêve. J’ai sur moi un petit papier comme on en vend dans les fêtes ; il y a un portrait et puis ton nom. Je le garde précieusement car c’est ton nom, Raphaël. Je t’envoie une petite image, j’ai embrassé les deux grosses roses qui s’y trouvent. Ce sont deux baisers que je t’envoie. Oh ! Raphaël, jamais tu ne comprendras tout ce que mon cœur renferme d’amour pour toi et de dévouement. Je t’adore, je suis jalouse, tu ne m’écris guère. Eh bien ! si jamais tu venais à ne plus m’aimer, à aimer une autre femme, eh bien ! je me maîtriserais et je m’arrangerais de manière à être toujours au courant de toutes tes actions ; et quoi que tu fasses, quoi qu’il t’arrive, quoi que tu aies besoin, je serais toujours là pour mettre à ton service un dévouement sans bornes, une amitié à toute épreuve et, en un mot, si tu souffres je te consolerai, si tu es malade je te soignerai ; si tu cours un danger, au prix de ma vie, de ma santé, de ma liberté, je te sauverai. »

Elle ne put pas aller plus loin. Pendant quelques minutes, elle attendit qu’un souffle poussât une boule de nerfs qui s’arrêtait dans sa gorge. Elle fut bien malheureuse. Elle sortit de sa poche un canif qui ne la quittait jamais. Il le lui avait offert un jour, elle lui avait donné un sou. Elle en ouvrit la lame, l’approcha de son poignet, donna un coup. Une goutte de sang perla, qui grossit ; elle prit une plume neuve, la trempa. Il lui sembla prolonger les choses qu’elle venait d’écrire. Elle le lui mit sur la lettre : « Mais tu ne sens donc pas que c’est avec mon sang que je t’aime ! » Le sang poisseux ne coule pas assez pour écrire ; elle retourna en prendre, n’y parvint pas et fouilla du bout de sa plume jusqu’au fond de la piqûre. Elle écrivit encore : « J’étouffe ! Je voudrais pouvoir plonger ma plume dans mon cou. » Puis elle lâcha tout, mit son bras au-dessus de la lettre et laissa tomber, goutte à goutte, du sang, un sang qu’elle eût voulu verser pour son amour.


Et deux jours plus tard, elle allait au rendez-vous que lui avait donné l’autre. Leur aventure dura trois semaines. Chaque fois elle se disait : « J’ai péché contre le ciel et contre moi. Je vous salue, Marie pleine de grâces, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni… » Elle ne passait pas un mot, elle eût voulu inventer des expiations.

Raphaël revint, qui la délivrait. Elle le regarda bien dans les yeux et lui dit : « Jure-moi que tu m’as été fidèle ! » Elle ne se rappelait rien, mais elle ne voulut plus passer dans l’Allée des Veuves.


Une année nouvelle commença. Elle avait dix-neuf ans. Ses cheveux, relevés autour du front, dégageaient son visage et le sortaient à la lumière, comme ces femmes dont les voiles tombent et qui sont restées blanches à l’ombre du harem. Ses yeux la suivaient, deux yeux bleus, qu’elle croyait gris, et dont la prunelle se tournait en haut vers ce que l’on appelle l’idéal. Elle surgissait soudain. On ne l’appréciait pas tout d’abord ; mais, dès qu’elle s’était calmée, on en avait une surprise : « Ah ! voilà de la pervenche ! » Elle vous eût longtemps trompé.

Une vie nouvelle commença. Elle le sentit dès le retour de Raphaël. La cause en était simple. Elle avait aimé cet homme ; elle avait cru qu’il détenait tout. Lorsqu’elle eût connu la volupté par ailleurs, elle vit que tous les hommes détenaient quelque chose. Elle le voyait bien, lorsqu’elle se promenait à son bras. Il y en avait, aux chapeaux de soie, dont les vêtements, coupés dans un beau style, dessinaient l’élégance de la « saison » et qui prolongeaient leurs gestes par des cannes plaquées d’argent. Il y en avait qui passaient avec des ports de tête, une assurance qu’ils tenaient haut et qu’ils faisaient sonner en marchant. Il y avait des faces que barraient des rides, derrière lesquelles on sentait une passion tenace et dure qui eût percé les fronts pour soulever les plis. Il y avait bien des yeux : les yeux des adolescents qui sortent tout ce qu’ils contiennent, les yeux des employés qui ne brillent que le dimanche, les yeux des riches, qui s’y connaissent et qui vous touchent pour vous apprécier. Il y avait les yeux en colère des ouvriers des fabriques et il y avait des contremaîtres pleins d’un espoir neuf et qui regardaient le monde avec de beaux yeux de barbares. Il y avait tout ce qu’un regard effleure, les terres vierges soupçonnées par delà le premier coteau, pour lesquelles il faut descendre la chaloupe du bord et mener à la découverte trois des aventuriers de l’équipage. Un éclat de voix, une plume de chapeau, la courbe d’un passant, une façon de se presser qu’avaient deux amoureux, lui semblaient le geste d’un autre bonheur pour lequel elle était née. Elle avait le sentiment de la femme en elle et se sentait partir pour si loin qu’elle n’avait le mépris d’aucune arrivée. Un voyou et sa compagne, un ivrogne, une dispute dans la rue, quelque louche animal reniflant ses jupes au passage, tout ce qui était de la vie, ce qu’un monde assimile et ce qu’il vomit, les hommes et leurs matières, tout atteignait la jeune fille, envahissait les passages et venait en son cœur alimenter un feu central qui recevait les pierres, les fondait et les faisait bouillir.

Raphaël n’en connaissait que deux ou trois coups d’amour et cet orgueil qu’ont les hommes lorsque leur femme les déborde. Il croyait avoir éveillé des rêves et profitait de quelques désirs. C’est pendant la troisième année de régiment qu’il se tourna vers Paris. Son père eût voulu arrêter là les dépenses et se l’associer dans ce métier d’entrepreneur où un homme neuf et jeune a de quoi bâtir. Ensuite il l’eût marié à la fille d’un entrepreneur pour doubler les entreprises. Raphaël ne voulut rien entendre. Si parfois une pensée lui en venait, il n’avait pas le temps de la réfléchir, de la promener en lui comme se promènent les pensées. Il la sentait refluer tout à coup vers son diaphragme, où des fibres chaudes l’attachaient à Marie et barraient tout autre sentiment. Un homme alors n’a rien à craindre. Il imagina un semblant d’examen qui lui donnait le titre d’« élève libre à l’école des Ponts et Chaussées », profita de l’ignorance de son père, prétexta que pour les grandes entreprises il lui fallait faire de grandes études et, à Pâques déjà, il avait tout arrangé pour que trois ou quatre des années à venir pussent se passer à Paris, librement.

Quant à Marie, peut-être eût-elle tout abandonné, avec cette facilité qu’ont les femmes de repartir sur un autre espoir. Amélie pourtant veillait au grain. Elle avait dit :

— Halte-là ! Ce serait trop facile, si les hommes vous quittaient ensuite. Il t’a eue, et moi je te promets qu’il te gardera.

Marie immobilisait son regard sur une fente du parquet et la parcourait niaisement du bout de son pied. Elle était une toute petite fille lorsqu’on la prenait sur un sujet qu’elle ignorait.

— Mais, ma tante, il va partir à Paris, et moi, mon grand-père ne voudra pas que j’aille avec lui.

Amélie en eut de la colère.

— Ah ! toi encore, tu es maline. Mais retiens donc ce que je te dis : Ton grand-père t’aime et, que ce soit un grand-père ou un amoureux, quand un homme vous aime, c’est comme quand un âne porte du sel et qu’il veut passer la rivière. Mais, avec ton grand-père, ça ira encore mieux que tu ne te le figures. Non ce qui m’inquiéterait, ce serait l’autre. Enfin, je m’en charge : il est riche et il t’emmènera… Au besoin, tu connais l’adresse de ses parents. Bien !

Pendant quelques jours, Amélie chercha. Elle avait de nombreux points de repère. Elle inventa une histoire qui se tenait assez bien : Une vieille dame, qui habitait Paris et passait à Lyon quelques mois chaque année, ayant fait la connaissance de Marie, s’était soudain prise d’affection pour elle et l’avait trouvée bien isolée pour une jeune fille. Elle avait perdu autrefois une enfant de dix-huit ans qu’elle adorait. Voici pourquoi elle aurait voulu se l’attacher comme demoiselle de compagnie. Elle était vieille, avec des caprices de vieille dame habituée à la fortune, et, comme elle n’avait pas d’enfant, mon petit grand-père, on ne sait pas ce qui peut arriver. C’est peut-être pour mon bien. Elle m’a dit : « Ça m’est égal. Votre grand-père, votre grand-père… Moi, je lui écrirai à votre grand-père. Je ne veux plus être seule, depuis que je vous connais. Je vous emmène à Paris. »

— Comprends-tu, continuait la tante. Elle s’appelle Madame Crouzat. Toi, tu es Mademoiselle Marie Donadieu, chez Madame Crouzat. Comme ça, tu auras une adresse. Et ton grand-père pourra même t’envoyer de l’argent.

Marie éclata d’intelligence. La tante la crut surprise.

— Grande godiche ! dit-elle. Tu t’émerveilles de tout. On voit bien que tu n’as jamais rien vu.

— Mais, ma petite tante, je n’oserai jamais dire tout ça à mon grand-père.

— Non, mais écoutez-la ! s’écria Amélie. Tu nous en racontes. Voyons : es-tu une femme, oui ou non ?

Marie se tut. Les idées la travaillaient en silence, accentuaient un peu la courbe de son menton et faisaient tout juste passer deux ou trois mouvements dans la peau de ses joues.

Elle n’eut pas même à jouer son rôle. Basile l’examinait chaque jour comme on examine un jardin que l’on soigne. Il ne songeait plus à ce qu’il avait fait, mais il pensait toujours à ce qui lui restait à faire : « Il y a là-bas la place d’un bouquet de roses. » Il n’avait jamais rien remarqué des aventures d’amour. Lorsqu’il la voyait heureuse, il ne s’en demandait pas la cause : un bonheur lui tenait lieu de toutes raisons. Mais depuis quelques jours, elle avait des inclinaisons, il ne savait quoi qui s’échappait d’elle et qu’elle suivait des yeux. Il la prit à part et le lui demanda. Elle répondit :

— Oh ! rien. C’est rien, tu sais.

Il lui mit la main sur l’épaule, elle était assise. Il pencha la tête et la regarda, avec de bons yeux, avec de grands yeux couleur d’étang calme. Il la connaissait, il savait qu’il fallait la forcer à confesser ses petits désirs :

— Pourquoi es-tu toujours si timide avec moi ?

Elle se laissa arracher la chose : Il y avait une vieille dame… Elle lui raconta tout : « Comme elle n’a pas d’enfant, mon petit grand-père, on ne sait pas ce qui peut arriver. C’est peut-être pour mon bien… Tu vois que je ne suis pas timide. »

Il redevint grave comme lorsque la vie se fait difficile et qu’il ne faut gaspiller aucun sentiment. Elle se baissa, puis elle prit ce tortillement de chatte qui se frotte au bon endroit.

— Je ne t’en ai pas parlé ; je t’aimais assez pour savoir que tu ne voudrais pas.

Il la regarda, elle tendit les yeux pour qu’il la vît encore mieux.

De ce qui se passa ensuite, d’un voyage à Lyon que fit Basile, de tous les renseignements que lui donna Amélie, de l’atmosphère enfin d’une vie de grand-père, la vie se composa dans la petite maison, et elle s’accrut encore d’une bonté d’arrière-saison, d’un de ces besoins qu’ont les vieux de l’automne de chasser leurs bonheurs. La grand’mère avait dit : « Moi, je n’y vois pas clair du tout. » Elle avait été domestique et ne se rendait qu’à des raisons d’argent. Son mot fortifia Basile dans la délicatesse et dans les sentiments. Il eut pourtant quelques sursauts et dit une fois :

— Moi, je veux aller la voir à Paris, cette dame Crouzat.

— Oh ! tu peux y aller, répondit Marie. Elle aussi voudrait te voir.

On lui avait composé une adresse, dans une agence, passage de l’Opéra. Amélie faisait écrire les lettres, les envoyait à l’agence, qui les expédiait à Basile avec le timbre de Paris, et elle recevait encore les réponses adressées à Madame Crouzat. Madame Crouzat écrivait : « Parvenue au terme de ma carrière, à cet âge où la femme se retourne vers le passé et pense à Dieu qui l’a frappée dans les siens, j’ai trouvé sur ma route une jeune fille, votre enfant, et je ne sais pourquoi s’est allégé mon fardeau. Il est bien tard, sans doute. La religion ne m’avait pas consolée… » Basile en pleurait. Ah ! comme il comprenait qu’on aimât sa Marie ! Il ne se décida, du reste, que le jour où Madame Crouzat offrit à Marie cinquante francs par mois, avec le titre de demoiselle de compagnie. Malgré tout, Basile était un paysan et voulait bâtir sur quelque chose.

On n’annonça la nouvelle à Raphaël que lorsque tout fut arrêté. Il fut étonné. Chacun avait marché dans son sens : les deux femmes qui faisaient leur travail de taupe et le fils d’entrepreneur, silencieux, qui calculait longtemps à l’avance l’adjudication des bâtisses. Il rit, sans un mot, au grand-père facile, à des cafés de Paris, à l’amour d’une jolie fille qui prenait des proportions dans sa tête comme la conquête des femmes. Il se rappelait les scènes de son ancien collage, des histoires sèches et fanées et les noyait dans une joie soudaine qui sortait de sa tête, la débordait et faisait glou-glou comme le vin qu’on verse des bouteilles pleines. Il rit à cela, sentit sa peau, sa chair, son cœur, du bien-être encore, une poussée intérieure qui le grossissait jusqu’à l’éclatement et lui faisait mépriser tous les hommes et toutes les femmes dont il avait connaissance.

Quant à Marie, il y eut un fait qui la marquait. Raphaël quitta le régiment en septembre. Elle vécut chez son grand-père jusqu’au 15 octobre, date de son départ à Paris. Un de ses cousins vint les voir. Il était lieutenant de cavalerie. Il passa huit jours chez Basile. Il couchait dans une des chambres du haut, non loin de sa cousine. Il portait un uniforme moelleux, voyant, enrubanné comme un cœur de femme. Il entreprenait Marie, mettait la main à la poignée de son sabre, soignait son port de tête. L’amour eût été bon, le temps était lourd, le voisinage des chambres leur eût permis de se caresser nus l’un et l’autre. Elle pensait à l’avocat, à des aventures qui sont bonnes et ne laissent pas de traces, à l’amour des officiers qui vous élève au-dessus des soldats. Elle résista pourtant. Sa tête ne suivait plus la poussée de ses sens, huit jours de volupté lui semblaient inutiles. Elle devenait femme : elle savait se retenir.


DEUXIÈME PARTIE


I



Raphaël avait un ami à Paris. Il s’appelait Jean Bousset. Sa vie était assez singulière : on la voyait jaillir de deux yeux bleus dont elle troublait la couleur comme une source qui bouillonne au fond d’une fontaine. Il avait des cheveux blonds aux mèches brouillées par un continuel mouvement de ses doigts qu’il passait au-dessus de son front. Il n’était ni charmant, ni beau, mais portait un de ces cœurs qui ont besoin d’être approuvés tout à la ronde et répondait : oui ! aux désirs des autres. L’homme vit de comparaison : on l’aimait de vous donner à chaque pas l’illusion de sa défaite. Il était assez difficile de le connaître. Son père était charron, et il sortait d’une de ces races ouvrières qui ne se sont guère affranchies depuis 89, mais que n’ont pu briser mille années de servage et de travaux à pleins membres. Un jeune homme, encore.

Il avait été un des bons élèves de l’École Centrale, à la sortie de laquelle, entré comme ingénieur dans une fabrique de produits chimiques, il sembla pendant quelque temps filer droit, s’installer dans une classe supérieure, y trouver sa place.

La première année ne s’était pas écoulée, qu’une grève qui survint le troubla comme un pauvre, le frappa à l’endroit où tous ceux de sa race avaient peiné. Il prit la parole au nom des grévistes et, de proche en proche, arriva simplement à ce résultat d’injurier le directeur de l’usine et de comprendre que Jean Bousset, fils d’un charron, portait jusqu’au fond des moelles le sentiment de sa naissance. Il avait cru jusqu’alors qu’un être existait, qui s’appelait l’homme et qui pouvait, ne gardant aucune attache, du père au fils changer d’esprit. Il avait cru aux cultures hâtives, à la science des écoles, aux raisons de la tête gouvernant les mouvements du cœur. Il perdit sa place. Ce ne fut pas une grande chute : tout simplement il reprit son rang. Les siens l’accueillirent comme un coursier qui devait porter loin leurs couleurs et qui tombait à trois cents mètres du départ. Il était si naïf qu’il en fut surpris et qu’il s’en fâcha. Il connut alors un singulier prurit de se rabattre encore, de trouver les siens trop hauts pour lui et de chercher jusque chez les pauvres son équilibre et sa foi. La chose n’est pas sans romantisme.

Jean se toqua d’un de ses oncles, ouvrier hors d’usage qui, à soixante-huit ans, ayant perdu sa femme qui le faisait vivre, ne savait comment vivre sans elle[1]. Il le prit à son compte et l’emmena à Paris, où il venait de se caser à nouveau, aux appointements de cent francs par mois. Il se comptait parmi les faibles, ne croyait à rien qu’à son malheur intime, s’étendait là-dessus et eût voulu peser sur la misère du monde avec tout le poids de sa jeunesse de pauvre. Ils vécurent plusieurs mois des jours cachés, des jours de pain sec, des jours engloutis. La misère eut pitié de son dévot et lui résista avec l’entêtement des courants populaires. Les gueux sont fiers : celui de Jean se jeta un soir d’hiver dans la Seine. Il disparut en connaissance de cause et se déboucla de lui-même comme une entrave d’un autre âge. Jean y gagnait la liberté. Il n’avait jamais su ce qu’en faire et la regardait couler entre ses doigts.


Plus d’une année avait passé depuis. Un soir, il sortait de son bureau comme à l’ordinaire. La porte était franchie ; il se campait alors, examinait les quatre coins et attendait qu’un souffle d’air vînt lui apporter sa destinée. Un soir, Raphaël était là. Jean n’eut pas de surprise : il savait que quelque chose croissait entre les pavés. Mais c’était un homme, et il se trouva un peu déçu.

— Tiens ! maintenant tu portes la barbe en pointe, dit-il.

Il y avait trois ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Raphaël répondit :

— Il y a bien autre chose que je porte en pointe.

— Quoi ? demanda Jean.

— Rien ! Tu verras…

Raphaël avait la patience d’attendre que les effets eussent le temps de se produire. Du reste, ils s’embrassèrent tout aussitôt.

Ils se connaissaient depuis le lycée et ils s’étaient fréquentés, à Paris, du temps où Raphaël préparait l’École Centrale et où Jean y était élève. Raphaël, ayant une femme, avait besoin de la montrer. Jean cherchait autour des jupes il ne savait quelle tendresse, quel fortifiant et les soulevait curieusement avec le premier souffle de ses dix-huit ans. Il en résulta des relations pendant lesquelles Raphaël s’empara d’un sentiment, porta une gloire, une maîtrise, se l’incrusta. Comme il était solide, une pierre ne le fatiguait pas. Ils furent séparés pendant trois ans. Jean avait oublié son ami. Malléable et tendre encore, il coulait au courant, plus léger que toutes les eaux. Voici que l’autre arrivait un soir, penchait son ancienne amitié, son ancienne histoire et la faisait tomber à l’ancienne place. Jean, qui s’était déplacé, le laissa pourtant aller à lui. Il n’y avait rien à dire. Des camarades communs, que Raphaël voyait, lui avaient indiqué le bureau de Jean et lui avaient raconté l’histoire de l’usine et l’histoire du vieux.

Il prit Jean par le bras et l’entraîna. C’était le 24 octobre. Le ciel était dépouillé de sa gloire brillante et, à l’horizon d’ouest, des nuages bordés de dorures et de rouille accueillaient le soleil comme des îles où des fêtes accueillent un équipage. Quatre mois d’été tombaient en cendres et, devant le regard, voltigeaient, avec la triste monotonie des longs bonheurs. Jean avait des glorioles et des phrases. Il dit :

— Bah ! lorsque j’interrogeais ces beaux jours, aucun ne me donnait le grand conseil. Et pourtant le monde est si près de mon cœur !

Raphaël rit, d’un rire profond. Il n’était pas causeur, mais il aimait ceux qui parlent et goûtait devant eux un sentiment d’équilibre.

Ils remontèrent le boulevard Saint-Michel, entrèrent dans le Luxembourg, marchèrent, arrivèrent devant un hôtel de la rue Vavin. Un pas, qui suivait l’autre pas, claquait au trottoir et s’en allait encore. C’était un de ces jours que l’on ne connaît pas, que l’on n’attend pas et qui descendent tout à coup des hauteurs où le hasard les tenait suspendus.

La nuit tombait sur le soir et s’arrêtait au seuil d’une maison. Ils montèrent un étage, ils en montèrent un autre, Raphaël frappa à une porte, quelqu’un l’ouvrit de l’intérieur ; il y avait une chambre, puis une cuisine ; comme ils entrèrent, une femme s’y réfugia, dont on voyait tout juste le bas de la jupe. Jean, songeant à l’ancienne, allait la saluer déjà. Raphaël eut une terreur soudaine, se pencha vers lui et lui dit à l’oreille :

— Prends garde, hein ! C’est pas la même.

C’est ainsi que Jean connut qu’en effet Raphaël portait « autre chose » en pointe.

— Eh bien, le voilà, ma loute ! je te l’amène.

Ze-te-l’amène. Elle ne voulait pas que je te le dise. Elle m’a dit : « Tu ne lui diras pas que tu as une loute. Je veux le surprendre. Je verrai sur sa figure si je lui plais. Je veux lui plaire. »

On entendit dans la cuisine une voix claire qui riait. Elle avait transporté là un peigne, une boîte de poudre de riz, une houpette, et elle se donnait un petit coup avant de se présenter à Jean. Comme elle allait venir, elle se ravisa, mouilla le bout de son doigt et lissa ses deux sourcils. Pour un peu, elle l’oubliait.

Elle arriva tout simplement. Elle était blonde, elle était blanche, la poudre de riz la rendait plus fine, presque friable. Elle ne fit pas briller ses yeux comme lorsqu’on pense, elle s’avança et les tendit : Ils étaient bleus et étendus. Elle en fut contente et dit :

— Oh ! je vous connais. Et puis je n’ai pas peur. Vous êtes un jeune homme. Je n’ai jamais vu de jeune homme, mais je n’ai pas peur.

Raphaël sourit et dit :

— C’est vrai… Tu vas l’embrasser.

Jean l’embrassa, puis elle dit :

— À moi !

Elle sauta sur lui et l’embrassa deux coups : pan ! pan ! Après quoi elle courut se réfugier à la cuisine.

Quand elle en revint, elle apportait la soupe. Le dîner l’amusa. Il y avait des biftecks, des pommes de terre frites, et elle s’était essayée à une marmelade de pommes. Elle y trempa le doigt, puis cela la fit penser à ses mains. Elle les montra.

— Vous voyez, j’ai des mains de cuisinière, des mains de ménagère.

Elle se fixa une minute sur ce mot de ménagère, pensa au gouvernement de quatre casseroles, à son fourneau, à son charbon de bois et sentit tout un élan comme lorsqu’on part sur un sujet nouveau. Puis elle fit volte-face pour montrer autre chose :

— Bien sûr ! Je suis venue à Paris exprès pour vous voir. Moi, je vous aime. Je vous aimais avant de vous connaître. Et puis je sais tout. Vous êtes venu à Paris avec un vieux. Monsieur Crouzat m’a dit que vous l’aviez amené par le bout du nez. Un jour, vous l’avez lâché, vous lui avez laissé le nez et ça l’a entraîné dans l’eau. Il avait un nez en plomb.

Elle était contente d’avoir trouvé cela. Elle rit, elle parla presque son rire : Hi hi hi ! comme une petite fille, parce qu’elle savait que les petites filles plaisent beaucoup. Puis, comme elle craignait, au mouvement de Raphaël, qu’il ne devinât ses pensées, brusquement elle le baisa sur la bouche, s’empara des assiettes et les porta dans la cuisine.

Raphaël se pencha.

— L’autre, mon vieux, tu l’as connue. Trois ans, j’ai eu le journal à la main. Au fond, les femmes ça revient au même : il en faut… Ne parlait pas… quand elle avait donné ce que je lui demandais, il n’y avait plus qu’à ouvrir un journal. Elle me le reprochait assez.

Ensuite, il repassa dans sa tête la conquête de Marie, certains tours qu’elle avait dans les nuits, se trouva bien habile et, pour le mieux montrer, s’écria :

— Ah ! ces petites filles, c’est pas difficile de les affoler.

À ce moment, elle revenait de la cuisine et elle les vit chuchoter. Elle dit :

— Oh ! Je sais ce que tu dis. Tu dis que ça n’est pas vrai que je suis venue pour lui à Paris. Si, si et si !

Elle était en colère qu’on ne la prît pas au sérieux. Alors elle fit un geste :

— Tiens !

Et embrassa Jean, au hasard, dans un œil.

Alors Jean partit à son tour. Il eût voulu soulever, du fond de son âme, les parties romanesques et cachées pour qu’elle les baisât aussi.

— Moi, je suis venu à Paris avec mon amoureuse. Elle avait soixante-huit ans. C’était un grand vieux. Il n’était plus bon à rien. Je l’avais mis chez moi, dans ma chambre, et puis quand je rentrais le soir, il avait fait la cuisine. Il portait un grand chapeau, une grande barbe, de grosses lunettes noires. C’était l’hiver. Je lui disais : « Fais donc tailler ta barbe. » Il répondait : « Tu m’embêtes. Ça me couvre le cou, ça m’économise un foulard. » Il ne me gênait pas du tout. Et puis, un jour, ma petite Marie, il est parti. Il disait : « Y a pas assez de place dans la chambre, y a plus de pain chez nous. » Moi, j’aurais voulu le garder toute ma vie. Une fois, je me suis entravé dans son pied. Il avait des gros sabots. Je suis tombé et j’ai cassé une assiette, je la tenais à la main. Il m’a dit : « Je t’embarrasse, pauvre ami, je t’embarrasse. » Il s’est jeté dans la Seine. Il pensait : « Au moins je n’embarrasserai que les poissons. »

Marie avait des larmes plein les yeux. Brusquement elles furent sèches et elle dit :

— Hi, hi, hi ! c’est gentil.

Raphaël n’ajoutait rien à ce qu’on lui demandait. Il avait l’habitude de cuber les pavés. Il dit :

— Alors, comment ?… il est mort, il s’est noyé…

Jean ne répondit pas. Il continuait sa route, il était content de ses premier pas, une femme les avait remarqués et, maintenant, il continuait sa route en faisant valoir tout son bagage.

— Je n’ai rien compris à ma jeunesse. J’aimais trop le bonheur, je l’ai gardé pour le dernier. Ah ! pourquoi mon père était-il économe ? Je revois les dimanches soirs du Lycée. La ville brillait, le ciel était grand, la ville était libre, j’étais enfant, j’imaginais des manèges de chevaux de bois. Je restais dans la cour, je bénissais ma captivité, j’enregistrais le malheur de ceux qui sont captifs. J’eusse été bien malheureux si j’avais eu du bonheur. Voyez-vous, Marie, nous avons été trop longtemps pauvres. Lorsque j’ai pris mon oncle à ma charge, j’étais très bon, mais ce n’est pas cela qui a parlé. Il le fallait, il fallait que je fusse encore pauvre. Je suis ingénieur, je pouvais être riche. Je ne sais pas être riche. C’est pour cela que nous avons inventé la pitié.

Du même coup, elle rabattit toutes ses ailes, pencha la tête, l’approcha de son cœur, jusqu’à ce qu’elle y sentît quelque chose aussi et, comme elle y découvrait ce que les femmes appellent : être incomprise, elle dit :

— Oh ! alors, vous devriez bien avoir pitié de moi.

Elle fut contente ; elle aurait voulu être encore plus malheureuse pour lui plaire.

Raphaël, assis, simple et fumant sa pipe, les examinait, tassait la cendre du bout de son doigt, suivait la fumée blanche et comme massive qui sort des pipes lorsqu’elles tirent bien et les possédait l’un et l’autre. Il savait ce que c’est que la vie et n’en parlait même pas. Il était heureux, sans phrases et sans manières, avec la continuité des grands principes, avec l’assurance que l’on possède dans un domaine ancien, avec la nouvelle joie que l’on se donne du jour où l’on y ajoute deux ailes. Il le leur dit :

— Ah ! je savais bien que vous vous comprendriez tous les deux.

Puis, le dîner étant terminé, il se leva et alla s’asseoir sur le lit en appelant :

— Viens, ma loute !

Elle vint.

— Moi, je suis une pauvre loute avec son loup.

C’était un lit d’hôtel meublé, à rideaux rosâtres et qui ne semblait pas sale, à cause de l’amour. Il s’accolait à la table, la gagnait et, recevant la lumière de la lampe, s’avançait dans la chambre étroite comme une autre chambre. Il était là. On en sentait les matelas, deux matelas battus et qui gardaient des assauts subis un trouble, une forme précaire et révocable. Pour le reste, trois chaises suffisaient à la vie.

Ils s’assirent, ils s’étendirent par le travers : Marie docile et insinuante selon le bras qu’il passait autour d’elle. Elle se plaisait ainsi depuis qu’elle avait quitté son grand-père et se resserra sur elle-même, comme pour mieux sentir au fond de son cœur le feu de la chaleur centrale. Elle s’était pourtant accordé quelques permissions.

La première avait été d’acheter une boîte de poudre de riz, elle l’avait achetée à Lyon, ne voulant pas attendre jusqu’à Paris. Elle s’en mettait deux coups de houpette, la frottait ensuite avec son mouchoir, la faisait entrer. La chair de ses joues blanches s’accroissait d’un ton. Elle le savait et préparait par là-dessus des effets. Ses deux yeux bleus en vinrent à s’étendre, à gagner comme un Léman traversé par le fleuve.

Et l’on voyait encore les cheveux blonds de sa tête, sans ordre, sans crainte, et qu’accompagnait un sentiment, qu’elle tendait comme une femme, comme n’importe quelle femme. Raphaël ne parlait pas non plus. Sa main bien en place, couvée par une aisselle, le bout de ses doigts s’allongeant jusqu’au sein, il préférait ne pas remuer et sentait le long de son bras monter jusqu’à son cœur un dense et bon sang qu’il aimait. Il était content qu’on le vît, mais gardait ses pensées au fond de lui-même, n’ayant pas reçu le don de la parole. Jean connaissait au contraire les brusques départs sur un sentiment soudain et partait sans regarder ce qu’il traînait à sa suite. Il dit :

— Moi, je suis seul. Il y a quelque part dans Paris une chambre, qui est la mienne. Je ne vous la dépeindrai pas. Deux portraits sont au mur : celui de Dante et celui de Michel-Ange. Je sais qu’aucun homme n’a dépassé ces deux-là, qu’aussi loin qu’aille ma destinée, elle trouvera auprès d’eux sa borne, et que, plus loin que le malheur, ils me barrent la route encore. Je n’ai pas peur. L’un portait deux mâchoires fermées, l’autre ne connut dans la vie que des mamelles de pierre. Je puis marcher dans mon pays, connaissant mes frontières. J’ai lu qu’Attila mangeait dans des vases de bois et laissait aux officiers de son entourage les dorures et les dépouilles et j’ai compris qu’il fallait éliminer les apparences et ne demander au monde que la grandeur et l’essentiel. En ce temps-là, on était un guerrier. Aujourd’hui, c’est le temps de la vie. J’ai rompu mes attaches. C’est le temps des abandons et des nouveaux principes. J’ai connu des soirs de livres. J’ai connu des soirs où les quatre murs de ma chambre suffisaient à ma vie.

Il se tut tout d’un coup, lui-même croyait qu’il allait continuer. Il se tut sans même penser une autre phrase et il s’arrêtait là, devant une sorte de trou qu’il découvrait. Il en fut étonné, coupa son élan et ne garda plus de sa flamme que ce qu’il en fallait pour activer le silence.

C’est soi-même que l’on examine. Deux amoureux habitaient là, pour qui l’étendue d’un matelas était une promenade et qui posaient leur vie au creux de ses vallonnements.

Il ne savait pas encore posséder, mais de ce qu’il ne possédait pas, un désir montait, qu’il aimait suivre et qui se laissait suivre. Il le suivait, s’attachait à un pli, prenait l’essence d’une chose, la respirait un peu, se fixait un instant sur un des oreillers, allait à l’autre, s’arrêtait à cette couche grasse que laisse une chevelure de femme et, avec la tournure d’esprit des jeunes gens, cherchait une trace, imaginait des baisers, reniflait l’amour. Il allait jusqu’en haut des rideaux, où l’ombre se cantonne et semble accumuler on ne sait quelles vapeurs mystérieuses, on ne sait quel souvenir de ce qui fut dit tout bas. Il lui demandait le mot et la fouillait, avec la persistance d’un pauvre qui va sous les branches et cherche les rameaux tombés.

Marie se pelotonnait en forme d’enfant, gagnait un peu d’aisance, s’abandonnait ensuite, et, une fois, Raphaël remuant d’un millimètre le bout de ses doigts, elle rit de tout un rire chatouillé, s’épanouit et changea largement sa pose. Jean partait aussitôt.

Il la parcourait toute, s’en allait sur la foi d’un geste, flottait à l’alentour, découvrait des feuillages et des brises et cet éclat parfois d’un oiseau, dont le cri coule encore et vous entraîne comme le cri d’une femme coulé sous l’amour. Un mouvement de jambe sous une jupe, la courbe d’une épaule, le gonflement peut-être de deux seins sous un corsage, le ton singulier du cou qui part du menton et que l’on suit jusqu’à la dernière échancrure de la robe, une imagination même, Jean amassait le tout et bâtissait déjà il ne savait quel château sentimental pour lequel il trouvait encore des arceaux et des baies et des tentures et des pelouses et des histoires inconnues qui, l’une après l’autre, se levaient du fond de son cœur. Il se penchait sur la vie, en suivait les bords, en faisait longtemps le tour. De toutes les bases il ne savait laquelle choisir, de toutes les forces il ne savait laquelle poussait son sang.

