Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Marie.
Marie, ou la Pauvre Fille
Chez Ponthieu et Barba, libraires et chez Dupont, libraire (p. 1-74).
MARIE,


OU


LA PAUVRE FILLE.


PERSONNAGES.


Le baron de SAVERNY.
M. Saint-Aulaire.
La marquise de VERNEUIL.
Mlle Leverd.
SAINT-ELME, neveu du baron.
M. Armand.
SIMON, maître d’école du village.
M. Guyaud.
HÉLÈNE, vieille paysanne.
Mme Tousez.
MARIE.
Mlle Mars.
Mlle DUPRÉ, femme de chambre de la marquise.
Mme Desmousseaux.
GERMAIN, valet de Saint-Elme.
M. Armand-D’ailly.


MARIE

OU
LA PAUVRE FILLE.


ACTE PREMIER.


Le théâtre représente une place de village, sur le côté la grille des cours d’une église, et l’entrée d’une église ; de l’autre côté la maison du maître d’école, plusieurs chaumières de paysans.


SCÈNE PREMIÈRE.


GERMAIN, SIMON.


GERMAIN, allant frapper à la porte de Simon.

Père Simon… Monsieur Simon !… Est-ce qu’il dormirait encore ?

SIMON, sortant de la maison.

Moi, dormir, à sept heures du matin ? et le travail donc ? crois-tu que l’instruction vient en dormant ?

GERMAIN.

Pourquoi pas ? le sommeil vient bien en lisant. Depuis que vous m’avez appris à lire je dors deux fois plus.

SIMON.

C’est que tu n’es pas encore assez fort pour t’enflammer à la vue d’un livre. Il faut avoir vécu dans les lettres comme moi ; je dis plus, il faut avoir servi un auteur, un académicien, peut-être, pour savoir ce que c’est que de s’amuser du génie ; mais tu ne veux pas devenir maître d’école, ainsi tu n’as pas besoin d’en savoir autant. Viens-tu prendre ta leçon ?

GERMAIN.

Ah bien ! oui, ma leçon ! est-ce qu’on peut se livrer à la moindre étude sérieuse avec un jeune maître amoureux ? pendant que je fais des jambages avec vous, monsieur Saint-Elme écrit de grandes lettres, qu’il me faut porter à trois lieues d’ici, au risque d’en revenir mort de fatigue.

SIMON.

C’est dommage, tu commençais à faire des progrès.

GERMAIN.

Eh bien ! quand je parle à mon maître du tort que ces courses-là font à mon éducation littéraire, il se moque de moi, et prétend que le talent de bien courir me rapportera toujours plus que celui de bien écrire.

SIMON.

Propos de jeune étourdi. Simon n’est-il pas là pour le démentir ? Je ne suis pas riche, il est vrai, mais ma fortune, à qui la dois-je ? à ce brave poète que j’ai servi pendant quinze ans.

GERMAIN.

Vous vous êtes enrichi au service d’un poète ?

SIMON.

Sans doute, enrichi d’un fonds inépuisable !

GERMAIN.

Eh bien ! vous pouvez vous vanter d’être le premier.

SIMON.

Entendons-nous ; tu parles d’argent, toi ! et cela n’a aucun rapport avec la richesse dont il s’agit. Je te parle de ce fonds de science acquis en copiant chaque jour des fragments d’un poème, d’une tragédie, d’un vaudeville même. Voilà ce qui meuble l’esprit d’un homme ; enfin, voilà ce qui m’a rendu le premier maître d’école du canton.

GERMAIN.

C’est une fort belle place, et que vous remplissez dignement.

SIMON.

Une place qui m’attire la considération de tous mes voisins.

GERMAIN.

Cela est si vrai que je vous en apporte une nouvelle preuve.

SIMON.

Ton maître voudrait-il de mes leçons ?

GERMAIN.

Non pas précisément, il a fini ses études, lui ; mais son oncle, monsieur le baron de Saverny, m’envoie vous demander si cette jeune fille dont vous lui avez souvent parlé est encore dans le village.

SIMON.

Qui, ma filleule… la fille de la mère Hélène ?

GERMAIN.

Justement. Une petite paysanne à qui vous avez appris à lire, à écrire, à chanter. Que sais-je, moi !

SIMON.

Ah ! je m’en vante ; cette éducation-là me fait honneur ; aussi n’avons-nous pas été embarrassés de la placer.

GERMAIN.

Quoi, elle est déjà en maison ?

SIMON.

Et dans une bonne, je t’en réponds. Voilà déjà plus de deux ans qu’elle est chez une brave dame, qui demeure à quelques lieues d’ici, et qui la traite aussi bien que ses propres filles.

GERMAIN.

Diable, cela va contrarier monsieur le Baron.

SIMON.

Que voulait-il à ma filleule ?

GERMAIN.

Il voulait la placer près de sa sœur.

SIMON.

La marquise de Verneuil serait ici ?

GERMAIN.

Oui, elle nous est arrivée hier matin.

SIMON.

Tu m’étonnes ; on disait que depuis la mort de son père elle avait pris ce pays en horreur et qu’elle n’y reviendrait jamais.

GERMAIN.

En effet, c’était sa résolution ; mais à force d’instances, son frère l’a décidée à venir passer quelques mois avec lui. Il veut la distraire d’un chagrin dont on ignore la cause, car on ne saurait l’attribuer à la mort de son vieux mari, qui, entre nous, était bien le plus méchant homme du monde. La pauvre femme a tant souffert avec lui, tant pleuré, qu’elle en a presque perdu la vue. C’est pourquoi monsieur le Baron désirerait trouver une femme de chambre qui fût en état de lui faire la lecture.

SIMON.

Par ma foi, tu me donnes des regrets. La marquise n’a point d’enfants, elle est riche, généreuse, malade, elle aurait pu faire un sort à ma filleule.

GERMAIN.

Sans doute, elle peut faire fortune chez nous, et peut-être même (d’un air de fatuité) trouver à s’y établir d’une manière très-avantageuse.

SIMON.

Oui, cela mérite réflexion, et je vais en parler à la mère Hélène… En attendant, mon ami, dis à monsieur le Baron que je suis très-flatté de sa confiance, et qu’il ne tiendra pas à moi de le satisfaire. C’est un seigneur qui se connaît en hommes de mérite.

GERMAIN.

Fort bien, songez à lui faire réponse au plus tôt.

(Germain sort par la grille.)


SCÈNE II.


SIMON, seul.

Diable, ce serait un coup de fortune pour moi !… Ma filleule une fois admise au château, je vais la voir tous les dimanches ; on me fait compliment de sa manière de lire, du soin que j’ai pris de lui apprendre plus de la moitié du volume dont j’ai hérité à la mort de mon pauvre maître. Une fille qui vous débite, d’un bout à l’autre, une trentaine de vers ; ce n’est pas là un talent ordinaire. C’est dommage qu’elle soit si pauvre, et qu’il lui ait fallu quitter l’école de si bonne heure pour se faire servante.


SCÈNE III.


SIMON, HÉLÈNE.


SIMON.

Ah ! c’est vous, mère Hélène, j’allais justement vous chercher, pour vous faire part d’un projet important. Y a-t-il long-temps que vous n’avez vu Marie ?

