Marie Antoinette et Barnave/Préface

Texte établi par Alma SöderhjelmLibrairie Armand Colin (p. v--).

PRÉFACE


Lorsque la correspondance de la reine Marie-Antoinette et de Barnave fut publiée par M. de Heidenstam dans la Revue de Paris, en 1912, puis en volume, l’année suivante, l’authenticité en fut vivement contestée par M. Glagau, professeur à l’Université de Greifswald, ainsi que Me Söderhjelm le rappelle dans l’introduction qu’on va live. Les arguments de M. Glagau étaient impressionnants et commandaient aux historiens de ne pas faire usage de ces documents jusqu’à nouvel ordre : c’est à ce parti que M. Michon s’est sagement rangé en 1924. Mais il n’était pas évident, du moins mon opinion fut toujours telle, qu’on se trouvât en présence de faux. M. de Heidenstam avait fourni les éléments d’une autre hypothèse, beaucoup plus favorable, sinon à sa réputation d’érudit, du moins à son caractère : il avait donné des versions différentes du même document dans la Revue de Paris et dans son livre. Il était donc vraisemblable qu’il fat de ces éditeurs que le sentiment, les préférences politiques ou la vanité littéraire incitent à faire la toilette du texte qu’ils se sont chargés de présenter au public, sans que ce dernier, bien entendu, soit mis au courant de cette opération préparatoire. La publication de la correspondance du comte de la Marck et de Mirabeau et, mieux encore, celle des mémoires de Talleyrand, dont le manuscrit original a, de surcroît, disparu, ont fourni, jadis, de mémorables exemples de ce procédé et il n’est malheureusement pas certain que les protestations des historiens l’aient discrédité à jamais. Le meilleur parti était donc de suspendre une discussion qui ne pouvait provoquer de conclusion définitive jusqu’à ce que l’on pût recourir aux documents. Malheureusement, il n’était pas facile de les atteindre dans les archives du lointain château de Löfstad, en Suède. En assumant cette tâche, Mlle Alma Söderhjelm, professeur à l’Université suédoise d’Abo, a rendu grand service aux historiens et, comme directeur de cette collection, je lui suis particulièrement reconnaissant d’avoir bien voulu consentir à publier ici le résultat de ses investigations.

Mlle Söderhjelm est bien connue de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Révolution. Après avoir étudié en Sorbonne, elle écrivit, en 1900, une thèse sur Le régime de la presse pendant la Révolution française et elle a publié, en 1929, des extraits du journal intime de Fersen (Fersen et Marie-Antoinette ; correspondance et journal intime inédits du comte Axel de Fersen. Paris, Éditions Kra). Admise aux archives du château de Löfstad et familière avec la correspondance de la reine, elle était bien préparée à cette nouvelle entreprise. Dans son introduction, elle a déduit les raisons qui lui ont paru militer en faveur de l’authenticité ; elle a réfuté les objections qui en avaient fait douter ; elle a étayé de nouveaux motifs la thèse qui attribuait à Jarjayes le rôle d’intermédiaire entre la reine et Barnave. Ses arguments emportent la conviction et l’examen du texte de la correspondance, rétabli dans son intégralité, fortifie cette conclusion.

À ses observations je n’ajouterai qu’un mot. Il s’agit de la sincérité de Marie-Antoinette à l’égard des constitutionnels et de la véracité de Barnave lorsqu’en présence du tribunal révolutionnaire, il déclara n’avoir jamais eu de rapports avec la Cour. Ces questions, à n’en pas douter, passionnent beaucoup plus de personnes que l’histoire même du parti feuillant, et elles. n’ont pas laissé d’exercer une certaine influence sur le débat relatif à l’authenticité des documents de Löfstad. Heidenstam prétendait y trouver la preuve que la reine était douée d’une capacité politique insoupçonnée et surtout qu’elle avait joué franc-jeu avec Barnave et ses amis, étant parfaitement décidée à accepter la constitution et à la pratiquer sans arrière-pensée. Glagau le prit au mot. Il rappela que, dans ses lettres à Fersen et à Mercy, Marie-Antoinette déclare insupportable le régime institué par l’Assemblée nationale et manifeste un profond mépris à l’égard des Feuillants. Or, dans la note qu’elle a rédigée pour son propre usage et placée en tête de sa correspondance avec eux, elle reproduit — comme l’expression de ses sentiments personnels, affirment Heidenstam et Glagau — les protestations de sincérité et d’estime qu’elle leur prodigue dans ses lettres. D’autre part, Miss Bradby, biographe de Barnave, s’offensait qu’on pût croire son héros capable d’un mensonge, même pour sauver sa tête. Glagau et Miss Bradby tiraient argument de leurs remarques pour crier au faussaire et c’est ce qui nous importe ici.