Et il pensait : Voici que je réfléchis. Et je ne réfléchirais même pas si j’étais un homme. Et qu’est-ce que je suis ? J’ai pourtant du courage. Et je le consacre tout entier à me dire : Que vas-tu faire de ton courage ? Et je sais où pourrait me mener la vie. Et tout ce que j’ai pu faire a été de lui dire une fois : Non, je n’irai pas là. Et voici que je ne sais plus où j’irai de moi-même. Il est vrai que je suis seul et qu’il y a l’idéal de l’homme seul. Il y a trois idéals aujourd’hui. Lequel est le mien ? Je voudrais être sévère et seul comme Michel-Ange et châtrer en moi tout ce qui n’est pas le grand principe et bâtir le Jour et bâtir la Nuit et sculpter les choses du monde et les lui retourner grandes et tordues. Il y a d’autres idéals encore et mon sang coule et garnit les sentiments de mon cœur. Je voudrais être un voyageur et boire partout où vous avez bu. Il y a des femmes que l’on couche au fond des fossés, il y a l’eau de vie qui vous descend au cœur avec 90 degrés, il y a des pays où l’on se baigne, où l’on entre, où des montagnes étouffent le ciel, où des vallées sont fraîches et mettent la joie du monde à la hauteur de vos narines. Il y a un autre idéal encore. Et ce sont ces deux-là, Raphaël et Marie, qui l’ont connu. Et je sais tout. Je sais que ce n’est pas toi, Raphaël, qu’aime Marie, pas vous, Marie, qu’aime Raphaël, mais vous aimez je ne sais quelle part de vous-même, la meilleure et la plus profonde, qui se mire de l’un dans l’autre et y multiplie son image. Car l’amour est l’étendue et la multiplication. Et moi, je suis étroit et seul, pauvre, étroit, seul. Et je me demande : Quelle est ta voie ? Et je me dis : Où vas-tu ? Que n’as-tu choisi ! Il y a l’anachorète, il y a le voyageur, il y a l’amant. Ton âme est en défaut, ton cœur succombe à chaque pente. Il y a trop longtemps que tu frôles des bonheurs. Tu regardes une femme sur un lit, et cette femme n’est pas la tienne.

Et Marie se redressait, sautait au milieu de la chambre, se dégageait de tout et lançait un mot :

— Moi, je veux promener. Mon petit Jean Bousset, promenez-moi. Oui, oui, ça me prend tout d’un coup. Monsieur Crouzat, je veux promener.

Raphaël débourra sa pipe, la logea dans sa poche et sourit d’un sourire complet. Il avait un sourire à lui, qui descendait des pommettes au coin des lèvres et lui faisait du bien dans la chair des joues. C’était un homme silencieux et il le savourait tout bas.

Marie rayonnait. Voici qu’elle ne se posséda plus, et elle se mit à gesticuler, et elle regardait à la ronde Raphaël, Jean Bousset, le lit, la chambre, la lampe, une cafetière qui restait sur la table. Et elle était libre, et elle était la maîtresse, et elle criait :

— Je porte la culotte. Moi, je porte la culotte !

Elle criait à tue-tête. Elle avait découvert cela, elle pensait à la promenade, aux lumières, aux cafés, à tout ce qui passait dans les rues, à des courants de plaisir qui soulevaient Paris et le mettaient en branle. Et elle voyait l’amour, la vie, la liberté et elle répétait :

— Je porte la culotte, moi, je porte la culotte !


Ils sortirent, ils ne réfléchirent pas beaucoup et s’arrêtèrent dans un café du boulevard Saint-Michel. Il était imposant, avec trois étages, dont un sous-sol, avec des chaises en cuir, avec des tables lourdes, en marbre épais, avec des vitraux, avec les plafonds conventionnels du Quartier Latin, où l’on a peint des étudiants qui lèvent la jambe autour d’une grisette, avec des lampes électriques, avec des fumées qui se rejoignaient de table en table et voyageaient au-dessus de la salle, par nappes, avec un mot crié, avec un remuement de soucoupes, avec on ne savait quoi qui se gonflait autour de vous. Ils entrèrent, ils s’assirent, assez troublés tous trois et reçurent le tout à la face. Un air chargé montait, qui dominait les fronts, se heurtait au plafond bas et redescendait alors par couches horizontales. Sur des chaises alignées le long d’une rangée de guéridons, des filles en robe verte, des filles en robe jaune, des filles en robe rouge, buvaient, parlaient, présentaient des sourires, des yeux, des plumes, d’extraordinaires chapeaux couleur de perroquet, puis se levaient, marchaient, serraient des mains, s’asseyaient autre part et buvaient encore, avec des gestes, des mots bon enfant, un retroussement de jupe, quelque éclat inattendu.

Marie dit :

— Alors c’est ici, les femmes qui font la vie.

Elle les regarda. Il y en avait de douces, de minces, au visage pâle, dont les yeux semblaient attendre, dont tout le corps avait pris l’habitude d’attendre, qui vous apparaissaient lâches et faciles, avec leur bouche molle comme une bouchée de confiture. Il y en avait de droites, qui étaient posées ici, bien à leur place, qui découvraient leurs dents avec orgueil et, la taille et le sein prétentieux, portaient des corsages de soie, puis montraient des bagues, des cheveux en boucles et n’avaient d’autre but au monde que de recevoir l’homme dans leur couche et de briller comme des châsses. Marie le sentit. Elle se tourna vers Jean et lui parla :

— Moi, je ne suis pas comme ces femmes-là, n’est-ce pas.

Quand elle eut dit cela, elle fut d’aplomb, ayant bien déterminé ses limites. Jean lui répondit, à sa façon. Il n’était pas assez heureux dans la vie pour s’intéresser à d’autres qu’à lui-même. Il était de ces jeunes gens qui croient que le fond de la femme est la bonté, qui montrent un bon cœur pour les séduire, et qui les espèrent comme une récompense. Il dit :

— Mais il y a des femmes pour qui être ici serait encore le dernier mot d’un progrès. Écoutez ! Voici là-bas une jeune fille de dix-huit ans qui s’appelle Margot. Elle est si petite, avec une bouche encore humide, des dents, un sourire et de l’esprit qu’on l’appelle Petite Margot. Elle était orpheline et vivait chez son frère. Il y eut une de ces disputes, avec sa belle-sœur. Elle partit, elle avait quinze ans, sans un sou, n’ayant pas dîné. C’est bien simple, allez ! Elle descendit dans Paris ; deux heures plus tard elle avait faim. Un homme l’accosta, l’entraîna, lui prit sa virginité, puis lui donna quarante sous. Et moi, je vois l’homme, ce soir-là, allant frapper à la porte d’un ami pour lui annoncer : « Tu ne sais pas ce qui vient de m’arriver ? Je rencontre une femme, je l’emmène : elle était vierge ! Ça m’a coûté quarante sous. » Et l’autre lui répondait : « Veinard ! Ça n’arrive qu’à toi, ces choses-là. » Elle tomba au trottoir. Un mois plus tard, elle disait, passant devant le café où nous sommes : « Si seulement j’avais ici ma place ! Je ne ferais chaque soir qu’un ou deux clients et je m’en tiendrais là. » Elle finit par l’avoir, la place désirée. Il y fallut son charme, des amitiés de femmes, des protections d’étudiants. La voici là-bas qui rit. Demandez-lui ce que c’est que le bonheur. Elle le connaît aujourd’hui : elle gagne plus de dix francs par jour.

Il fut content, il avait bien raconté son histoire. N’ayant jamais eu beaucoup de femmes, toujours il avait envie d’elles.

Marie, qui aimait les grands récits, les accueillait, les animait, les couvait tous ensemble. Elle eût été intelligente sans la chaleur de son sang. Elle dit :

— Alors, vous la connaissez ?

Puis elle s’arrêta, mais à moitié, comme lorsqu’on est sur un pied et qu’on se réjouit d’avance de l’endroit où l’on va poser l’autre. Elle n’y tint pas.

— Je voudrais bien vous demander quelque chose, mais je n’ose pas… Eh bien ! c’est que vous l’appeliez !

Sur un signe de Jean, une fille se leva. Elle vint, elle avait un sourire pour atténuer ses hardiesses, elle marchait de côté pour n’avoir pas l’air trop effronté. Elle dit :

— Moi, je ne savais qu’il fallait que je vienne. Bonjour, Monsieur, Madame. Tiens, vois mes doigts. Oh ! tu ne sais pas, j’ai été malade. Ça m’a pris dans le bras. J’avais tous les doigts tortillés. Le médecin a dit que j’étais trop nerveuse, et puis de l’anémie. Moi, je ne les crois pas, les médecins. J’ai bonne mine. Alors, voilà ! C’est comme je te dis. Faut que je prenne des remèdes : c’est salé et puis ça tue.

Elle eût parlé longtemps, elle montrait tout comme un petit animal, sauf certaines choses que l’on ne montre que pour de l’argent. Elle était petite, vêtue de rouge et poussait de toutes ses forces son filet de voix, parce que les petites vies ont besoin de crier.

Marie riait, rien qu’à la voir. Elle s’appelait Margot. Il se dégageait d’elle un regard simple, sans manière et que, parfois, elle se mettait encore à expliquer. C’était une enfant de six ans. Elle disait :

— Vous me regardez, j’ai l’air effronté, n’est-ce pas ? C’est vrai. Mais nous ne ferions pas d’affaires si nous ne l’étions pas.

Marie fut touchée. Elle voulut lui montrer qu’elle la connaissait jusqu’au bout. Elle lui dit :

— Vous vous appelez Petite Margot.

Margot était fûtée. Elle désigna Jean :

— Bien sûr, c’est lui qui vous l’a dit.

Marie ne voulait pas être à court et, pour lui faire voir qu’il y avait encore autre chose, elle dit :

— Moi, je vous aime de tout mon cœur.

Et tout à coup, du doigt, elle montra Jean à Margot ; elle ne pouvait pas se retenir. Elle avait compris tout ce qu’il avait dit et connaissait la solution.

— Faut l’aimer, lui !

Margot répondit :

— Mais oui, je l’aime. Il est venu plusieurs fois avec moi, il a été bien gentil. Pourquoi donc que je ne l’aimerais pas ?

Et Marie, pour la mettre tout à fait d’aplomb, lâcha le fond de son cœur et dit :

— Moi aussi, je suis une femme qui fais la vie.

Il y eut alors une sorte de bonheur à quatre. Deux hommes avaient deux femmes. L’équilibre du monde se résolvait, aboutissait à une symétrie dans l’accouplement. Marie en eut la connaissance pratique. Elle n’avait pas peur, mais pourtant il lui fallait parfois une illustration qui précisât sa science et lui fît bien comprendre qu’elle était d’accord avec le monde entier lorsqu’elle partageait la vie d’un homme. Elle l’exprima comme une enfant. Elle était trop jeune encore, dans le premier feu de sa chair, pour demander à l’amour la qualité. Elle dit :

— Petit Jean Bousset, je l’ai fait content. Je lui ai donné une petite Margot. Aux petits hommes une petite femme.

Il y eut un silence. Un peu plus tard, elle craignit qu’on n’eût pas remarqué ce qu’elle avait voulu faire.

Ce fut à Raphaël qu’elle parla et elle le fit comme si elle avait eu à s’excuser :

— C’est parce que j’ai bon cœur. Pauvre petit, il nous a parlé toute la soirée. Moi, j’ai pensé : Il s’ennuie. Je veux qu’il soit heureux.


II



La chambre était grise tout le jour et donnait sur une cour profonde que barraient quatre pans de murs percés de fenêtres noires. On y vivait en levant les rideaux. Il semblait qu’un sens anormal eût dû se développer dans l’ombre et sourdre des profondeurs pour suppléer aux rayons du soleil. Parfois, derrière la vitre d’en face, quelque chose de blafard apparaissait sans qu’on s’y attendît et tendait une sorte de tête qui restait là longtemps. D’autre fois, un heurt, un bruit d’ustensiles, une parole, éclataient deux étages plus bas, sur le sol, auprès de la fontaine et, résonnant aux murailles, montait, montait encore et se perdait au-dessus des toits dans un carré gris que l’on n’apercevait même pas. L’après-midi s’écoulait lentement : on en avait des langueurs et une brutale envie de la saisir, de la tirer, de l’arracher. La chambre ne vous eût pas amusé. Des rideaux, une descente de lit, une table, des plis endormants, des couleurs que mille jours d’ennui avaient atteintes, un buffet, pourtant, avec des portes vitrées et trois rayons, cela composait la chambre, lorsque Marie n’était pas au lit, et elle attendait que vînt le Premier de l’An pour clouer au mur un de ces grands calendriers à image qu’offrent à leurs clientes les magasins de nouveautés. Les rayons du buffet contenaient des cahiers, un chapeau de femme, des boîtes et un paquet de bougies. Elle s’en accommodait, sachant qu’elle habitait Paris. Les premiers temps, elle eut envie de bien faire et tante Amélie lui obtint de sa maison de Lyon l’adresse d’une maison à Paris qui vous confiait de la chenille et des voilettes. Du reste, rien ne pouvait durer avec elle. Lorsqu’au bout de huit jours, les voilettes eurent perdu leur nouveauté, leur romantisme, elle les lâcha pour suivre des idées qui passaient. Elle n’aimait pas le travail et ne voyait en lui que la répétition d’un geste, que l’abdication de tous les autres gestes.

Alors, elle vécut dans la chambre. Elle se plaisait à la trouver étrange et, repassant dans sa tête les jours de jeune lumière au jardin de Basile, les bondissements, les chasses et l’innocence d’autrefois, elle était heureuse entre quatre murs comme un grand seigneur du temps des découvertes, qui quittait sa joie, sa vie, les bonheurs d’Europe, qui voguait au hasard, qui goûtait à la liberté et la savourait parmi les îles, jusque dans les dangers, jusque dans la captivité chez un peuple noir. Elle cherchait Eldorado, le sentait vivre dans son cœur et le trouvait à chaque pas. Paris était auprès d’elle, elle ne se pressait guère et le saluait de confiance. Mais c’est sur lui qu’elle comptait. Les histoires d’amour avaient bien changé. Autrefois, les baisers, les baisers défendus se gonflaient à ses lèvres, creusaient dans ses reins la volupté comme un sillon et, contenant tout, la cause et l’effet, bornaient la vie à leur suprême aboutissement. Les temps alors étaient marqués par un nouveau principe, comme le siècle qui suit une révolution. Maintenant, elle se couchait le soir avec son amant, se sentait calme, n’y pensait guère et goûtait à peine ces émotions quotidiennes que connaît un gourmand lorsqu’il prend place à sa table. Oh ! certes, le mets était bon, elle en appréciait plus finement les saveurs, elle s’acharnait à en prendre sa part, mais ensuite elle s’étendait et retrouvait sa pensée. Un bon repas ne la troublait guère : elle avait l’habitude des bons repas. Parfois même il lui fallait s’exciter sur un mot : Mon amant… Je couche avec mon amant… Je suis sa maîtresse. Mais les mots aussi prenaient un sens ordinaire, si bien qu’elle dut les grossir, les déclamer, leur ajouter tout ce qu’ils avaient perdu et elle pensait : mon am…mant, sa …mmaîtresse. Elle eût voulu tout. Il y avait une chose qui s’appelait « l’idéal » et qui s’accrut démesurément en son cœur. Certains soirs Raphaël descendait dans Paris, dans un Paris qui déroulait aux yeux de la jeune femme son panorama d’histoires, ses millions de fleurs sentimentales et inconnues, ses lumières, ses vapeurs, ses esquifs, ses nochers, ses phrases, ses idéals enfin. Elle l’encourageait à partir. Elle restait seule, il eût gêné sa vie, il la gênait déjà.

Il partait le matin, à huit heures, ou à dix heures, ou ne partait pas. L’après-midi, pourtant, il était assez régulier, s’absentait de deux heures à six heures. Elle lui fit des observations, les premiers temps, à cause d’un coup de peigne mieux dessiné qu’il se donnait au moment de sortir et d’un coup de brosse plus léger qui prenait la fanfreluche et la savait envoyer voleter. Il rit, se moqua un peu, mais devint plus habile et apprit à faire le tout sans en avoir l’air. Il y a une façon pataude, une habileté meilleure que connaissent les hommes de génie qui semblent des maçons. Peut-être eût-elle aimé, pendant qu’elle était seule, qu’un homme vînt la voir, qu’elle eût connu, Jean Bousset, par exemple, bien qu’il participât de Raphaël, puisqu’il était son ami et que cela lui fît une nouveauté en moins. Par contre, les lettres de Basile lui plaisaient d’autant plus qu’elles étaient toujours les mêmes. Il écrivait :

« Tu ne nous en dis jamais assez. Moi, je voudrais te suivre partout. L’après-midi, je me dis : Elle est en train de lire quelque chose à sa dame. Il me semble que je te vois. Tu ne savais pas bien lire tout haut. As-tu fait des progrès ? Ta grand’mère me répond : Oh ! tu sais beaucoup ce qu’elle est en train de faire ! Enfin, tu la connais. Mais je ne me rends pas compte de ce que tu fais le matin. Tu m’en parleras. Les dames s’occupent de leur ménage, on te laisse seule, tu es peut-être libre. Ne va pas trop te promener seule dans Paris. Mais surtout, Marie, il y a une chose que je ne veux pas. C’est qu’on te fasse faire des besognes qui ne soient pas de ton rang. Tu es une demoiselle de compagnie et tu ne dois pas travailler de tes mains ni épousseter comme une femme de chambre. Ne fréquente pas non plus les domestiques. Je ne dis pas que tu ne fasses pas ta chambre. Pour ça, je te laisse libre. Crois-moi, on a de l’expérience à mon âge. Tu ne connais pas la vie, ça te viendra, ça te viendra même trop vite. Enfin, ma petite fille, ici on est deux vieux. Nous parlons souvent de toi. Ta tante Amélie est venue nous voir. Elle dit que tu dois être très bien. Tant mieux !… »

Elle prenait la lettre, la mettait au bout de son bras, la regardait de loin, après l’avoir lue, comme on pense à sa maison sur le pont d’un paquebot pour mieux sentir que l’on est en voyage. Parfois, pourtant, il lui passait par le nez un tic inexplicable, un chatouillement comme une envie de pleurer ; alors elle le chassait, le reniflait et donnait brutalement un coup d’épaule pour repousser tout sentiment. Il le fallait.


Elle connut même la solitude. Si Raphaël partait à deux heures, elle n’attendait que cela, donnait un tour à ses cheveux, alignait les plis de son corsage avec ceux de sa jupe et recouvrait le tout d’un long collet noir qui était son manteau. Elle marchait, enveloppée de la sorte, tenait son parapluie en travers de ses jambes, serrait son poing gauche et ne laissait voir que sa tête sous sa voilette, baissée, et dont le mouvement tirait son origine du regard qu’elle tenait attaché aux dalles du trottoir. Elle s’en allait à l’automne, coupait par le Luxembourg, suivait les allées de droite où la couleur des pelouses se mariait à l’ombre transparente des feuillages mourants, où ces vapeurs endolories de l’arrière-saison se fixaient comme une ouate à la hauteur des tempes et faisaient du ciel on ne sait quelle tenture haute et mélancolique, on ne sait quelle fête du repos pour laquelle de beaux sentiments voyageaient, annonçant la fin de la guerre. Pour celle-ci, elle ignorait qu’elle eût pu se réjouir. Elle connaissait certaines propriétés de son corps, la volupté par exemple, des propriétés comme chimiques qui la rattachaient à l’échelle des êtres et fouillaient sa substance comme une réaction. Elle connaissait ses vingt ans et leur chaleur centralisée dans son sexe où vivait toute une âme. Et cette âme, elle la sentait qui montait, traversait les tissus, franchissait sa gorge et s’installait sous son front comme la maîtresse, comme la pensée, comme l’œil du mineur dans l’espace éclairé par la lampe. Mais de Marie Donadieu, d’une femme de Paris entourée d’automne, à laquelle s’attachait une force qui eût pu mettre les hommes en branle, elle ne connaissait que cette apparence d’un chapeau, d’un collet, d’une voilette qui tous étaient noirs et ce sentiment d’une pensée dont elle avait honte, en somme, et qu’elle n’osait pas, dans la rue, porter plus haut que le trottoir. Et plus d’un qui ne sait pas regarder son image dans les yeux ! Elle passait. La saison était douce, l’automne avait un arrière-goût de coings mêlés de sucre qui vous brident un peu la bouche, puis qui remontent et vous donnent ce parfum persuasif qui sut franchir le bois rugueux des vieux cognassiers. Des jeunes gens, assis par groupes, aspiraient cela, se tournaient comme on le doit pour la plus grande délectation, tendaient une jambe, une épaule, se laissaient aller au dossier de leur siège et, entr’ouvrant la bouche, recevaient comme des animaux l’air doux, la lumière, le spectacle et d’obscures rêvasseries qu’une femme en passant leur laissait.

On la voyait venir. Elle n’était pas de celles qui réfléchissent un coup d’œil et le retournent, ainsi qu’on le leur a donné. Elle s’avançait, toute fermée, ne produisait pas son effet de loin, mais, d’un seul coup, lorsque cette lumière blanche de sa peau qui franchissait sa voilette, lorsque cette contenance de petite pensionnaire qui donnait une grâce intérieure à son vêtement, lorsque tout cela passait près d’un banc du jardin, elle glissait, comme le silence et la beauté de la lune, un soir d’amour, puis retournait au fond de la baie des nuages qui, blanchement, s’avançaient pour la prendre. Quelque jeune homme alors se levait à moitié, se tournait vers ses compagnons et hochait sa tête en faisant claquer sa langue.

Elle descendait le boulevard Saint-Michel à pas comptés, ne s’arrêtait guère qu’aux devantures, attirée par un chapeau rouge, par un parapluie à tête de nègre, par des cartes postales illustrées qui, représentant des femmes dévêtues, accentuaient leurs seins et leur croupe et leur donnaient une gloire, une sorte d’assurance animale. Elle descendait parfois jusqu’au Châtelet, aimait, au boulevard du Palais, cinq minutes de silence entre le Palais de Justice et la Préfecture de police, alors que l’ombre un peu dure des deux monuments faisait les passants se presser et chercher la joie par ailleurs. Elle remontait ensuite, assez lasse d’abord et ne sachant plus trouver cette simplicité d’expression qui lui permettait de donner quelques coups d’œil aux images et de sentir pour elle seule.

C’était Paris. C’était une monstrueuse présence qui s’étalait et tendait largement ses cent mille maisons que des toits hors d’atteinte coiffaient dans le ciel, une présence de pierre imposante comme une colère de Dieu, dont le volume dépassait tout ce qu’on en pouvait prévoir, à laquelle des Pygmées ajoutaient encore, une ville où des échafaudages montaient aux murailles, où de larges fissures apparaissaient d’un coup, où des terrassiers et des maçons consolidaient les bases, où le travail intérieur de la matière, éclatant parfois en d’immenses catastrophes, broyait des tramways, incendiait des bazars, anéantissait des hommes par centaines et se riait des ingénieurs et des sciences. C’était un lieu que des créatures traversaient par bandes, où le faible cri des poitrines se multipliait en un si grand nombre, où la voix de chaque passion recevait une telle réponse que cela montait, dominait tout, coulait avec les nuages et semblait tomber de la bouche d’un élément, là-haut. C’étaient des lumières qu’une passe de vent secouait à la file, des étalages, des étoffes, des chairs humaines, des odeurs de filles publiques mêlées à des odeurs de nourriture, c’étaient des passants dont les vêtements mouillés retombaient vers la terre. C’était une ville comme une devanture, où les femmes portaient chaque jour leur robe du dimanche, où la vanité allumait les pauvres, où le geste voulait être vu du passant, où le commerce avait de grands mots, où les boutiques de fruiterie parlaient d’exportation, où les brioches à un sou, faites avec de la cendre, savaient être dorées comme les brioches des rois.

Et c’est de cette ville qu’elle attendait l’accueil. Elle avait cru d’abord que Paris descendrait vers elle comme une de ces statues que l’on voit, d’une ville, et lui dirait : « Marie Donadieu, que faut-il que je t’offre ? » Elle avait cru à quelque personne bonne et méconnue qui l’attendrait là-bas et, comme un autre Basile, dont on disait qu’il était dur, quitterait le socle et l’attitude et s’avancerait sans détour. Marie aurait eu quinze ans pour elle, elle aurait eu tout ce qu’il eût fallu avoir et, depuis ses pieds jusqu’à ses paupières, elle lui eût donné sa lumière, ses organes, la pression de ses mains, le jeu de ses jambes, elle lui eût donné le bouillonnement du sang dans son ventre, son rythme et elle lui eût donné encore ce que l’on ne sait pas, parce qu’on ignore tout ce que l’on possède. Et voici que Paris avait le poids des pierres. On était à côté de lui et rien de plus.

Quinze jours passèrent. Elle connut quelque chose. L’oreille humaine est toujours ouverte. Un mot l’atteignait en passant. Les premiers temps, elle faisait un à-droite lorsque le mot partait du côté gauche et un à-gauche lorsque le mot partait du côté droit. Parfois le mot tenait à elle, ne pouvait pas quitter l’entour de son collet et lui revenait, du côté où elle l’avait fui.

Les uns décrivaient une circonférence, c’étaient les plus faibles, qui n’étaient pas sûrs du chemin direct, alors ils lui faisaient une sorte de politesse pour ne pas la brusquer, ne la touchaient qu’en un point et lui arrivaient doucement : « Madame… » D’autres se présentaient mieux, mais glissaient pourtant sur le trottoir en effaçant un peu de leur hardiesse, puis tendaient le cou, et voici qu’elle entendait : « Pardon, Madame, vous allez me trouver bien indiscret… » Ceux-ci étaient les plus humbles et tous s’éteignaient ; ils étaient nés pour se poser ainsi et n’avaient reçu de la flamme du monde que juste assez pour qu’on en vît la fin.

Il y en avait d’autres. Il y avait le gros bourdon qui est déjà là où on ne l’attendait pas. « Mademoiselle, vous n’allez pas marcher comme ça toute seule. » Il ne s’inquiétait de rien, il disait : « Mademoiselle ! » il était tenace et il fallait pendant longtemps ne pas lui répondre, dissimuler le suc et la moelle pour qu’il comprît enfin qu’il n’avait pas trouvé une de ces sucreries que pompent les gros bourdons.

Il y en avait de dorés, de bronzés, qui dessinaient avec attention la forme de leurs ailes et les dépliaient toutes comme un homme vaniteux faisant l’éloge de ses vertus. Alors ils s’avançaient après avoir bien ordonné leur jeu, décrivaient leur trajectoire et frappaient au point central : « Madame, vous m’avez donné un coup d’œil duquel je viens vous demander raison. » D’abord elle attendait le coup et le recevait en silence, puis elle lançait le sien qui était un regard, un regard définitif et qui, frappant d’aplomb, renvoyait l’homme à trois pas.

Il y avait autre chose encore. Il y avait le coup de coude qui vous prévient qu’il faut faire attention, car l’homme qui se tient à votre gauche est là pour que vous en usiez à votre désir. Il y avait le frôlement qui ne peut pas vous quitter, qui reporte tout son toucher à sa surface, qui vous le donne, et qui voudrait recevoir la même chose. Il y avait le regard qui s’en prend d’abord à votre profil, puis s’avance, vous saisit à la face et en absorbe ce qu’il a touché.

Il y eut une aventure. Elle allait déjà rentrer lorsqu’elle entendit cela qui traînait la savate et râclait la dalle du trottoir avec une insolence qui en voulait même aux pierres. Ensuite ce fut un mot : « Hé ! ça vous va. » Elle se coulait doucement, elle se faisait mince pour couler mieux, elle ne râclait pas les dalles du trottoir. « Hé ! Pas moyen de prendre un verre. » Il le lui lançait tout droit et juste à la hauteur. Elle se taisait, elle ne savait plus rien et dans son silence les mots donnaient bien leur bruit. « Pas besoin ! Ça sera vite fait ! » Elle arrivait à sa porte et tendait vers sa chambre, même sans ordre, une espérance et un désir d’y vivre seule pendant cent ans. C’était un hôtel meublé. Il n’ignorait rien des femmes, mais il sut encore mieux et dit : « Espèce de catot ! Tu serais trop contente si je voulais te donner cent sous. » Elle n’attendit pas d’avoir allumé sa lampe pour regarder dans son cœur et elle pleurait déjà en montant l’escalier.

Elle s’en consola. Ce n’est pas parce que le mal est le mal. C’est parce que le mal passe dans la rue et force le sens qu’il faut avoir d’elle. Il y avait dans sa vie d’obscures secondes où son cœur, comme une outre vide, prenait la forme de ce qu’il allait contenir. Elle se mit à l’unisson, elle prit la température, elle gonfla ses flancs de tout ce qui passait par elle. Il n’y avait rien à la retenir, elle y pensait parfois lorsqu’elle était dans sa chambre. Il lui suffisait d’apercevoir son chapeau sur un meuble pour en sentir l’entraînement. Jusque dans son collet résidait le mouvement et, vide, accroché au porte-manteau, il attirait ses deux épaules, complétait la tentation, la poussait selon sa loi et, comme il était neuf, comme il avait le toucher tendre, c’est lui-même, vraiment, qui ouvrait à Marie la porte et qui voulait vivre comme un collet de belle dame, comme la belle dame qui passe, recouverte de son collet. Il ne s’agissait même pas d’avoir du courage. Dieu, à l’origine, avait lancé son coup de pouce, la plus haute force avait cédé, le monde continuait comme un jouet mécanique mis en branle.


Il y eut assez d’une seconde pour lui mettre une fois à la hauteur une face correcte où deux yeux avaient leur place, auxquels on ne prêtait guère attention, une face qu’arrosait un sang bien composé, rouge et net selon la forme des lèvres et qui se clarifiait à l’ombre des pommettes. Mais elle vit surtout une barbe noire, annelée, que les doigts eux-mêmes de celui qui la portait ne caressaient qu’avec respect et dans le sens de la longueur. Un chapeau haut de forme le coiffait, bien en place, simple et voulu comme un surplus de naturel. Le reste était noir, depuis le pardessus qui semblait tomber seul jusqu’aux souliers longs et flexibles, qui n’avaient pris à l’humidité du trottoir qu’un peu de boue sur la tranche de leurs semelles.

Marie s’ouvrit tout simplement lorsqu’il fut auprès d’elle et que, d’une parole bien apprise, il lui dit :

— C’est embêtant, les vêtements noirs, parce qu’il n’y a pas un grain de boue qui leur échappe.

C’était tout juste ce que l’on pouvait dire et, à moins d’être une de ces femmes qui s’entourent de silence et gardent en bloc ce qu’elles contiennent, il fallait lui répondre. Elle le fit sans crainte :

— Oui, Monsieur.

Puis elle s’en tint là. Mais il y eut alors quelque chose qu’elle ne connaissait pas : c’est qu’un mot sort d’une poitrine humaine et contient le désir qu’elle avait de s’approcher de vous. Et celui qui était entre eux resta à côté d’elle et se garda pour continuer le voyage. Ce jeune homme était médecin, il s’en para vite et il restait à côté de Marie, bien dessiné déjà, avec son pas simple et une certaine dignité professionnelle qui lui permettait d’être toujours à son aise. Il revenait de voir un malade, il habitait ce quartier-ci, il avait voulu traverser le Luxembourg et, comme il n’avait pas encore pris son café, il se disposait à l’aller prendre dans un établissement voisin, qu’il fréquentait parfois lorsqu’il était étudiant :

— Et si vous vouliez m’y accompagner, Madame, ceci ne vous prendrait qu’un instant de votre promenade. Moi non plus, je n’aime pas prendre mon café seul. Le café est le moment de la conversation.

Elle suivait longuement, touchée par trois mots, avec deux ailes plus vives et bien dirigées, comme lorsqu’on est porté au-dessus de sa condition. Il l’entraîna vers un café voisin, vers un coin de table dans l’ombre, et s’assit le premier pour lui laisser une place à son côté. Le café était bon, ils le prirent dans des tasses. Il tira sa montre et dit :

— Il n’est que deux heures et demie, vous pouvez encore prendre un café.

Mais lorsqu’elle leva sa voilette pour boire, elle découvrit un visage d’une blancheur tendre, molle, nocturne, qui apparut soudain et baigna l’homme comme un flot doux, comme le lait des malades, comme le sentiment d’un bienfait. Il se tut, il se sentit comme un enfant qui a besoin de toucher pour croire, et il lui frotta la joue du doigt. Sa main tremblait. Il dit :

— Nous eussions pu fort bien l’aller prendre chez moi. Pourquoi n’y pas avoir songé ? Je possède une cafetière russe. Vous savez : elles sont montées sur un pivot horizontal et se décomposent en deux récipients égaux dans l’un desquels l’eau est chauffée par une lampe à alcool qui fait aussi partie de l’appareil. L’eau bout, on fait pivoter le tout, on éteint la flamme et l’eau bouillante traverse goutte à goutte un espace intercalaire dans lequel on a pris soin de mettre le café moulu. On peut fumer son cigare pendant ce temps. Je vous conduirai là. Je n’hésite pas avec vous. Aucune femme ne vient chez moi que celles de ma consultation.

Il connaissait la médecine et ses conclusions, il s’exprimait nettement, avec des gestes arrêtés au bon angle, toute forme en lui était raisonnable ; aussi savait-on, en l’accompagnant, que l’on ne commettait pas une folie. Il la quitta au bout d’une heure, car il avait ses occupations et lui dit alors, qu’intéressé par cette première conversation, il eût voulu la poursuivre et traverserait à cet effet le jardin du Luxembourg, en passant par le lieu de leur rencontre, trois jours plus tard, à l’heure qu’elle choisirait : deux heures et demie, pour fixer les idées.

C’est la seconde entrevue qui fut remarquable. Leurs pas se traînaient d’abord, leurs pas continuaient parce qu’ils avaient commencé, et si l’un d’eux sortait quelques mots, c’était avec lenteur et l’autre en sentait le poids comme lorsqu’on soulève la terre après l’avoir bêchée. Et lorsqu’ils arrivèrent ensemble chez le jeune homme, chacun craignait encore de ne savoir comment s’y prendre. Le café chauffa, ils se rattachaient à lui et ne pouvaient rien dire à cause du silence. Un grand canapé leur servit : il était là, ils s’assirent d’abord avec un certain éloignement, mais bientôt, de prétexte en prétexte, avec des façons d’aller examiner de près la flamme de la lampe à alcool, l’homme marchait un peu dans la chambre et revenait s’assoir, ayant gagné quelques pouces.

Tous les hommes se ressemblent. Il commença par la main, suivit la filière, avec les tours de bras à la hanche, les baisers qui s’appuient, qu’un geste chasse, puis qui reviennent, qui retombent par paquets. Il circulait autour de la bouche, s’y hasardait d’un coin et, lorsqu’il y parvint, la femme prit un geste de défense et se rappela ce qu’elle eût dû faire le jour où quelqu’un la prit pour la première fois.

— Oh ! j’ai peur. Je n’aurais pas dû vous accompagner chez vous.

Alors il la pressait avec une violence plus attendrie, comme pour l’endormir, comme pour étouffer cette pensée avant qu’elle ne la conçût.

— Oh ! non, ne me faites pas peur comme ça.

Il se tortillait doucement, rampait un peu, gagnait le terrain qu’il fallait. Il devenait plus sûr, trouvait en lui des forces comme souterraines, l’instant des mots passait et, dans un mouvement qui prit les jupes de Marie et monta, celle-ci ne put que mettre une dernière raideur et s’écrier :

— Oh ! non, n’allez pas plus haut, parce qu’alors je ne pourrais plus me retenir.