HÉLÈNE.

Eh ! voilà près de deux mois. Vous savez bien, père Simon, qu’elle ne peut guère quitter sa maîtresse, et la course est longue d’ici à Norville ; mais j’ai eu de ses nouvelles dernièrement, par le petit garçon de la ferme. Il m’a apporté quelque argent de sa part, car la pauvre enfant ne songe qu’à secourir sa vieille Hélène, et pourtant elle sait bien que je ne suis pas sa mère.

SIMON.

Pourquoi le lui avez-vous dit ? cette indiscrétion ne pouvait servir qu’à l’affliger et même à lui nuire. Car vous n’ignorez pas le mépris qu’on a, dans le village, pour les enfants trouvés.

HÉLÈNE.

Vraiment je l’ai fait pour un bien : j’ai pensé que j’aurais bientôt soixante ans, qu’à cet âge la mort pouvait me frapper d’un moment à l’autre, j’ai pensé que vous n’étiez pas plus jeune que moi, et que notre pauvre filleule pourrait se trouver tout-à-coup sans protection sur la terre. C’est par cette raison que j’ai voulu lui dire comme quoi, il y a dix-sept ans, nous l’avons trouvée là (en montrant le seuil de l’église), sur cette pierre, à peine enveloppée dans une mauvaise couverture, et n’ayant pour toute fortune que la petite croix d’or qu’elle porte à son cou. Qui sait si tous les renseignements que j’ai pu lui donner ne l’aideront pas un jour à retrouver sa famille ?

SIMON.

Cela n’est guère probable, après tant d’années d’abandon. La mère qui l’a ainsi exposée n’a pas plus envie de la retrouver aujourd’hui, qu’elle n’en avait de la conserver alors ; mais avez-vous bien recommandé à Marie de ne confier ce secret à personne : il nous compromettrait tous les deux peut-être ; et la médisance…

HÉLÈNE.

Qui voulez-vous qui médise d’une bonne action que sans vous je n’aurais pu faire. N’est-ce donc pas le père Simon qui m’a aidée à élever cet enfant, qui nous a sauvées toutes deux de la misère ? quand on saurait tout cela, y aurait-il si grand mal ?

SIMON, avec impatience.

Oui, il y aurait grand mal, je ne veux pas qu’on sache mes affaires.

HÉLÈNE.

Eh bien ! soyez tranquille, Marie n’en parlera pas ; aussi bien la pauvre enfant ne veut pas croire à cette aventure ; elle m’a dit comme ça, en essuyant ses yeux : « Brûlons cette vieille couverture, cette corbeille d’osier, enfin tout ce qui peut te rappeler cette histoire ; elle n’est pas vraie, tu es ma mère, je n’en eus jamais d’autre, je mourrai ta fille ; tiens, n’en reparlons jamais ; » et puis elle m’embrassait, me priait de la bénir. Quand je pense à ce moment-là, j’en pleure encore. (Elle s’essuie les yeux.)

SIMON, attendri.

Elle a raison, n’en parlons jamais, ça fait mal ; et puis, si l’on savait cette histoire, il faudrait renoncer à l’état brillant qui s’offre à elle aujourd’hui ; car vous saurez, mère Hélène, que monsieur le Baron, notre respectable châtelain, m’a fait demander Marie pour la placer chez sa sœur. Voyez ce que c’est que l’éducation ! Il ne connaît pas Marie, mais nous l’avons élevée, cela suffit.

HÉLÈNE.

Que le Ciel me préserve de la placer chez Mme de Verneuil, ou plutôt chez cette méchante Mlle Dupré, qui la traiterait comme elle fit autrefois de la fille du concierge. Quoiqu’il y ait bientôt vingt ans de cela, je m’en souviens comme si j’y étais encore. Non, non, Marie ne quittera pas les bons maîtres chez qui elle est, pour servir de méchants domestiques. Mme de Verneuil est une brave dame, je le sais ; mais elle ne se mêle pas des affaires de sa maison. C’est la Dupré qui mène tout, et il faudrait que ma pauvre enfant fût toute la journée aux ordres de cette vilaine femme.

SIMON.

Songez donc que monsieur le Baron serait là pour protéger Marie ; et que si l’on osait…

HÉLÈNE.

Tout ce qu’il vous plaira, Marie restera à Norville.

SIMON.

Allons, il faut bien vous céder, et je vais dire à monsieur le Baron d’en chercher une autre (marchant vers le fond du théâtre). Pourtant c’est dommage… (Apercevant Marie) Mais que vois-je ?… C’est elle vraiment…

HÉLÈNE.

Qui donc ?

SIMON.

Marie.

HÉLÈNE, courant du côté ou Simon regarde.

Ma chère enfant ?

SIMON.

Je ne me trompe pas,… c’est elle.


SCÈNE IV.


Les Précédents, MARIE, en habit de paysanne, un paquet au bout d’un bâton.


MARIE, gaîment.

Eh, mon Dieu oui ! c’est moi.

HÉLÈNE.

Que je suis donc contente de te revoir !

MARIE, en embrassant Hélène.

Ma bonne mère !

SIMON.

Et moi donc, tu m’oublies ?

MARIE.

Oublier mon parrain ! (elle l’embrasse). Vous ne connaissez donc plus Marie, votre filleule, celle qui vous doit tant. Ah ! cet enfant-là ne vous oubliera jamais.

SIMON.

Si fait, va, je te reconnais, tu es toujours bien gentille.

HÉLÈNE.

Et bien sage ! n’est-ce pas ?

MARIE.

Dame, je fais de mon mieux ; quand je me sens comme ça l’esprit un peu troublé, je pense à vous, à vos bons conseils. Dans les situations difficiles je me dis : Voilà comme ma mère, mon parrain, me conseilleraient d’agir, et je m’y décide tout de suite. C’est ce qui fait que je reviens aujourd’hui près de vous.

HÉLÈNE.

Qu’entends-je, mon enfant ! tu as quitté les dames de Norville ?

MARIE.

Mon Dieu oui, je les ai quittées ; et je crois bien que c’est là le plus grand chagrin que j’aurai de ma vie (avec émotion).

SIMON.

T’aurait-on chassée ?

MARIE, fièrement.

Chassée ! non, vraiment. Chassée !… une honnête fille qui fesait son devoir de tout cœur, et qui serait plutôt morte que de manquer de respect à sa protectrice, à ses jeunes maîtresses. Elles étaient si bonnes, si peu fières avec moi ; l’aînée m’apprenait à broder, l’autre ne voulait-elle pas me montrer la musique ? Travail, plaisirs, j’étais de toutes leurs parties ; enfin elles me traitaient si bien, qu’on me prenait quelquefois pour leur sœur. Non, jamais je ne retrouverai une telle famille, et quand j’y pense, j’étouffe de regrets. (Elle pleure.)

HÉLÈNE, lui prenant la main.

Allons, prends courage. C’est un malheur, mais s’il n’y a pas de ta faute.

SIMON.

Sans doute, ce malheur-là n’est pas irréparable, (à part) Et je m’en réjouis pour monsieur le Baron.

HÉLÈNE.