On accordera sans peine, ou je me trompe fort, que le plaidoyer sentimental de Miss Bradby ne peut prévaloir contre la démonstration de Mlle Söderhjelm et suppose acquis ce qui est en question. Pour la reine, Heidenstam s’est fait illusion en imaginant que la présente correspondance modifierait l’idée que nous nous faisons de son attitude d’après ses lettres à Mercy et à Fersen. À ces derniers, elle ne cesse de répéter que, dans la position où elle se trouve, elle est obligée de ménager les constitutionnels, de les endormir, pour gagner du temps et pour garantir la sécurité de sa famille ; sa correspondance avec Barnave ne pouvait être par conséquent que ce qu’elle est ; elle ne peut rétorquer les témoignages de duplicité qu’elle a donnés librement dans les lettres adressées à des intimes ; tout au plus peut-on admettre qu’en traitant les constitutionnels de scélérats et de gueux, elle voulait ménager la jalousie de Fersen et qu’elle conservait nonobstant quelque reconnaissance pour les marques de respectueux dévouement qu’ils lui prodiguaient ; quant à la note qui précède sa correspondance avec Barnave, elle ne fait que résumer les pourparlers qui l’ont préparée et les lettres qui manquent ; elle récapitule les arguments et les protestations dont Marie-Antoinette a usé pour déterminer les Feuillants à persister dans leur voie : c’est un memento et rien de plus. Ces constatations sont-elles fâcheuses pour la mémoire de la reine et de Barnave ? Mr Welvert le croyait et il a écrit un livre pour les discuter avec le regret visible de ne pouvoir conclure en faveur des deux correspondants, ce qui lui était impossible, car il ne doutait pas que les documents produits par Heidenstam fussent authentiques. Mais il n’y a pas lieu de le suivre ici sur ce terrain. Je tenais seulement à rappeler qu’à mon avis, cette partie de la polémique était caduque dès l’origine et n’a jamais pu compromettre la thèse de l’authenticité.

La critique interne ne permettait donc plus de la mettre en doute. Mais il ne pouvait être question d’entreprendre la nouvelle publication sans qu’on eût procédé en outre à cette expertise graphologique qui avait été réclamée dès le premier moment. Sans doute, Heidenstam avait-il obtenu la caution d’experts suédois éminents qui avaient les originaux sous les yeux. Mais ils n’avaient comme pièces de comparaison que des photographies et leur étude ne s’était pas étendue aux lettres écrites par Jarjayes sous la dictée de Barnave. Les experts français au contraire trouvent aux Archives nationales des autographes de la reine, et aux Archives du Ministère de la Guerre, des autographes de Jarjayes. MM. de Boüard, professeur à l’École des Chartes, Bourgin, conservateur-adjoint aux Archives nationales et Anchel, archiviste paléographe aux mêmes Archives, ont bien voulu agréer ma demande et procéder à un nouvel examen des documents de Löfstad. Mais il fallait transporter ceux-ci à Paris et on mesurera, sans plus, les difficultés qui paraissaient s’y opposer. À la prière de Mlle Söderhjelm, Madame la comtesse Nordenfalk, qui en est aujourd’hui propriétaire, a bien voulu écarter tous les obstacles et, avec une libéralité dont je lui suis profondément reconnaissant, autoriser le transfert des documents à la légation de Suède où le comte Ehrensvärd, ministre plénipotentiaire, a consenti à en accepter le dépôt. L’expertise dont on lira plus loin le procès-verbal ne laisse plus prise à la moindre contestation.

La correspondance de Marie-Antoinette et de Barnave permettra d’écrire à nouveau, en toute sécurité, un chapitre de l’histoire du parti feuillant et d’y introduire plus de nuances qu’on n’avait pu le faire jusqu’ici. L’importance de la revision de la constitution en août 1791 en paraît accrue ; la politique de Barnave se trouve précisée ; l’attitude de Duport semble plus méfiante et plus réticente, à l’époque, qu’on ne s’y serait attendu. Je crois donc répondre au sentiment de tous les historiens en les associant au témoignage de gratitude que je présente ici à Madame la comtesse Nordenfalk et à Mlle Söderhjelm.

Georges Lefebvre.