Il y a toujours un peu de viol la première fois. Elle n’avait pas même posé son chapeau, l’eau du café bouillait depuis longtemps déjà.

Puis ils rentrèrent au repos. L’homme pacifié s’occupa des tasses, la femme s’accentua, avec deux yeux bleus et baignés d’une de ces douleurs qui font penser à la consolation. Il y eut un silence, que le café encore une fois sauva. Ensuite, pour occuper leurs mains, ils s’en prirent à leurs épaules. Était-ce l’amour et le soir ? Elle avait cédé, elle cédait encore, un sentiment garnissait la vie d’un bonheur large et doux, au delà duquel on ne savait pas ce qui pouvait arriver. Il se piqua le doigt à une épingle, car il allait la dégrafer.

— J’ai des épines, dit-elle.

Puis elle l’aida.

Il sourit tout de suite lorsqu’il eut terminé.

— Hein ! On dirait que ça te fait de l’effet.

Elle se pliait sous son bras, fermait les paupières et se cachait ainsi des paroles. Il se leva, s’habilla.

— Oh ! ce n’est rien, dit-il. Tu es un peu hystérique.

Et il ajouta :

— Ne t’inquiète pas ! Tu n’en es pas au point où l’on a besoin de se soigner.

Un peu plus tard, elle fut prête, jusqu’à son chapeau, jusqu’à sa voilette. Elle était là, toute droite ; la fenêtre de la chambre donnait sur le Luxembourg, sur une allée caillouteuse et anglaise que des passants traversaient sèchement, et Marie ne voyait rien venir et elle tournait le dos comme une femme qui attend qu’on lui touche l’épaule pour lui montrer qu’on est là. Il s’écoula certainement plusieurs minutes.

— Au revoir, dit Paul, — car il s’appelait Paul. Maintenant, vous connaissez le chemin de chez moi. J’ai ma consultation tous les jours de midi à deux heures, sauf le mardi. Vous voyez donc que vous auriez tort si vous craigniez de ne pas me trouver. Je ne vous accompagne pas, il faut que je m’habille et je suis attendu.

Pourtant elle s’attacha quelque temps à lui. « Vase d’élection », pensait-elle, car, bien qu’elle n’eût jamais été pieuse, elle avait retenu parmi les litanies des images qui pouvaient lui servir. Et elle pensait ainsi dès la première rencontre. Elle profitait d’un geste. Une fois, elle eût voulu être riche pour lui offrir un fauteuil à spéculum qu’il n’avait pas. Elle animait toute caresse, elle l’eût animée contre son goût. Comme elle était docile au baiser ! Elle s’ouvrait, elle se tendait, elle ondulait, elle chantait son plaisir, elle se forçait à l’articuler. Il riait, parfois, lui coulait deux regards de sous-entendus, conservait son savoir, semblait trop bien connaître la cause, l’effet et pensait peut-être à tout anéantir d’un coup de ses médecines. Quinze jours passèrent.

Elle ne l’aimait pas lorsqu’il était nu, elle le comprit bien vite. Il avait une peau blanche et gonflée de muscles, une chair soignée qui sentait la douche et le bain, des poils aux jambes, une odeur d’hygiène répandue par son corps et qui ne valait pas la belle odeur de mâle qu’elle eût voulu connaître. Les hommes à barbe sont faits pour être vêtus et pour être vêtus de noir. Tout cela lui revint à la fois. Elle se le disait au moment du tête à tête.

Comme Adam et Ève, un jour de Paradis, se couvrirent de feuillages et, cachant leur face entre leurs doigts, perdirent la franchise de leur corps sans voile, Marie Donadieu connut qu’en eux quelque chose avait péché, car elle se détournait de la nudité de l’homme. Elle se fût contentée d’une moitié de sa part. Elle eût voulu au moins sortir avec lui. Qu’il mît son chapeau, qu’il piquât sur sa cravate une épingle à tête rouge et prît sa canne et ses gants clairs, qu’il prît tout cela et qu’au détour d’une rue, alors qu’elle lui donnerait le bras, quelque femme les rencontrât, qui penserait : « Il y a sur celui-ci la distinction d’un bel homme qui sait se tenir et sur celle-là un coin de joie, car elle n’est plus seule au monde. » Pourtant, elle n’osait pas lui en parler. Un jour, elle lui dit deux mots pour qu’il la conduisît au théâtre. Il tourna la difficulté et répondit : « Oui ! Attends quelques jours. Je tâcherai d’avoir des billets. » D’ailleurs, elle n’eût pu sortir le soir, à cause de Raphaël, mais elle provoquait cet homme à tout hasard.

Il arriva qu’une après-midi, comme elle était un peu en avance, il restait deux personnes qui attendaient leur tour de consultation. Le cabinet du médecin avait deux portes, l’une donnant sur l’entrée, l’autre sur le salon d’attente. Par la première sortait le visiteur, par la seconde le docteur passait la tête et faisait signe au suivant. Il la vit et lui adressa un clignement des deux yeux pour l’inviter à patienter. Elle ne passa qu’à son tour, elle ne s’en plaignit pas, ne voulant pas faire de scandale, mais jamais plus elle ne retourna chez lui.


Voici. Elle fit un effort et n’en eut pas tant de mal qu’elle l’eût pu croire. Certes, elle regretta des choses comme un mois perdu, comme la défaite, mais il lui restait une liberté plus large qui comportait de la hardiesse, car elle avait commencé une histoire et l’avait terminée à son jour. Il faut apprendre à savoir flotter. C’est pour cela que Paris est beau. On se dit : « Tiens, voilà ! Je ne sais que faire. Il y a les petites rues où l’on a moins peur, il y a le boulevard Saint-Michel où l’on trouve plus d’occasions. Les hommes vous entourent, puis tourbillonnent : on croirait que les hommes s’engouffrent dans vos jupes. Il fait bon aujourd’hui. L’hiver est très doux, cette année. » Et Paris qui est bon à connaître ! Si vous avez une défaillance au passage, Paris vous heurte avec une de ses voitures ; les maladroits seuls ont des défaillances. Si un petit goût vous pique de manger un gâteau, vous en voyez avec de la crême dessus. Si une idée vous vient de penser à Raphaël, à six heures il sera de retour. Le soir il y a des lumières, le jour il y a des jardins ; comme Paris doit être clair pendant l’été ! Il y a toutes les catégories de Messieurs, il y en a qui doivent être très riches. Pourquoi les riches Messieurs n’adresseraient-ils pas la parole aux petites femmes ? Hi hi hi ! Il y en a un une fois qui m’a appelée vieille catot. À Paris on apprend à connaître tous les mots.


Ils montaient à quatre, les coudes relâchés, la poitrine fendant les groupes de passants du boulevard, un peu rouges, poussés, nombreux et ils sortaient soudain, l’un ou l’autre, quelque éclat de gaîté qui les parcourait de front. Elle ne les vit pas : elle se trouva au milieu d’eux. Ils faisaient une conversion par files et, comme Marie était placée entre les quatre hommes et la porte d’un café qu’ils voulaient franchir, elle fut prise dans la masse, entourée par des bras, par des jambes, par des voix assez fortes pour qu’on ne pût leur tenir tête et se trouva enfin au bas d’un escalier à glaces, dans un sous-sol où des tables de bois rondes et des escabeaux à trois pieds faisaient une drôle de figure, comme des choses qui ne sont pas françaises. Deux d’entre eux se détachèrent afin de boucher la porte par où ils étaient entrés, on l’assit : pan ! Elle se leva et on l’assit encore : pan !

— Vous allez boire de bonnes choses, dit l’un.

Elle fit :

— Non !

— …de bonnes choses avec de la glace, du citron, de la confiture, des fruits, des liqueurs et de grandes pailles pour les boire.

Elle fit encore :

— Non !

C’était un non d’un bloc, qui tombait comme le « nnon » des enfants.

— …et puis ça fait du bien, et puis ce n’est pas fort, et puis il y a du champagne, et puis c’est dans le cœur que ça descend.

— Non !

— Vous vous promeniez ?

— Non !

— Mademoiselle, il va pleuvoir. Moi, je suis comme Gribouille, je veux boire crainte de me mouiller.

— Non !

On lui servit, dans un grand verre, une boisson couleur fleur de pêcher dans laquelle deux chalumeaux plantés vous tentaient comme un désir plus délicat, comme un jeu entre la coupe et les lèvres. Elle y goûta, dans un autre : Non ! elle fit de petites bulles à la surface du liquide : Hi, que c’est drôle ! Elle en joua, au milieu des quatre hommes qui riaient, puis elle dit :

— Quand même, je suis bien effrontée.

On la poussa. Elle répondit :

— Je suis une jeune fille, j’habite chez ma mère.

— Votre mère vous a donc laissé sortir ?

— Oh ! monsieur, maman a confiance en moi. Au contraire, c’est elle qui me le dit parce que, quand on reste toute seule, une jeune fille prend des idées noires. Maman donne des leçons de piano.

— Alors, vous devez très bien jouer du piano ?

— Oh ! non, Monsieur, maman n’y tient pas. Elle dit : J’en ai tant vues qui ont mal tourné !

Alors, elle fut toute joyeuse, en face de quatre personnes, d’avoir opposé à leurs forces réunies quelque mot qui sût se faire place. Comme toutes les femmes, elle aimait le goût de la victoire. Elle en fut récompensée par quatre sourires qui changèrent de direction et se prirent d’une sorte de ferveur, d’une sorte de foi, comme lorsqu’on craint d’offenser l’innocence. Et on l’invita à boire autre chose en disant :

— Je vous assure que cela ne vous fera aucun mal.

C’était une boisson légère que l’on aspirait comme on respire, qui vous passait sur la langue, qui traversait en vous on ne sait quel mystère dont le siège est au cœur humain. Puis elle montait par le chemin du sang et, baignant la substance, atteignait les idées de raison, les idées de justice, les idées de bonheur et les fondait dans un bloc clair dont on était le possesseur. L’un d’eux payait à chaque tournée pour payer plus souvent et, ne voulant pas se charger de sous, les laissait par masses au garçon qui servait. Il disait : « Il en reste encore ! » et remuait les pièces d’or dans une de ses poches. Au bout d’une heure, ses trois compagnons s’en allèrent, il leur sourit. Puis il dit :

— J’habite le Congo. Il n’y a pas comme ici des rues, des cafés, des femmes, des usines, des bureaux. Nous remontons le fleuve pendant des semaines, nos fusils contiennent des balles explosibles, nos goûts sont à la hauteur : j’ai tué des hippopotames et des éléphants. On a voulu me vendre un enfant quarante sous. Trois jours plus tard, on nous l’a fait manger. Nous n’en savions rien. Voilà comment j’ai mangé de la chair humaine : on la laisse faisander, elle a le goût du chevreuil. Ne craignez rien. Le ciel est épais là-bas, le cœur est simple et direct. On perd l’Europe et la délicatesse, on est un homme blanc, on est une race qui s’étend.

Elle entendit cela et se prit à y croire avec une foi qui la porta d’un coup auprès du Congo, dont elle ne savait rien qu’un nom de fleuve et qu’elle imaginait déjà avec des pirogues, avec des gondoles, avec des noirs, avec un hamac où elle attendrait son amant, à l’ombre de la véranda.

Ils se donnèrent d’autres rendez-vous au même endroit. C’était, dans le sous-sol d’un café du Quartier Latin, ce qu’on nomme un bar américain, le goût s’y prenait à des fantaisies, l’après-midi s’y éclairait d’un jour bas dont on cherchait longtemps l’origine. On y gagnait comme une idée mathématique de boire, on y buvait des mélanges et des combinaisons, on y remuait son verre et sa soucoupe et, parmi leur tintement, on s’éveillait, on disait un mot, on riait, on se mettait à tinter.

Il disait :

— Je suis venu ici pour m’amuser.

Il avait rapporté du Congo vingt-quatre mille francs et voulait prendre pour vingt-quatre mille francs de Paris. Il achetait des cigarettes orientales, des boutons de manchettes, des épingles de cravate, des revolvers, des bonbons, des journaux illustrés. Il faisait bon rire et tout le faisait rire : un verre que l’on vous sert, un Monsieur qui passe, l’arrivée de quelqu’un, un coup de poing dans le dos, un mot duquel, vraiment, on n’eût pas attendu ce résultat. Marie comprit ce qu’est le plaisir. Et il disait encore :

— Restez avec nous, nous dînerons ici, nous prendrons des voitures, nous irons au concert, nous en sortirons ensuite, et toute la nuit nous vadrouillerons dans des lieux que vous ne connaissez pas.

Mais elle apprit surtout que, parmi tous les plaisirs, il en est un. Elle le lui offrit de bon cœur. C’était à deux pas et pourtant ils montèrent dans un fiacre. Il y avait dans la chambre une longue table qui bouchait la fenêtre, et sur laquelle des casse-têtes, des porte-plumes, des Traité de l’Art de l’Ingénieur, des échantillons de minerai et une boîte de papier à lettres se calaient l’un l’autre et formaient un certain arrangement barbare qui sentait la halte, la vie active et la forte santé. Il ouvrit un tiroir, y prit un papier, le plia.

— Tenez, dit-il.

Elle le garda d’une main moite, comme les femmes lorsqu’elles veulent vous montrer qu’on les force à prendre. C’était un billet de cinq cents francs ; elle le déplia, le vit, le trouva tout naturel comme un verre en plus, comme une feuille qui pousse au printemps, comme un baiser que l’on ajoute à l’amour.

— Que je vous embrasse ! dit-elle.

Il répondit :

— Ce sera pour vous acheter une paire de jarretières.

Puis ils continuèrent, pendant une demi-heure qui fut charmante, qui les grisa et qui leur donna l’envie, pour une après-midi, de quitter le Quartier Latin et de descendre en voiture dans un des grands cafés du Boulevard.

Elle le quitta vers cinq heures. La première impression qu’elle eut du billet de cinq cents francs fut de le sentir, là où elle l’avait mis, sous sa chemise, entre les deux seins, comme un peu de sa peau, et le premier mouvement de s’arrêter devant un magasin de meubles, de n’y rien trouver assez beau et de penser à un lit de milieu, dans une chambre à coucher, avec des fauteuils de satin bleu pâle. Un peu plus loin, elle se campa devant une boutique de bijoutier, considéra un collier de six cents francs et se demanda si on ne lui rabattrait pas sur le prix puisqu’elle pouvait payer comptant. Elle faillit acheter une livre de pralines. Un homme la suivit, elle fuyait, craignant qu’il n’en voulût à son argent. Elle rentra chez elle et se rappela Raphaël : vraiment, il y avait deux ou trois heures qu’elle ne se souvenait plus de lui. Mais quelle était la meilleure cachette ? Dans la table de nuit, il y avait un rayon. Plier le billet et le glisser dans l’intervalle qui existe toujours entre une planche et la paroi contre laquelle elle vient buter. Elle essaya, mais bientôt elle pensa que Raphaël eût pu le découvrir, croire qu’un locataire l’avait oublié là et, dans un mouvement d’honnêteté, prévenir la patronne de l’hôtel et rendre l’argent. Elle trouva bien mieux et plus simple, l’enveloppa dans son mouchoir et mit celui-ci au linge sale.

C’est ainsi qu’elle menait sa vie en deux fois. Elle avait Raphaël et le connaissait comme on connaît ses mains, comme on connaît ses pieds et ne s’apercevait même pas qu’il la portait sur la route. Mais, pour l’autre, il avait un nom presque noble et s’appelait Maurice Delavallée. Et il s’accompagnait encore de toutes sortes de jeux : ceux de l’après-midi avec les voitures, le plaisir que connaissent les enfants dans la journée du jeudi pendant laquelle ils ne vont pas en classe. Et l’on pouvait auprès de lui penser au Congo, se bercer sur l’Océan pour toute la durée du voyage et débarquer enfin dans la rade, au pied des premiers coteaux d’un pays. Elle se rappela la Case de l’Oncle Tom, qui l’avait fait pleurer un jour lorsqu’elle était enfant et se réjouit à la pensée d’avoir au moins trente esclaves. Et tout cela la faisait encore rêver à « l’idéal ».

Quelques jours plus tard, elle fit son paquet pour le blanchissage, franchit la porte et commença la descente de l’escalier. Un paquet est toujours mal commode, elle avait trois points d’appui pour le soutenir : le premier était formé par l’avant-bras, le second par l’os de la hanche et le troisième, qui supportait l’ensemble et le poussait pendant la marche, se trouvait à la hauteur du genou. C’est ainsi qu’elle allait et elle suivait sa peine avec attention et l’examinait toute selon le poids des chemises, des pantalons et des mouchoirs, lorsqu’elle se rappela cinq cents francs qu’elle avait jetés dans son linge et qu’elle portait en ce moment même au blanchissage. Elle défit le tout, sans prendre le temps de remonter, fouilla, trouva, rangea et se trouva vraiment gênée pour l’avenir. Elle n’avait pas de mémoire, pas beaucoup d’ordre, était à la merci de la blanchisseuse si elle se trompait, et alors elle en eut assez. Elle ne savait pas comment les employer non plus et, dans sa pensée, prisonnière de cinq cents francs de désirs, elle en voulait à Raphaël de ne pas deviner, de ne pas comprendre et d’être là comme un homme épais qui ne sait que boucher les désirs.

Après déjeuner, elle prit une enveloppe, glissa le billet à l’intérieur, puis la cacheta. Elle sortit, suivit la rue Vavin, longea les grilles du Luxembourg et, à l’une des portes, découvrit un cul-de-jatte. Il reposait dans une caisse d’emballage, ses roues étaient grossières, il portait par la face un poil jaune et deux yeux que son métier avait aplatis. Elle avança droit, l’enveloppe pliée et la lui colla. Il dit :

— Qu’y a dedans ?

Elle ne répondit pas et fila. Il appela :

— Hé, la petite dame ! Qu’y a dedans ?

Elle détourna un peu la tête. Il croyait à une plaisanterie et n’osait pas déchirer l’enveloppe. Elle prit la première rue à gauche, elle avait grand’peur qu’il ne courût après elle.

À la fin, Maurice dut retourner au Congo. La dernière soirée fut courte : il ne leur restait plus que deux heures. Il s’en servit d’abord pour boire et récapitula ses goûts. Le dernier quart d’heure fut la conclusion des autres : chacun d’eux était en train, le lit de l’homme n’était pas trop éloigné, ce fut comme lorsqu’on se serre la main avant de se quitter. Ils avaient été deux bons camarades.

— Au revoir, mon vieux, lui dit-il. Ce sera pour dans trois ans. Je t’apporterai une défense d’éléphant. Ne sois pas mariée. Reste avec ta mère. C’est encore ce qu’il y a de mieux.

Mais, pour Marie, un départ d’un quart d’heure, une parole sur sa mère, la firent se rappeler de trois mois de mensonges qu’on lui avait donnés. Les femmes se portent avec une telle tendresse que tout d’elles leur semble bon et justifié et qu’elles retournent le mensonge à celui qui fut cause qu’elles mentirent. Alors elle se rappela tout : qu’elle n’eût pu accepter aucun cadeau, que leurs rendez-vous étaient faciles et ne valaient pas une de ces après-midi de Paris qui peuvent vous apporter cinq cents francs, qu’il ne lui avait jamais demandé si elle voulait l’accompagner au Congo, que pour aller jusque là-bas elle aurait le mal de mer, qu’elle était une toute petite fille et qu’il ne savait pas jouer avec elle, que le monde était usé, qu’elle avait vu dans un journal le portrait d’un poète qui ressemblait à Raphaël. Elle fut bien malheureuse d’être ainsi persécutée.


La suite eut lieu un jour. Comme depuis longtemps elle était tentée et qu’elle avait mûri pour le hasard, elle le rencontra plusieurs fois à sa porte, dans l’escalier de l’hôtel, et elle le regardait d’aplomb comme quelqu’un qui en apprécie les qualités. Il demeurait au même étage. Il y eut bientôt entre eux la comédie de la porte qui s’ouvre lorsqu’on entend le pas de la voisine, de la tête glissée par l’entrebâillement et du premier mot qui n’a de valeur que lorsqu’on s’est compris d’avance. C’est à ce premier mot qu’elle adressa sa première réponse, et c’est ainsi qu’elle vint à un autre homme comme les enfants de quatorze mois qui n’ont pas peur de marcher seuls, car ils savent qu’au dernier moment des bras leur seront tendus.

Il ne devait pas avoir beaucoup plus de vingt ans. Ses yeux avaient le feu, son visage en parlait, avec un resserrement des mâchoires et une certaine façon qu’avait sa lèvre supérieure de contenir, de cacher quelque chose comme la passion, comme la bouche et la langue. Il savait se comporter auprès des femmes : tous ses organes y avaient leur part. Il glissait sur elles, coulait de la bouche au talon et, avant même qu’elles ne fussent nues, cherchait quelque coin où la peau pût arriver à son palais. Il avait la fougue et la gourmandise. Il apprit à Marie bien des choses. Il aimait le lieu où la femme est la femme, il la couchait, puis l’attirant, selon l’attitude, la connaissait, la goûtait et l’adorait. D’un peu de ses lèvres, d’un peu de ses dents, d’un peu de sa bouche, il avait fondé son empire, et il relâchait ses mâchoires et bâtissait dans la félicité. Puis il la retournait, la parcourait sur toute sa ligne, la poursuivait en ses contours, pressait, mâchait, passait et éclatait enfin en une prise de possession telle qu’ils semblaient un couple, aux temps de la préhistoire, ayant toute une race à former. C’était ainsi. Puis il la rendait au jour, cassée dans les jointures, morte à tout ce qui n’était pas ce qu’il lui avait donné et sentant, au creux de ses os, le plus las des fleuves s’attarder encore pour les longs souvenirs.

Elle le connut pendant tout l’été. Il était étudiant aussi. Elle se vêtait le matin d’un peignoir et, sans corset, libre et prête déjà, elle préparait midi, puis elle attendait deux heures. Derrière Raphaël, elle ouvrait la porte pour mieux entendre le pas de celui qui s’en va et elle récapitulait là même, à l’entrée de sa chambre, tous les objets : le mouchoir, le portemonnaie, la serviette, elle pensait au coup de brosse dont il avait coutume au moment de son départ et, sûre alors qu’il n’avait rien oublié, elle allait au voisin et frappait trois coups légers, qui étaient sa façon et qui riaient.

Elle ne se promenait pas à Paris pendant la belle saison. Du Luxembourg à la Seine, dans l’air où les hommes se groupaient pour les plaisirs du beau temps, qu’eût-elle trouvé, sinon son corps et ses hanches et la circulation dans ses reins d’un sentiment dont elle n’était plus maîtresse et qu’il valait bien mieux porter à celui qui en savait embrasser l’étendue.


III



C’est ainsi que le temps passa et qu’un an de Paris vint ajouter à l’amour. Il y eut aussi le printemps qui fut remarquable et parcourut toute chose vivante à sa façon, qui est d’en gonfler la moelle. On sent une sève alors, que des chaleurs accompagnent, puis le seul besoin de la pousser en soi pour la faire sortir. Puis juillet vint, à son rang, au milieu duquel, Raphaël, ayant terminé sa première année d’études, dut donner à sa famille ses trois mois de vacances et s’en aller aider son père dans les travaux de l’entreprise. Il eût bien fallu qu’il possédât cent francs pour que Marie pût faire les quelques achats que nécessite un départ de femme et retourner à la maison de Basile avec le prétexte que Madame Crouzat allait passer chez une sœur qu’elle avait les mois de l’été. Alors elle resta seule. D’abord, elle fut seule pour huit jours, qui étaient le délai que demandait Raphaël pour ajouter quatre noms aux feuilles de paiement d’un chantier et s’approprier ainsi quatre payes. Il disait : « Il y aura un nommé Bourdon, un nommé Donadieu, un nommé Couvert, un nommé Bousset. Il faut que tout le monde y passe. » Marie riait : « Moi, je suis quatre ouvriers ! Je suis quatre-z-ouvriers ! » Et la séparation même la séduisit, parce qu’elle semblait accroître son roman.

Le lendemain, elle fut un peu plus sérieuse et prépara ses quartiers. Depuis deux mois Basile ne lui avait pas écrit, elle s’en était inquiété d’abord et lui avait envoyé une lettre, mais celle-ci, restant sans réponse, elle ne s’y acharna pas, à un âge où l’on ne garde guère de reconnaissance envers le passé. Mais maintenant, comme il fallait qu’elle réussît, comme elle était une femme et n’avait pas le choix, elle retrouva de quoi écrire et mit tout à son grand-père. Elle lui mit même des choses qu’elle n’avait pas.

« Cher bon papa et chère bonne maman.

« C’est moi qui vous écris, vous savez bien que je n’ai pas changé. Je vous ai écrit il y a bien longtemps, mais il me semble qu’il y a encore plus longtemps. Pourquoi ne m’avez-vous pas répondu ? Moi, je ne sais pas, je suis toute seule à Paris et rien ne peut me le dire. J’ai lu des journaux pour savoir et puis je ne sais pas. On trouve ici tous les journaux de Lyon. Bon papa, tu écris si facilement. Tu te souviens que tu disais dans le temps que tu avais le style au bout de la plume. Alors, voilà, il faut m’écrire, bon papa. Moi, je ne t’ai rien fait. Oh ! je sais, tu aimerais mieux que je m’ennuie loin de toi pour que je revienne. Eh bien ! Si je t’écrivais aujourd’hui pour te dire que je vais bientôt revenir. Mme Crouzat va passer les mois d’été chez une parente et comme, là-bas, elle ne sera plus seule, moi je veux aller chez nous. Il faut m’attendre. Oh ! tu verras. Je m’habillerai belle pour te faire honneur. J’aurai une robe bleue et un chapeau avec des coquelicots. Ça se porte à Paris. Et je me tiendrai bien droite et tu me verras, et tu diras : Oh ! mais, puisqu’ils me la rendent si bien que ça, là-bas, il faut qu’elle y retourne. Et puis tu diras à ma grand’mère qu’elle m’achète de la toile pour des chemises. Je les ferai moi-même, parce que maintenant je sais travailler. Je lui rendrai l’argent. J’ai des économies, grand-père, je te les donnerai. Tu achèteras tout ce que tu voudras : des choses qui se mangent, du vin, de la goutte, tu prendras une domestique pour aider grand’mère. Et si tu es bien sage, si tu me réponds gentiment, je t’apporterai une canne. Elles sont noires, en bois d’ébène, ça t’ira bien pour te promener avec moi, et j’apporterai une ombrelle à ma grand’mère, pour son teint, pour le teint de ses joues où je vous embrasse bien tous les deux.

« Marie. »

Pauvre vieux ! C’est vrai qu’elle eût aimé lui faire du bien. Mais elle n’avait pas d’économies et c’est bien triste d’être obligée de mentir. Alors, elle eût voulu que sa grand’mère lui achetât de la grosse toile qui lui eût fait mal à la peau, pour faire pénitence.

Ensuite, elle prit ses dispositions pour huit jours. C’est vers six heures, chez elle, qu’elle attendait Jean Bousset. Raphaël avait dit : « Mon vieux, elle va rester ici huit ou quinze jours. Je te la laisse. Monte donc dîner le soir, elle te fera la cuisine. Que tu manges là ou au restaurant… Et puis, elle, ce n’est pas une femme à te raconter tous les jours la même scie. » Elle n’en avait aucun sentiment et savait tout juste qu’elle avait besoin de passer ses huit jours.


Le premier soir, elle disait :

— Il est parti, mon loup.

Jean répondait :

— Je n’ai jamais pu vivre avec les autres. Je ne sais pas quelle part leur donner, j’ai toujours envie de leur donner la meilleure. Je crois que c’est au contraire qu’on reconnaît les riches. Il y a quelque chose en moi qui est la vie des autres et que je ne sais pas gouverner. Vous avez beaucoup d’innocence. Je passerai mes soirées avec vous et, si vous avez un cœur très simple, peut-être ne sentirai-je pas que je ne passe pas mes soirées avec moi.

Elle fut toute honteuse et dit :

— Vous allez bien vous ennuyer.

Elle regarda le bout de son doigt, puis le bout de tous les autres, parce qu’ils n’étaient pas très bien soignés. Soudain, elle quitta tout et lança sur Jean les yeux en disant :

— Il faut tout donner. Moi, j’ai tout donné.

Ils rirent tous les deux. Alors elle s’écria :

— Ce n’est pas vrai, d’abord. Il m’en reste encore un peu.

Pour Jean, il ne savait pas se retenir, et lorsqu’un sentiment lui naissait quelque part, il le laissait aller et, comme lui, coulait tout droit. Il dit encore :

— Je vous connais et ceux qui ne vous connaîtraient pas croiraient qu’il n’est pas vrai que vous ayez de l’innocence. Moi, je vous dis que vous êtes une enfant. Vous les avez vus avec leurs petits pieds et leurs boucles ; leurs pieds aussi ont l’air de flotter au vent. Voyez-vous, la femme est une enfant : le malheur est qu’elle dispose de moyens dont ne devraient disposer que des êtres plus mûrs. Il n’y a pas la juste balance de votre ventre à votre tête. Les hommes ne veulent pas le comprendre, ou alors ils ne viendraient pas nous parler de vos péchés. Je ne sais pas si vous êtes jolie, vous êtes mieux que si vous étiez jolie. Il n’y a pas de perversité dans votre visage, parce que toute l’expression de vos traits aboutit à votre bouche. Vous êtes née très simple et très bonne et peut-être un peu gourmande. Mais il y a vos yeux. J’ai vu bien des yeux dans ma vie, c’est pourquoi je me ferai comprendre. Je connais un agrégé de mathématiques, je suis sûr que son regard hésite quelques instants avant de sortir. C’est ridicule et ce que je vais dire semble prévu, mais il m’a toujours semblé que son regard retenait des formules. Je connais un homme très bon. Ses yeux, je les nomme des yeux de mousse et ils reçoivent autant qu’ils peuvent donner. Il m’est arrivé de lui parler en regardant ses yeux. Alors, Marie, j’ai vu quelque chose de très clair et d’un peu timide qui me faisait penser à de la pudeur. Puis il y avait de larges battements de paupière qui devaient lui faire du bien et reposer ses prunelles, des battements de paupière que je qualifierais de réfléchis et qui, je ne sais pas encore pourquoi, m’ont appris qu’une bonne action est celle qui retourne à son auteur. Pour vos yeux, on ne sait pas si c’est qu’ils regardent ou si c’est qu’ils sont regardés. Vous êtes plus près que nous autres des choses, vous avez une façon de les boire. Vous ne connaissez pas le repos. C’est étonnant : vous ne battez presque jamais des paupières. Pour vous dépeindre par un contraire, les yeux contraires aux vôtres sont des yeux où l’iris est profond et doux comme si l’on devait s’y baigner. Peut-être recevez-vous beaucoup de celui que vous aimez, mais je crois plutôt que vous lui donnez. Il y a un point qui me fait supposer que vous ne connaissez pas la plénitude. La prunelle de vos yeux est tournée vers le haut. Ce sera un compliment : vous regardez naturellement les cieux. Vous devez avoir beaucoup de tempérament. Souvenez-vous de ce que je vous disais d’abord. Pour moi, il n’y a pas de péché en vous. Savez-vous ce que c’est que le mal ? Le bien, c’est tout ce que l’on fait ; le mal, c’est tout ce qu’on aurait pu faire.

Elle fut étonnée d’abord, elle qui retenait beaucoup de ce qu’elle eût pu dire. Puis elle entendit le reste, non pas comme si elle eût été Marie, mais avec un sentiment plus large et un mouvement qui prenait les paroles et leur trouvait une place. Et cela la remplissait si bien qu’elle n’en avait plus maintenant aucune surprise. Elle dit :

— Oh ! vous pouvez parler. Moi, il me semble que je vous ai toujours connu.

Il répondit :

— Je suis votre ami, sinon vous ne m’auriez pas écouté. Je ne le savais pas encore quand je suis entré. Prenez bien garde que ce ne soit chez vous le point faible : vous avez pu m’écouter ! Mes amis, je les ai d’un coup d’œil. Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui m’écoutent et ceux qui ne m’écoutent pas. Je dois être un peu simple d’esprit.

Elle eut un mot qu’on n’eût pas attendu.

— Oui, vous êtes un baromètre.

Ensuite, il y eut l’arrêt naturel du discours, l’instant où on se le remémore et où on le complète pour son usage. Ils dînèrent ensemble, de chaque côté de la lampe dont la lumière versait un silence auquel ils prêtaient attention. Un peu plus tard, quand elle eut desservi la table et versé le café dans les tasses, il lui vint à la bouche le résultat de son travail :

— D’abord, ça n’est pas vrai que je suis une innocente. C’est vous. Vous êtes une petite fille. Là… ma petite fille…

Et elle lui passa la main sur les cheveux pour bien les mettre en ordre. Il avait au premier rang une mèche blonde qui s’écartait de la masse à sa façon. Elle fit :

— Ah ! vilaine ! tu as encore enlevé le ruban que je t’avais mis. Tu ne peux donc pas rester en place. Attends un peu…

Elle prit une faveur bleue, la passa et la noua avec une double boucle. Elle en prit encore une autre, l’attacha sur le côté et fit descendre les bouts jusqu’à l’oreille. Elle rit beaucoup, puis elle dit :

— Ça vous va bien. On ne dirait même pas que c’est ajouté.

Il la portait en effet simplement, il avait beaucoup de naturel dans le jeu. Il y avait en lui quatre choses bleues : les deux faveurs et ses deux yeux. Et comme il souriait, les quatre choses se ressemblaient.

Elle dit :

— Racontez-moi encore des histoires.

Elle appelait cela des histoires.

Jean dit :

— J’en connais une qui est bien pénible. Vous ignorez certaines folies qui s’abattent des pères sur les fils. La folie des miens est de n’avoir jamais su dédorer ses idoles. Mon histoire est baroque. Mais l’esprit en est encore sur moi et je me demande quel est le drame, quelle est l’aventure qui le pourrait chasser. Il y a tant de choses que je ne puis vaincre encore. Un jour, mon père avait dix ans et vivait chez sa mère qui était pauvre. Un oncle vint les voir. C’était une fête : ma grand’mère offrit une bouteille de vin. Mon père l’alla chercher. Il était un fils de pauvres sans espoir et sans envie et qui s’était assis, comme cela, dans une idée que le monde lui donnait sa part. Il revint. On avait versé le vin, il l’avait pris alors et remontait chez lui, le possédant. La mère le reçut de ses mains, le vit, le regarda et s’aperçut d’un coup qu’on n’avait pas empli sa bouteille. Elle avait quarante ans et avait reçu de la vie tant d’amertumes qu’elle avait pris l’habitude de les rechercher. Elle dit : « Comment ! Ils ne t’ont pas rempli la bouteille ! » Remarquez qu’il ne s’agissait pas pour mon père de retourner là-bas et d’affronter un commerçant. Les pauvres regardent, apprécient, se font un sens des choses, mais ne s’y opposent pas. Il répondit : « Oui, il en manque ! Mais c’est moi qui l’ai bu. » Comprenez-moi bien, Marie. Celui-là était un enfant si bon, si sot et si bon, que la méchanceté du monde ne pouvait exister que par sa faute et qu’il aimait mieux sauver son idéal au prix d’un mensonge.