Mais comment t’es-tu si vite décidée ?

MARIE.

Il l’a bien fallu.

SIMON.

C’est donc d’accord avec madame de Norville que tu as pris ce parti ?

MARIE.

Bien au contraire, madame de Norville ne saura que dans une heure que je ne suis plus à son service. C’est la vieille gouvernante qui s’est chargée de lui donner ma lettre, en entrant chez elle ce matin ; je ne pouvais quitter une si bonne maîtresse sans lui expliquer la raison de mon départ ; mais je suis sûre qu’elle l’approuvera.

SIMON.

Allons, dis-nous-la franchement.

HÉLÈNE.

Gageons que c’est quelque servante jalouse ?

MARIE.

Non, ma mère, ce n’est pas cela ; mais c’est, voyez-vous, qu’on danse tous les dimanches à Norville, et que cette danse-là attire le beau monde des environs.

SIMON.

Eh bien ! qu’est-ce que cela te fait à toi, le beau monde ? ça ne te regarde pas.

MARIE.

Voilà ce qui vous trompe. C’est que dans ce monde-là il s’est trouvé un jeune homme, fort honnête à la vérité, très-aimable, très-respectueux ; mais, enfin, un jeune homme qui me fesait la cour.

SIMON.

Peste, il a bon goût.

HÉLÈNE, avec impatience.

Laissez-la dire.

MARIE.

Je vis d’abord qu’abusé par ma parure, il me prenait pour la sœur de mesdemoiselles de Norville ; car, ces jours-là, elles s’amusaient à me parer elles-mêmes, et bien d’autres que monsieur Charles s’y trompaient.

SIMON.

Ah ! il s’appelle monsieur Charles.

MARIE.

Oui, Charles, je ne lui connais pas d’autre nom.

SIMON.

Et tu dis qu’il est agréable ?

MARIE, en souriant.

Très-agréable, mon parrain.

HÉLÈNE, à part.

Pauvre enfant !

SIMON.

Je devine, quand tu lui as dit franchement qui tu étais, il a pris des airs impertinents. Ah ! ces messieurs du grand monde !…

MARIE.

Lui, des airs impertinents ! plût au ciel qu’il se fût montré dédaigneux, méchant, chacun m’aurait protégée contre lui. Mais, loin de changer de ton en apprenant que je n’étais qu’une pauvre paysanne, il a redoublé d’intérêt pour moi. D’abord, chaque fois que je portais à la ferme l’ouvrage ou les présents que madame envoyait à sa filleule, monsieur Charles était là dans l’avenue, prêt à m’accompagner, et quand nous étions ensemble, il trouvait toujours moyen de me parler de son amour.

HÉLÈNE.

Il fallait lui dire que cela t’offensait, et que tu étais trop honnête fille pour écouter ces propos-là.

MARIE.

Il le sait bien, ma mère, et je l’ai assez conjuré de ne plus s’occuper de moi ; j’ai fait plus : voyant qu’il s’obstinait à me suivre, je ne suis plus sortie du château ; alors il m’a écrit qu’il allait se faire présenter chez madame de Norville, et que je serais bien forcée de le voir tous les jours.

SIMON.

Il fallait le menacer de tout raconter à madame de Norville, lui dire enfin que son amour te déplaisait.

MARIE.

Je ne le pouvais pas, mon parrain.

SIMON.

Comment, tu ne pouvais pas lui dire : « Monsieur, adressez-vous aux personnes de votre rang, je n’aimerai jamais qu’un homme du mien ? »

MARIE.

Impossible, mon parrain.

SIMON.

En voilà bien d’une autre, à présent. Quoi, ce jeune homme veut te séduire, te perdre, et tu n’as pas la force de lui témoigner le mépris qu’il t’inspire ?

MARIE, avec embarras.

Que voulez-vous ! je ne le méprise pas.

SIMON.

Ah ! tu l’aimes peut-être… (Marie lui fait signe qu’il a deviné juste.) Je l’aurais parié !

HÉLÈNE.

Est-il bien vrai, ma fille ?

MARIE.

Sans cela, le fuirais-je ? Ah ! ne m’accusez pas. Si vous saviez tout ce que j’ai fait pour l’éloigner de moi, pour m’empêcher de l’aimer ! D’abord j’ai ri de ses flatteries, des assurances de son amour ; ensuite je me suis fâchée ; je lui ai dit que c’était fort mal à lui de vouloir séduire une honnête fille qui n’avait pour tout bien que sa vertu. « Si l’on me soupçonnait d’écouter vos discours, lui disais-je, je perdrais tout aussitôt la protection de madame de Norville, on me chasserait d’ici, et ma vieille mère en mourrait de douleur ; car, plus nous sommes pauvres, et plus l’honneur nous est cher. »

HÉLÈNE.

C’est bien dit, mon enfant.

SIMON.

Et il a dû être fort embarrassé de répondre à cela ?

MARIE.

Pas du tout, mon parrain. « Moi, déshonorer Marie, s’est-il écrié, tromper ce que j’aime le plus dans le monde, le Ciel m’en préserve ; c’est toi, c’est ton bonheur que je veux. Dis-moi où elle habite, cette mère qui t’a donné toutes les vertus ; j’irai te demander à elle ; je veux être son fils. » Et il pressait ma main, me suppliait de ne pas le désespérer par un refus cruel… Si vous saviez comme il prie !

SIMON.

Voilà bien ce qu’ils sont tous. Ah ! les promesses ne leur coûtent rien en pareil cas. Eh bien ! tu l’as refusé, et il n’en est pas mort ?

MARIE.

Non, mais il est devenu si triste, que j’en pleurais tous les jours. C’est pourquoi j’ai pris le parti de revenir ici, sans lui rien dire. Madame de Norville sait seule la cause de mon départ ; que voulez-vous, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Je n’y tenais plus, moi… En l’entendant m’accuser d’indifférence, me traiter de cœur sans pitié, je me sentais prête à lui dire : « Que n’êtes-vous aussi pauvre que moi ! » Et s’il avait une fois deviné !… Ah ! mon Dieu, rien n’aurait pu l’éloigner de Marie ; j’ai bien senti qu’il fallait le quitter, pour garder mon secret ; aussi je suis partie avant le jour, pour que personne ne vît mes larmes.

SIMON.

Va, nous te ferons bientôt oublier ce chagrin-là ; d’abord, ne regrette pas ta place, il s’en présente, aujourd’hui même, une meilleure pour toi.

HÉLÈNE.

Hélas ! il faudra bien la prendre puisque nous voilà sans ressource.

MARIE.

Une meilleure, c’est impossible ! mais enfin si elle me donne les moyens de nourrir ma mère, je la remplirai avec joie. Qui servirai-je ?

SIMON.

Une excellente maîtresse, la sœur du seigneur de ce château. Elle a bien auprès d’elle une méchante gouvernante qui fait sa madame jordonne. Mais, sois tranquille, tu n’auras rien à en souffrir. Monsieur le Baron l’a promis. Et puis d’ailleurs, mon enfant, dans ta condition il faut savoir supporter quelques sacrifices.

MARIE, tristement.

Après celui que je viens de faire je n’en ai plus à craindre, et vous pouvez répondre de ma docilité.

SIMON.

Mais ce n’est pas tout de te résigner, il faut le faire gaîment. Monsieur le Baron compte sur ta jeunesse, ta gaîté, pour distraire sa sœur de la tristesse qui l’accable, et je veux qu’en faisant la lecture à ta maîtresse tu ne penses pas à autre chose. Enfin je veux qu’on te trouve charmante, et qu’on dise : C’est pourtant le père Simon qui la rendue ainsi.

MARIE.

Je serai tout ce qu’il vous plaira, mon parrain. (En essuyant ses yeux). Je rirai s’il le faut. C’est bien le moins que je doive à toutes vos bontés.

SIMON.

Fort bien ; je vais de ce pas demander à monsieur le Baron quand je pourrai te présenter à sa sœur. Mais tu n’es guère bien habillée comme ça. N’as-tu pas une autre robe ?

MARIE.

Non, vraiment : pauvres comme nous le sommes, je ne pouvais plus mettre ici les habits que je portais à Norville, et j’ai repris ceux de notre village. Si j’avais su votre projet, j’aurais apporté la belle robe que ma maîtresse m’a donnée, elle m’allait si bien ! Je l’avais mise le jour où il me vit la première fois.

SIMON.

Ah ! ne parlons plus de ce M. Charles ; malgré ses beaux discours il ne peut t’épouser, et quand il s’y déciderait, tu n’en serais pas moins fort malheureuse ; car si tu devenais une grande dame, on te forcerait bientôt à nous renier, nous qui ne sommes tes parents que pour t’avoir élevée ; et, je te connais, tu ne t’accoutumerais jamais à nous voir mépriser.

MARIE, en lui prenant la main.

Non, jamais. — Vous dites bien ; n’y pensons plus. (Elle reste à rêver.)

HÉLÈNE, à Simon.

Recommandez-la bien à monsieur le Baron.

SIMON.

Rapportez-vous-en à moi, je sais traiter les choses ; mais elle doit être fatiguée, faites-la reposer quelques moments, je ne serai pas long-temps au château. (Il sort par la grille.)

HÉLÈNE, à Marie qui rêve.

Allons, viens, mon enfant ; je suis contente de toi, et je n’en doute pas, le ciel te récompensera de ta bonne conduite. (voyant que Marie ne l’entend pas.) Mais viens donc.

MARIE, sortant de sa rêverie.

Pardon, ma mère, me voilà. (à part) Oui, n’y pensons plus. (Elle entre dans la maison d’Hélène.)

HÉLÈNE, se retourne et vient prendre le paquet.

L’étourdie, elle oublie son paquet.


SCÈNE V.


HÉLÈNE, GERMAIN.


GERMAIN, arrêtant Hélène.

Dites donc, la mère Hélène, avez-vous vu Simon ? vous a-t-il parlé de votre fille ?

HÉLÈNE.

Eh ! oui ; il vient d’aller porter notre réponse à monsieur le Baron, ma fille sera dans deux heures au château. (à part) Que le Ciel la protége !

GERMAIN.

Vraiment ? j’en suis tout joyeux, cela va un peu égayer la maison.

HÉLÈNE.

Écoutez, Germain, vous êtes un honnête garçon, empêchez que votre jeune maître ne tourmente ma fille. Il passe ici pour aimer beaucoup les jolies villageoises.

GERMAIN.

N’ayez pas peur. Je serai là ; et s’il trouve un instant pour lui en conter, il sera bien habile ; mais ce malheur n’est guère à craindre, il est trop amoureux pour cela.

HÉLÈNE.

Bah ! vraiment. Eh bien ! j’en suis fort aise.

GERMAIN.

Allez, comptez sur moi pour protéger votre fille, et dépêchez-vous de nous l’envoyer.


SCÈNE VI.


GERMAIN, seul.

Je ne sais pourquoi, mais, sans la connaître, je me sens un intérêt très-vif pour cette petite, j’ai toujours eu du goût pour les femmes qui savaient lire. Celle-là est jolie, pauvre, elle sera trop heureuse de m’aimer…


SCÈNE VII.


SAINT-ELME, GERMAIN.


SAINT-ELME, avec impatience.

Germain ! Germain !

GERMAIN.

Monsieur.

SAINT-ELME.

Eh ! viens donc, misérable, depuis une heure je t’appelle ; peux-tu bien me laisser dans cette impatience ! Fais seller deux chevaux.

GERMAIN, effrayé.

J’y vais : eh ! mais, monsieur, qu’est-il donc arrivé ?

SAINT-ELME.

Le plus grand des malheurs ; j’en suis au désespoir ! elle a disparu du château.

GERMAIN.

Qui, madame votre tante ?

SAINT-ELME.

Eh ! non, celle que j’adorais, Marie, celle sans qui je ne puis vivre ! l’ingrate ! me fuir au moment où j’allais tout sacrifier pour elle.

GERMAIN.

Quoi ! cette jeune fille de Norville ?

SAINT-ELME.

Elle est partie ce matin avant le jour ; personne ne sait où elle est allée ; madame de Norville a défendu que l’on courût après elle. Tous les gens de la maison pleurent en parlant de ce départ, ils m’en accusent, ils me reprochent la misère qui va l’accabler ; je n’ai pu obtenir d’eux aucun renseignement ; mais rien ne me coûtera pour découvrir sa retraite. Rends-toi sur-le-champ à Norville, questionne les mendiants de la route, pour savoir s’ils ne l’ont pas vue passer.

GERMAIN.

Ils sont presque tous aveugles.

SAINT-ELME.

N’importe, ils la connaissent : donne, promets de l’argent, dis que je ferai la fortune du paysan qui m’apprendra où je puis trouver Marie. Je vais de mon côté parcourir tous les environs. Elle ne saurait long-temps se soustraire à mes recherches. Il n’est point de violences dont je ne sois capable pour parvenir jusqu’à elle et l’accabler de reproches.

GERMAIN.

Mauvais moyen, monsieur ; si vous faites tant de bruit, chacun se disputera l’honneur de mettre la jeune personne à l’abri de vos poursuites. Votre oncle se fâchera. Vous recevrez bientôt l’ordre de retourner à la garnison ; et une fois caserne, adieu les amours du village.

SAINT-ELME, réfléchissant.

Il est vrai, mon oncle est impitoyable, il m’a déjà menacé ; mais j’ai dans l’idée que madame de Verneuil prendrait mon parti, si je me confiais à elle.

GERMAIN.

Gardez-vous-en bien, monsieur : les grands parents s’entendent toujours contre les projets des neveux. Ils vous traiteraient d’insensé, de séducteur ; et pour vous empêcher de faire une folie, ils iraient peut-être jusqu’à faire enfermer l’objet de votre amour.

SAINT-ELME.

Ciel ! j’en frémis ! ah ! sauvons-la de leur persécution ; oui, la prudence est nécessaire, je suivrai tes conseils ; je saurai me contraindre. Mais volons sur ses pas. (En s’animant par degré.) Il faut que je la retrouve, qu’on me la rende, ou je ne réponds plus de moi.

(Il sort.)
GERMAIN, à part en s’en allant.