Marie ne disait rien. Puis elle fit :

— Le cœur de mon petit Jean Bousset !…

Ce fut le mot qui résulta de leur rencontre, mais il en résulta d’autres.

Le jour suivant, il se passa entre eux les mains. On a d’abord besoin de ses mains pour manger, mais lorsqu’on a mangé, les mains sont superflues et il y a des gens qui les mettent dans leurs poches. Alors, il arriva que Jean et Marie associèrent leurs mains. Elle disait :

— Voyez-vous, c’est commode. Vous allongez vos doigts, vous les écartez ensuite et, dans l’intervalle, il y a de la place pour tous les miens. Je suis contente qu’il y ait de la place entre les doigts. Et je suis contente encore parce que, lorsqu’un petit homme tient ainsi sa petite femme, ils ne peuvent pas mettre autre chose dans leurs mains. C’est le bon Dieu qui l’a voulu. La main est faite pour être deux.

Ils se tenaient de la sorte et il fallait qu’ils rapprochassent leurs chaises. Ils se courbaient un peu, comme assis sur le même banc, dans une pose qui les faisait réfléchir. Les femmes sortent d’abord l’objection pour obliger tout aussitôt l’homme à la surmonter. Elle dit :

— Je vous prive de vos amis. Vous passez toutes vos soirées avec moi.

Il se tourna un peu et la regarda en face avec deux yeux, puis il répondit :

— Mais non. C’est la femme, cela. Elle nous tient lieu de vivre.

Les jours suivants, ils furent un homme et une femme en tête à tête. Elle ne sortait pas l’après-midi, parce qu’il ne lui restait plus que huit jours et, quoiqu’elle eût eu des aventures qui n’avaient pas duré longtemps, un soulèvement de son âme les avait portées à ses yeux comme une espérance et, quoiqu’elle eût fort bien accepté un bonheur qu’elle eût su ne pas pouvoir garder sa vie entière, un sentiment qu’elle appelait « l’idéal » la préservait encore de huit jours de plaisir. Et puis le premier feu s’éteignait, qui avait surpris jusqu’à son cœur. Alors, elle attendait Jean Bousset. Nous sommes des voyageurs et ceux à qui il ne fut pas donné de connaître les chaînes des monts et le glissement des larges eaux parcourent un homme un soir de confidences et accomplissent ce qui fut si bien nommé le voyage intérieur.

Comme ils ne parlaient pas toujours, il y eut une heure où ils s’en prirent à leurs épaules. Ce fut presque une découverte et celles de Marie ondulaient et fondaient selon le bras que Jean passait autour d’elles. Elles étaient deux, se suivaient comme deux vagues et vous balançaient dans on ne sait quel courant comme lorsqu’on est heureux. Ils s’avançaient l’un vers l’autre.

Jean disait :

— J’appuie ma tête à votre épaule. Dieu est bon. Je sens tout. Il y a la lampe et le silence. C’est ma place. Ma place est grande, ma place est claire comme la grande place d’un village où l’on passe. Vous levez le bras et je coule ma tête et je l’appuie et je l’étends à l’ombre. Je me tairai pour que mes pensées montent. Je les sens déjà se lever comme des bulles et elles éclatent à la hauteur de mes tempes. Il y a une cuisine dans mon cœur, je l’entends bouillir.

Alors elle pencha la tête et répondit :

— Ta tête et ma tête, ça fait deux cœurs.

Ils disaient aussi :

— Nous allons nous tutoyer pendant cinq minutes.

Jean regardait sa montre :

— Oh ! j’aime mieux ne rien dire pour y penser davantage.

Puis il faisait :

— Toi.

Et elle répondait :

— Toi.

Ensuite, il y eut que c’était très simple. Le temps, alors, descendait chaque soir, assistait à leurs jeux et remuait autour de leurs fronts des minutes qu’un coup d’aile semblait balancer. La chambre était dense comme le cœur du monde, comme l’organe du centre qui reçoit la vie et la retourne d’un battement jusqu’aux limites du ciel et du silence. D’un mouvement de ses prunelles, Marie reportait tout vers le haut. Jean disait :

— J’assiste à vous. Vous respirez, maintenant, et de votre poitrine qui se hausse en respirant, je sens la vérité intérieure et le geste caché, comme la femme sent la vie de son enfant. Je sais quelque chose de votre sang et j’entends votre cœur. Vous penchez la tête, il n’est rien de vous qui ne m’arrive et nous sommes pareils à deux sœurs jumelles que berce leur nourrice dans un même berceau. Je vous suis et je vous connais. Ceci est votre épaule et peut-être que ma pensée suffit à la courber selon la forme de mon bras.

Elle entendait cela, vivait auprès d’un homme et découvrait ce qu’elle pouvait découvrir. Elle ne savait pas s’apaiser pendant un temps, sentir un sentiment pour lui-même et se dire : Il fait si bon que je m’arrête. D’ailleurs, elle avait sa vie qui était autre, qui était la vie d’une femme ayant besoin d’aboutir. Elle complétait un soupir, d’un mouvement de bras elle recevait une pression, d’un voisinage elle prenait une chaleur singulière qui la gagnait, qui s’associait au jeu de son sang et le poussait bruyamment dans sa chair. Elle connaissait l’homme et sa possession, elle en imaginait les ressources et en espérait encore d’étranges mystères, parmi lesquels toute son âme battait à la façon des oiseaux pris. Un souffle sur sa joue, une main à son épaule, trois quarts du visage d’un homme qu’elle voyait en baissant les yeux, la masse d’un corps et sa présence, elle recevait cela, le détaillait dans sa tête, l’animait à son image, en formait sa vie, bouillait, rêvait, pensait et réchauffait tout dans son sein. Il lui semblait alors assister à l’instant même de sa destinée où tout ce qu’elle attendait la saisissait au cœur, où chacun de ses organes soulevés aspirait la vérité dernière, s’y mêlait et s’ouvrait à son flot. Elle en sentait la chaleur, déjà. Elle ne pouvait plus la contenir et, bizarre, battante, vaincue, assistait au passage en son corps d’une flamme intérieure qui dissolvait les éléments par masses et lui remontait à la bouche le goût de son sang. Jean parlait encore.

— J’ai toujours aimé à connaître les hommes. Je les connais avec respect et il se mêle à chacun de mes sentiments je ne sais quelle admiration et je ne sais quelle timidité. Je suis un peu bavard, je me promène autour d’eux. Ne vous ai-je pas parlé de cela autrefois ? Je suis un pauvre. Je me rappelle les erreurs comme tous ceux qui en souffrirent, comme les masses populaires que l’on juge en bloc et d’un coup d’œil.


Un soir, Jean partit comme à l’ordinaire. Il descendit d’abord l’escalier, on lui ouvrit la porte de la rue, puis il la ferma. C’est au moment même où la porte claquait que Marie se dressa. Elle poursuivait autre chose encore et le jeu de ses pensées soulevait un bloc épais qui lui râclait la tempe en passant. Elle n’y put tenir, jusqu’à ce que la poussée entre ses côtes d’une matière dont elle n’était plus maîtresse la prît comme une douleur à laquelle on ne résiste pas et la portât trois portes plus loin, sur le palier. Elle fut, pendant une seconde, à serrer entre ses bras un morceau de la nuit, puis elle ne pouvait plus attendre, puis elle frappa.

Il ne l’avait jamais trop embêtée, pas même aux premiers jours, alors que la fièvre de se connaître fait que l’homme et la femme se parcourent, puis ils s’étaient unis d’autres fois, puis ils s’étaient croisés, selon leur pente, au hasard du voisinage, profitant d’une absence de Raphaël, d’une rencontre, d’une couleur du temps, soucieux avant tout d’éviter les ennuis. Il était couché, il avait ouvert sans savoir. Elle dit :

— C’est moi.

Il répondit :

— C’est une riche idée.

Et c’est ainsi que Marie se dégagea de ses longs tête à tête avec Jean Bousset.


Le lendemain de ce jour était un dimanche. Jean devait venir à onze heures, à cause d’un projet qu’ils avaient arrêté d’aller à la campagne et de goûter l’un à l’autre sous les arbres. Il vint avec fidélité : cette fois aussi, il monta l’escalier. Comme il heurtait la porte, elle comprit, leva la tête de son lit qu’elle avait gagné au petit jour, ouvrit et se remit entre les draps, bien lourde encore, avec une excuse.

— Je me suis réveillée. J’avais mal à la tête. Je me suis rendormie.

Il entra. Elle étendait deux pauvres yeux de malade et ramenait la couverture à son bras. Il la baisa où elle avait mal, elle plissa son front et devint une petite fille avec une grande fatigue dans les reins. Elle n’y pouvait rien autre chose que de souffrir et elle câlinait et plaignait le fond de son cœur d’une pensée constante et tout à fait tendre. Le mal lui avait fait du mal.

Jean s’assit à son chevet, puis elle sortit la main pour qu’il la pût prendre. Alors il se passa un silence très simple et qui avait sa signification. Elle l’accueillit, elle le coucha dans le lit près de son corps, elle reçut une sorte d’amitié cachée qu’elle promena quelque temps dans son cœur, sans cause et simplement parce qu’il y avait de la place. Puis elle voulut que toute la paix et tout le bien-être gagnassent autour d’elle. Alors elle eut un mot.

— Maintenant je suis guérie.

Jean parla. Il ne comprit pas. Il était toujours à côté de la vérité, comme les hommes qui pensent. Il dit :

— Vous êtes au lit. C’est quand la femme est malade que l’on sent qu’elle est une femme. Avec vous, je ne m’en étais jamais aperçu. Ne parlez pas. Vous me revenez de bien loin. Voici dix ans. C’était au temps des vacances, la terre avait des reflets dans mon pays et l’air qui montait jusqu’au ciel semblait comme lui, semblait comme vous, quelque chose de bleu, quelque chose de bon comme une liaison. J’avais seize ans et je m’en souviens. Je marchais dans un sentier où l’herbe, les haies et mon cœur formaient un tapis à mes pieds, ombrageaient mon corps et voisinaient. Et, soudain, il se passa ceci. Il y eut au monde comme une ouverture. Jamais je n’avais pensé qu’il y eût des femmes et qu’il y eût un amour. Dirai-je que je l’appris ? Non, c’est comme si j’allais l’oublier. Alors je me couchai dans l’herbe, je soulevai ma tête avec l’un de mes bras et je me tins là, dans un monde sans pareil, où je caressais quelque chose de doux comme le satin. Mon adolescence commençait et je me tins couché dans l’herbe, au seuil de ma vie, tout occupé à la vêtir de couleurs si belles que mes sentiments se levaient l’un après l’autre pour les mieux voir. Et je me disais : « Oh ! voilà ce qu’il faut faire. Je vais rentrer, j’étudierai les mathématiques pour me présenter à l’École forestière de Nancy. Je veux habiter dans les bois, pour que rien ne vienne me contredire. J’aurai une femme et je la garderai comme on garde la vérité quand on l’a recueillie. Elle sera toute blanche. »

Nous sommes plus complets qu’on ne l’a cru et, parmi les obscures combinaisons de ce qu’on a nommé le bien avec ce qu’on appelle le mal, quelque étincelle détermine parfois une chimie assez profonde qui décompose les éléments et les superpose en zones de densités différentes, tout comme des couches d’huile remontent à la surface de l’eau. La sincérité gagne autour d’elle et, s’associant au jeu naturel des sentiments, leur facilite la voie et les prend à sa suite comme un frère conduit son frère. Et le premier sentiment qu’elle éprouva, ce fut d’avoir mal aux reins. Quand le jeune homme était entré, elle avait pensé : « Je suis fatiguée, sans plus, et mes reins commettent une injustice à mon égard. » Maintenant, elle sentait en eux comme une déchirure, comme un souvenir de les avoir blessés. Elle avait envie de dire : « Mes reins sont en guenilles. » Elle en parla comme elle en pouvait parler.

— Vous m’avez dit : Le bien, c’est tout ce que l’on fait.

Il répondit :

— Je ne crois pas à une vérité éclatante qui tomberait chez les hommes et s’arrêterait au milieu d’eux. Peut-être ai-je prononcé cette parole. Pardonnez-la moi, Marie. N’ai-je pas dit plutôt : Le mal c’est tout ce que l’on aurait pu faire. Nous ne connaissons de l’homme que sa limite, nous ne connaissons de la vérité que le lieu où elle n’est pas. Je dois vous ennuyer avec moi-même. Je parle par anecdotes parce que je ne suis pas un homme d’action et que je me suis contenté d’avoir vu. Écoutez-moi, si vous allez mieux. Quand j’avais vingt ans, je vivais chez mon père auprès d’une jeune fille de dix-sept ans qui était mûre, qui venait voir ma sœur chaque jour, qui tournait vers moi sa face et que j’embrassais dès que quelqu’un ne nous voyait plus. Elle s’approchait, elle me laissait toucher à tout sur son corps, et lorsque, pendant une minute, nous étions seuls, je la prenais dans mes bras comme il le faut.

— Petit polisson ! dit Marie.

— Je dis tout, je ne puis pas ne pas tout dire. On appelle cela manquer d’éducation, mais je vous le dirai pourtant. Elle pliait son dos, elle tendait son ventre, j’étais auprès d’elle, rouge, avec une force de pénétration. Je n’aurais eu qu’un mot à dire, qu’un rendez-vous à fixer et je ne le fis jamais, et je me crevais de ma timidité. Je dus quitter mon pays pour entrer à l’École Centrale. Un mois n’avait pas passé qu’un acteur d’une troupe de comédiens ambulants lia conversation avec mon amie, agit avec discernement et la prit sous lui, ardente, vierge et pleine de la rage que donne le premier homme à celle qui l’attendait. Et quand j’appris cela, j’étais seul à Paris, sans femme, et je me tordais dans un sentiment d’avoir raté le bonheur de mes jours. Et toute femme n’est plus celle-là, et tout plaisir que l’on n’a pas goûté est le maître qui règne sans interrompre.

Elle dit :

— C’est comme moi si je n’avais pas pris mon loup.

Il continua :

— Je ne sais pas si j’eusse bien fait en étant l’amant de cette fille, je sais que j’ai mal fait en ne le devenant pas. Moi, je suis né pour apprendre. Il y a en moi le sang des pauvres qui remplissent leurs poches. J’avais vingt ans, j’avais tout ce qu’il faut pour savoir. Ne croyez pas que je regrette un plaisir. La femme est une science, elle n’est pas un plaisir. De toutes les créatures qui sont au monde, elle est celle que nous pouvons le plus profondément apprendre. Je reste avec mes regrets. Si la vie jamais m’offre pareil fruit, sachez que je le prendrai. Et j’ai fait mal, et cela n’était pas mon cœur puisque j’en souffre encore. Et j’avais vingt ans.

Elle fit :

— Voyez-vous… Mais moi, je vais avoir peur, maintenant que vous avez dit ça.

Puis elle sortit son bras et le courba avec un sentiment d’avoir eu raison. Les bras nus des femmes semblent contenir la plus fraîche part de leur amour et dessiner son élégance même, alors qu’on ne le connaît pas. Jean n’eût guère imaginé que Marie pût avoir des bras nus. Et, tandis qu’il en suivait la ligne, il crut mentir en répondant :

— Oh ! mais, vous… vous êtes une amie.

Ils se turent ensuite, cependant qu’elle tournait parfois entre les draps sa hanche, que le silence lui faisait mieux sentir ses mouvements et que, dans cette position de la femme couchée, son corps recevait cette excuse organique, ce quelque chose du fond des moelles qui est satisfait après l’action dont on avait envie. Elle dit :

— Est-ce que vous avez fait quelquefois des bêtises ?

Jean répondit :

— Je n’ai jamais fait de bêtises.

— Pourtant, racontez-moi vos amours.

Il dit :

— Ah ! Marie, je ne sais pas lesquels vous conter. Qui sait si mon histoire d’amour… La vérité, c’est que je me suis beaucoup attaché à vous. Je l’ai fait d’abord sans crainte et ne sachant pas que je vous trouverais un jour couchée entre vos draps. J’ai beaucoup d’affection pour vous-même. Savez-vous quelle est ma peur ? J’ai peur qu’un jour vous ne m’ayez plus. Et puis, pourquoi vous dis-je cela ? Vous m’avez demandé une histoire. J’ai beaucoup d’histoires malades. Elles vous feront du bien. Tenez, il y a trois jours, je sortais de chez vous. Ne me condamnez pas. Il y a trois jours, je sortais de chez vous. Au coin du boulevard Saint-Michel, une fille s’est troussée pour changer de trottoir et, comme j’avais vu ses deux jambes basses, je me suis approché d’elle. Elle était petite, presque idiote, un de ses yeux pleurait. Je l’ai fait boire. Elle disait : « Oh ! Si vous pouviez venir avec moi ! » Marie, je venais de vous quitter, je dois vous dire que je n’y suis allé que le lendemain. Il était une heure. Elle vint m’ouvrir en chemise. Elle devait avoir une patience d’idiote et mettre trois heures à ranger sa chambre. Elle me dit : « Qu’est-ce que tu vas me donner ? » Je lui donnai trois francs. Elle dit : « Il me restait trente sous. Attends un peu. » Elle sortit sur le palier et entra dans une chambre. Je l’entendis qui parlait : « Combien as-tu payé ton corset ? » Une voix de femme répondit : « Trois francs quatre-vingt-quinze. — Alors, j’ai trente sous et trois francs, combien que ça fait ? — Ça fait quatre francs dix sous. — Alors est-ce que c’est assez ? — Mais oui, il te restera onze sous. — Trois francs quatre-vingt-quinze et onze sous, combien que ça fait ? » L’autre répondait : « Ça fait quatre francs dix sous, tête de cochon. » Voilà les femmes que j’ai eues, Marie. Et j’attendais celle-ci, avec ma maladie à moi, qui est de me rouler sur je ne sais quelles espérances. Elle revint, elle dut défaire son lit, et elle disait déjà : « Oh ! que je suis lasse, que je suis lasse ! » Je suis parti, un peu plus tard, ayant vu cette face de l’amour. J’avais besoin de vous raconter cela. J’ai besoin de vous raconter tout ce que j’ai fait de mal. Voulez-vous que je vous raconte encore ?

Elle dit :

— Vous ne savez pas ? Raphaël devait m’envoyer de l’argent pour que je m’en aille. Il ne l’a pas encore fait. Je suis bien contente. Parce que, comme cela, je resterai plus longtemps avec vous. Pourquoi dites-vous toujours que vous êtes un pauvre ?

— Je ne sais pas. Ce n’est peut-être pas vrai, mais j’ai besoin de le dire. Si je ne le disais pas, il me semblerait que j’eusse pu dans la vie ne pas agir comme un pauvre. Marie, ceux qui souffrent ont besoin d’avoir raison. Je regardais vos yeux, voici une minute, vous saviez que je les regardais. Quelque chose en vous m’a supplié, vous m’avez tout dit et vous avez pensé : Ne me condamnez pas ! Tous les yeux que j’ai regardés dans ma vie m’ont parlé comme les vôtres.

— Oh ! oui, je voudrais bien vous dire quelque chose, mais je n’ose pas.

— Parlez, Marie. Pour moi, j’eusse voulu vous apporter un corps de crucifié. Je n’ai pas assez souffert pour que vous m’aimiez. Je voudrais pouvoir m’avancer et vous dire : « Tu vois, ils m’ont porté sur la montagne. Leurs femmes et leurs petits enfants m’ont jeté des pierres, je pense que les chiens eux-mêmes ont ri. Ils m’ont crucifié jusqu’à sept fois. » N’est-ce pas que vous auriez eu du bonheur en pansant les plaies de mes mains ?

Elle se tut. Il vit ses deux yeux qui suivaient dans le coin sombre de la chambre une étrange image, dilatée, mouvante, qui s’approchait déjà. Elle parla, phrase par phrase, avec des arrêts pendant chacun desquels Jean se reposait pour mieux souffrir encore.

— Je ne voulais pas vous le dire. D’abord, Raphaël n’est pas un homme comme il me l’aurait fallu. La première fois qu’il m’a battue, c’était à Lyon. Il m’a donné une grosse gifle. Il m’a bien fait mal. Et puis, pendant longtemps, je ne pouvais plus me regarder dans une glace. Le matin, quand on peigne ses cheveux… je m’arrêtais, je ne pouvais pas faire autrement, je me regardais, je me disais : Figure à gifle ! Une autre fois, il m’a donné un coup de pied, et dans le ventre. C’était une mauvaise femme qui demeurait dans la maison. Elle lui avait dit que je faisais la vie avec d’autres hommes. Ce n’est pas vrai. Il est rentré, moi je ne m’y attendais pas. Il voulait d’abord me jeter par la fenêtre. Ensuite, il m’a donné un coup de pied dans le ventre. Le médecin a dit qu’un centimètre plus haut il m’aurait tuée.

Puis elle laissa ses deux yeux poursuivre une vie bien triste de pauvre petite Marie que les méchants avaient blessée. Jean dit :

— Donnez-moi aussi votre autre main.

Il posa son regard sur celui de Marie, la caressa d’une pensée docile qui prenait une douleur après l’autre et qui les gardait toutes. Il se taisait entièrement, avec force. Il pencha la tête, la mit sur l’oreiller, se tut encore et, joue contre joue, il resta là, pendant qu’il faisait chaud et que la vie lui pressait au cœur il ne savait quel fruit délicieux. Un peu plus tard, il se leva. Elle était couchée sur le dos, de tout son corps : on eût dit que sa vie aussi était couchée. Il s’approcha, baissa la tête, fut à la hauteur de la couverture et, se recueillant alors pour adorer ce qu’elle cachait, bienheureux à cause des voiles qui faisaient son baiser si pur, il posa ses deux lèvres sur le ventre d’une femme qu’un homme avait frappé. Elle fit :

— Et moi aussi, je suis contente d’avoir souffert.

Elle se rappela qu’elle n’avait pas menti. Jamais Raphaël ne l’avait battue, jamais Raphaël ne lui avait donné un coup de pied et pourtant elle n’avait pas menti. Elle se répétait à elle-même : « N’est-ce pas, je ne pouvais pas dire à ce petit tout ce que j’ai fait. Mais j’ai été bien malheureuse. Et puis, c’est en effet par mon ventre que j’ai souffert. » Et tout était bien vrai. C’était comme une vérité par substitution.

Il y eut un silence singulier qui garnit toute la chambre, qui gagna chacun de leurs mouvements, un silence plus fort que le bruit de leur sang et qu’il leur semblait respirer. Elle dit enfin :

— J’aurais bien voulu vous connaître à Lyon, il y a trois ans.

Ensuite, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas déjeuné. Il fallait qu’elle se levât, elle pria Jean de passer sur le palier pendant qu’elle allait sortir de son lit et, comme il partait, elle vit que lui aussi avait les yeux bleus. Alors elle dit :

— Deux yeux bleus et deux yeux bleus, ça fait quat’z yeux bleus.

Ils n’allèrent pas à la campagne ce jour-là. Ils n’avaient besoin d’aller nulle part. Chaque jour amena son lendemain. Les quatre murs d’une chambre se prirent d’une couleur profonde, d’une sorte de silence qui gagnait et qui, s’avançant à la hauteur de leur poitrine, les entourait simplement, puis qui montait comme une pensée, comme plus qu’une pensée, avec un murmure dans leur sens intime de ce qu’on eût pu appeler l’esprit de vérité. Jean disait :

— Il se passe quelque chose en moi. C’est dans mon estomac. Il y a de la brouille d’abord et puis ça se brouille encore davantage comme si on y faisait l’omelette.

Marie répondait :

— Moi aussi. Moi, c’est plus gros que l’omelette, et puis ça a du mal à passer.

Ils approchaient leurs chaises, se penchaient et se mêlaient davantage. Que les soirs allaient bien ! Leur tête et leurs épaules reposaient, chargées d’un sentiment dont ils sentaient le poids. Marie disait :

— Ça va bien. Oh ! ça va bien. Ça va tout seul. On a graissé mon cœur.

Elle ajoutait ensuite :

— Je suis une petite sotte, je ne devrais pas vous le dire.

Un soir que Jean était parti, ce fut son voisin qui frappa. Il rentrait. Elle ouvrit la porte, elle l’ouvrait à quelque chose, à Jean, à l’espérance et ne pouvait pas se lasser de son cœur, mais elle vit l’autre bien vite. Alors elle ferma, dans une colère dure qui fit claquer son sang. Il cria :

— Ah ! oui, je sais. Maintenant, il y a de la concurrence.

Elle eut tout à fait honte.

Pourtant, elle n’aimait pas Jean. Elle ne l’aimait pas, en y réfléchissant et, de plus, elle ne se rendait pas bien compte de ce qu’elle appelait l’amour. L’amour, c’est tout ce que l’on n’a pas. Mais pour lui, un dimanche, étendue dans son lit, elle avait senti sa vie davantage, elle l’avait sentie jusqu’au fond et, de chaque sentiment recherchant la source, il la lui avait trouvée tout à côté du coup qu’un homme, autrefois, dans son ventre avait donné. Elle se répétait :

— Je n’ai pas menti. C’est dans le ventre que j’ai souffert.

Alors elle se faisait claire, laissait toutes ses eaux s’étaler, y mêlait l’image de Jean qui les avait découvertes, la baignait, la mirait et le sentait sourdre avec chacune de ses pensées. Il avait deux yeux bleus comme une petite fille et une mèche blonde à son front.

Quelques jours plus tard, comme Raphaël lui avait envoyé l’argent du voyage, elle hésitait chaque soir :

— Il va falloir que je m’en aille. Ah ! oui, il va falloir que je m’en aille.

Elle en parlait, elle mentait encore un peu.

— N’est-ce pas, mon pauvre loup ne serait pas content.

Il y eut enfin un soir où elle devait partir le lendemain. Elle avait dit à Jean :

— Nous passerons la dernière soirée chez vous parce que je veux tout vous voir.

C’était une petite chambre donnant sur la Seine. Il la lui présenta en entrant :

— Ici, il y a une table, ici il y a deux chaises, ici il y a une armoire à glace. Voici le lit. Qui sait ? Il n’en faut peut-être pas davantage.

Ils y vécurent pendant un soir. Chaque heure passait et se baissait en passant pour ramasser sur sa route tout ce qu’un mois d’heures avait laissé tomber. Quelqu’une parfois s’arrêtait soudain, oscillait un temps et repartait enfin, laissant derrière elle quelque mot qui voulait rester.

— Je vous ai connue, disait Jean.

— Je vous ai connu, disait Marie.

Puis l’heure passait. Il naissait des silences après lesquels chacun d’eux s’apercevait que l’heure avait passé.

— Ne vous en allez pas encore, disait Jean.

Elle répondait :

— Je vous ai tout dit et j’ai pourtant du mal à m’en aller.

Ensuite, elle restait assise, avec deux jambes qu’elle ne pouvait pas toujours contenir et auxquelles Jean s’adressait en disant :

— Vous avez bien le temps.

Elle remua un peu plus, alors il crut tout perdu. Elle fit :

— Mais non, gros bête, je ne pars pas encore.

Il craignait, pourtant, et avec ses deux bras, comme il craignait, il l’entoura, la prit au passage, s’assit sur elle, pesa de tout le poids de son cœur et resta, avec de gros sentiments qui sortaient de ses yeux et sur lesquels Marie, sans une phrase, arrêtait ses pensées. Leurs mains aussi se mêlaient. Autour d’eux, un long mouvement s’enroulait, qui les nouait sans relâche, qui serrait à chaque tour, auquel ils cédaient ensemble et ne laissant pas entre leurs deux corps une place où la vie pût glisser un malheur.

— La première fois, je veux que tu t’en souviennes, tu étais sur le lit, à côté de lui. Et puis je t’ai revue. Et puis je t’ai revue toute seule, et puis tu m’as tout dit. Tu ne peux pas… Tiens, regarde : j’y pense et tu ne peux pas. Il ne faut pas que tu t’en ailles. Je te reverrais sur le lit, à côté de lui. Je ne pourrais plus te revoir. Et puis, moi, je ne te battrai pas.

Elle ne disait rien, elle coulait doucement, elle relâchait ses bras, elle s’échappait sous la pression de Jean ; elle se dégagea, elle perdit la chaise, elle tomba. Et quand elle tomba sur le sol, ils tombèrent ensemble, elle fut heureuse d’avoir tombé. Elle serrait les deux poings, elle laissait bien aller sa tête et elle disait :

— Je t’aime, je t’aime, je t’aime… Ne me touche pas.

Ils se tinrent longtemps couchés l’un auprès de l’autre, ils eussent voulu se faire bien mal et mourir, pour être plus sûrs encore : Jean, qu’elle ne partirait pas, — Marie, qu’il ne la laisserait pas partir.

Et c’est ainsi qu’ils ne purent pas ne pas s’aimer.


IV



Ils vécurent ensemble, dans une chambre dont la fenêtre s’ouvrait sur la Seine et laissait entrer un air d’au-dessus des eaux. Le jour y était à l’ombre ; qu’un souffle vînt, le jour en était ventilé.

— Je te dois tout, disait Jean. Un jour je t’ai conté l’histoire d’une voisine que j’avais à vingt ans. Elle s’appelait Gabrielle. Et je te disais, — je ne te tutoyais pas encore : « Si la vie, jamais, m’offre pareil fruit, sachez que je le prendrai. » Et tu devais bien savoir que je ne le prendrais pas, puisque tu étais à mon côté, dans ta chambre, et que tu m’aimais déjà. Tu me l’as dit que tu m’aimais déjà. Tu vois, Marie, on se répète : « Je deviendrai un homme d’action. » Il est certain, d’ailleurs, qu’on le deviendrait si l’on savait reconnaître l’action lorsqu’elle nous est présentée. Un de mes amis me disait une fois : « Je vais souvent au théâtre de Belleville. Je prends des places riches, il y a des familles à côté de moi. Je te recommande les jeunes filles. Il suffit de leur donner un coup d’œil. Elles sont adroites et connaissent le mouvement qui, pendant l’entr’acte, vous sépare de vos parents. Tu n’as plus qu’à leur dire : « Demain, à trois heures, je vous attends devant le n°32. » Et je pensais : Maintenant, voici pourquoi je n’ai pas de femme : c’est parce que je ne vais pas au théâtre de Belleville. J’avais tout, même la superstition du lieu dans le monde, même le regret de mon passé, même le désir de partir au gré de la rose des vents. Je me disais : Je m’en irai sur un voilier. Il y a des villes qui s’appellent La Vera-Cruz. Je n’ai rien ici parce que c’est tout qu’il me faut. Mais, maintenant, je suis sauvé et je suis neuf. Je suis un homme d’action, Marie. Tu es la Vera-Cruz et le théâtre de Belleville. Je sens les gestes de mes mains aboutir.

Lorsqu’il s’éveillait, le matin, la gorgée d’air qu’il expirait lui apportait encore quelque obscur souvenir du fond de ses organes et naissait comme celle du Jean Bousset d’autrefois, dont le réveil était monotone entre deux jours sans but. Alors, chaque fois, il avait sa surprise et sentait tout à coup sortir de son cœur une conscience agile et diligente comme un ruisseau. Marie dormait. Parmi ses cheveux, elle dormait et, dans l’abandon du sommeil, tout son visage retournant à la simplicité, elle entr’ouvrait sa lèvre et semblait un enfant qui dort au milieu de la vie et de toutes ses embûches. Il s’accoudait et pensait : « Elle est toute seule à dormir, on ne sait pas ce qui se passe. Elle a peut-être de la peine dans ses rêves. » D’abord, il lui posait la main sur la tête, ensuite ce n’était pas assez pour la défendre, et il approchait son bras, il approchait ses deux bras. Elle s’éveillait un peu, elle ouvrait les deux yeux, sa pensée passait, on eût dit qu’elle était bleue. Il disait :

— Tu es toute seule à dormir.

Elle avait le réveil très doux auprès de lui et répondait :

— Je fais suisse.

— Bonjour, mon petit Suisse !

Et il répétait :

— Je veux que tu dormes dans mes bras. Il y a de mauvaises personnes que l’on rencontre dans nos sommeils. Tu sentiras que je suis là et tu pourras dire : Mauvaise personne, je ne vous crains pas. Je voudrais être là pour tout ce qui se passe dans ta tête.

Et que le jour naquît, que huit heures vînt, que la vie du matin croisât sur le quai les cris d’été des marchandes des quatre-saisons, ils s’étendaient ensemble et nouaient leurs corps avec une façon de nouer alors les principes mêmes d’un bonheur qui leur était donné. Elle était mince et longue, avec deux seins clairs, un gonflement de la hanche et une profondeur dans sa chair qui semblait pleine d’un trésor. Elle s’enroulait bien autour de Jean et trouvait en elle-même une force qui la gardait longtemps enroulée. Elle vivait, il lui venait des histoires sur son corps.

— Tu ne sais pas, mon petit mari. Une fois, j’avais douze ans. Jamais je ne m’étais bien regardée. C’est un dimanche matin que je changeais de chemise. J’ai baissé la tête et tout d’un coup je me suis aperçue que quelque chose me poussait comme je n’en avais jamais vu aux petites filles. Je savais que la barbe n’appartient qu’aux hommes. J’avais lu des livres où l’on voit des singes et des sauvages, et je pensais : « Voilà, je n’ai pas été sage. Je suis bien punie. Il y a en moi un mal qui commence et je vais devenir comme un homme des bois. »

— Bonjour, petit homme des bois !

Puis, pendant longtemps, ils se taisaient, car il y a bien mieux que les paroles. L’échange d’un mouvement contre un autre, l’épaule qui plie sous le bras qui la soulève, les jambes chaudes et qui s’associent, tout cela formait plus qu’un voisinage et mêlait leurs sentiments comme un seul fleuve, comme la réunion des eaux. Et lorsqu’ils se séparaient, un peu plus tard, pour se lever, il venait à chacun de leurs corps une sorte d’angoisse, pareille au sentiment d’un veuvage.

Pendant huit jours, Jean ne voulut pas aller au bureau. Il disait :

— J’ai été si triste et si seul que la vie m’en veut encore un peu. Je pense qu’il y a plusieurs points sur lesquels je lui ai manqué. Elle est très forte, moi je le sais, j’ai mis vingt-six ans à te conquérir. Vois-tu qu’un soir, je ne te trouve plus, en rentrant. Je reste auprès de toi. Je veux passer tous mes instants à surveiller mon bonheur.

Alors la journée commençait, avec le lit à faire, avec le balayage, avec la cuisine. Il y avait une chambre et une entrée qui servait en même temps de débarras et de cabinet de toilette et, de l’une à l’autre, elle allait sous l’œil de Jean et se tournant parfois d’un coup brusque, avec ce geste des femmes qui veulent toujours se rappeler à votre souvenir.