Et moi, qui vais parler prudence à un amant !


FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II.

Le théâtre représente un salon du château ; sur la droite on voit une table et plusieurs livres.


SCÈNE PREMIÈRE.


Mlle DUPRÉ, SIMON.


Mlle DUPRÉ.

Cela est impossible, père Simon ; Germain vous a trompé, jamais madame la marquise n’y consentira. Prendre à son service une petite fille de dix-sept ans ! Que voulez-vous qu’on en fasse ? cela ne sait encore rien.

SIMON, avec humeur.

Cela sait fort bien lire, mademoiselle ; et s’il est vrai que madame la marquise soit lasse d’entendre ânonner chaque fois…

Mlle DUPRÉ.

Qu’appelez-vous ânonner ? Apprenez que c’est moi qui lui lis les journaux tous les matins, et que bien loin de s’en plaindre, elle ne me dit jamais le moindre mot.

SIMON.

Je le crois bien ; mais cela doit vous fatiguer, et c’est sans doute pour vous épargner…

Mlle DUPRÉ, SIMON.

Je ne veux pas qu’on m’épargne cette peine ni les autres ; depuis vingt ans que je suis chez madame de Verneuil, elle n’a pu souffrir d’autre service que le mien. Je connais son humeur, ses goûts, l’impression désagréable qu’elle ressent toujours à la vue d’un jeune visage, et je vous affirme bien qu’elle ne voudra pas seulement entendre parler de votre filleule.

SIMON.

J’en suis fâché, mademoiselle, mais pour le croire, il faut que monsieur le Baron me le dise.

Mlle DUPRÉ, le voulant éconduire.

Eh bien ! soit ; retournez chez vous, j’irai vous y porter ses ordres.

SIMON.

Un moment, je ne sors pas d’ici que je n’aie parlé à monsieur le Baron.

Mlle DUPRÉ, à part.

L’entêté. (Haut.) Vous ne pouvez rester dans ce salon, madame va s’y rendre. Sortez, vous dis-je.

SIMON.

Et de quel droit me chassez-vous d’ici ? Je suis chez monsieur de Saverny. J’ai à lui parler, et je reste.


SCÈNE II.


LES PRÉCEDENS, LE BARON écoute.


Mlle DUPRÉ, en colère.

(À part) L’insolent ! (Haut) Quand je vous dis que monsieur le Baron n’est point ici, qu’il n’a rien à démêler avec vous, ni avec cette petite sotte qu’il plaît à M. Germain d’attirer ici, Dieu sait pour quel motif. Enfin, quand je vous dis que monsieur le Baron ne veut pas…

LE BARON, s’avançant.

Quand vous dites tout cela, vous extravaguez. Simon a raison, je l’ai fait demander, et je trouve fort mauvais que l’on accueille ainsi un homme que j’estime, et qui est chéri de tout le village.

SIMON.

Monsieur le Baron est bien honnête. C’est ce que je disais : Monsieur le Baron m’a fait demander ma filleule, donc il veut me voir.

LE BARON.

Sans doute, nous l’amènes-tu ?

SIMON.

Pas encore, monsieur le Baron, mais je cours la chercher.

LE BARON, à Simon.

Va, et crois que si ta filleule se conduit sagement ici, nous songerons à lui faire du bien.

SIMON.

Ah ! monsieur, soyez son protecteur, et je ne craindrai plus de la voir malheureuse.


SCÈNE III.


LE BARON, Mlle DUPRÉ.


Mlle DUPRÉ, à part.

Maudit pédant. (haut) Écoutez, monsieur, je n’ai rien voulu dire devant cet homme, parce qu’il me croit intéressée à ne pas laisser entrer sa filleule chez madame. Le ciel me garde d’éloigner d’elle toute personne qui lui serait agréable ; moi qui depuis vingt ans ne suis occupée qu’à prévenir ses désirs, qui ai passé tant de nuits à la veiller dans ses souffrances.

(Elle feint de pleurer.)
LE BARON.

Oui, oui, nous connaissons votre attachement pour elle, mais vous avez des preuves de sa reconnaissance.

Mlle DUPRÉ.

Je ne me plains pas, et n’ai d’autre ambition que de mourir au service d’une si bonne maîtresse ; mais je la connais, monsieur, elle se complaît dans sa maladie, et tout ce que vous imaginez pour la distraire, redouble sa tristesse à tel point, qu’elle a résolu de retourner dès demain à Paris.

LE BARON, vivement.

Ma sœur veut me quitter ?

Mlle DUPRÉ.

C’est pour vous épargner, dit-elle, l’ennui que son état vous cause, et toutes les peines que vous prenez pour le faire cesser. Ainsi vous voyez qu’il est inutile…

LE BARON.

Non, je l’empêcherai de me fuir ; je suis le seul ami qui lui reste, et je la forcerai d’accepter mes soins, ceux de son neveu. Nous l’avons déjà laissée trop longtemps livrée au mal qui la tue. Mais j’en saurai la cause, et nous en triompherons.

Mlle DUPRÉ.

Ah ! monsieur, gardez-vous de la questionner à ce sujet. C’est la mettre en délire. Je me rappelle encore l’état où je l’ai vue pour avoir osé lui demander ce qui pouvait l’attrister. C’est tout simple, elle ne sait que répondre, sa maladie est un peu dans l’imagination.

LE BARON.

Non, un mal si constant n’est point imaginaire, et peut-être en savez-vous…

Mlle DUPRÉ, vivement.

Moi, monsieur, je ne sais rien.

LE BARON, remarquant le trouble de mademoiselle Dupré.

C’est juste… et d’elle seule je veux… Mais je l’entends venir, laissez-nous.


Mlle DUPRÉ, à part, en sortant.

Tâchons d’interrompre au plus tôt l’entretien.


SCÈNE IV.


LA MARQUISE marche en rêvant. LE BARON.


LE BARON, à part, considérant la Marquise.

Pauvre sœur ! si aimable, si belle encore, la voir languir et succomber à sa mélancolie. (Haut) Chère Mathilde, que viens-je d’apprendre, vous voulez me quitter ? La vive affection d’un frère ne saurait-elle adoucir vos peines ?

LA MARQUISE.

Hélas ! cette tendre affection les redouble. Je m’accuse de si mal reconnaître les soins les plus touchants, et pourtant mon cœur en est pénétré ; mais, je le vois, les plaisirs, la gaîté que vos bienfaits répandent en ces lieux, ont fait place à la tristesse qui me suit. Chacun s’y ressent de l’inquiétude que je vous cause, et c’est pour vous rendre la paix et le bonheur que je veux m’éloigner d’ici ; consentez-y, mon frère.

LE BARON.

Moi ! consentir à me séparer de ma sœur, quand jamais je n’eus plus besoin de son amitié ; car j’ai mes peines aussi, et plus confiant qu’elle, j’éprouverais quelque douceur à lui en parler.

LA MARQUISE.

Qui peut vous affliger ainsi ?

LE BARON.

La conduite de mon neveu.

LA MARQUISE.

Quoi ! ce fils légué à votre tendresse par notre sœur mourante, Saint-Elme aurait des torts ?

LE BARON.

Oui, tous les torts d’un ingrat qui méconnaît les droits que me donnent sur lui vingt ans de soins paternels, et qui médite en ce moment la ruine de sa famille.

LA MARQUISE.

Saint-Elme, vouloir déshonorer un nom déjà illustré par son jeune courage ! et qui peut l’entraîner dans cet égarement ?

LE BARON.

Il a rencontré, dans les environs de ce château, une petite paysanne qui s’est avisée de faire la cruelle, et, n’ayant pu la séduire, il a résolu de l’épouser : cela n’est-il pas révoltant ? nous donner pour nièce une femme de cette classe !

LA MARQUISE.

Une fille sans éducation ?

LE BARON.

Ah ! vraiment, à entendre Saint-Elme, c’est un phénix. Élevée par une vénérable protectrice, elle a tous les talents, les grâces, les vertus ; enfin c’est une de ces perfections rares que la nature n’invente jamais que pour les amants. Mais j’ai été amoureux dans ma jeunesse, et je sais ce qu’il faut penser de ces héroïnes de vertus.

LA MARQUISE.

Avez vous représenté à Saint-Elme le tort qu’une semblable alliance pouvait lui faire ?

LE BARON.

Représentations, conseils, prières, j’ai tout épuisé en vain. Mais j’ai juré de le déshériter s’il osait l’épouser sans mon consentement.

LA MARQUISE.

Ah ! mon frère, qu’avez-vous fait ?

LE BARON.

Ce que son père eût fait lui-même.

LA MARQUISE, avec feu.

Si vous saviez à quels excès la sévérité d’un père peut porter l’enfant qu’un amour coupable…

LE BARON, d’un ton sévère.

Je sais que l’honneur passe avant tout, et que, tolérer de pareils torts, c’est s’en rendre complice.

LA MARQUISE.

Ah ! redoutez plutôt un excès de rigueur ; épargnez à Saint-Elme cette honte de soi-même, ce tourment affreux que le tems ni les soins ne peuvent apaiser ! c’est votre malheureuse sœur qui vous en supplie.

LE BARON.

Quoi ! c’est vous, Mathilde, qui plaidez pour son déshonneur ! Ah ! tentez plutôt de rendre cet insensé à la raison, au devoir.

LA MARQUISE.

Qui… moi ?…

LE BARON.

Peignez-lui les regrets qui suivent toujours ces mariages romanesques, le désordre qui en résulte dans les familles.

LA MARQUISE, avec égarement.

Je n’en ai pas le droit.

LE BARON.

Que vois-je, vous pâlissez !… (allant pour la soutenir.) Chère Mathilde…

LA MARQUISE, revenant à elle.

Ce n’est rien… Une douleur subite… Mais, vous le voyez, mon ami, cet état de souffrance semble augmenter ici… Ah ! laissez-moi partir.

LE BARON.

Quelle idée ! oubliez-vous que c’est ici, dans ce château, que nous avons passé nos plus belles années.

LA MARQUISE, avec effroi.

Non, ce lieu-ci me tue.

LE BARON.

Oh ciel ! que vous rappelle-t-il ?

LA MARQUISE.

Un souvenir affreux…

LE BARON.

Vous me glacez d’effroi… Mathilde.

LA MARQUISE.

Tout m’y retrace un crime… Qu’ai-je dit ? Ah ! prenez pitié du trouble de mon esprit… ne croyez pas…

LE BARON.

Non, je ne croirai pas que ma sœur fût coupable. Mais un cruel secret pèse sur ton cœur ; au nom du ciel, confie-le à ton frère.

LA MARQUISE.

Jamais : je n’ai plus que son estime au monde.

LE BARON.

Tu ne saurais la perdre.

LA MARQUISE.

J’en suis indigne, vous dis-je !

LE BARON.

Apprends-moi quel tourment te poursuit.

LA MARQUISE.

À cette pâleur, à ce tremblement qui m’agite sans cesse, ne le devinez-vous pas ? Ah ! le repentir seul peut plonger dans cet état funeste.

LE BARON.

Parle, quelle qu’en soit la cause, tu en trouveras l’excuse dans mon cœur.

LA MARQUISE, se jetant dans les bras de son frère.

S’il était vrai, ô mon frère !

LE BARON.

Que cet espoir t’encourage.

LA MARQUISE.

Oui, tu me pardonneras… j’ai déjà tant souffert ! Mais comment, sans mourir de honte, ferai-je ici l’aveu…

LE BARON.

Tu l’as promis : ma tendresse l’exige.

LA MARQUISE.

Eh bien ! apprends que cet ami dont tu pleures encore la perte… Albert…

LE BARON.

Quoi ! ce jeune homme qui fut tué à l’armée, lui que j’aimais comme un frère ?

LA MARQUISE.

Ce titre, il le portait. Uni secrètement à ta sœur, il attendait qu’une action d’éclat lui permît de s’avouer le gendre du plus orgueilleux père, quand la mort vint le frapper.

LE BARON.

Il était ton époux !

LA MARQUISE.

Hélas ! dans le désespoir où me plongea cette mort, je voulus d’abord tout avouer à mon père ; mais son implacable sévérité m’effraya, et les conseils de mademoiselle Dupré m’en ôtèrent bientôt toute idée. « Il vous tuera, disait-elle ; et je tremblais de voir sa prédiction s’accomplir, car ma vie n’était plus à moi : un gage bien cher m’ordonnait d’en prendre soin, et je résolus de le soustraire au courroux de mon père. Pendant ce tems il accordait ma main au marquis de Verneuil. Dans l’horreur que ce lien m’inspirait, je fis consulter secrètement sur les moyens d’y opposer l’acte qui m’unissait à Albert ; mais cet acte dépourvu du consentement de mon père était nul devant la loi, et m’en faire un droit, c’était publier mon déshonneur. En proie à tant de tourments, une fièvre ardente s’empara de moi, je refusai tout secours, je dévorai mes souffrances, et c’est presque mourante que je mis au monde une fille… l’objet de mes remords constants… (Elle se cache le visage.)

LE BARON, tendrement.

Malheureuse mère ! pourquoi ne m’avoir pas confié ce secret ?

LA MARQUISE.

Absent depuis deux ans, vous ne deviez revenir que pour mon mariage, et je n’avais pour guide, pour secours que cette femme qui, placée près de moi par mon père, était l’unique confidente de mes peines ; je ne puis l’accuser, et pourtant c’est à sa prudence, à son zèle que je dois tous mes maux. Ne sachant que résoudre en cet instant cruel, et se voyant à chaque minute au moment d’être surprise par l’arrivée de mon père, mademoiselle Dupré n’hésita pas à me dire qu’il fallait éloigner mon enfant… J’eus la faiblesse d’y consentir… je ne l’ai jamais revue.

LE BARON.

Le Ciel peut nous la rendre.

LA MARQUISE.

Jamais ! la mort a suivi l’abandon. Livrée à des mains mercenaires, j’ai appris qu’elle avait succombé à la maladie, à la misère peut-être ; qui sait si mademoiselle Dupré ne m’a point trompée ? si, craignant la vengeance de mon père… parfois d’affreux soupçons… Ah ! mon frère, j’ai trahi le plus saint des devoirs, le Ciel m’en a punie par l’affreuse union qu’il m’a fallu contracter, par dix-sept ans de regrets, de remords ; mais non ! rien ne peut absoudre un tel crime, et, je le vois, vous partagez l’horreur que je m’inspire.