Il n’en avait pas besoin. Assis sur une chaise, tournant le dos à la fenêtre pour que Marie fût mieux éclairée, il la suivait, l’étudiait, la transformait toute et créait à son image une forme active et balancée, que chaque geste ne faisait qu’accroître, qui gagnait sur sa vie et venait hâter les battements de son cœur. Eût-il pu s’en détacher ? Il semblait plutôt que cela se passât en dedans de lui-même et qu’il n’y pouvait rien faire. Parfois elle se tenait dans le cabinet d’entrée, où la cloison la cachait.

— Je ne te vois plus, disait-il.

Ils déjeunaient sur une petite table, l’un auprès de l’autre, avec un resserrement des coudes, quelque chose d’inhabitué dans leurs gestes, quelque chose qui soudain s’échappait de leur cœur. Marie parlait :

— Alors voilà. Tu m’avais dit : Je n’ai jamais pu vivre avec les autres… Je pensais : Ça y est. Il ne pourra jamais vivre avec moi.

Jean répondait :

— Je ne savais pas, je me disais : Il n’y a pas de femmes, ou bien, s’il y en a, c’est qu’elles ne sont pas dignes de moi. Pendant longtemps j’ai pensé aux boiteuses. N’est-ce pas, les boiteuses sont tristes, alors elles sont intelligentes comme lorsqu’on est triste et puis elles ont besoin d’être consolées. J’avais besoin d’être malade dans la vie, j’avais besoin que la vie fût malade aussi et de consoler tous ceux qu’elle eût pu toucher.

— Mon petit homme !… disait Marie.

Alors elle se levait, marchait dans la chambre, se désarticulait autant qu’elle le pouvait faire et imitait les boiteuses.

— Tu vois, je suis boiteuse. Je suis même boiteuse des deux côtés.

— Et moi, disait Jean, je voudrais t’avoir tout apporté. Les femmes ne peuvent pas être seules. Tu l’étais bien un peu, puisque moi je t’embrasserai davantage ; je t’embrasserai jusqu’où l’on t’a manqué. J’ai connu autrefois une femme seule. J’étais allé la voir. Elle était seule pour toujours. Elle me disait : « Je ne suis pas seule. Croyez-vous aux esprits, Monsieur ? Il y a toujours des esprits autour de moi. Je les vois. Vous allez me trouver bien ridicule, mais, vous, je sais que votre visite me fera du bien. Tenez, il y a là-bas l’esprit de ma mère. C’est une sorte de petit diable et il prévoit tout. D’ordinaire, il détourne sa face lorsqu’on vient me voir. Eh bien ! Monsieur, cette fois-ci, il me regarde, il vous regarde et il sourit. Il y a d’autres esprits encore. » Je t’ai dit que la femme ne pouvait pas rester seule et, n’ayant pas de compagnon, celle-là s’en était donné. Je voudrais être pour toi mille petits diablotins, ceux de ta mère, ceux de tes désirs et d’autres qui sortiraient de mon cœur.

L’après-midi était si bonne qu’ils restaient chez eux pour la bien goûter.

Et il disait encore :

— Te souviens-tu ? Quand tu étais une petite fille, j’étais un petit garçon. Une fois, je t’ai fait une infidélité. J’aurais dû te la raconter le jour même. Et puis, je n’ai pas osé. Tiens ! J’ai mis un, deux, trois… douze ans à m’y décider. C’était un jour où tu n’étais pas là. Je ne sais pas où tu étais allée, tu étais peut-être allée te promener avec ton grand-père. Maman m’avait dit : « Va donc me chercher un pot de crême au domaine de La Faix. Tu emmèneras ta petite sœur. » Moi, j’avais quatorze ans, ma petite sœur en avait dix et il y avait la Louise Combémorel qui avait treize ans. Elle demanda : « Madame, est-ce que je peux y aller ? » Maman répondit : « Mais oui, au contraire, vous ramasserez des noisettes. Mais prenez bien garde aux animaux. » Alors, toute la soirée, nous avons marché dans les champs. Entre deux champs, nous sautions les échaliers. La Louise Combémorel faisait exprès qu’on lui voie les jambes. Moi, j’aimais bien ça. Un peu plus loin, nous nous sommes couchés sur un talus et nous nous amusions à rouler du haut jusqu’en bas. Ma petite sœur avait peur de se faire du mal. Alors elle disait : « Oui ! oui ! Je le dirai à ta mère que tu te roules comme ça devant mon frère. Moi, je te vois tout. » Et moi aussi, je voyais tout, et je le regardais. Quand nous avons eu le pot de crême, nous nous sommes assis pour, tous les trois, tremper notre doigt dedans. Ensuite la Louise Combémorel a dit : « Eh bien ! Si tu dis à ma mère que je me suis roulée, moi je dirai à la tienne que tu as mangé de la crême. » Alors, ma petite sœur nous a laissés tranquilles. Nous avons ramassé des noisettes, c’est moi surtout qui en ai ramassé. C’était pour les mettre dans la poche de tablier de la Louise Combémorel. Elle avait un tablier, avec une poche devant. Moi, j’allais jusqu’au fond de sa poche et je laissais ma main longtemps, exprès. Elle ne se fâchait pas. Et puis, à la fin, j’ai laissé la main même quand je n’avais pas de noisettes dedans. Je l’ai embrassée, j’avais un peu honte. N’est-ce pas que c’est bien mal ?

— Oh ! oui, pour sûr ! disait Marie. Moi, si j’avais su ça, je n’aurais jamais rien voulu avec toi.

Et il reprenait :

— Ah ! mon enfance, ah ! mon enfance ! Ne dis pas qu’il n’y a qu’un an que je te connais. Dans toute mon enfance, dans toute ma vie, je marchais, je pensais, je riais, j’accomplissais mes actions autour d’un centre comme on les accomplit autour de l’œil de Dieu qui nous voit. Il y avait une place dans mon cœur et tous mes sentiments, autour de cette place groupés, s’alignaient et tiraient leur révérence. Ils étaient purs et jeunes, je me demandais : « Qu’ont-ils ? Chacun sort de sa petite maison. » Et puis tu es venue, je savais bien qu’il y avait quelqu’un : c’est toi que sur la place on saluait. Tu vois tout et il n’est rien que je ne t’adresse. Tu as toujours tout vu. Lorsque je faisais des mathématiques, parfois il me restait un quart d’heure avant la fin de l’étude. J’aurais pu travailler encore et attendre : c’est toujours sur le quart d’heure de flânerie qu’on vous interroge à l’examen. Je pensais : « Tant pis ! Je veux vivre. » Et je m’accoudais, je posais ma tête sur ma main, je poussais tous mes rêves d’un certain côté et, sans qu’il y eût de ma faute, je rencontrais soudain le même bonheur qui me monte à la bouche en un jour comme ce soir. Je risquais de ne jamais entrer à l’École Centrale. Tu vois qu’il y a dix ans que je te fais des sacrifices.

Alors ils s’approchaient, s’enlaçaient pour sentir la réalisation de leurs paroles dans la matière vivante et joignaient leur bouche comme pour porter les mots à domicile.

— Il y a mieux encore, disait Jean, quelque chose en moi s’est agrandi. C’est hier qu’a eu lieu le miracle des roses. J’étais descendu et, quand je suis remonté, sur la table, un vase et des roses… Le vase, je ne me le connaissais plus, il y a tant d’objets chez moi qui n’avaient qu’à mourir. Tu l’as découvert et tu as commencé par le miracle du vase. Mais, les roses !… J’avais vu bien des roses. Je savais qu’elles contiennent un secret dans un pli de leur cœur. Mais d’un autre secret qui m’occupe, je cherchais ailleurs la révélation. Je m’assis. La plus belle était une rose thé qui s’ouvrit sous mes yeux et dans le sein de laquelle se poursuivaient je ne sais quelles bontés pour lesquelles aussitôt je me sentis mûrir. Je compris comment la vie est faite et que Dieu, les jardins, la terre, la sève et l’amour, tout cela, par sa seule force montait et formait une rose comme si, sur quelque place, mille hommes s’assemblaient pour s’embrasser. Marie, tous les chemins sont libres, je ne sais quoi m’emplit, je me suis penché sur la rose, j’ai vu la créature de Dieu dans son geste, je pars au milieu d’une harmonie si forte que je ne crains pas que mon cœur se brise.

Et Marie répondait :

— Oh, tu peux dire ! Je ne sais plus ce que c’est que Marie, ou plutôt je sais que Marie devient aussi grande que tout ce que tu peux dire. Oh ! va, j’ai vu des têtards avec mon grand-père. Il me racontait : « Et ensuite, il leur pousse des petites pattes, ça les change, ils ne continuent pas à être têtards, et ils deviennent autre chose. » Et moi aussi, je deviens autre chose.

— Moi, c’est le contraire. Je me demandais : « Quelles pattes vont me pousser pour que je devienne moi-même ? » Mais aujourd’hui, je sais que je suis, et que je n’ai pas à devenir. Tu connais ce qu’on appelle les profondeurs ? Eh bien ! je ne crains plus les profondeurs. C’est là maintenant que règne la paix et que d’un point à l’autre, quelque chose comme une densité, quelque chose comme le calme et la compréhension totale m’équilibre davantage. Lorsque je descends en moi-même, il me semble que je suis entouré par une chaleur inconnue et mon âme est grave comme lorsque, à la fête de famille, le père est au milieu des siens. C’est cela que tu m’as donné et, si tu posais ta main sur mon cœur, je me tairais et je sentirais ta main comme la solution d’un problème.

Ils se couchaient, le soir. C’est alors que la femme devient puissante, que le cœur parle auprès d’elle et qu’un grand retour s’accomplit, comme lorsque, au penchant du coteau le voyageur soudain découvre le groupe ancien des maisons de son pays natal. Elle était là tout entière, simple, nue, silencieuse, pleine d’une vérité vivante qui respirait avec sa poitrine et sur laquelle Jean posait son oreille pour l’entendre, puis posait la bouche pour s’en alimenter. Elle s’étendait, avec sa tête, avec ses bras, avec ses seins, avec un mystère que l’on découvrait par places et qui se reformait par ailleurs. Une fois, Jean lui en parla :

— Quand j’allais en classe, je dessinais les continents et toutes les îles de la Terre. Il y avait des noms clairs et des formes si tendres que, lorsque je les passais au pastel, il me semblait passer un pastel sur mon cœur. Je m’arrêtais quelque part, en Océanie, sur une île autour de laquelle je teintais la mer en bleu. Et je pensais : « C’est ici que je veux vivre. Le ciel y ferait dans ma tête un bonheur comme au-dessus des gazelles. » Mais l’île suivante était plus belle encore. As-tu pensé à Yokohama ? Eh bien, il doit y avoir mieux que Yokohama, il doit y avoir mieux que toutes choses. Et je ne pouvais pas choisir, je m’arrêtais un instant à la presqu’île de Malacca. Il y a tout autant sur toi que sur les îles. Je découvre le monde et ma chambre y suffit. Je me penche comme autrefois je me penchais sur l’atlas. Quelqu’un a dit : « Il y a des coins de terre si beaux qu’on voudrait pouvoir les presser sur son cœur. » Lorsque je te presse dans mes bras, il me semble y presser toute la Terre.

Ils étaient bien l’un à l’autre. Jean posait la lampe sur la table de nuit pour qu’ils se puissent mieux voir. Leurs bras ouverts, leurs bras fermés, un silence passait et l’homme approchait la femme sans un mot, avec le sentiment de posséder un secret. Elle avait l’élan, la jeunesse entière, le cri qu’une révélation amène et l’épanouissement de ceux que la vérité parcourt, lorsqu’on l’avait longtemps attendue, qu’on la reçoit et qu’elle vous marque à jamais.

Jean ne pouvait pas se taire. Il avait l’activité de l’amour.

— C’est mes malheurs qui doivent être étonnés. Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Ils me connaissaient tous. Le dimanche je m’habillais en dimanche. Je leur disais : « Allez, allez, mes petits ! Il faut venir ». Je les portais dans mes mains, ils pesaient chacun comme un paquet dont on passe la ficelle à son doigt. Nous rencontrions tout le monde, mais nous rencontrions surtout les amoureux. Nous aimions beaucoup les amoureux parce qu’ils nous servaient à nous plaindre. Nous nous contions des histoires à cause d’eux : « Tu vois, ce sont deux amoureux. Ils sont toujours d’accord et quand l’un embrasse l’autre, l’autre pense : Il est bien bon d’être embrassé. » En vérité, je ne sais pas de mes maux quel était le meilleur. Ils brillaient au soleil, ils prenaient le bateau et regardaient couler la Seine comme un fleuve sans âme, comme la fuite mécanique des eaux. Ils étaient plus nombreux sur moi qu’ailleurs, nous en étions un peu fiers. Oui, je sais bien que le soir était moins beau. Nous rentrions tous ensemble, j’étais un peu las de les avoir portés. Ils se groupaient partout dans ma chambre, ils se posaient sur mon lit, ils restaient à ma gauche sur la table où j’écris. Je les entends encore : « Nous sommes des malheurs bien lourds. » Il n’est pas un coin qui ne me les rappelle. Et moi, Marie, qu’est-ce que je vais devenir ? Je n’aurais pas pu vivre loin d’eux.

Elle répondait :

— Oh ! je te ferai bien des misères, tu verras. Je suis bien mauvaise, je te pincerai ! Je te ferai des grimaces quand tu me regarderas. Et quand tu seras parti, je danserai : Tra la la ! pour que tu regrettes même d’être parti.

— Marie, j’ai peur. Comment te ferai-je comprendre cela ? Faut-il te le dire : Je n’ai jamais souffert ! Il n’y a pas de souffrance humaine. Il y a un autre équilibre que le calme et l’amour. Pour la juste balance, et sur l’autre versant, je connais un bonheur effrayant qui goûte à la Douleur entière et sait en apprécier le poids. Retiens ce mot : Bonheur effrayant ! Veux-tu que je te dise un secret : Jésus ne souffrit pas lorsqu’il porta sa croix. Oui, j’ai compris des choses. J’ai compris le miracle des roses. Mais j’ai changé ma voie, pardonne-moi tout ce que je peux dire : Il y a des instants où je ne me reconnais plus sur la voie nouvelle. Je vois que des choses sont belles, je vois surtout qu’elles sont bonnes, mais je suis maladroit avec elles. Je ne sais pas encore me servir du bonheur.

— Ah ! moi, je voudrais… disait-elle. Je ne sais pas ce que je voudrais. Je veux que je t’aime. Nous nous promènerons partout où tu as passé. Tu me diras : « Là, ma petite femme, il y avait ceci ». Je te répondrai : « Et maintenant, il n’y a plus ceci, il y a moi. » Tu m’as dit que j’étais partout dans ton enfance. Eh bien, depuis, nous nous promènerons partout où je n’étais pas. Tu vois, je pose ma main sur ton cœur. Tu m’as dit que c’est la solution d’un problème. Mon petit mari, ce n’est pas bien difficile.

Elle le calmait, elle le mettait entre ses bras comme un enfant malade, mais qui pense encore dans sa petite tête.

— Je suis là. Toutes les femmes ont besoin d’être garde-malades. Je connais les litanies de la Vierge. Il y a : Consolatrice des affligés ! Et puis, moi, je te garderai si longtemps qu’à la fin tu seras guéri.

Il disait :

— Oh ! ma petite Marie ! Il y a des moments où l’on se dit : Ma femme est une enfant, je jouerai avec elle. Et puis il y a des moments où votre femme vous dit des paroles comme tu viens de m’en dire. Je suis bien content.

Alors, il prenait courage, la saisissait à pleins bras et la remuait, avec le sentiment de posséder enfin quelque chose ici-bas. Il se l’appliquait, s’en bouchait les yeux, l’opposait à ses maux. Il avait froid à cause de son passé et se chauffait maintenant, avec de bonnes jambes, avec une bonne santé qui circulait dans ses reins, avec un bonheur d’avoir chaud, avec un cœur bien garni qui flottait d’un objet à un autre et se posait partout, sans crainte et sachant qu’il apportait la foi, avec une reconnaissance qui le soulevait, lui passait par les yeux, traversait la femme d’un long regard et parlait.

— Oh ! Marie…

Et il accueillait ce nom, le promenait partout et sentait ses vertus changer la forme des organes qu’il avait touchés.

Ils souriaient ensuite.

— Ça y est, disait Marie. Tu fais tes yeux du fond des yeux.

Il répondait :

— Et toi, tes yeux de quatre ans. Lorsque je te regarde, je vois tout. Je sais ce qui se passe dans ton estomac. C’est clair, et puis il faut bien que ce soit clair, ma petite femme, pour que je ne me perde pas.

Elle disait :

— Oh ! oui, il me semble que je n’ai plus rien à te dire. Je serai tout ce que tu verras. C’est comme ça qu’elles sont, les petites femmes. Elles ont un petit mari, on le leur donne, on dit : Vois comme il est beau ! Alors, il est si beau et ça leur fait tant d’effet qu’elles deviennent leur petit mari.


Huit jours passèrent. On peut dire qu’ils n’avaient pas eu le temps de respirer. Et tout était facile, la vie leur tournait sans arrêt des jours bien façonnés. Ils y mettaient le pied, la main, juste assez pour s’apercevoir que rien ne vient tout seul.

— Et maintenant, disaient-ils, il n’y a plus qu’à marcher : autour de nous le monde est à sa place, puisque nous en sommes le centre. Je n’oublierai jamais Raphaël, parce qu’il m’a servi à te connaître.

Et Marie ajoutait :

— Je ne le crains pas. S’il vient, je lui dirai : « Faudrait que tu me coupes en deux ». Non, je lui dirai : « Faudrait que vous me coupiez en deux. Il y a la moitié gauche qui s’appelle Jean et la moitié droite qui s’appelle Marie. Et puis la moitié droite contient encore beaucoup de la moitié gauche ».

Jean lui écrivit :

« Mon cher ami,

« Laisse-moi employer encore ce nom d’ami, pour qu’il me soit permis de penser que je n’ai pas fait le mal. Tu es à ma gauche, je te vois avec ta figure humaine, avec tes yeux, ta tête et ta bouche, et c’est à toi que j’écris, je veux dire à quelqu’un que je touche en étendant la main. Et cette lettre, je ne l’écris pas comme on écrit un livre, avec sa pensée ; je la sens d’abord, je la suis aussitôt et je sais qu’elle atteint mon semblable. Je sais où elle l’atteint, je voudrais corriger le pli que va prendre sa bouche et, s’il pleurait, je sentirais à son image la formation des larmes et tout ce qu’elles brisent pour passer. Je t’aimais, je m’appuyais sur toi, j’avais la conscience qu’une part de ta chair pliait sous mon poids et se sentait forte jusqu’à ne pas craindre de plier. De tout cela, je te remercie, Raphaël. Et je goûtais à l’amitié. Connais-tu l’amitié ? Je me comparais à toi, je te comparais à moi, je me sentais plus grand de t’avoir compris, je me sentais plus fort d’être compris par toi et mon âme, dépassant sa limite, s’appuyait sur la tienne lorsqu’elle allait loin.

« Je t’écris aujourd’hui. Je sais que ce jour comptera pour chacun de nous.

« Marie et moi, nous nous aimons. Depuis les plus hauts sommets de la vie, il me semble qu’elle soit venue à moi, par sa force et selon la pente naturelle de toutes choses. Je fais des phrases, vois-tu, mais c’est bien moins pour grossir le sentiment que j’éprouve que par cette incapacité qu’ont les hommes d’exprimer les vérités humaines. Ne me condamne pas, Raphaël. Jamais je n’ai eu la conscience d’avoir trahi l’amitié que je te porte. Il n’y a pas de ma faute. Je dis plus : Peut-être y a-t-il de la tienne. Tu m’as présenté Marie, tu as cru t’en tenir au contact premier et arrêter les choses sur la foi de ton geste. Tu as été bien présomptueux. Il y a des vérités de pleine chair que l’orgueil même ne fait que précipiter.

« Je ne te dépeindrai aucun de mes sentiments, car tu pourrais y répondre. Voici : Il faut que tu sois très fort. Nous sommes trois êtres en présence. Il y a deux bonheurs, de Marie à moi et toute autre combinaison n’aboutirait encore qu’à te faire souffrir. Les hommes sont égaux, une douleur vaut l’autre, mais il y a l’économie de la Douleur. Tu ne peux plus être heureux avec Marie, car tu sais tout. Choisis de tes maux celui qui comporte la plus grande générosité et peut-être auras-tu de ton sacrifice un orgueil sincère et sur lequel tu pourras t’appuyer.

« Je n’ajouterai qu’un mot, c’est que je souffre et que j’ai honte et que, plus d’une fois, au contraire, je souffrirai de mon bonheur, parce que je te l’ai ravi. Raphaël, je te le dis sans égoïsme : Tu as la meilleure part. »

« Jean Bousset. »

V



Plusieurs jours passèrent. Jean retournait à son bureau et vivait maintenant une vie que des forces intérieures, comme des lames de fond, lançaient au-devant de lui. Marie restait à la maison et utilisait sa solitude à tout accepter d’abord, puis à promener dans sa tête certaines pensées qui faisaient l’acceptation meilleure, qui la faisaient se précipiter, de crainte que tout ce qu’on lui offrait ne fût soudain retiré. Elle s’amusait aussi : « Mon petit Jean est blond, ses cheveux sont fins. Mon grand-père chantait une chanson :

Je me peignais fête et dimanche
Avec un rateau, avec un rateau.

« Mon petit Jean n’est pas comme ça. Il a de jolies petites mains. Je les prendrai, je leur dirai : Bonjour, mes petites pétales de marguerite ! Seulement il ne sait pas bien s’habiller. Je crois que ce sont les cravates blanches qui lui iraient le mieux. Ça le rendra rose, et nous aurons l’air distingués. Je lui dirai : Tu as des petites oreilles de spiritualiste. J’ai lu cela dans un livre. Il est savant. Nous deviendrons bien riches. »

Alors, dans le plein silence, trois coups dont fut heurtée la porte rompirent les plus résistantes pensées et prirent dans la chambre une place comme si le lit, l’armoire et les désirs n’eussent plus été que des enfants sans courage.

Elle resta assise, comme les coups s’arrêtaient et qu’en un point de son corps une bulle se formait, qui suivait le chemin du sang, montait, roulait et s’arrêtait dans sa gorge malgré un lourd soupir qui l’eût voulu pousser. Puis, trois coups nouveaux, la persistance et la force, cependant qu’elle battait comme un seul cœur malade et que, dans sa mâchoire, un tremblement, une flexion, accompagnait chacun des coups et leur cédait déjà. Elle souffrait trop pour rester ainsi, les coups reprirent, une femme était seule, que la peur attirait et qui la suivait avec obéissance. Elle ouvrit, elle ouvrit en grand et laissa entrer Raphaël avec un mouvement si docile que ce fut lui qui dut fermer la porte. Il dit :

— Tu es folle, Marie.

Il lui posa les deux mains sur les épaules, la regarda fixement et la vit renaître avec la même courbure, comme une branche que pendant longtemps la même sève chargea d’un poids de fruits. Il dit :

— Tu crois donc qu’on a pu vivre pendant quatre ans avec un homme sans que ça se retrouve !

Puis il la prit à pleins bras, lui atteignit les lèvres et sentit en elle quatre ans de jeunesse, une habitude, ce qui dura assez longtemps pour pouvoir durer toujours. Ils y mettaient un élan et descendaient en eux-mêmes avec un gonflement, avec une manière d’aller jusqu’au fond chercher ce qu’ils avaient oublié. Marie comprit le mystère de l’orientation et trouva dans ses jointures elle ne savait quoi qui était à l’aise et qui se pliait en silence comme le bonheur lorsqu’il nous cède.

Elle dit :

— Oh ! oui, j’étais folle.

Et tout s’accentuait, coulait de Raphaël en Marie, se communiquait par un long, par un seul baiser, avec une fusion singulière de leurs moelles qui semblaient se rejoindre.

Ils furent l’un à l’autre, il le fallait pour reconnaître leur mesure, puis ils se relevèrent sans confusion, s’appuyant à l’épaule, comme les images qui représentent deux nations ayant conquis la paix et qui viennent d’en signer le traité.

Alors, Marie dit :

— Tu as frappé. J’étais bien sûre que c’était toi.

Raphaël dit ensuite :

— Tu vas t’habiller, tu feras ta malle. Je t’emmène à Lyon ce soir. Tu seras mieux pour attendre la fin des vacances.

Pendant un instant ils s’assirent, approchèrent leurs chaises, unirent leurs mains et comprirent la singulière mise en place d’un vieil amour qui les associait sans surprise et qui, lorsque Marie prenait la main de Raphaël, faisait qu’il lui semblait ne rien découvrir et prendre sa propre main. Ils se regardèrent, ne connurent même pas qu’il s’était passé un événement et que Raphaël venait d’accomplir son retour, retrouvèrent quatre années de visage, quatre années de battements de paupière, connurent l’essence de la vie comme un fruit la pourrait connaître et que ce n’était pas une loi passagère qui les avait unis, mais la loi même de la vie vivante qui ne prend jamais fin.

Ils se levèrent, ouvrirent la fenêtre et, tandis qu’ils considéraient la Seine, ils flottaient l’un et l’autre au-dessus d’elle avec aisance et sans se gêner du coude. Et si Marie eût dit : « La Seine coule », elle savait d’avance ce que Raphaël lui eût répondu. Il demanda :

— Est-ce que ton grand-père t’a écrit ?

— Non, tu sais, pour moi, il doit tout savoir.

— Ça ne fait rien, ma loute, tu resteras chez la mère Zoé : ça t’ennuie ?

— Au contraire, je serai plus libre.

Puis, à larges mains, et parce qu’ils étaient l’un auprès de l’autre, ils posaient leur paume un peu partout sur leurs corps avec ce besoin qu’ont les hommes de retourner parfois à leurs bases et de s’asseoir à nouveau dans la paix de tout ce qui n’a pas changé. Les hanches de Marie étaient à leur place, une large courbure prenait l’une d’elles et vivait mieux quand le bras de Raphaël gagnait son contour.

Un peu plus tard, elle s’occupa de la malle, s’installa simplement dans la petite pièce de l’entrée, pendant que Raphaël s’assit, fuma sa pipe, en suivit la fumée et suivit en même temps deux ou trois idées ordinaires qui sortaient de sa tête comme ses idées sortaient toujours.


Vers six heures arriva Jean. Il avait inventé une façon de frapper : pan pan, pan pan pan ! pour garder Marie de toute surprise et sachant que, pour écarter le mal, il suffit que le bien montre son signe. Ce fut elle qui ouvrit la porte. Il entra, fut à peine étonné, s’orienta du coup et sentit à plein ce sang singulier qui, pendant les jours d’amour, l’avait poussé, se retirer au cœur, céder la place et se cacher. Raphaël dit :

— Tu es pâle, Jean. Je ne veux pas te faire de mal. Embrasse-moi.

Ils se prirent les mains, s’appuyèrent sur la même chose et la touchèrent jusqu’en sa profondeur avec une telle simplicité que Jean dit :

— Et toi aussi, embrasse-moi.

Raphaël avait on ne sait quoi, qui était plus tendre et Jean connut que les baisers des hommes sont doux. Raphaël dit ensuite :

— C’est hier matin que j’ai reçu ta lettre. Je travaillais avec mon père. Il a voulu me faire une observation. Je lui ai dit : vieil âne ! Mon père est un homme sévère. Jamais je ne lui avais manqué.

— Tu dois m’en vouloir, répondit Jean.

— Mais non, dit Raphaël, je ne t’en veux pas. Personne ne peut t’en vouloir. Il n’y aura jamais de lutte entre nous. Toi, tu m’aimais dans ma masse. Et de mon côté, il eût été bien difficile de ne pas t’aimer. Tu es si clair et tu as la voix du fond. Je ne sais pas bien m’exprimer, mais quand tu parles, ce n’est pas toi qui parles, c’est un homme qu’on sent en soi-même. Et cela vous prend. On n’entend pas quelque chose que l’on vous dit, on entend quelque chose que l’on se dit, et tu y mettais l’accent. Je ne t’ai pas haï quand j’ai reçu ta lettre. Comment dirais-je ? J’ai fait de la philosophie. J’ai pensé : Il s’est produit telles circonstances et c’est ainsi qu’agit l’homme dans la sincérité de son cœur.

— Merci, dit Jean. Mais sais-tu ce que j’ai compris tout de suite en entrant ? La porte s’est ouverte, tu étais là, j’ai senti ton poids. Tu sais, il y a un éclair, c’est ainsi qu’on annonce que Dieu, un jour, jugera les vivants et les morts dans l’éblouissement immédiat de la vérité. Oh ! certes, j’ai compris. J’avais délimité ma vérité comme un champ, j’avais posé bien des jalons. Je pensais : Il suffit à la vérité d’être la vérité, laissons la vivre et laissons la faire. Mais toi, ta vérité était plus simple et elle avait ce qui manquait à la mienne : le poids dont tu pesais sur elle. Et tout aussitôt, j’ai compris que tu emmènerais Marie.

— Oui, je l’emmène.

Et Jean marcha quelque temps par la chambre avec un retour à chaque point, avec une nouvelle pénétration à toute chose, avec, dans ses organes, une orientation soudaine qui le poussait au vent.

— Il t’emmène, Marie ?

— Il m’emmène.

Il revint s’asseoir.

— J’ai besoin de te parler, Raphaël, vois-tu, j’ai besoin de te parler. Ne crois pas que je veuille me faire séduisant ni que je te flatte comme les femmes, lorsqu’elles ont quelque chose à se faire pardonner. Ne crois pas non plus que je veuille me justifier. D’ailleurs je ne sais pas encore ce qui se passera tout à l’heure. Tiens, au moment où je te parle, j’apprends trop de choses. Tu vois, ici, c’est mon cœur, ici, c’est ma tête, il me semble que ce soient deux pays éloignés. Je ne saurai ce que je dois faire qu’un peu plus tard. Tu vaux mieux que moi. Je te le dis. J’ai cru longtemps que l’homme se jugeait dans la paix et par sa pensée. Eh bien, non ! L’homme se juge dans un jour comme aujourd’hui. Tu es arrivé, je n’étais pas là, je suis sûr que tu as eu peu de paroles à prononcer. Tu es arrivé avec ta vie, avec une façon de prendre dans tes mains la matière humaine et de la poser devant toi. Je ne sais pas si tu la pénètres toute, je ne sais pas si tu la comprends, mais je sais que tu la possèdes. Tu vois, maintenant : tu es ici, tu parles. Tu peux parler, toi, tu as achevé ta conquête, tu es assis, le moment est venu où tu peux réfléchir. Mais moi, je suis le mauvais capitaine qui cherche encore ses raisons. Et c’est comme cela que je te dis que tu vaux mieux que moi. Je ne m’en doutais pas du tout autrefois.

— Oui, dit Raphaël, vous êtes ainsi faits, vous autres. Vous avez si bon cœur que vous ne savez même pas où cela peut vous conduire. Et quand vous êtes à la fin, vous dites : « Ça y est, j’avais raison, j’ai marché tout droit et j’avais raison, puisque je suis arrivé. » Seulement, vous n’arrivez jamais où vous aviez cru. Tu t’en aperçois par toi-même. Vois-tu, mon vieux, vous êtes des poètes. Vous perdez tout votre temps. Vous pensez, vous parlez, vous dites : « J’attends quelque chose, ça n’est pas encore venu, mais ça viendra bien un jour. » Eh bien, non ! ça ne vient jamais, si ça ne vient pas du premier coup. Et pendant ce temps-là, vous parlez.

— Bon cœur, dit Jean… bon cœur… peut-être. Écoute : Il m’est rarement arrivé dans ma vie de sentir qu’il y eût un autre homme. Ne crois pas que ce soit par égoïsme, mais, plutôt, je n’ai jamais compris que deux hommes ne pussent pas s’entendre. Je sentais trop l’homme dans les autres pour ne pas l’abdiquer un peu en moi. Et tu vois, dès l’abord, je me suis entendu avec toi. Tu dis : Il n’y aura jamais de luttes entre nous. Et tu veux dire entre toi et moi, parce que je suis ton ami. Mais tu pourrais lutter avec un autre. Moi, je fais maintenant une grande découverte. Je comprends que mon semblable, dans sa masse, possède un instinct, des dents, des poings qui ne sont pas les miens. Et ce que je dis est ridicule, mais il y a des gens qui ne découvrent l’évidence qu’en dernier. Tu as vu dans la rue les jeunes crapules. Tu connais ce regard qui contient l’assurance et la foi, ce regard de l’homme qui se dresse et qui songe à se défendre avant même qu’on ne songe à l’attaquer. Ceux-là découvraient la vérité dès le premier coup. Je disais une fois : « Il y a sur moi trop de faiblesse et trop de communion. Quel est donc le drame, quelle est donc l’aventure, quel est donc le malheur qui me lancera directement dans la vie et qui me fera porter la tête comme on la doit porter ? » Il me semble que j’arrive au jour que j’appelais. Tiens, nous nous faisons du mal, nous nous faisons du mal doucement, aujourd’hui. Mais je comprends que deux hommes puissent se faire du mal. Et voilà ma découverte.

Puis il y eut un silence très long, avec le geste de Raphaël, pacifique et tassé, avec Jean assis, qui ne savait pas encore, qui naissait et qui, mis au-devant d’une action simple, alors qu’il eût dû combattre pour garder sa part, restait assis sur une chaise et sentait le mouvement hésiter en ses vertèbres. D’un point à l’autre, de sa tête à son cœur, trop complexe était l’échange, et lorsqu’une idée, quelque temps, avait battu, elle revenait en arrière sur sa route, en rencontrait une autre, se mêlait et formait un singulier alliage, un composé trop nourri pour qu’une étincelle, même celle du plus ardent amour, pût en ramener à leur forme simple les trop nombreux éléments.

Il regarda Marie. Assise aussi, les paupières rabattues, on ne voyait rien de ses yeux, le geste de son corps était au néant, comme si elle eût voulu couler entre ses deux bras, s’échapper de l’aventure et disparaître à jamais, dans une honte telle qu’elle semblait élargir sa face. Il la vit et, l’entourant une seconde avec sa pensée, fut pris encore au courant des jours passés et ramené selon leur guise dans un bonheur acharné, dans un bonheur à tourbillons dont il ne pouvait plus se défendre. Il était pâle, son cœur battait d’une seule émotion et la lançait par son sang, son sang râpait la chair de son cou. Il se leva.

— Raphaël, puisqu’il faut que ce soit toi qui me l’accordes, accorde-le moi sans façon. Tu sais bien que je ne peux pas me rendre tout de suite. Fais-le pour elle et pour moi. Elle s’est peut-être trompée. Mon ami, tu es là, il me semble que tu es encore mon ami, mais elle et moi, je pensais : Il n’y aura plus de temps, je serai là pour tout ce qui peut lui arriver. Aujourd’hui, il lui arrive quelque chose. Et puis je serai si triste quand vous serez partis. Laisse-nous tout seuls pendant un quart d’heure, rien qu’elle et moi. Je veux la faire parler, je veux lui faire dire. Tu n’as rien qui t’empêche de me l’accorder, n’est-ce pas ?