LE BARON.

Et quels torts ne seraient expiés par tant d’années de peines ? va ! ce que ton repentir n’a pu faire, ma tendresse te l’obtiendra : aide-moi à fixer mon neveu près de nous, à lui choisir une compagne qui remplacera la fille que ton cœur regrette ; ne me refuse pas.

LA MARQUISE.

Oui ! c’est en vous consacrant le reste de mes jours que je veux mériter cette tendre indulgence.

(On entend du bruit.)
LE BARON.

On vient, calme-toi.


SCÈNE V.


Les Précédents, Mlle DUPRÉ, SIMON, MARIE.
Mlle DUPRÉ.

Voici monsieur Simon et son élève qui veulent à toute force entrer.

SIMON, entrant malgré mademoiselle Dupré.

Pardon, si je dérange monsieuR le Baron ; mais, comme il m’avait dit de revenir tout de suite…

LE BARON.

Ah ! c’est toi, Simon ?

SIMON.

Et ma filleule, monsieur ; (à Marie) avance donc, Marie.

LE BARON, à Simon et à Marie.

Attendez un instant, mes amis. (Se rapprochant de la marquise.) C’est la jeune fille dont je vous ai parlé ; consentez à la recevoir.

LA MARQUISE.

Si vous le désirez… Mais mademoiselle Dupré m’a dit qu’elle ne pouvait me convenir.

LE BARON.

Elle se trompait. Voyez, c’est elle-même qui vous la présente. (à Marie) Approchez, mon enfant, ne tremblez pas ainsi.

Mlle Dupré, de manière à être entendue de la marquise, qui parait absorbée dans ses réflexions.

Quel air gauche !

LE BARON, à Simon.

Elle est vraiment fort jolie, ta filleule.

SIMON, inquiet.

Eh ! mon Dieu oui ; mais soyez tranquille, monsieur le Baron, c’est bien la plus honnête fille…

Mlle Dupré, sèchement.

Je le crois bien, à cet âge-là.

LE BARON, à Marie.

Vous avez été, m’a-t-on dit, au service d’une dame respectable ?

MARIE.

Oui, monsieur, je suis entrée chez elle à quatorze ans.

LA MARQUISE, sortant de sa rêverie.

Approchez, mon enfant, comment vous nommez-vous ?

MARIE.

Marie.

LA MARQUISE.

Vous êtes née dans ce village ?

MARIE.

Oui, madame.

SIMON, avec empressement.

C’est la fille de la vieille Hélène, qui l’a fort bien fait élever.

MARIE.

Grace à la générosité de mon parrain ; sans lui nous aurions succombé.

SIMON.

C’est bon, c’est bon, cela ne vaut pas la peine d’en parler ; je lui ai appris à lire, à écrire : le beau mérite !

Mlle DUPRÉ.

Cela est à merveille, mais madame sait bien qu’il y a autre chose à faire dans la maison ; savez-vous coudre, broder, ma petite ?

MARIE.

Un peu, mademoiselle.

Mlle DUPRÉ.

Vraiment, si je dois être chargée de votre apprentissage, autant faudrait le faire avant d’entrer ici.

MARIE, effrayée, voulant s’en aller.

Vous avez raison, mademoiselle, je ne me sens pas capable de pouvoir…

LE BARON, la retenant.

Restez donc, mon enfant.

LA MARQUISE, à mademoiselle Dupré.

Vous l’intimidez, parlez-lui plus doucement.

Mlle DUPRÉ.

Ce que j’en dis n’est que dans l’intérêt de madame ;

encore faut-il savoir avec qui l’on traite.
Bas, à la marquise.

Demandez-lui donc un peu pour quelle raison elle est sortie de chez madame de Norville.

LA MARQUISE.

Oui. (À Marie) Cette bienfaitrice pour qui vous conservez tant de reconnaissance, il a dû bien vous en coûter pour vous en séparer ?

MARIE, vivement émue.

Oh ! oui, madame, je sens que je la regretterai toujours !

LA MARQUISE.

Comment se fait-il que vous l’ayez quittée, lorsque tant de bienfaits vous attachaient à elle. Dites, par quel motif ?

MARIE, troublée.

Madame… je…

Mlle DUPRÉ, à la marquise.

Remarquez un peu son embarras.

SIMON.

Madame, qu’il vous suffise de savoir que Marie m’a confié la cause de son départ de Norville, et que je l’approuve. Croyez que le père Simon ne voudrait pas vous tromper.

Mlle DUPRÉ.

On sait que penser de ces sortes de discrétions.

LE BARON, ne pouvant se contenir.

Mademoiselle Dupré…

LA MARQUISE, bas au baron.

Oh ! ne l’irritez pas. (à part) Affreuse dépendance !

MARIE, à la marquise.

Madame, faites-moi la grâce de ne pas mal interpréter mon silence, et daignez interroger madame de Norville ; elle vous dira tout, et madame verra si je puis lui convenir. D’ici là, je demande la permission de me retirer ; j’aiderai ma mère, je me résignerai s’il le faut aux travaux les plus durs ; mais je ne saurais rester dans une maison où l’on douterait de ma conduite, ni supporter des humiliations que je ne mérite pas. (Elle pleure.)

LA MARQUISE, émue.

Ses larmes me pénètrent !… Ne pleurez pas, ma chère petite. Personne ici ne veut vous humilier. Est-il rien de plus honorable au monde qu’un enfant qui travaille pour soulager sa mère ! Allez, le ciel bénit ceux qui font leur devoir, vous serez heureuse. {{dil(à Mlle Dupré)}} Prenez-la sous votre protection, elle paraît douce, et je suis sûre que vous en serez contente.

Mlle DUPRÉ.

Si madame le désire. (À part) Peste soit de la filleule.

LE BARON.

Au reste, il ne s’agit pas ici des talents d’une femme de chambre, c’est une lectrice qu’il nous faut.

SIMON.

Ah ! quant à cela, monsieur le baron, elle est en état de vous satisfaire ; et si vous voulez en faire l’épreuve…

LE BARON.

Comment donc ? nous en serons charmés, il y a justement là des livres, va lui en choisir un.

MARIE, à Simon.

Ah ! mon parrain, j’ai trop peur.

SIMON, allant vers la table.

Allons, allons, du courage.

MARIE, montrant mademoiselle Dupré.

C’est cette méchante femme.

SIMON, feuilletant des livres.

N’y prends pas garde. Ma foi, voilà un petit volume très-gentil. (Il le montre au baron.)

LE BARON, en prenant le livre des mains de Simon.

Fort bien : c’est un recueil d’élégies qu’on vient de m’envoyer. Allons, la première venue, et rassurez-vous, mon enfant. Nous écoutons.

SIMON, bas à Marie.

Prononce bien surtout.

MARIE, lit.
« La pauvre fille,
« Élégie. »

Élégie de M. Soumet.


SCÈNE VI.