Raphaël haussa les épaules.

— Mon pauvre vieux, tu te figures… Tiens, tu vois que je ne suis pas mauvais.

Il se leva et sortit.


Lorsque Jean s’avança vers Marie, il était bien naïf encore et, portant son amour à plein cœur, il s’imaginait d’un coup faire le miracle, comme on guérissait autrefois par l’apposition des mains. Il dit :

— Tu es folle, Marie.

Puis il la prit par les deux épaules, la tourna dans son sens, lui mit en face son visage dans lequel les deux yeux s’ouvraient jusqu’au fond pour montrer la réserve intime et, avec un mouvement abandonné de sa tête, comme s’il eût voulu arrêter toute volonté et laisser la douleur monter de sa poitrine à ses prunelles :

— Regarde. Vois comme je souffre.

Et il se penchait en arrière, exagérait de sa vie tout ce qu’il en sentait mourir, le tendait à droite, le tendait à gauche et en formait son spectacle ainsi qu’un mendiant dénudant un membre desséché et comme un travailleur tenant sa dernière œuvre dans ses deux mains.

Elle vit cela, se déroba tout entière, se cacha entre ses doigts et, dans le refuge qu’elle cherchait au fond du plus mystérieux repli qui, pour la paix et l’oubli, se garde en secret dans un coin de nos cœurs, un tremblement la prit ; son âme même oscillait en son centre et ne se montrait plus qu’en tremblant.

Il dit :

— Tu trembles, Marie. Il ne faut pas trembler. Je savais qu’il allait revenir. Regarde, tu trembles encore.

Et il s’empara d’elle, baisa ses doigts, baisa son geste, baisa tout ce qui dépassait.

— Tu trembles encore. Dis, est-ce que tu trembles ?

Et il la parcourait de la main, dans un geste ridicule, comme on flatte, comme on frictionne, avec un sentiment de remettre en place quelque part dans son corps l’organe essentiel du bonheur que la douleur eût déplacé.

— Oui, je tremble.

Elle parla tout bas, et se cachant encore pour faire cet aveu.

Alors il l’entoura, appuya sur elle une tendresse immédiate, chercha tout ce qu’il pourrait trouver de bien et resta, comme la mère des oiseaux étendant ses deux ailes et pesant de chaque plume. Il ne savait pas autre chose que se donner lui-même et dit :

— Tu trembles moins, à présent.

Elle fit :

— Oui.

Il dit :

— Dis-moi ce qu’il faut que je fasse. Je n’ai rien dit pendant qu’il était là. Je ne savais pas ce que tu voulais que je fasse.

Et il reprit :

— Vois-tu, ce qui me fait de la peine, c’est si tu pleurais un jour. Tu n’as guère pleuré dans ta vie, tu ne sais pas encore comment c’est fait. Tu verras. C’est bien triste et tu ne connais pas encore ce qu’on appelle le chemin des larmes. Ma petite Marie, les larmes se l’ouvriraient d’elles-mêmes dans ta poitrine, elles sont dures et fortes, elles arrachent tout ce qu’elles rencontrent. Tu pleurerais loin de moi. Il vaut mieux que tu restes, parce que je saurai mieux te consoler.

Et il lui écartait les doigts qu’elle gardait sur la face et il soulevait la tête qui pesait sur les doigts, et il eût voulu lui voir les yeux pour bien aller jusqu’à elle, et il l’eût atteinte toute nue dans son refuge et son mystère, et il l’eût soulevée comme lorsqu’on emporte un enfant tombé.

Mais elle restait ainsi, simple, tremblante, heurtée, courbée selon sa loi, et dans un entêtement qui se refermait chaque fois. Tantôt il en sortait un mot : « Non… c’est impossible… » qui atteignait Jean tout droit, tantôt elle comprimait à pleines mains ses yeux et sa bouche et présentait à la vie les deux coudes pour mieux en préserver son sein. Il demanda :

— Tu m’as aimé, Marie ?

Il attendait cela, il attendait qu’un coup lui marquât l’heure et divisât le temps et qu’il lui fût au moins donné de le bien recevoir.

— Tu m’as aimé, Marie ! Parle. Tu trembles… Tu vois, tu trembles encore. Tu m’as aimé ? Je ne veux pas te faire de mal.

Et elle reprenait :

— Non, c’est impossible… Non, c’est impossible.

Puis elle se cachait jusqu’au fond.

Alors, il donna tout et arrêta les paroles. De la main gauche, il lui arracha les deux mains, de la main droite et avec un mouvement qu’il ne se connaissait pas, il la repoussa jusqu’au mur auquel la chaise était adossée. Ensuite, il posa un genou sur sa poitrine pour la maintenir et, tirant en arrière, lui rompit les bras à la façon d’un bûcheron qui, ses coups de hâche étant donnés, s’arcboute et pèse à pleins poumons pour faire éclater le dernier nœud qui retient sa branche. Il se pencha, lui mit la bouche sur la bouche et pompa, cependant qu’un bruit sourd comme celui d’un chat témoignait d’une longue gourmandise et qui suivait la ligne de son dos. Mais elle resserra les lèvres, contracta sa langue et ses dents et, repliée sur son centre, obtuse, sourde, insensible, se retint de lui avec un tel silence qu’il l’eût frappée sans scrupule comme lorsqu’on s’en prend à un morceau de bois. Il fit : Oh ! Oh ! reconnut en lui-même une déchirure soudaine, gémit, se relâcha en entier et, de toute la force qui l’entraînait dans l’autre sens, tomba ; dans sa chute il s’encourageait à tomber.

Son désespoir était neuf, il le suivit avec foi, le découvrit et resta tout du long sur le sol, tordu, battant, dans un grand sentiment qui le lui faisait mettre en œuvre. De sa tête il le marquait, cognait du crâne à coups sourds, se retournait du côté du mur et, l’atteignant enfin, le heurtait comme s’il eût trouvé là sa voie nouvelle et qu’il s’y fût jeté. Il ne demandait rien autre, sinon que cela lui fût permis et que, de plus en plus dur, il assommât en lui la bête obscure de l’amour qui se gonflait encore et l’emplissait à l’étouffer.

Pendant un temps, Marie se cacha même de la pitié et, pour Jean, son soupir accru, il poursuivait encore, donnait son spectacle, avec un dernier désir peut-être qu’au bruit de sa mort il éveillât les vivants et qu’on lui en tînt compte. D’ailleurs, elle frissonna toute, fut parcourue du passé, appela dans son cœur un peuple endormi qu’elle y sentait et se porta vers l’homme avec deux bras dont elle lui souleva les épaules et lui entraîna la tête. Il se tendait à la consolation, s’abandonnait pour qu’il fût bien là et qu’on pût lui guérir un bonheur d’enfant, qu’un jour, sans qu’il s’en rappelât la cause, il avait mutilé dans son sein.

Ils allaient lentement, elle lui passa les deux mains au-dessous du menton comme un soutien, il s’adossait à elle, s’installait un peu, reformait en lui-même un sentiment très doux qui garnissait les mauvaises places, recevait un toucher, se taisait et vivait par elle comme dans le groupe de l’assistance aux blessés.

Et c’est à ce moment-là que Raphaël, heurtant la porte pour les prévenir, apparut et mit ses deux pieds dans la chambre. D’un seul bond, Jean se redressa, gagna la chaise voisine, s’assit dans un air d’étrange sorte, dans un air comme étroit, dans un air nu, qui, entre deux murs, limitait le monde et formait une vie à laquelle il tourna le dos. Et c’était triste, on arrivait ainsi chez les malades, sans un scrupule, on les mettait brusquement en place pour la fièvre, on était injuste, on était dur, on ne visitait même pas leur pensée.

Raphaël dit :

— Voilà, tu es encore tout bouleversé. Tu vois, j’aurais mieux fait de ne pas sortir. Allons, allons, c’est toi qui l’as voulu.

Il parlait de responsabilité, maintenant.

— Voyons, mon vieux, j’en étais sûr d’avance. Je sais qu’elle m’aime, j’en ai des preuves. Mais comprends donc ! C’est moi qu’elle aime. On ne quitte pas son grand-père pour un homme lorsqu’on ne l’aime pas. Il y a quatre ans que nous sommes ensemble. Crois-tu qu’on a pu coucher quatre ans avec un homme sans que ça se retrouve ? Veux-tu que je te dise comment elle m’a reçu ? Elle m’a reçu dans ses bras, elle m’a dit : J’étais folle. Je te dis qu’elle m’a dit : J’étais folle ! Veux-tu que je te dise encore pourquoi elle t’a aimé ? Elle t’a aimé par dépit, parce que je ne lui écrivais pas, parce que je ne lui envoyais pas l’argent de son voyage. Ça, j’avais tort. Elle ne me l’a pas dit, mais je le sais. Tu comprends qu’on quitte sa femme et qu’on n’a pas toujours le temps de lui écrire. Sans ça, les maris… C’est bon dans les premiers temps. Voyons, mon vieux, je t’ai dit tout ce que j’avais à te dire. Tu vas te remonter.

Jean dit :

— Elle m’avait dit que tu lui avais donné un coup de pied dans le ventre.

— Marie, je t’ai donné un coup de pied dans le ventre ?

Il avança sur elle, lui rabattit les bras dont elle se cachait à nouveau et les prit dans une seule main. Elle apparut au jour, toute vive, avec sa face remuée comme une plaie que l’on cachait.

— Marie, je t’ai donné un coup de pied dans le ventre ?

Elle fit :

— Laissez-moi, vous êtes méchants tous les deux.

Puis elle retourna en son endroit.

— Je vois, dit Raphaël. Tu ne connais pas les femmes, toi, tu es un homme. Il faudrait que je sache comment elle t’a raconté cela. Toi, tu parles. Tu penses : Ce que je dis est vrai, il me suffit d’avoir raison. Tu attendrais, tu saurais qu’un jour on te donnera raison. Mais elles, elles sont des enfants. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles veulent avoir raison tout de suite ; alors elles te mentiront pour avoir raison. Je ne sais pas pourquoi elle t’a raconté cette histoire. Vous parliez peut-être de moi. Ne dis rien, je ne t’en veux pas, je connais les hommes aussi. Tu disais quelque chose ; alors, comme les enfants encore, elle a voulu en dire davantage, elle a voulu avoir plus raison que toi.

— Oh ! mon vieux, dit Jean, toi tu es bon. Je t’assure que tu es bon. Tu ne lui as même pas donné de coups de pied dans le ventre. Et aujourd’hui, tu vois tout ce que tu aurais pu me faire. Eh bien, pas du tout ! Tu me regardes, tu me comprends, tu dis : « C’est ainsi qu’agit l’homme dans la sincérité de son cœur. » Moi, je t’ai fait de la peine. Si tu avais été là, j’aurais touché du doigt. Tu sais bien que les hommes ne vont pas plus loin que le bout de leur doigt. Je pensais : « Comment se peut-il qu’il y ait un homme assez barbare pour m’empêcher d’être heureux ? » Et pendant ce temps-là, c’est moi qui t’empêchais d’être heureux. Tu vois combien tu es bon, Raphaël. Veux-tu que je te dise quelque chose ? Je vais te le dire. Ce qui m’a le plus étonné, ce sont les discours que tu m’as tenus. Tu m’as parlé avec beaucoup d’intelligence et je ne l’aurais pas prévu. Je pensais : « C’est un homme épais, il se passe quelque chose au fond de son corps, mais la matière est lourde en lui et ne permet pas les larges sorties vers le cerveau. » Et je vois, au contraire, qu’il y a chez toi le droit chemin, la communication directe de ta tête à tes organes et une pénétration particulière, par ce tu ne peux pas l’écarter sur ta route. Tu m’as dit des choses simples et vraies. Moi, je suis trop ramifié, trop ouvert peut-être, et je m’égare. Toute ma vie, je m’étais trompé. C’est d’aujourd’hui que je vais connaître les hommes et moi-même. Il n’y a pas d’intelligence humaine, il y a des hommes, tu en es un. Tu sais, on rit, on dit : « Pour faire un canon, on prend un trou, on met du bronze autour. » On rit, et c’est ainsi que je voulais faire un homme avec mon esprit tout d’abord. Mais je deviendrai un homme, Raphaël. Ne crains rien pour moi, je serai fort. Je compte beaucoup sur la force de mon sang. Je formerai ma masse, puis j’y ferai ma trouée. Je veux t’imiter. Tu es mon maître, je te remercie, mon ami.

— Mais oui, mais oui, dit Raphaël. Allons, Marie, habille-toi. Ne prolongeons pas trop cet instant. Tout est fini, n’est-ce pas ?

Elle obéit bien, fit méthodiquement tous les pas qu’il fallait, visita d’abord sa robe qu’elle avait étendue sur le lit et en corrigea un pli, se servit d’un de ses bras pour la déposer sur l’autre et s’installa dans l’entrée dont elle tira sur elle la porte, qui la cachait. Comme elle n’était plus là, Raphaël et Jean parlèrent tout bas.

— Alors, ce n’est pas vrai que tu lui avais donné un coup de pied dans le ventre ?

— Mais non. Voyons, mon vieux, est-ce que je suis une brute ? Tiens, c’est comme mon père. On n’a pas toujours les apparences. Moi, je le connais bien : mon père a un cœur d’or.

— Elle me l’avait pourtant bien dit, et elle m’avait dit aussi que tu la giflais.

— Veux-tu que je te dise mon grand défaut ? C’est que je ne parle pas. Il n’y a pas de ma faute, je n’aime pas parler. Comment veux-tu me connaître, alors ? Je ne dis rien. Moi, je t’aimais comme un frère. Et elle, mon pauvre vieux, et elle !

— Ah ! et moi, ce que je l’ai aimée, cette femme ! Tu te figures que je l’ai aimée pendant dix jours. Mais non. Il y a vingt-six ans que je l’aimais : c’était elle ! Ah ! mon pauvre vieux, je ne serai pas heureux d’être tout seul.

— Chut ! la voilà ! Tu reviens, Marie ?

Elle fit :

— Faut peut-être pas que je me peigne !

Et elle s’installa devant la glace, en jupon court, n’ayant pas encore passé la jupe de sa robe. Elle se peignait avec ordre et revenait sur des mèches qu’elle avait déjà peignées.

Jean se pencha vers Raphaël.

— Regarde donc comme ça se cambre, comme ça se tient sur ses jambes, une femme.

— Tu crois peut-être qu’elle souffre ! Elle souffre moins que nous. Moi, c’est par la peau qu’elle me tient, cette femme.

— Que veux-tu que je te dise, moi je l’aimais trop pour savoir !

Lorsqu’elle en fut à la fin, elle rectifia son corsage, sa jupe, sa ceinture, prit son chapeau, baissa sa voilette et se tint debout après leur avoir donné un coup d’œil.

— Ça y est, dit Raphaël. Nous ne nous reverrons plus, mon pauvre vieux. Sois fort !

— Embrassons-nous, répondit Jean.

Ils s’embrassèrent. Raphaël dit encore :

— Laisse la malle devant la porte. Je la ferai prendre par un commissionnaire, ce soir.

Puis il sortit. Elle le suivait par derrière.


TROISIÈME PARTIE


I



Elle se trouva à Lyon comme après un enlèvement, avec un roulement de voyage et un bruit par son corps comme si, du fond de sa tête, l’armée des sentiments s’était mise en marche pour gagner un autre endroit. Raphaël partit tout aussitôt. Ensuite, elle ouvrit la fenêtre, refusa les paroles et se tint à la barre d’appui, seule et prise d’un besoin de tendre sa face au jour. Elle vit tous les passants. Il y en eut qu’elle aperçut soudain et sur lesquels elle se fixait, au hasard d’un chapeau, d’une attitude, d’un paquet qu’ils portaient à la main, et encore les chapeaux changent-ils et peut-on laisser sa valise à l’hôtel. Il y en eut qui regardaient les numéros des maisons. L’un d’eux, longtemps, resta sur un banc, assez loin pour qu’elle ne le pût reconnaître. Parfois elle se penchait vers la droite, du côté où la ville barrait l’horizon, comme pour rendre inutile l’étendue et toute sa rêverie, et semblant contenir un plus grand trésor ; et, alors, Marie, les deux yeux fixés au débouché d’une place, là-bas, fouillait dans la masse humaine pour y découvrir une sorte d’espérance qu’elle ne quittait plus, de crainte qu’un coup d’œil ailleurs, qu’une seule infidélité ne la fît partir, car les espérances sont jalouses et, dans un monde qui les recherche, ne se donnent qu’au plus attentif. D’autres fois, elle se laissait aller, coulait vers le soleil couchant, aboutissait à la lumière et, légère, scrupuleuse, recevait la vie du soir avec un cœur d’enfant et une mélancolie comme si les mauvaises pensées eussent pu écarter le bonheur. Elle se repentit de beaucoup de choses, à la façon des malades qui se tiennent prêts et qui, aussi, pensent éloigner le danger à force de douceur et d’innocence.

Un jour, sans qu’elle attendît personne, on sonna à la porte. Amélie alla ouvrir. Marie resta dans sa chambre, mais avec une angoisse totale à la pensée que l’on venait de sonner, que les actions humaines vont tout droit et que Jean, sans que rien l’annonçât, eût pu de Paris arriver simplement et sonner. Il y avait deux jours, il avait eu le temps de prendre le train, on ne sait pas ; elle se formait à lui, toute fluide, et s’épandait déjà pour qu’il la contînt.

Le troisième jour, elle dit :

— Je vais aller chez mon grand-père.

— Vas-y, dit Amélie. Pour la tête que tu nous fais ici…


Pour tout bagage, elle emporta son ombrelle. Elle n’eut pas lieu de s’en repentir. Sur le plancher du wagon, elle s’occupa beaucoup avec la pointe, suivit les rainures dans toute leur longueur, de telle façon que, la poussière se rangeant de chaque côté, elle avait l’impression de creuser un petit remblai. Une fois, du temps où elle était au couvent, un dimanche d’été, avec son oncle et sa tante, elle s’était assise au Parc de la Tête-d’Or. Un prêtre passa. Elle écrivit sur le sable de l’allée : « Flûte pour M. le Curé. » Et comme elle achevait, le manche de l’ombrelle cassa. Ce n’était pas la même ombrelle, d’ailleurs.

Elle fit le voyage sans presque s’en apercevoir. Il lui restait bien quatre kilomètres, qu’elle devait parcourir à pied. Elle ne se pressa pas, elle suivait chacun de ses pas d’un coup d’œil et sentait doucement qu’elle n’était pas encore arrivée. Cela ne ressemblait pas du tout au « retour à la maison paternelle ». À un moment donné, elle sut qu’elle approchait, alors elle voulut réfléchir un peu et s’assit au bord d’un fossé. Son ombrelle lui fut très utile : elle entendit des pas derrière elle, pas un de ses regards n’eut à dépasser la terre qu’elle s’amusait à fouiller. Puis, lorsqu’elle n’entendit plus rien, de crainte qu’il ne passât encore quelqu’un, elle se leva et poursuivit sa route.

Elle reconnut bien la grille. C’était une petite grille toute simple, dans un village, à laquelle il suffisait d’être une grille pour embellir la maison. On en poussait le battant de droite, il cédait au mouvement avec un grincement à lui que l’on sentait là, tout près de soi, comme les choses que l’on peut prendre dans la main. Puis il y avait trois marches au perron, l’air du jardin et cette sensation de recevoir sur les épaules un manteau léger dont on vous fait la surprise, et qui vous apprend qu’avant de le posséder on était mal à l’aise.

Elle n’alla pas si loin. D’un coin, et cela les étonna comme ce que l’on prévoit, Basile sortit, sans drame et sans phrase, vêtu comme à l’ordinaire et chaussé de ses gros souliers jaunes. Il sortait, il allait faire sa tournée dans les champs. Elle se présenta à lui, avec sa figure un peu plate. Il avait changé, pourtant. Sa barbe était blanche et deux plis s’efforçaient à limiter dans ses joues un mouvement singulier, à contenir sans pitié l’expression même que leur chair leur eût donnée. Pour ses yeux, on eût dit que toute retenue n’y pouvait rien et que le regard qui s’y faisait jour sortait droit de sa pensée. On avait l’impression ridicule que cela lui brûlait la prunelle en passant. Il parla, il ouvrait la bouche, pas une dent ne lui manquait.

— Viens par ici. Ta grand’mère ne t’a pas vue.

Il marcha, il avait fait trois pas avant qu’elle ne se décidât à changer son sens, puis elle n’osa pas se presser pour l’atteindre, de sorte qu’elle allait à sa suite. Il se retourna pour dire :

— Prenons par les petits chemins. C’est plus long, mais on ne nous verra pas.

Il tira sa montre.

— Oui, il te reste au moins trois heures avant l’autre train. Si tu es lasse, tu pourras t’asseoir.

Tout allait bien, lorsque, soudain, Basile aperçut quelqu’un. Il fit :

— C’est toujours la même chose, quand on veut éviter le monde. Qu’est-ce que c’est encore, que celui-là ? Ah ! oui, ça doit être Bidault, le garde-chasse. Tiens, prends à gauche. Nous reviendrons sur notre route, quand il aura passé. Une haie les dissimula, il s’arrêta, elle le rejoignit et, lorsqu’ils reprirent, ils marchaient de front.

Basile demanda :

— Où es-tu descendue ?

— À Lyon, chez ma tante.

— Et tu viens me voir ?

— Oui.

— Tout ça, c’est de ma faute. Je n’aurais pas dû te laisser aller chez ta tante. Toi, tu ne valais pas grand’chose. Mais enfin, tu as été à bonne école.

Ils marchaient. Basile, avec ses gros souliers, appuyait à chaque pas, ferme et limité, écrasant sur le petit chemin sec les mottes de terre d’un coup sûr et suivant sa voie comme les hommes simples, qui n’ont qu’une pensée et ne regardent pas ailleurs.

Elle baissait beaucoup la tête, mais elle vivait sa vie et considérait parfois un arbre, un fossé plein d’herbe, ou bien, au-dessus d’une haie, la tête attentive d’un bœuf qui les voyait passer et battait des paupières. Il lui fût venu des paroles comme ceci : « Grand-père, est-ce qu’il y a des bœufs qui ont les yeux bleus ? »

Il dit :

— Alors, tu te figures qu’il suffit de venir me voir ? Je ne veux rien faire maintenant. L’année prochaine, tu auras vingt et un ans, tu seras libre de tes actions.

Il devait être un peu plus de trois heures. Le soleil, à leur gauche, au-dessus des coteaux du Rhône, semblait fondre l’azur d’un ciel bleu et, répandu sur les champs selon sa masse, les saisissait comme s’il eût voulu tout assommer.

Elle dit :

— Grand-père, j’ai chaud.

Il répondit :

— Si tu as chaud, il faut encore marcher. Plus loin, il y a de l’ombre. J’ai à te causer, je te causerai une fois assis.

C’était une promenade ordinaire, comme plusieurs fois elle en avait faites en compagnie de son grand-père, au temps des vacances, alors qu’elle y mêlait un mot de jeune fille et qu’il suffisait à leur vie de poser une pensée sur la branche voisine. Puis le chemin suivait le contour d’un pré, dévallait et, s’abandonnant à la pente comme un obscur chemin de campagne, aboutissait, plein d’une herbe charmante, à quelque ruisseau d’en bas qui le traversait librement. L’ombre y était vivante et vous prenait aux tempes comme le souffle même du vallon.

Basile dit :

— Voilà.

Puis il toucha l’herbe avec sa main.

— Il faut y prendre garde. Bien, tu peux t’asseoir. Je craignais que l’herbe ne soit humide.

Ils mirent le plus de temps possible, employèrent un peu de leur attention à bien placer leurs jambes, mais pour Marie, elle se donna une sorte de demi-position qui laissait à son esprit de quoi s’occuper au besoin. Ensuite, Basile essuya la coiffe de son chapeau, remit son mouchoir et se tut fortement avant toute parole. Puis, sans la regarder, il dit :

— Ta mère habite à Lyon, 22, rue Victor-Hugo.

Elle s’aperçut alors qu’elle était mal assise, mais, plutôt que de remuer un doigt, elle eût laissé l’un après l’autre chaque caillou lui entrer dans la peau par la pointe.

— Ta mère n’est pas morte, comme nous te l’avions toujours dit. Ta mère t’a quittée quand tu étais toute petite et t’a laissée à notre charge. Tu ne l’as jamais connue parce que nous avons toujours cru qu’elle ne méritait pas de te connaître. Aujourd’hui, vous êtes au même point toutes les deux. C’est pourquoi j’ai voulu savoir son adresse. Je me suis adressé à une agence. Elle se fait appeler Madame Desvignes. Tu vois que tu avais de qui tenir. Quant à nous, nous avons pris la responsabilité de t’élever et voilà où ça nous a conduits.

Il se tut, puis il ajouta :

— Tu ne me réponds pas. Maintenant, je te dirai comment j’ai su ce que tu étais allée faire à Paris. Moi, j’y suis allé, à Paris. On apprend quelque chose à tout âge. Ta grand’mère disait : « Oui, oui, ! C’est comme ça qu’il faut faire. Ne la préviens pas. » Moi, ce n’était pas ça qui me poussait. J’étais content de te faire une surprise. J’avais apporté une belle dinde dans mon panier. C’est ta grand’mère qui l’avait vidée. Je t’assure qu’on n’en aurait pas trouvé une pareille dans toute la campagne. Je voulais l’offrir à ta maîtresse. Ce n’est pas pour le cadeau, c’est pour l’attention. Ah ! je suis arrivé ! Je me suis fait conduire dans ta rue. J’ai trouvé ton hôtel. Je me suis dit d’abord : « Il y a quelque chose que je ne m’explique pas. » J’ai payé le cocher et je te promets que je suis resté longtemps avant d’entrer. À la fin, j’ai pensé : « Tout de même, il faut aller voir. » La patronne de l’hôtel m’a tout expliqué. Elle m’a dit ce que c’était que Madame Crouzat, elle m’a dit aussi ce que c’était que Monsieur Crouzat. Je lui ai même demandé si vous aviez une bonne conduite. Il paraît qu’il n’y a rien à dire. C’est vrai qu’à Paris ils sont habitués à en voir de toutes les couleurs. Mais, sur le moment, si je l’avais trouvé, lui, ton Crouzat, je l’aurais emmené à un sergent de ville. Et puis, qu’est-ce qui en serait résulté ? Je suis parti, avec mon panier à mon bras. Je devais avoir un drôle d’air. Tiens ! tu m’as rendu ridicule. Après ça, j’ai dîné dans un petit restaurant du côté de la gare. J’avais même emporté de l’argent pour t’en donner. Ensuite, j’ai attendu l’heure. Je n’ai pas voulu garder ma dinde. Je te promets que je ne risquais pas de te la laisser. J’ai pris une petite rue, j’ai posé mon panier sur le trottoir et je suis parti. Quelqu’un l’aura bien emporté. Tant mieux si c’est des pauvres ! Je pensais : « C’est triste, il ne me reste plus que ça : faire du bien aux autres ! » Mais toi, il faudra que tu m’expliques. Comment l’as-tu connu ? Ah ! tu peux dire que vous m’avez menti ! Je pense aux lettres que vous me faisiez écrire pour me décider à t’envoyer là-bas. Je ne peux pas m’expliquer ça, moi je ne sais pas comment on s’y prend pour mal faire. Enfin, garde ça pour toi. Tu comprends à présent pourquoi je n’ai pas répondu à tes trois dernières lettres. C’est parce que tu ne le méritais pas. Je les ai toutes lues, je voulais savoir jusqu’où tu étais capable d’aller. Je ne les ai pas montrées à ta grand’mère. Tiens, je les porte encore toutes les trois dans ma poche. Ah ! ta grand’mère a bien changé. Elle dit qu’elle s’en doutait, mais ça lui a donné un coup tout de même. Moi, ça aurait été dans le temps, je t’aurais fait ramener par les gendarmes. Je voulais te montrer la porte si tu étais revenue. Enfin, je ne l’ai pas fait, je t’accompagne encore jusqu’ici, mais je ne m’en vanterai à personne. Et à présent, dis-moi ce que tu veux, ce que tu es venue faire.

Elle se trouvait vraiment malheureuse et sans défense depuis huit jours qu’on lui reprochait sa vie même, comme si elle avait fait autre chose que de la porter. Elle se sentait pourtant logique et vertueuse, puisqu’elle n’avait mal en aucun endroit.

Dans ce sentier, assise comme elle était, à droite de son grand-père, elle ne pouvait pas cacher sa face entre ses mains et la garder pour elle. Elle eût voulu la mettre à l’abri, simplement comme un objet auquel on tient. Alors elle portait sa tête sur ses épaules et ce n’était pas assez pour avoir raison.

Il dit :

— Tu vois bien que tu n’as plus de cœur, tu ne pleures même pas.

Elle recevait cela, donnait un petit coup de la nuque et ne pouvait pas chasser les paroles.

— Mais parle donc ! Tu es toujours aussi entêtée. Dans le temps, je croyais que c’était par timidité. Et puis, après tout, parle si tu veux. Je sais trop bien ce que tu pourrais me dire : encore des mensonges !

Il abaissa sa tête, posa son regard sur la première touffe d’herbe qui lui vint, mit à part ses principaux souvenirs pour les oublier et, dur, séparé, âgé de soixante-dix ans, vécut pour lui-même une vie intérieure dont, en sa qualité de grand-père, il avait depuis longtemps perdu l’habitude. Il remâchait ce qui lui restait d’un besoin de ne pas mourir encore, goûtait à cela, le tournait, le retournait et sentait l’amertume lui couler jusqu’au fond. Il dit :

— Autrefois, étant plus jeune, j’aurais pu quelque chose. Maintenant, je n’ai plus rien à faire que de me conserver sur terre encore quelque temps.

Elle existait à côté de lui, reposait sur l’herbe et voyait sa poitrine se soulever et s’abaisser dans les mouvements de la respiration. Elle n’avait pas d’autre pensée, comprenait seulement qu’elle était vivante, que le jour l’entourait, qu’on lui reprochait ses actions et, pour l’instant, elle en avait honte, par obéissance.

Puis, il y eut la suite. Basile tira sa montre :

— Si tu ne veux pas avoir à marcher trop vite, il faut te lever. Je vais t’accompagner du côté de la gare. Nous y serons à temps.

Lorsqu’elle fut levée, elle resta une seconde droite, ne voulant pas qu’un geste d’elle précédât ceux de son grand-père. Il se secoua comme les vieux qui mettent du temps à changer d’équilibre ; elle attendit la fin et, quittant le dernier arrêt, partit avec lui sans qu’un mouvement de jeunesse indiquât qu’elle fit autre chose que le suivre. Ce jour-là, elle eut tout à fait l’allure d’une demoiselle de compagnie. Il dit :

— À présent, la fraîcheur vient. Tu t’es reposée. Tu n’auras pas de mal à aller jusqu’au bout. Elle fit :

— Oui, grand-père.

Il la quitta assez loin de la gare, il ne voulut rien changer pour elle.

— Il faut que je sois rentré vers les six heures, parce que ta grand’mère se demanderait ce que je peux faire. Tu vois, la gare est dans le bas.

— Oui, à présent je me reconnais.

Il ne l’embrassa même pas, il s’arrêta un peu, puis dit :

— Va-t-en toute seule.

Il ajouta :

— Si parfois tu avais besoin d’argent, tu peux m’écrire. Seulement, fais mettre l’adresse par une autre personne. Ta grand’mère reconnaîtrait ton écriture et ouvrirait la lettre.


Amélie s’écria :

— Tu es revenue, tu t’es contentée, j’en étais sûre. Je t’ai préparé à dîner.

Marie prit confiance. Ce fut très étonnant, elle répondit :

— Il n’a pas voulu me recevoir. Il m’a dit que j’avais encore maman et qu’elle habitait Lyon.

— Tiens, elle habite Lyon ! C’est drôle qu’on ne l’ait jamais rencontrée. Savoir si elle a encore son capitaine ? Au fait, tu ne sais pas, toi. Elle avait quitté ton père pour aller avec un capitaine.

Elle circulait d’ailleurs par l’appartement et elle alla à la cuisine ; c’était un bifteck, la porte était ouverte, elle parlait en le faisant cuire.

— Espèce de vieux paysan ! Ah ! ils sont tous les mêmes ! Quand on sort de leur vieille routine… Moi, je ne t’y ai jamais encouragée. Mais, après tout, ça ne t’a pas enlevé le morceau. Tu ne les connaissais pas, tu les connaîtras. Par exemple, je n’ai jamais voulu te parler de ta mère. Je me suis dit : « Ça n’est pas mon affaire, ça les regarde. » Elle ne valait pas cher : elle a quitté mon frère. Enfin, c’est ta mère. En tout cas, tu ne vas pas faire ta gnangnan. Il faut manger. Quand on a voyagé on a faim.

Elle la servit. Marie tâtait de sa fourchette et de son couteau la viande, ayant fait de sa pensée deux parts, l’une qui restait dans sa tête comme une réserve et l’autre qui, d’instant en instant, s’en détachait, comme ces jets de vapeur qui lancent la machine à chaque coup.

— Eh bien voilà, tu as tout mangé. Tais-toi, grosse bête, moi je suis ta tante. Comme ça, tu n’es pas en peine, tu sauras toujours où aller. Moi j’en ai vu bien d’autres.

Marie se tint un peu à sa tante. Sur le midi et sur le soir, elle mangeait à table, sans autre idée qu’être assise et participer bonnement à l’heure avant qu’elle n’eût passé. Parfois on lui parlait, elle répondait : oui ; d’autres fois elle répondait : non, prenant assez de goût aux choses pour en faire un choix. André Couvert riait et mangeait ce qui eût pu rester dans les plats. Amélie s’asseyait à droite, s’asseyait à gauche et ne connaissait rien autre dans la vie que le sentiment de la connaître dans les coins.

Marie disait :

— Je n’ose pas. Ça me fera drôle de la voir.

Amélie répondit :

— On peut dire que tu n’es pas curieuse. Moi, à ta place, je voudrais savoir comment elle me recevra. C’était une belle femme, dans le temps.

— J’ai peur de trouver quelqu’un avec elle.

— Cette idée ! Eh bien, tu le verras. Par exemple, écris-lui. On ne va pas chez le monde sans les prévenir.

Elle écrivit :

« Maman,

« J’ai de la peine.

« Marie. »

Elle ajouta son adresse.

— Est-ce que ça va de cette façon ? demanda-t-elle.

— Mais oui, ça va bien. Tu ne veux pas te mettre à lui faire une déclaration !


Elle fut invitée à déjeuner.

Elle arriva vers onze heures. Une femme en peignoir blanc, chargée de cheveux qui, attachés au-dessus de la nuque, tiraient sa tête en arrière, une femme d’environ trente-cinq ans vint ouvrir, montrant deux larges yeux bleus qui vivaient sans détour à la façon des enfants. Marie fut prise par les deux mains et, sans un geste, entourée d’un souffle chaud qui l’entraîna et qui la fit choir quelques pas plus loin sur un siège bas jusqu’à ce que tout cela s’animât et lui vînt d’un seul coup.

— Oh ! Tiens ! Tiens ! Mets tes deux mains au-dessus de ma hanche. Ne dis pas que je ne t’aime pas. C’est là que bien souvent j’ai posé les miennes. Comprends-tu, ma fille ? Depuis dix-sept ans, tu es attachée à mes flancs. Ta main est chaude, mon enfant. Ta main est chaude…

Puis ce fut la mère qui cacha sa tête, la fille repliait ses deux bras.

— Oh ! Je sens tes seins ! Tu as grandi, Marie. Laisse-moi dire : J’aimerais que loin de moi tu n’aies pas été heureuse. C’est fou. Va, il n’y a pas que toi qui aies changé. Dans les premiers temps, j’inventais des mensonges. Tu ne m’avais pas assez laissé de souvenirs. Je disais : « J’avais une petite fille. Elle est morte, Madame. » Ça ne te fait rien que j’aie dit que tu étais morte ? Et puis quand tu te cognais, tu disais : Maman, me suis fait mal là. Mais, dis, ça n’était pas vrai, tu ne te faisais pas mal, tu voulais seulement que je t’embrasse. Je veux que tu ne te sois jamais fait mal quand j’étais auprès de toi. Tu n’étais pas une enfant comme les autres. Tu disais : Maman, j’ai soixante-dix dents.

Ensuite, elle se dégagea, repoussa Marie des deux bras, la secoua, la tira, la campa et la prit droit à la face avec deux yeux et un roulement de la nuque comme lorsqu’on boit.

— Recule-toi. Je te vois maintenant. Es-tu belle ? Oui, je veux que tu sois belle. C’est moi qui t’ai faite, c’est eux qui m’ont chassée de toi. Lui, il me battait. Ses femmes l’accompagnaient jusque sur mon palier. Je les entendais s’embrasser à travers la porte. Je ne sais pas si c’est vrai : C’est vrai, aujourd’hui. Ah ! j’ai souffert. Ton grand-père est dur. Dis-moi que ton grand-père est dur.

— Oui, maman.

— Ta voix est douce, ma fille. Il faut qu’elle soit plus douce pour moi que pour les autres. Parle-moi encore. As-tu eu des amants ?

— Oui, maman.

— Tu m’as écrit : J’ai de la peine. J’en étais sûre. Je me disais : Voici qu’elle a vingt ans, et elle aura de la peine. Comment la préserveront-ils, là-bas ? Ah ! tu ne sais pas encore ce qu’est une mère. Mais je suis jalouse. J’étais sûre que tu aurais des amants loin de moi. Ah ! ils ont voulu t’élever. Ça ne leur a pas porté bonheur. Tu as eu des amants sur les yeux, sur la bouche, sur la gorge. Moi, je t’embrasserai partout. Et maintenant, dis : Maman ! Ne dis rien que ça. Allons, parle :

— Ma-man…

— J’ai tout vu tout de suite. Tais-toi. Il y a du velours sur les jeunes filles. Ça se flatte avec trois doigts. Les hommes, ils appuient trop, ils ont les dents lourdes derrière leurs lèvres. J’ai tout deviné sur tes joues. Je t’assure, une fois qu’ils vous ont touchées, ma fille, on en porte comme une cicatrice. Tu n’étais pas faite pour eux, tu étais faite pour moi. Si tu savais comme je les déteste !

Puis il y eut un silence et deux grands yeux bleus où passaient des images. Et la violence…

— Que je te voie ! Que je te voie ! Mais comment ferai-je donc pour mieux te voir ? Tu as des yeux… Tiens ! je ne sais pas si tes yeux me plaisent. C’est drôle : je te connaissais et pourtant j’ai encore à t’apprendre. Il me semble que je ne t’ai pas faite avec ces yeux-là. Tu regardais davantage. Les autres yeux avaient plus de prunelle. Ah ! tu es bien heureuse d’être jeune. Mais dis-moi, moi, comment me trouves-tu ? J’ai quarante ans, n’oublie pas.

— Tu es belle, maman.

— Tiens, touche mes seins. Ils sont fermes, trouves-tu ? J’ai les hanches minces et pourtant j’ai eu un enfant. Il n’y a que la figure. Mets ton doigt là, frotte un peu. Vois-tu, on sent la peau. Remonte ton doigt. Je mets de la poudre de riz, seulement il faut savoir la mettre. Je t’apprendrai. On me donne trente ans. Es-tu fière de ta mère ? Tu sais, je ne suis pas seule, je vis avec un négociant. Le jour, il est à ses affaires, le soir nous sortons ; nous allons au théâtre. Nous sommes allés à Paris pour l’exposition. Il y a sept ans que nous sommes ensemble. Me trouves-tu bien installée ? Il y a une bonne, tu sais. Ah ! je ne dis pas que je n’aie pas connu des mauvais moments. Mais avec celui-là, ça a l’air de vouloir marcher. Je ne lui ai jamais parlé de toi. Les hommes n’aiment pas qu’on ait une fille. Mais toi, tu ne dis rien. Je suis étonnée. Tu serais morte qu’ils ne m’auraient même pas prévenue. Enfin, je m’en tenais à cela : S’ils n’ont pas besoin de mon consentement pour qu’on l’enterre, ils auront toujours besoin de mon consentement pour qu’elle se marie. Mais, voyons, ma petite fille, parle. Tu avais un but quand tu es venue. Dis-moi, qu’est-ce qu’il y a ? Ton grand-père a appris que tu avais un… enfin, ce que tu m’as dit il y a un moment ?

— Mais, maman, je viens de Paris. J’ai passé un an à Paris.

— Toute seule.

— Non. Avec un homme.

— Et ton grand-père t’a laissée partir ? Tu ne me feras jamais croire que s’il t’avait aimée il t’aurait laissé partir.

— Maman, c’est moi qui ai voulu partir. Je lui ai dit que j’allais comme demoiselle de compagnie, il l’a cru.

— Il est bête.

— Je suis allée le voir voilà quatre jours. Il m’a mise à la porte.

— Il est dur.

— Oui, et puis il m’a dit qu’il était venu à Paris et qu’il avait tout appris. Il n’est même pas monté me voir.

— Il est sournois. Tu crois peut-être que moi je ne serais pas montée pour te faire une scène ! C’est d’autant plus de sa faute. C’est bien fait, ça lui apprendra. Tu as bien fait, Marie. Viens déjeuner. Ne t’étonne pas… Attends, j’oubliais. Comment es-tu ici ? Lui, il t’a lâchée, tu es revenue de Paris ?

— Mais non, maman, il est étudiant. Il est chez ses parents, en vacances.

— Étudiant ! Tu aurais tout de même bien pu te faire épouser.

— Oui, je voulais encore te demander : Tu es chez quelqu’un à Lyon ?

— Je suis chez ma tante Amélie, maman, et chez mon oncle André.

— Cette pauvre Amélie ! oui, elle est mariée. C’était encore elle la meilleure, va. Il n’y a rien de tel que les femmes qui ont connu la vie. Allons, viens déjeuner. Je vais te prendre la taille. Tu as la taille fine, coquine.

Le repas fut clair, dans une salle à manger à rideaux blancs, à nappe rouge, à assiettes bleues, qui contenait un buffet de bois tacheté à deux étages, à portes pleines, bizarres et gonflées, dont les serrures avaient la forme d’un oiseau. Les clés étaient dorées. Les pieds de la table imitaient des jambes de cheval. Les chaises sentaient la présence d’une femme avec leur dossier haut, leur siège en paille coloriée, bas, large, et qu’on eût pu appeler un siège à grosses fesses. Elles s’assirent. Sur la cheminée, un portrait d’homme.

— Tu vois, dit la mère. C’est lui. Il n’a pas trop mauvaise figure.

Puis la servante aux bras luisants : on eût dit que, trop active, sa cuisine étant frottée, n’ayant plus rien à faire, elle avait frotté ses deux bras.

— C’est comme ça que je les aime : solides et pas belles.

Marie fut heureuse de tout cela : une mère en peignoir blanc qui, parmi des choses élégantes, se tenait avec naturel et les touchait aussi simplement que l’on touche un point de son corps. Elle parlait des bonnes avec sang-froid et en connaissait l’usage comme on connaît l’usage d’un objet. Et Marie se trouva bien fière d’être sa fille. Et si quelqu’un l’eût vue à cette table, celui-là eût compris qu’elle n’était pas une simple Marie Donadieu comme on eût pu se l’imaginer.

Elles mangèrent des choses au vinaigre, des œufs à la coque servis dans une serviette pliée. Marie ne connaissait pas cela.

Elle dit :

— Ça n’est pas bête, ça les empêche de refroidir. Je n’y aurais pas pensé.

— Dame, ma pauvre enfant, ce n’est pas chez ton grand-père que tu aurais appris à devenir maîtresse de maison.

Ensuite ce fut un petit morceau de blanc de poulet, ensuite on vit apparaître des gâteaux : des grands, des petits, des à la crême, des à la confiture, des babas.

— Je me suis rappelée que tu aimais les gâteaux.

Puis de la crême au chocolat, de la compote, des biscuits, des pêches, des prunes, des raisins. Il n’y eut pas de fromage.

— Je m’en aperçois maintenant, dit la mère, je t’ai absolument fait un dîner d’enfant. Je te dirais même plus, il ne m’est pas venu à l’esprit que je pourrais te donner autre chose que ce que je t’ai donné. À propos, est-ce que tu fumes ? Bah ! tu pourrais fumer. Ça ne déplaît pas aux hommes.

Elles mangeaient avec goût, se servaient d’une petite cuiller et la tournaient sans façon entre leurs doigts.

— Sais-tu ce que j’aime par-dessus tout ? Ce que j’aime par-dessus tout, c’est mon confort. J’ai du bordeaux à la cave. Je n’ai pas pensé d’en faire monter. Veux-tu en boire ? La bonne ira.

— Mais non, maman.

— Hein ! c’est drôle de se retrouver comme ça après si longtemps et de s’appeler : ma fille… maman… Tu prendras ton café et ensuite tu prendras un peu de liqueur.

Et, vers la fin, comme elles étaient bien assises et qu’un bon souvenir, celui du repas, les unissait comme deux amies :

— Raconte-moi tes amours, dit la mère.

— Mais oui, j’ai eu des amours.

Eh bien, raconte-les moi ! C’est vrai que je veux être ta mère, mais je veux aussi être ta camarade.

— Eh bien, maman, c’est toujours drôle : j’ai deux amants.

— Mâtine !

— Seulement je ne les ai pas eus en même temps.

— Comme tu y vas, toi ! Je m’en doute que tu as eu tes deux amants chacun son tour.

— Maman, c’est que c’est bien triste.

— Vas-y tout de même.

— Maman, il y en a un qui s’appelle Jean Bousset et il est ingénieur.

— J’ai connu des Bousset : c’étaient de gros fabricants de soie, si c’est un de ceux-là, bigre !

— Je ne sais pas : ils sont peut-être parents. Mais ce n’est pas avec lui que je suis partie de chez mon grand-père, c’est avec son ami, avec Raphaël, quoi ! C’est là que j’ai dit que j’allais comme demoiselle de compagnie.

— Espèce de petit bout de femme ! Je t’ai connue pas plus haute que ma botte et maintenant ça vous a des idées… Tu n’es pas bête, sais-tu, tu feras ton chemin.

— Enfin, maman, je l’ai connu. C’était l’ami de Raphaël. Il avait des petites manières. Il venait souvent nous voir et il causait avec moi. Le premier jour, j’ai tout de suite compris ce qu’il disait. Je comprenais bien mieux que Raphaël. Alors, on en est reconnaissante. Il me regardait, on était comme le frère et la sœur. On se serait promené tous deux sans que personne y trouve à redire. Et puis Raphaël est parti en vacances, je suis restée seule à Paris pendant un mois. Nous nous sommes vus tous les jours. Raphaël l’avait permis, c’est même lui qui m’y avait poussée. Il me disait : « Vous avez les yeux comme ceci, vous avez le cœur comme cela. » C’était bien vrai. Et, à la fin, ça aurait été vrai, rien que parce qu’il l’avait dit. Le reste a eu lieu par la suite et m’a fait tellement de bien que je n’ai pas pu m’en passer. On savait toujours ce qu’il pensait et comme il pensait beaucoup plus que moi, jamais je ne désirais autre chose. Nous avons vécu dix jours ensemble comme mari et femme. Le dixième jour, Raphaël est venu me chercher. Je ne sais pas ce qui m’a prise. Je suis partie avec lui parce que c’était le plus ancien. Pauvre petit, ça lui a fait bien de la peine.

— Marie, tu viens de dire quelque chose de très intelligent. Tu as dit : « Et comme il pensait beaucoup plus que moi, jamais je ne désirais autre chose. » Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas bien exprimé, mais c’est là le secret du mariage et tu vas voir que tout en découle. Comment la vie t’apparaissait-elle auprès de lui ?

— Maman, auprès de lui la vie m’apparaissait toute simple. La nuit, nous étions l’un à l’autre, sans que cela eût l’air d’être un roman. Il disait que je lui venais de très loin et qu’il m’avait toujours connue. Le jour, je m’occupais de la chambre, je faisais la cuisine, je remarquais les heures, maman. Il rentrait. Le temps avait été ce qu’il devait être et si Jean avait dit un mot, ce mot aurait été juste.

— C’est cela, mon enfant, c’est cela. Et auprès de l’autre, n’est-ce pas, tu pensais : Il m’oblige à travailler, j’ai des mains de cuisinière, l’heure passe, voici un jour de ma vie où je n’ai pas eu d’aventures. Et tu le craignais. Je ne sais pas s’il te battait, mais tu as été malheureuse et, bien volontiers, dans ton besoin de chercher des faits et des raisons positives, tu aurais dit : Il a l’habitude de me donner des coups.

— Oh ! oui, maman. Oh ! oui !

— C’est que, tu sais : en amour je m’y connais mieux que toi. Maintenant, parle-moi de tes autres amants.

— Mes autres amants, maman !

— Voyons, tu ne peux pas dire que tu es une femme si tu n’as eu que deux amants.

— Eh bien, oui ! J’ai eu des amants qui, comme lui, étaient étudiants. Je me figurais alors que j’allais apprendre ce qu’était un étudiant. Tu es maman. Nous raisonnons ces choses-là. Il me semble que ce soit mon intelligence et non pas ma vie que je doive te montrer. Nous sommes ici. Nous parlons d’égale à égale. Il ne me semble pas que tu sois maman et que tu aies des droits sur moi. Je ne l’aurais pas cru. J’avais peur d’être intimidée en face de toi.

— Mais c’est cela qu’il faut. Continue, continue. Tu m’intéresses. C’est bon de parler comme ça après le repas. On a envie de tout se dire. Moi, mes amies, je les invite toujours à déjeuner. On comprend mieux.

— Je continue, maman. Ça n’a aucun rapport. Mais tu ne sais pas, depuis que j’ai quitté mon petit Jean, à quoi je pense ? C’est bête. Eh bien, quand une porte s’ouvre, j’espère que c’est lui qui va entrer. J’ai passé trois jours à la fenêtre de ma tante pour le voir venir. Je suis contente lorsque je vois un rassemblement, parce que je pense : « Il y a un petit nombre d’hommes sur la terre, voici une foule assemblée, j’ai quelques chances de le trouver au milieu d’elle. » Le tramway s’est arrêté plusieurs fois en venant. Il est monté des personnes. Ce n’étaient que des dames. Je te dis que je le cherche. Il n’est pas un moment où il ne me semble que l’univers entier doive me le donner.

— Mais c’est admirable. Il représente pour toi tout ce qui te manque. Comprends-tu bien ? Attends, ce n’est pas tout. Je t’ai promis des liqueurs après le café. Voilà du kummel. Allons, bois. Tu n’es pas venue ici pour faire ta sucrée. Ton vieux chien de grand-père n’a pas le pareil.

— Maman, je ne sais pas pourquoi tu l’appelles toujours un chien. Il m’a dit que si j’avais besoin d’argent, je n’avais qu’à lui écrire.

— Ah ! par exemple, il t’a dit ça. Il n’a pas à te dire ça. Voilà ce que c’est, je te parle avec confiance, et tu en viens aux injures. Moi, je suis ta mère, m’entends-tu ! J’ai plus de droits sur toi que lui. D’abord, tu n’es pas majeure et c’est moi qui t’enverrai de l’argent. J’en ai, de l’argent. Tu n’auras qu’à m’écrire si tu en désires. Je te le défends. Il serait trop content de dire que je ne suis bonne à rien. Et toi, tu te figures qu’il suffit de me dire ces choses-là. Tiens, viens avec moi dans la pièce à côté. Je vais te donner cent francs tout de suite. Ah ! tu viens me voir. Tu t’imagines qu’il suffit de venir me voir. Je vois ce que c’est : tu me méprises ! Tu as pensé : « Aller la voir pour faire sa connaissance. »

Celle-là non plus ne savait pas se retenir. Ses yeux la précédaient, deux yeux vivants, deux yeux comme habités. L’iris en était pur, étendu, simple comme les paraboles de l’évangile, avec de la vigne, la paix du cœur et du blé ; mais un mal étrange, un débordement intérieur les prenait pour un rien et, d’un seul coup, les noyait sans défense.

La pièce voisine était épaisse, à tentures, à rideaux, à tapis, avec deux fauteuils recouverts de chasubles, un lit de repos sous une sorte de dais, des coussins, des étoffes, des meubles, des vases et, ornant un mur, deux hallebardes entrecroisées. La mère alla droit à un tiroir, en sortit quelque chose et dit :

— Voilà cent francs. Tu vas me faire le plaisir de mettre ça dans ta poche, et immédiatement. Et puis tu ne vas pas avoir l’air niaise. Assise !

Il y eut un silence comme si tous les objets de la chambre se fussent assemblés pour le former ; une odeur en montait, lourde, soutenue.

— Pourquoi n’es-tu pas venue me voir plus tôt, d’abord ? Pourquoi n’es-tu pas venue me voir avant toutes tes histoires ? On t’avait dit que j’étais morte ! Quand on est intelligente, on s’arrange pour tout savoir. Tu as bien appris d’autres choses qui en valaient moins la peine ! Bref, voilà ! Tes amants t’ont lâchée et à présent tu viens trouver ta mère. Moi, je vais te dire ce qui t’attend. D’abord, tu t’es conduite comme une dinde : c’est le mot. Tu as ton type, ton serin, ton… comment que tu l’appelles ? Parle. Vite, comment que tu l’appelles ?

— Ce n’est pas un serin. Et puis, il s’appelle Raphaël.

— C’est ça, défends-le contre ta mère ! Allons, défends-le. Tu en as une tête, encore ! Moi, je suis une femme intelligente. Tu te crois maline parce que tu as eu trois ou quatre amants. Moi, je suis plus intelligente que toi. Tu m’entends, pas de comparaison ! Ah ! je te donnerai ton paquet, moi. Tiens je connais des gens qui ont eu la syphilis. Je dis : la syphilis ! Je t’assure qu’ils se portaient bien et qu’ils ressemblaient à tout le monde. Jusqu’à ce qu’un jour : pan ! dans le nez. Les voilà avec un nez mangé. Un autre jour : pan ! dans les pieds. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Je te promets qu’ils étaient touchés. Ça ne vous lâche pas, jamais ça ne vous lâche. Toi aussi tu es touchée. Tu l’as trompé avec tout le monde. Tu n’as pas fini de le tromper. Tu as connu d’autres hommes, c’est ça ta maladie. Tu ne sais plus qu’un homme, quand on vit auprès de lui, se complète. J’ai eu des amants, moi, je n’hésite pas à te le flanquer au nez. Quand on aime un homme, sa bouche n’est pas une bouche, sa bouche est votre bouche. Sa bouche devient les cent mille bouches que désire votre bouche. Ah ! tu as voulu plaquer celui que tu aimais ! Tu rechercheras tout ce qu’il t’aurait donné. Tu le rechercheras en détail, dans tous ces détails qui te plaisaient. Tu te contenteras d’une chose qui te plaira. Je te dis que tu plaqueras tout le monde. C’est comme ça qu’on commence : un homme que l’on use en un an. Il faut un an pour user un plaisir. Tu admettras que l’amour ne peut pas durer toujours. Sais-tu par quoi tu le remplaceras : Par la curiosité ! Tu diras : Je veux m’agrandir. Ah ! tu t’agrandiras le caractère. Je te promets que tu te l’agrandiras, le caractère ! Ce ne seront pas les hommes qui t’intéresseront : ce sera un détail à ton usage. Pan ! celui-ci a les lèvres rouges. Tu coucheras avec deux lèvres rouges pendant quinze jours. Pan ! celui-là a l’air solide : ce qu’il doit serrer une femme dans ses bras ! Tu coucheras avec deux bras pendant huit jours. Et tu finiras par coucher avec un homme, une fois, par caprice, parce que tu auras remarqué que ses reins ondulaient pendant sa marche. Comprends-tu : Quand tu mettras le pied dans la rue, tu ne sauras jamais où ça peut te conduire.

L’enfant pleurait. Elle ne savait pas bien pourquoi elle pleurait, peut-être simplement parce qu’elle entendait parler fort. Il semblait d’abord que ses larmes n’avaient pas beaucoup de mal et qu’elles coulaient d’elles-mêmes sur sa face, étant grosses et rondes.

— C’est ça, pleure ! Pleure bien. Mais pleure donc encore davantage ! C’est de ma faute, n’est-ce pas ? J’invente tout ; j’ai tout inventé. Mais dis-le donc ! Accuse ta mère.

— Oui, je ne savais pas que tu étais si méchante. Tu fais exprès de me faire de la peine.

— Mais, ma petite fille, je ne suis pas en colère. Pourquoi t’emballes-tu, toi aussi ? Je veux que tu sois heureuse, alors je te préviens. Je ne fais que te prévenir. D’abord je ne l’aime pas, ton Raphaël. C’est lui qui t’a enlevée à moi. Mais tu as eu grand tort de quitter l’autre. Je ne sais pas comment cela se passera. Tu lui as donné le temps de réfléchir. Tu as laissé à un homme le temps de réfléchir !

— Moi, j’étais venue exprès te voir parce que j’étais triste. Je me disais : « Il y a maman, il y a encore ma petite maman. » Moi, je suis une petite sotte. La vie me fait peur, maintenant. Je suis une femme : quand je n’aime rien, je ne suis rien. Voilà : que faut-il faire ? Ma vie est-elle plus forte que la vie ? Comment faut-il que je m’y prenne pour arriver au bonheur ?

Et elle boudait encore, assise, cachée, et gardait ses deux yeux bleus pour elle.

— Approche tout près de moi, ma petite fille. Là, comme ça, pour que je te flatte. Tes deux petites joues blanches… Je les aime bien, tu as une jolie peau. La méchante qui a fait embrasser tout ça par les petits hommes. Tu les aimais donc bien ! Ils n’ont pas dû s’embêter avec toi. Tu aimes bien être flattée. Je vois cela : tu fermes les yeux comme un petit lapin. Tu es mon petit lapin.

— Je t’aime bien. Tu es une bonne petite mère, maman.

— Comme on les prend par les caresses ! Si tu n’étais pas si lourde, je t’assoirais sur mes genoux. Et, à présent, que je te parle du bonheur ! J’ai beaucoup pensé au bonheur, dans ma vie. Tu ne sais pas à quoi je me suis arrêtée ? J’ai tout découvert dans un village où j’étais allée passer la belle saison. Il y avait là deux vieillards. Suis-moi, mon petit lapin. C’étaient d’anciens charpentiers : ils avaient amassé jour par jour, sans s’interrompre, une quarantaine de mille francs. Ils se levaient, le matin ; l’homme se promenait dans la campagne, la canne à la main. Ce n’est pas à cause de cela qu’ils étaient heureux, ce n’est pas du tout parce qu’ils étaient arrivés à leur but. La vérité, c’est qu’ils avaient toujours été heureux. Leur vie comprenait la respiration, la nourriture, la promenade, le sommeil, la réponse à la question que l’on pose. Vois-tu, Marie, ils avaient découvert une vérité et ils se tenaient à elle. À aucun prix, n’agrandis la vérité que tu auras découverte. Je les voyais le soir, l’un auprès de l’autre, sur une chaise. Ils recevaient ce qui vient : un mouvement de l’air, la satisfaction d’après dîner. Les bruits intérieurs de leur corps leur semblaient une chose divine. Ah ! j’ai beaucoup réfléchi, va ! Il y a des gens qui s’étonnent que j’aie tant d’idées. Moi, j’ai trop agrandi mes vérités. Mais, pour en revenir à ces deux-là, lorsqu’ils voyaient un passant, ils le jugeaient avant de le connaître. Il n’y a pas de bonheur si l’on ne condamne pas les autres. Le bonheur, c’est de marcher tout droit, entre deux œillères et de peser à chaque pas. Tiens, ton grand-père est un homme heureux. Beaucoup de gens ne le croiraient pas ou diraient : « Peut-être, s’il n’avait pas eu sa fille et sa petite-fille. » Moi, je dis plus. Je dis : C’est à cause de cela qu’il est heureux. La preuve, c’est qu’il nous a condamnées. Ah ! comme il se sent ! Il se sent en entier. Voilà pourquoi je lui en veux. Je lui ai fourni l’occasion de son bonheur et il a fait son bonheur contre moi. Mais toi, tu avais découvert ton bonheur. Tu as connu pendant quelques jours des vérités suffisantes. Tu aurais dû t’enfermer avec elles. Oui, je sais, parfois ça ne va pas. Alors, appuie un peu, fais entrer la vérité tout entière dans la matière vivante. Ah ! je vois très bien ce que tu es venue faire. Tu n’as plus que moi. Je vois, tu bois mes paroles. Tu es venue à la source en pensant : Si la source aussi allait me manquer ! Et il faut que je te manque, mon enfant. Retourne auprès de ton petit Jean. Prends-le. Dis-lui : « Je ne suis pas encore si loin de toi, que je ne puisse revenir en arrière. » Je t’ai dit ce qui t’arriverait si tu restais auprès de l’autre. Je te l’ai dit méchamment, et cela valait mieux. Moi, tu as vu, je ne puis rien. Je ne t’ai pas parlé comme une mère, je t’ai parlé comme une femme. Pendant dix-sept ans, tu m’as manqué. Je ne sais plus être mère, aujourd’hui. Ne dis pas : « Voici la mauvaise mère qui chasse les siens. » Tu n’es plus les miens. Ah ! il faut des bien longs apprentissages pour faire entrer les autres en soi ! Voyons, ne sois pas triste. Je t’ai dit ce qu’il fallait faire. Allons, ma petite fille. Attends. Je vais te payer une belle robe et une robe qui t’ira. Je m’y connais. Jamais tu n’auras été si belle. Viens, lève-toi, nous irons dans de beaux magasins. Et si tu es bien sage, peut-être que je t’achèterai encore autre chose. Non, reste assise. Moi, je vais aller m’habiller. À propos, je n’ai même pas pensé à te demander ton nom.

— Je m’appelle Madame Crouzat.

— C’est un drôle de nom, et tu demeures ?…

— Chez Madame Amélie Couvert, avenue de Saxe, no 191.

— Attends, je vais le mettre en écrit. Tu me préviendras quand tu viendras me voir. Tu comprends pourquoi il faut que tu me préviennes. Quand repartiras-tu à Paris ?

— À la fin des vacances, au mois d’octobre.

— Tu me donneras ton adresse. On s’écrira. Ce sera gentil.


II



Elle monta l’escalier. Elle en était à la fin d’octobre et il lui semblait que le temps avait marché pour qu’elle montât l’escalier. Ses pas étaient des pas, sans réflexion, qui la haussaient d’une marche à tout coup, cependant qu’un sentiment simple comme la foi la portait au-dessus de tout ce que l’instant avait d’indécis et d’osé. Elle frappa, Jean ouvrit. On a souvent l’impression que l’on était nécessaire et que les hommes allaient de long en large en vous attendant.

Elle ne dit même pas : Me voilà, s’assit sur une chaise, posa sur ses genoux deux mains qu’elle ne savait comment employer et qui, mi-ouvertes, doucement tremblèrent. Être là suffisait, ainsi que des paroles.

Il la voyait, il resta debout sans un geste, la voyant. Puis il lui toucha la main du doigt, avec une façon de hasarder quelque chose. Elle le laissa faire et ne bougea pas, comme si elle eût craint de donner un autre cours à sa présence. Ensuite il alla à la joue, râpant un peu, appréciant le grain de la peau. Alors, pour se justifier, il dit :

— Tu as la joue toute froide.

Elle leva les yeux avec un mouvement qu’elle tenait prêt. Pendant un instant, ils n’avaient rien à dire. Elle était vêtue d’une robe gros-bleu, mais on ne savait jamais avec elle, à cause de ses yeux. Elle les étendait soudain l’un et l’autre, s’accentuait alors, s’ouvrait toute, comme un golfe où les voiles sur les barques sont déjà tendues. Elle était vêtue de deux yeux. Jean la découvrit, en somme. Depuis ses cheveux qu’elle relevait au-dessus de son front, parmi toute la peau si blanche de son visage, une ligne, un reflet, un sentiment adoucissait la forme de ses mâchoires, et lorsqu’on en arrivait à sa bouche, il semblait qu’elle fût là pour accompagner ses yeux et pour en accroître le langage.

Il dit :

— Tu reviens pour toujours ?

Elle répondit :

— Est-ce que tu croyais que je serais revenue ?

Puis, comme elle remuait ses jambes sous ses jupes, le bout de son pied dépassa. Il dit :

— Tu portes à présent des bas jaunes. Ça se porte beaucoup depuis quelque temps.

Elle baissa les yeux.

Leur premier désir fut de continuer une histoire interrompue, comme lorsqu’un passant vous ayant séparé dans la rue, celui qui marchait en avant a fait trois pas en attendant son compagnon. Leur premier désir fut de se ressouder au passé. Il dit :

— Je ne t’ai jamais parlé d’une petite cousine que j’avais. Elle s’appelait Valérie. Une fois, elle a fait sa première communion. Elle écrivait à maman pour lui en faire part : « Ma chère tante, et tu sais que c’est le plus beau jour de la vie. » C’est moi qui lui ai répondu. Je suis sûr qu’elle a fait une bonne première communion. Une autre fois, une de mes cousines m’avait dit : « Tu aurais dû venir à la fête de chez nous, tu aurais vu ta cousine Valérie qui est bien jolie. Et puis, ce n’est pas surtout qu’elle est jolie, c’est surtout cet air qu’elle a ! » Je n’ai jamais connu d’elle que sa première communion et la grâce qu’elle en avait gardée. Les jours de fête, elle était plus grave et riait simplement. Je lui ai écrit depuis ton départ. Tu ne sais pas : eh bien, elle est morte. Son père était mort, il aurait bien pleuré.

Elle répondit :

— Moi aussi, j’ai connu une Valérie. Elle était bien jolie, elle était brune et puis elle portait des bandeaux. Une fois, nous avons consulté l’Oracle des Dames. Il m’a répondu : Le prêtre qui doit t’enterrer n’est pas encore au monde. Et il lui a dit : Tu ne verras pas la fin de l’année. Elle est vraiment morte. C’était un joli nom, ça ne lui a pas porté bonheur.

Il dit ensuite :

— Tu es restée à Lyon tout le temps ?

— Oui.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je ne sais pas. Oh ! si. Une fois, il y avait un jeune homme au coin d’une rue. J’ai cru que c’était toi. Je me suis sauvée. Pendant deux jours j’ai attendu qu’on sonne.

— Ce n’était pas moi.

Elle dit :

— Est-ce que tu m’aimes encore ?

— Je ne sais pas.

Il la regarda.

Elle était tout autre. Ses deux joues blanches, chargées d’une autre blancheur, sous un givre léger, vêtues de poudre de riz, comme une chair fine et qu’il faut conserver. Elles étaient là, fragiles comme ce qui est à portée de la main. Il vit aussi ses lèvres. L’une et l’autre, passées au rouge, haussées d’un ton, parfumées, comme si à leur goût naturel on eût ajouté un bonbon. Puis les yeux bordés de noir, en souvenir de vous. Ne semble-t-il pas qu’on les enchâsse, qu’on les conserve, et que la lumière que vous y aviez mise est là, qui parle de votre gloire. Dieu ne s’est pas arrêté à la Terre, car, la voyant si belle, il créa par le monde d’autres Terres encore. Et vous…

— Tu es belle, Marie.

— C’est pour toi, répondit-elle. Il faut que je sois belle.

Il rentrait en lui-même, se défendait déjà et ne lui présentait qu’un quart de son corps.

— Marie, il aurait mieux valu que je ne te trouve pas belle. Je ne sais pas si tu étais belle, autrefois. Autrefois, je ne te voyais pas comme si tu étais Marie, je te voyais comme si tu avais été Jean. Je t’ai regardée bien des fois, il me semblait voir je ne sais quoi : ma main, mon corps, mon image. Aujourd’hui, je te vois, je t’apprécie, je te trouve belle. La séparation s’est effectuée, Marie.

Elle eut un mot très habile :

— Tu ne m’aimais pas, Jean. Dis-moi que tu ne m’aimais pas.

Alors, il se dressa, fit face et trouva bien autre chose à lui répondre.

— Viens là, Marie.

Elle ne mit pas longtemps à s’approcher.

— Donne-moi tes deux mains.

Il les lui prit, d’ailleurs.

— Regarde-moi dans les yeux. Sais-tu si je ne t’aime pas encore !

Elle le regarda. Il vit deux yeux bleus au fond desquels il ne savait quoi, comme la cité d’au-dessous des eaux, mystérieuse, profonde, où les hommes sont autres, l’attirait et l’entraînait selon le poids de son cœur. On dit que lorsque la mer est basse, il en sort parfois la flèche d’un clocher.

Il parla, pourtant :

— Je ne sais pas si je connais ton corps. Je ne t’ai jamais eue pour mon plaisir. J’avais un sentiment, je le portais en toi pour te voir y répondre.

Puis il se tut et la vit encore. Et tout cela était immédiat et si bon qu’il en sentait la substance impérieuse faire en lui son chemin et repousser d’organe en organe un sentiment qui eût pu les habiter.

Elle fit :

— Oh ! bien aimé !

Elle dit cela, et il semblait que, soudain, la Belle au Bois Dormant avait remué dans le fond de son cœur. Ensuite, elle approcha sa poitrine, la mit à celle de Jean, appuya, ondula, comme on insiste, comme on ajoute une raison à d’autres raisons. L’homme en était entouré. Il saisit cela, il comprenait des choses l’une après l’autre.

Elle lui donna sa bouche, il la goûta, un suc singulier l’emplit jusqu’au bord. Ce fut une victoire. Il se tut, comme s’il n’avait plus rien à dire. Ils s’abattirent ensemble, il vint à elle, elle le reçut tout entière et sentit, pendant qu’il passait, la vie d’un homme s’étendre et ombrager une femme à jamais.

Ils se levèrent ensuite. Jean alla s’asseoir. Marie, calmée, simple, déjà maîtresse, prenait ses premières mines. Elle dit :

— Tu vois que j’ai bien fait de revenir.

Mais il garda pour lui-même sa face, la posa entre ses deux mains et resta si longtemps qu’elle tendit l’oreille comme s’il avait parlé bas. Ce fut un peu plus tard qu’il se leva sans un mot, on eût dit sans un geste et qu’ouvrant la fenêtre, puis s’accoudant à la barre d’appui, il tourna le dos.

Elle essaya encore, elle croyait que rien ne s’use et que la force d’une femme courbe un homme comme une charge. Elle dit :

— Embrasse-moi, Jean.

Il ne l’écouta même pas, conserva la barre d’appui et, replié, seul, comme adossé, se tint si loin d’elle qu’elle le regarda longtemps pour le voir. C’était un beau soir. Au tournant de la Seine, une souplesse avait pris l’onde qui, sans hâte et toute sûre, vers la gauche, du côté du bout du monde, suivait une autre onde encore. Le ciel était tendre et fin, l’air était cendré, l’air était tout en ciel. Et Octobre semblable à un fruit qui va bientôt tomber !

Il n’attendit pas davantage.

— Non, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela ! Autrefois, nous aurions été l’un près de l’autre à nous dire : Souviens-toi… Qu’est-ce qui a passé entre nous ? Nous avons cru nous ressouder par un baiser. Je suis triste.

Il se tut, puis il reprit :

— Peut-être n’est-ce qu’en ce moment et pour un instant que je suis triste. Ne dis rien, tout est fini : nous avons pris chacun notre place. Autrefois aussi, j’étais triste. Quand j’étais triste, autrefois, je sentais la mélancolie du monde. Aujourd’hui, quand je suis triste, je pense. Je pense, et que ce mot t’apprenne où j’en suis. Tu reviens trop tard : tu m’as laissé le temps de réfléchir. Et je sais que tout devait arriver. Il a été dit : Dieu viendra avec la vérité, il jugera les vivants et les morts. Marie, Dieu n’aura rien à faire : ils se jugeront eux-mêmes. Il y a tant d’harmonie que chacun, de lui-même, et selon sa pente, ira en son endroit. Tu m’as quitté, tu es allée en ton endroit. Certes, tu m’as trompé lorsque tu m’as menti, mais je sais aujourd’hui que tu m’avais trompé bien davantage. Je croyais t’avoir trouvée. Je me disais : « Elle est là, en moi, comme un bouquet que l’on a mis dans un vase, j’en porte toutes les fleurs. » Je connais aujourd’hui bien plus que tes mots et bien plus que les événements de ta vie : je connais ton sens. Tu m’as quitté, tu es allée ailleurs, simplement, comme une pierre tombe. Vois, tu es ici, et je te dis que tu n’es pas chez toi. Je t’ai prise, je t’ai eue comme autrefois. L’instant était celui de l’élection, celui du partage. Je ne sais même pas si tu comprends encore ces mots. Ensuite, je t’ai tourné le dos, j’aurais pleuré. Je trouvais à cet instant quelque chose de défini, de strict, de manqué. Et maintenant, sens-tu tout ce qui hésite dans ma chair et dans mon âme ?

Alors elle dit :

— Jean, c’est méchant ce que tu dis là. Tu profites de ce que je suis venue, exprès pour me faire des méchancetés. Si j’avais su, je serais restée chez moi. Tu vois, Raphaël ne sait pas que je suis ici. Moi, je suis une petite sotte. Je suis toujours les mouvements de mon cœur.

Mais il ne lâchait pas facilement ses pensées. Je n’ai que cela ! avait-il l’habitude de dire.

— Écoute, Marie, depuis que je ne t’ai vue, il s’est passé beaucoup d’événements. Il s’est passé la nuit de ton départ. Il y a eu une nuit où il s’est passé bien plus que ton départ. Je ne te dirai pas comment j’ai bu tout d’abord. J’ai vu Margot. Souviens-toi de Margot. Elle était petite et douce et riait d’être ainsi faite. Elle m’a dit : « Ne t’inquiète pas pour une femme ! » Peut-être est-ce avec ce mot et par orgueil que, plus tard, j’ai compris. J’ai pensé : Celle-ci sait se mettre à sa place. Puis j’ai dormi. J’ai dormi seul, net, ferme, ayant mes armes auprès de moi. Je te craignais encore. Cette nuit n’a pas duré longtemps. Je me souviens du matin ; comme je m’habillais, je me disais : À tout à l’heure, camarade, à tout à l’heure ! Il n’y a pas eu de tout à l’heure. De toi, il me restait du fromage et du pain. Je mangeais mon fromage et mon pain dans la chambre, en marchant. Comment dirais-je ? Je mangeais avec exactitude et sachant qu’il me restait du temps pour chaque bouchée. Ma taille était droite, je ne pensais pas encore. Je compris que j’allais remporter la victoire. En vérité, je n’ai pas eu à combattre. Il suffit que l’on sache se tenir. Je sentais mon corps, je te dis que le poids de l’homme suffit. Il me reste de cette nuit l’impression que toute une race en moi était jeune : je la guidais comme un pasteur. C’est alors que je suis allé à la fenêtre. Si tu savais comme tout était simple ! Tu étais exactement ma moelle et ma base et, me retrouvant debout, je sentais que je n’allais pas mourir. Je ne sais pas s’il y eut jamais un pareil matin sur le monde. Il était cinq heures. Dressé sur la ville, je la regardais dormir avec pitié. Mais comment exprimer mon bonheur ! L’air existait encore. Je pensais qu’en plein centre, là-bas, dans la mer, des hommes sur un bateau étaient assemblés et vivaient. Ah ! il y avait bien autre chose que toi, dans le monde. L’air, vraiment, s’ouvrait à ma poitrine. Je l’appelais : camarade, mon camarade ! Il me semblait qu’il me répondît et qu’au fond de moi-même, où je le sentais par flots, il cicatrisait tout, en passant. Écoute, Marie. Ce jour-là fut le plus beau jour de ma vie. Je me soulevais à pleins bras comme on soulève un enfant, je me sentais bien plus fort que moi-même et, me demandant quelle vaillance m’avait été donnée, je me penchais sur le mal que tu m’avais fait et je le chassais d’une chiquenaude.

— Oh ! tais-toi, Jean, tais-toi ! ce n’est pas vrai. Tu as dû pleurer, tu as pleuré, moi je veux que tu aies pleuré ! Tu ne m’aimais pas, d’abord. Oh ! non, tu ne m’aimais pas. Si tu m’avais aimée, tu ne m’aurais pas laissée partir. Tu n’as rien fait, tu m’as dit : Vas-t’en ! Oui, tu m’as dit : Vas-t’en ! Moi, je le sais. Au fond, tu étais peut-être bien content que je m’en aille. Moi, j’étais trop heureuse. Je n’ai jamais été heureuse, je ne pouvais pas m’habituer au bonheur. La vie n’a jamais été bonne pour moi, je me suis mis en colère, je l’ai laissé venir, je lui ai dit : Contente-toi, fais-m’en donc encore davantage ! Je suis partie comme cela, j’étais folle. Toute la nuit j’ai entré mes ongles dans ma peau. Je me sentais dans mon rôle. Raphaël m’a posé une serviette mouillée sur les tempes. C’est bien fait pour lui, il m’a soignée jusqu’au lendemain. Il a pleuré. Mais si j’avais su que tu ne m’aimais pas, moi je n’aurais pas pleuré. C’est lui qui me l’a dit : S’il t’avait aimée, il ne t’aurait pas laissée partir.

— Il avait raison. Je t’aimais comme une chose que j’avais reçue, je ne t’aimais pas comme une chose que l’on a conquise. Je t’ai retenue à deux mains, mais je n’ai pas su me pencher en arrière pour que tu m’entraînes avec toi. Je ne t’aimais pas jusqu’à l’aventure et jusqu’à la mort. Peut-être étais-tu déjà vaincue en moi et que l’autre voix, celle qu’aujourd’hui j’entends, dominait la tienne et me créait une destinée plus profonde.

— Oh, tiens ! tiens ! fit-elle.

Il était assis, elle se précipita sur lui, d’un bloc. Elle occupa ses genoux, elle était là, rien ne pouvait maintenant occuper cette place. De sa bouche, elle lui garnit la bouche, de ses deux bras elle entoura le reste, de tout son poids elle appuya, comme une mer de naufrage, comme la seule chose vivante et qui vous bouche l’étendue. L’homme en éprouva une sensation d’asphyxie. D’une main, elle déboutonna son corsage ; l’instant était assez difficile, elle devait sortir ses deux bras des manches. Elle le fit avec précision, se glissant, s’écoulant, et dans un double mouvement qui, d’une part, la portait hors de sa robe et, de l’autre côté se repliant, la contractait, l’enroulait d’un long tour autour de sa proie. Alors, il vit sa peau. Elle était blanche et souple et garnie d’une chair insoupçonnée, grasse, merveilleuse, parlante, comme si un miracle eût passé là. Il fallait bien qu’il la respirât, n’ayant rien autre à respirer. Parfois, elle se haussait au souffle de sa poitrine, un soupir en sortait et un frisson qu’on eût voulu saisir au passage.

— Vois, disait-elle, je n’ai pas de corset. Tu sais, mes deux seins, je ne sais pas pourquoi tu aimais tant mes seins. Je t’ai dit une fois : Je te les donne ; tu m’as répondu : Je les prendrai. Tu avais oublié de les prendre. Vois-tu, je suis venue pour te les apporter. Mais, dis-moi, mon petit Jean, qu’est-ce que tu veux en faire ? Ils étaient si bien à leur place. Regarde ! Ils sont durs. Tu m’as dit : ce sont les hémisphères de Magdebourg, il a fallu six chevaux pour les séparer. Toi aussi, tu aimais les femmes, tu aimais les petites femmes. Qu’est-ce qu’elles t’ont donc fait que tu n’en veux plus ? Est-ce que tu ne me trouves pas à ton goût ? Tu ne vas pourtant pas en prendre une autre. Et si tu en voulais une autre, c’est moi qui te la choisirais.

Vraiment, la question s’agrandissait, elle l’agrandissait elle-même. Il ne s’agissait plus de Marie, il s’agissait d’une femme et de la victoire. Et elle jouait de ses bras et de ses mains, pétrissait les joues, le cou, la poitrine de l’homme, l’amollissait selon sa science et, d’un coup, appuyait sur lui tous ses bonheurs.

— Souviens-toi de mon pays. On s’asseyait le dimanche soir tout au-devant de la grille et pour mieux s’en apercevoir : Jalot apprenait à jouer de la clarinette. Il partait, on disait : Ça y est, voilà mon Jalot ! Et tout d’un coup, en plein milieu, il se taisait pour apprendre encore mieux. Je crois plutôt qu’il se disait : Si j’en restais où j’en suis, c’est si bon ce qu’on sait ! Tu vois que Jalot m’a beaucoup servi. Il y avait des petits enfants qui, tout le jour, avaient porté des bottines. Alors, quand venait la saison, on leur disait : Je t’achèterai des espadrilles pour te délasser. Ils couraient pour mieux montrer combien ils étaient délassés. Il y avait ma grand’mère qui m’apportait un fichu. C’est très difficile à expliquer, mais c’était sa manière à elle de me gronder. Il y avait, de l’autre côté de la rue, la Grande Ourse au-dessus du toit du voisin. Oh ! je la connais ! Le toit d’un homme m’a repéré le monde. La rue montait vers notre droite. Il y avait chaque soir, plus loin que son sommet, un bruit comme si toute la Terre l’avait fait. Je disais : « Grand-père, on ne peut pas entendre d’ici les trains passer, il n’y a pas de vent dans la campagne ; alors qu’est-ce que c’est ? » Il me répondait : « J’ai toujours cru que c’était le bruit du Temps qui passe. » On se sentait grand. Il y avait, assis sur des chaises, des gens que toujours on avait connus. Cela représentait mon village et sa vie, et il y a en moi quelque chose qui fait comme Jalot. Mon cœur, mes poumons, mon foie, mon sein, tout ce qui est moi-même, tout ce qui me suffit, chaque organe redit à son voisin comment était fait mon village. Oui, il y a des choses de lui que je sens dans les os de mes côtes. Je ne suis pas bien compliquée, je suis un petit village qui ne te gênera pas, mais je suis un village entier. Connais-tu l’amour ? L’amour, c’est lorsqu’on s’assied le dimanche soir et que tout cela vous suffit. Tu n’auras pas à aller plus loin que la Grande Ourse et tu connaîtras sa place. Je serai tout cela pour toi, et tout cela c’est toute la vie. Comprends donc combien tu n’aurais plus peur. Je serais toute la vie ; si tu venais à mourir, je me tuerais, toute la vie s’en irait en même temps que toi.

Et elle répétait :

— Comprends donc. Celui-là est le maître du monde qui, lorsqu’il meurt, sent que le monde entier va mourir. Je serai toute la vie ; si tu venais à mourir, je me tuerais, toute la vie s’en irait en même temps que toi.

Ce n’est pas tant parce qu’il lui donnait raison que parce que tout ce qu’elle lui offrait était à portée de la main. Chacun de ses sens en appréciait l’usage. Il pensait d’ordinaire avec ampleur, visait loin et décrivait sa courbe comme une parabole qui tombe là où on l’avait décidé. Il ne parlait pas. Un travail nombreux l’attaquait à sa base, qui produisait une dissociation singulière et qui, s’en prenant à sa pensée, la séparait par morceaux. Parfois, il sortait de lui un rien d’attention, quelque chose comme un insecte qui, se posant quelque part sur la peau de cette femme, y buvait la vie et s’en gorgeait. Il se trouvait bien, retournait un sentiment dans sa tête et celui-ci, au chaud, s’étendait là comme dans un lit où il fait bon dormir. Et qu’aurait-il pu trouver ailleurs, qui valût cela ? Un beau jour, on part autour du monde et voici qu’un soir, dans un canton perdu, une fraîcheur descend, qui ressemble aux fraîcheurs que l’on avait trouvées partout. Il y a les cruelles paroles de l’Imitation : « Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre et les éléments ; or, c’est d’eux que tout est fait… Quand tout ce qui est au monde serait présent à vos yeux, que serait-ce qu’une vision vaine ?… »

Tantôt elle lui bouchait la bouche avec la chair nue de son bras, tantôt, d’une large main qu’elle lui posait au cœur, elle propageait des ondes singulières, car la peau d’une femme va plus loin que ce qu’elle vient à toucher. Il l’accueillait, il la sentait en lui pousser et, comme une bouture que l’on plante s’accroît, se prolonge, se crée de profondes racines et se nourrit enfin du suc intérieur, un lien mystérieux naissait de la femme à l’homme par un simple contact, avec une étrange chimie, avec une sève que l’un d’eux semblait puiser dans l’autre. Il y songeait. Tu as eu une mère, tu as vécu neuf mois dans le ventre d’une femme, tu en es encore tout imprégné et c’est cela que tu retrouves, comme un voyageur reconnaît son pays.

Et elle disait encore.

— Méchant… Tu m’as dit que je n’étais pas à ma place. Tu vois, maintenant, je me suis mise à ma place.

Et elle s’asseyait bien mieux, elle s’asseyait jusqu’à ce que le bout de ses pieds ne touchât plus le sol.

— C’est mon poids. Tiens, tu le portes ; tout de suite tu t’es habitué à le porter. Je ne te gênerai donc guère. Tes deux petites oreilles… elles m’entendent, alors pourquoi ne dis-tu rien ? Je leur crierai : Je t’aime ! Et si l’oreille droite ne suffit pas, je prendrai l’oreille gauche. Ouvre la bouche. Je crie dedans : Je t’aime ! Mon amour va jusque dans ta gorge. Oh ! je sais bien, moi, tu m’as trompée. Tu as été voir petite Margot. J’étais partie. Ce n’est pas une raison, parce que j’étais partie. Tu aurais dû m’attendre, ou alors tu n’avais pas confiance en moi. Je veux que tu ne m’aies jamais trompée. Moi, je l’ai trompé, l’autre. Oui, dans le temps, avant que je ne te connaisse. C’est toi que j’aime, puisque j’ai eu des amants lorsque j’étais avec l’autre. J’avais envie de le tromper encore à Lyon, par colère. Mais je me suis dit : Non, parce que c’est mon petit Jean que je tromperais. Oh ! je sais, tu m’en veux parce que je suis partie avec lui. Mais, mon petit Jean, le bon matelot est celui qui a déjà fait naufrage. Autrefois, il y avait des risques, puisque je ne connaissais pas mes faiblesses. Maintenant, je me surveillerai, j’examinerai mon cœur comme on examine un toit, de crainte qu’il ne tombe. Moi aussi, je suis un savant ingénieur ; j’ai la pratique des fissures. Et puis, mon grand-père. Lorsque je suis partie l’an dernier, il pleurait parce qu’il ne voulait pas que je m’en aille. Je l’ai revu, il sait tout, il a pleuré parce qu’il ne veut pas que je revienne à lui. Je n’ai rien dit, j’étais heureuse, je pensais : J’ai passé longtemps à faire de la peine aux autres ; tout le mal que je porte doit être épuisé, il ne me reste plus que du bonheur, je vais aller l’offrir à Jean. Et puis, maintenant, nous serons deux à t’aimer. Il y a maman. Écoute, Jean, j’ai une maman à mon tour : je l’avais bien gagnée. Je te raconterai tout cela : on m’avait fait croire qu’elle était morte. Elle m’a dit : « Mets tes deux mains sur ma hanche, il me semblera que tu es encore en moi. » C’est elle qui m’a donné cette robe. J’ai voulu pour toi m’habiller toute en maman. Elle m’a dit encore : « Quitte l’autre, c’est celui-ci qu’il te faut. » Si je te manquais, tu aurais quelqu’un à qui t’en plaindre. Elle n’a pas été heureuse. Écoute, Jean, tu as bon cœur, nous lui ferons oublier tout, l’un après l’autre. N’est-ce pas un but pour ta vie, est-ce que cela ne te tente pas, que de prendre une pauvre femme, de te pencher sur elle et de découvrir tout le mal qu’elle a porté ? Si tu ne veux pas me prendre pour moi, prends-moi pour elle. J’ai lu les livres de la piété filiale ; ce sera plus beau que ta mère, ce sera la mienne. Je suis de retour à Paris en compagnie de Raphaël. Je lui ai dit : « Je descends faire une commission. » J’ai mis mon chapeau, me voilà. Bonjour, ma petite commission ! Je suis venue à toi au prix d’un mensonge. Je ne mentirai plus, je garderai celui-là pour que nous le pressions sur notre cœur. Je t’ai tout dit. Interroge-moi encore.

Il entendait cela. Son cœur, son sang, ses poumons, les os de sa poitrine formaient un seul mélange qui lui montait comme si tous ses organes eussent fondu, comme si son âme même eût été pompée. Et par ailleurs un vide singulier, une fuite effrayante et grossière : on eût dit que le vertébré qu’il portait en lui l’allait quitter. Alors, il fit un mouvement, pour savoir s’il savait encore faire un mouvement. Il s’agita à droite, il s’agita à gauche, il se coula hors de Marie et, profitant d’un geste, passa sa tête. Pareil à l’affamé qui mord un bouillon et le mâche avec ses deux mâchoires, d’un coin, il aperçut la fenêtre et le jour, s’y jeta de tous ses yeux, se tint à eux et les mangea. Tout aussitôt, il put penser. Il se prenait à un mot, il se prenait à une branche, elle apparaissait, il la saisissait à deux mains, l’appuyait sur lui et lui demandait la foi. Comme on récite une prière pour chasser les mauvaises pensées, il était là : « Le cœur affaibli par les femmes… Vendre son âme pour avoir une femme… Il ne faut pas vendre son âme pour avoir une femme… Celle-ci, comme un mur, m’a caché la fenêtre et le jour… Ne te laisse pas arrêter par les petites choses avant d’avoir atteint les grandes… » Et, mécaniquement, selon le conseil de ceux qui furent tentés, il cherchait un souffle en lui pour animer ses formules. Et comme il le cherchait, il donna un souffle pour le trouver. Alors, ce fut comme si un cavalier lui sortait du cœur. Et le monde, soudain, fut frappé par quatre sabots. Et Jean pensa une pensée de Pascal : « Console-toi. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. J’ai pensé à toi dans mon agonie, j’ai versé telle goutte de sang pour toi. » Et lorsqu’il l’eût pensée, il lui sembla que le mauvais ange, lentement, lui traversait la moelle du dos et lui sortait par la nuque en sifflant.

Et tout se remit en place dans son corps, et c’était le matin : un vent de rosée, un vent matinal, sur une terre de débauche balançait une rose. Le reste se passa en deux temps. Tout d’abord, il tendit la tête et rejeta cette femme vers la gauche comme on déplace une entrave. Alors, il vit le jour et se sentit né pour le jour. Puis il se secoua, se dressa et la lança tout entière par la chambre.

Elle alla tomber, elle étendit les deux bras pour protéger sa face. Il s’enfuit vers la fenêtre, il lui semblait respirer pour la première fois.

— Aa… h ! fit-il.

Mais, de la masse gisante, une voix encore sortit.

— Tu m’as jetée à terre, Jean. Tu ne sais pas : j’aurais voulu que tu me jettes à terre. Je me disais : Je mettrai mes deux bras autour de ma tête et je les appuierai sur toutes les paroles qu’il me fera entendre. Puis, plus tard, lorsque je serai seule, je m’étendrai pour moi-même, je replierai mes deux bras pour fermer le monde, je garderai une pose que toutes les personnes n’auront pas eue et que nous serons seuls : lui, à m’avoir donnée, moi, à avoir reçue. Je veux un geste de moi qu’il ait formé. Je l’appuierai sur mon front pour me porter bonheur. Mais, dis-moi que je reste. Tu vois, je ne tiendrai pas beaucoup de place, tu pourras marcher par la chambre. Je t’assure que le bon Dieu l’a voulu : ta petite cousine Valérie — oh ! va, j’ai compris, — eh bien, elle est morte ! Moi, je ne mourrai jamais, je serai là pour mourir lorsque tu mourras.

Puis elle reprenait, elle s’écoulait comme une eau sous une pierre.

— Regarde, je reste ici couchée, ne sachant plus où j’en suis. J’ai cherché si longtemps que je t’avais bien mérité. Pense donc que j’ai eu beaucoup d’amants avant d’arriver à toi. Mais, dans ce temps-là, je savais encore arriver. La Terre pouvait me répondre, puisque j’avais confiance en elle. Aujourd’hui, comment dire ? Il me reste tout, et c’est cela qui me gêne. Si tu savais combien il y a des hommes dans la vie et si tu savais combien chacun d’eux me semble vide ! Je m’imagine que toute la Terre est creuse. Et pourtant il va me falloir la couvrir tout entière avec mes deux pieds. Il va falloir que je sache qu’elle est creuse à chaque pas. Que veux-tu que je cherche autre chose que ce que j’ai perdu ? Partout où je passe la main, je sens que tu me manques. Ah ! tu m’avais bien calmée ! Je vais passer toute ma vie à te chercher. Comment veux-tu que je te trouve, puisque tu m’obliges à te tourner le dos. Tu sais, le Juif-Errant : c’est parce qu’il avait vu le vrai Dieu. Vois si je suis malheureuse : j’ai appris à parler comme toi. Je sais parler, je suis intelligente. Quand il s’agit de toi, je suis toujours intelligente. C’est à cause de mon cœur qui se trouve si bien dans mon corps qu’il se promène jusque dans ma tête.

Mais il répondait déjà.

— Écoute, Marie, il n’y a pas longtemps. Un soir, le soleil allait se coucher. J’étais à la campagne, je descendais un chemin creux. Tu sais combien l’été a été bon. Comment dirais-je ? Il faisait vert, il faisait comme une prairie fait aux vaches. J’ai toujours beaucoup aimé les vallons. Je ne puis pas expliquer cela. Je me coucherais à l’ombre d’un vallon comme si j’avais été oublié, comme si Dieu m’avait borné là et m’avait caché dans l’herbe pour qu’il ne pût pas m’arriver de mal. Et voici qu’au détour du chemin, une chaumière était posée, vraiment une chaumière blonde. Je ne dirai pas que je t’ai vue, je dirai que je t’ai goûtée. Je ne sais pas comment tu entras en moi, mais soudain je te sentis comme lorsqu’on a communié. On croise ses deux bras sur sa poitrine, on se dit : Il est là ! J’avais autrefois bâti ma vie sur la tendresse. Il me semblait que la Terre, ici, décrivait un vallon et, abdiquant l’étendue, déposait une chaumière au milieu. Il y a des coins du monde qui te redonnent à ma mémoire et auxquels je crois que tu as manqué. Mais tu étais là avec tes deux yeux bleus, avec la chaumière, avec un vallon, avec une fleur vive, avec cette fleur de tes yeux qui tremblent et qui reçoivent la vie avec attention. Je regardais à droite, je regardais à gauche, un ruisseau s’arrêtait dans sa voie ; je n’ai pas pu me rendre compte, mais quelque chose existait, qui était au complet. Il semblait ne pas y avoir de pente, et un équilibre singulier, une paix unique, une symétrie, comme si tous les objets du vallon dont j’occupais le centre se fussent répondus par-dessus ma tête. Je m’assis ; d’ordinaire je vais beaucoup plus loin que là où je suis. Ah ! Marie, je m’occupais du passé ; en vérité, il n’y avait plus de temps, je regardais, je composais tout pour mon bonheur, je prenais un sentiment d’autrefois, je le promenais dans ma tête comme pour savoir ce qu’il ferait de moi, comme pour expérimenter une forme d’avenir. Je t’installais dans le sentier, je t’installais au seuil de la chaumière, je me demandais : Comment ferait-elle ici ? Je m’essayais à des pensées comme ceci : « La femme est un roseau, le plus souple de la nature. » Je plissais ta petite bouche, je l’appliquais sur mon cœur ; car la bouche d’une femme va plus loin que notre peau. Tu aspirais un peu comme lorsqu’on donne un baiser. Autrefois, il m’eût semblé que mon cœur était pompé, que mon cœur allait pénétrer dans ta gorge. Tu m’as dit : « L’amour, c’est lorsqu’on s’assied et que tout cela vous suffit. » Eh bien, j’étais assis, Marie, et je sentis que quelque chose me manquait. Je t’assure que tout se passa comme si tu avais été auprès de moi. Je t’assure que je t’expérimentais. Et tiens, aujourd’hui, tu es auprès de moi et tout se passe encore comme dans le vallon. Je pensais : « Si par hasard, en cet instant, j’étais seul et que je me misse à travailler, je suis sûr que j’aurais du génie. » Ou bien : « Je me sens spirituel, je me sens intelligent pour le monde entier, et voilà que je suis morne auprès d’elle. » Ou bien : « Il y a des amis, il y a des voyages. Quelqu’un que je connais est allé pêcher la baleine. Un autre n’a pas encore fait son choix. Oh ! combien il y a de choses que je n’ai pas encore découvertes ! » Cela ne comporte ni mystère ni philosophie. Une nuit, tu m’as quitté, il y eut un déplacement dans ma masse comme si elle eût dû m’entraîner, comme si mon poids se penchait. Il m’a fallu redresser beaucoup de choses pour ne pas lui céder, il m’a fallu, jusqu’aux sources les plus reculées, chercher le mouvement, la force, le courage, les arracher par lambeaux, les unir et me pencher en arrière et fonder un équilibre d’autant plus lourd que je craignais encore un ébranlement.

Il était debout, il portait sa tête, il ouvrait la bouche, il s’arrêtait parfois ; elle sentit que la voix d’un homme passe entre ses dents. Et il dit encore :

— Veux-tu un exemple, veux-tu que je te dise combien j’ai trouvé de joies autre part. Je connais d’autres sentiments que la tendresse, je connais des jeux de sentiments meilleurs que l’amour. Je te parlerai des voyages. J’ai vu un soir un explorateur. Il revenait alors du Golfe Persique et, m’en montrant des photographies, me donnait je ne sais quel désespoir comme d’avoir manqué à mon bonheur. Une planche sur la mer, une montagne, une autre réunion d’hommes, un autre soleil, mais il y avait surtout ce sentiment d’avoir quitté quelque chose et d’être une façon de héros par sa seule présence. Et l’homme qui me montrait cela avait du calme, du poids, assez de science pour classer les pays et les races ; je le suivais, je remontais aux jours de l’origine, aux jours de la séparation comme lorsque Adam vit goutte à goutte se différencier le chaos. Je sentais la Terre en entier comme une sphère, comme une seule Terre vivante, comme le globe que Charlemagne portait tout entier dans sa main. Un grand courant l’entourait, il y avait des points où l’on s’arrête et d’où l’on part. Je pressais sur moi la matière terrestre, ma poitrine m’avait manqué. Certes, j’avais connu une femme et, par elle, un jour où mon sang me sortait du cœur comme un peuple nouveau, mais tout : Paris, l’amour, l’argent, tout cela me semblait à peine un jeu d’enfant, un infime village où l’on s’arrête un jour pour saluer un souvenir. Je me souviens que Dostoïevski, dans un de ses livres, parle de « la vie vivante » et dit qu’elle doit être toute simple, que le jour où quelqu’un l’aura découverte, on en sera étonné. Ce soir-là, j’ai découvert la « vie vivante ». Il suffisait d’être debout sur ses jambes dans un endroit du Golfe Persique ; il suffisait d’être là, de sentir que l’homme est fait pour vivre sur la Terre et, alors, de la parcourir. Et il n’y a pas que les voyages, Marie. Il y a d’autres choses vers lesquelles je suis orienté.

Il appuyait encore, il se tournait vers un objet pour qu’aucun homme ne le pût prendre, pour que tout ce qui l’entourait lui appartînt.

— Vous autres, femmes, depuis trop longtemps vous nous trompez. Un jour viendra où l’homme donnera moins d’importance à ce qui l’a trompé. Il y aura comme une science nouvelle, je te l’annonce, comme une science nouvelle de la résistance des matériaux. Le mariage repose sur une erreur. La femme ne peut pas vivre seule ; alors, elle attire l’homme pour ne pas vivre seule, alors elle l’absorbe pour mieux sentir qu’en aucun point de sa moelle elle n’est seule. L’amour est dévorant. Du reste, il ne s’agit pour moi ni d’avoir tort ni d’avoir raison. Comprends bien cela : je suis orienté par ailleurs. Peut-être n’arriverai-je qu’un centimètre plus loin que je l’eusse fait, t’ayant à ma charge, peut-être m’eusses-tu offert assez de compensations pour que je ne regrette rien. Il est trop tard. Ce centimètre est à moi, il est la plus haute manifestation de ma vie ; je l’aurai, dussè-je retomber ensuite.

Certes, elle entendait les paroles : il y en eut deux ou trois qu’elle porta, qui la chargeaient et qu’elle écoulait ensuite lentement, en remuant ses vertèbres l’une après l’autre. Certes, elle entendait les paroles ; elle les suivait elle-même, on eût dit qu’elle les rampait.

— Je prends ma tête à deux mains, disait-elle ; je contiens ma tête avec mes deux mains. Il me semble que quelque chose en moi s’est déformé : j’appuie, je voudrais tout ramener au bonheur. Je ne peux pas. Ma tête est plus forte que mes deux mains. Oh ! Jean, si l’on me faisait une blessure, s’il y avait un homme assez bon pour m’ouvrir la route, je crois que lorsque mon âme traverserait mon corps pour s’en aller, elle me viderait de tous mes maux. Oh ! dis-moi qu’il est bon de mourir. Il y a des amants qui sont morts ensemble. On s’enlace longtemps, l’éternité commence, on la goûte, elle est là, elle est au bout d’un baiser. Tu sais, la volupté : l’éternité tout entière s’en empare et l’applique sur vous au moment de votre mort. Ou plutôt, tu ne sais pas. Tu avais un revolver, Jean. Je le connais : il était nacré, il était fin, il allait à la paume de ma main. Je t’assure qu’il était fait pour moi. Regarde : je ne suis plus couchée, je m’assieds, je m’adosse à ton lit. Je serai toute nue si tu le désires. Je suis belle, Jean, je ne crains pas de mourir nue. Et lorsque tu t’étendras sur ma peau, je veux que tu te multiplies, que tout en toi s’enroule autour de mon corps, qu’il n’y ait pas un point que tu n’occupes, pas un point que tu m’aies laissé. Je te dis même qu’il n’y aura pas de mort. Il y aura que, petit à petit, je sentirai que je m’évapore. Je penserai : Je me quitte, je vais aller habiter mon Jean.

Il marchait alors, il se campa, il lui semblait arrêter du pied une balle qu’un enfant a lancé.

— Marie, quelqu’un m’a dit un jour : « La femme est un poids mort. » J’ai répondu : « Oui, mais un poids mort qui ronge, qui attaque le poids vivant. » Tu le comprendras, si toutefois tu t’es entendue parler. Mais moi, je suis content de ce jour. Veux-tu que je te l’avoue ? Véritablement, je l’attendais, je le marquais, je me disais : Passé cela, je saurai à quoi m’en tenir. Tu comprendras : on raisonne, on s’entoure de principes, on les a à portée de la main comme des papiers. Si tu savais comme la vie vivante s’en amuse, comme tout emporte nous-même. Eh bien, Marie, je suis heureux. Nous avons été en présence. Les premiers jours de la séparation, j’ai comparé ce que j’avais perdu à ce qui me restait encore : alors, j’ai compris que je n’avais rien perdu. Mais je me demandais pourtant : Si tu retrouvais ce que tu as perdu, est-ce que la simple surprise de le retrouver ne te donnerait pas un sentiment nouveau ? Connais-tu les « sentiments nouveaux » ? Les sentiments nouveaux sont forts comme la jeunesse à qui il manque sa place. Je t’avais perdue. Je pensais : Tout ce que l’on retrouve est doré. Est-ce qu’elle ne va pas briller plus que le soleil à mes yeux ? Eh bien, je te le répète, je suis content. J’ai remporté une telle victoire que, vraiment, je ne t’en veux pas. Mon pauvre camarade, tu m’as beaucoup servi. Mais il va falloir que tu partes. Allons, lève-toi. Tu n’as pas de mal ? Tiens, j’arrive. Je vais t’aider à te lever.

Il la prenait sous les bras. Elle adoptait dans la vie une habitude de se faire soulever.

— Ne sois pas brutal, disait-elle.

Il la remua un peu comme pour épousseter ses épaules.

— Et maintenant, tends bien tes bras. Je vais te passer ton corsage.

Plutôt que d’inventer un geste, elle eût mieux aimé que ses manches lui arrachent la peau en passant.

— Alors, tu crois que je ne pourrai plus être heureuse ?

— Oui. Être heureux, c’est un état, c’est un métier. Dans toute ta vie tu as bien dû apprendre que tu ne le connaissais pas.

Ils se donnèrent un baiser, d’ailleurs.

— Oh ! appuie, disait-elle. Que j’aie au moins le poids de tes baisers !

— Tu peux chercher un autre homme, Marie. Après tout…

Elle répondit :

— Il faut déjà beaucoup de foi pour chercher.


fin

  1. Le Père Perdrix.