Les Précédents, SAINT-ELME.


SAINT-ELME.

Pardon, vous êtes occupés.

MARIE, à part.

Qu’entends-je ?

LE BARON, le retenant.

Non, reste, et fais silence.

Saint-Elme vient se placer près de Simon, Marie se trouble en l’apercevant.
MARIE.

Ah ! mon Dieu !

SAINT-ELME, à part.

C’est elle ! ô bonheur !

MARIE, très-émue.

Pardon, je…

LE BARON.

Qu’avez-vous ?

MARIE.

Pardon, je… je ne puis continuer.

SIMON.

Excusez-la, c’est qu’elle tremble si fort ! (Bas, à Marie.) Sois donc plus hardie.

SAINT-ELME.

Remettez-vous, mademoiselle, sinon je…

LE BARON.

C’est ta faute aussi, tu es venu l’interrompre au moment où elle commençait.

SAINT-ELME, à part.

Elle va nous trahir. (haut) Je me retire.

SIMON.

Restez donc ; c’est un petit moment d’émotion, cela va se passer.

LA MARQUISE.

Voyez comme elle est pâle, elle est prête à se trouver mal, n’exigez pas…

LE BARON.

Si fait, il faut qu’elle surmonte cette première crainte.

SAINT-ELME.

Par grace, continuez, mademoiselle, ou l’on croira qu’en vous interrompant, mon arrivée est cause de ce trouble, et je serais désespéré.

LE BARON.

Sans doute, évitez-lui d’être grondé.

MARIE, en regardant Saint-Elme.

J’obéis. (à Simon) Ah ! mon parrain, si vous saviez !

SIMON.

Allons, pour t’encourager, pense à ta mère.

LA MARQUISE.

Et soyez confiante.

MARIE, lit.

     « J’ai fui ce pénible sommeil,
    « Qu’aucun songe heureux n’accompagne :
     « J’ai devancé sur la montagne
     « Les premiers rayons du soleil ;
     « S’éveillant avec la nature,
   « Le jeune oiseau chantait sur l’aubépine en fleurs,
    « Sa mère lui portait la douce nourriture,
    « Mes yeux se sont mouillés de pleurs. »

LE BARON.

Comment donc ! à merveille.

SIMON.

N’est-ce pas ?

LA MARQUISE.

Sa voix me fait du bien, ne l’interrompez plus.

MARIE, continue.

     « Oh ! pourquoi n’ai-je point de mère ?
    « Pourquoi ne suis-je pas semblable au jeune oiseau,
    « Dont le nid se balance aux branches de l’ormeau ?
     « Rien ne m’appartient sur la terre,
     « Je n’eus pas même de berceau,
     « Et je suis un enfant trouvé sur une pierre
     « Devant l’église du hameau.

LA MARQUISE

Qu’entends-je !

Mlle DUPRÉ, à part.

Que dit-elle ?

MARIE, continuant d’une voix émue.

      « Loin de mes parents exilée,
    « De leurs embrassements, j’ignore la douceur,
     « Et les enfants de la vallée
     « Ne m’appellent jamais leur sœur.
     « Souvent je contemple la pierre
     « Où commencèrent mes douleurs ;
     « J’y cherche la trace des pleurs,
  « Qu’en m’y laissant, peut-être, y répandit ma mère. »

LA MARQUISE, égarée.

(À part.) Grand Dieu !

MARIE, lit d’une voix entrecoupée.

     « J’ai pleuré quatorze printemps,
     « Loin des bras qui m’ont repoussée ;
     « Reviens, ma mère, je t’attends
     « Sur la pierre où tu m’as laissée. »

Marie fond en larmes, Simon la soutient.
LE BARON, vivement.

Finissez… C’est assez.

LA MARQUISE, égarée.

Éloignez-la… Qu’ose-t-on révéler ?

LE BARON, courant vers la marquise.

Mathilde ! Ô ciel !

LA MARQUISE, en marchant vers la porte.

Laissez-moi… Empêchez qu’on m’outrage… Le ciel seul a le droit… Ne m’approchez pas, vous dis-je… Éloignez-la… C’est trop souffrir… Je meurs…

Elle tombe dans les bras de Mlle Dupré au moment d’entrer

dans sa chambre ; le baron et Saint-Elme vont

à son secours.


SCÈNE VII.


MARIE, SIMON.


SIMON.

Malheureux livre ! Pourquoi l’ai-je choisi ? mais qui pouvait s’attendre à trouver là cette histoire… (Il s’essuie les yeux.)

MARIE.

Ah ! mon Dieu, tout m’accable à la fois… Prenez pitié de moi. C’était lui.

SIMON.

Qui, lui ?

MARIE.

Lui, Charles.

SIMON.

Où donc ?

MARIE.

Il était là, il m’a bien reconnue.

SIMON.

Ah ! mon Dieu, la pauvre enfant perd l’esprit.

MARIE.

Retournons chez ma mère, il faut que je lui parle.

SIMON, la retenant.

Un instant, sachons au moins…

MARIE.

Venez.


SCÈNE VIII.


Les Précédents, SAINT-ELME.


SAINT-ELME, courant vers Marie.

Marie ! un seul mot.

MARIE, dans la plus vive agitation.

Laissez-moi.

SAINT-ELME.

Ah ! ne me fuyez plus, ou craignez mon désespoir.

SIMON.

Qu’est-ce à dire ?

MARIE, à Simon.

Emmenez-moi d’ici.

SAINT-ELME.

Gardez-vous de lui obéir. (Ici Mlle Dupré entre.) Apprenez que je l’adore, que j’ai juré de n’être qu’à elle, et que le moment approche où mes vœux seront comblés. Mon oncle a vu Marie ; il me pardonnera ; donnez-moi le temps de le fléchir, il ne sait rien encore, évitez…

Mlle DUPRÉ, s’avançant.

Il saura tout.

TOUS.

Oh ciel !

MARIE, éperdue.

Mademoiselle ! ne pensez pas…

Mlle DUPRÉ.

Il suffit. Madame repose, et monsieur ordonne qu’on ne fasse plus de bruit dans ce salon. Sortez.

SAINT-ELME, à Mlle Dupré.

Si vous dites un mot…

Mlle DUPRÉ, à Saint-Elme.

Ah ! ah ! c’était votre maîtresse ?

SIMON, en colère.

Qu’appelez-vous sa maîtresse ?

SAINT-ELME.

Osez-vous bien…

Mlle DUPRÉ

Silence.

SIMON.

Sortons.

MARIE.

Ah ! Charles, vous me perdez.

SAINT-ELME.

Non, je vais tout braver pour Marie.

(Il sort par un côté, et Marie et Simon par l’autre.)


SCÈNE IX.


Mlle DUPRÉ, seule.

Voilà de quoi la faire chasser pour toujours ; il était temps ; sa présence m’inspirait je ne sais quel malaise… et si je n’étais certaine… n’importe… disposons tout pour quitter au plus vite ce maudit château.


FIN DU SECOND ACTE.


ACTE III.

Le théâtre représente la même place qu’on a vue au premier acte.


SCÈNE PREMIÈRE.


HÉLÈNE, MARIE.


HÉLÈNE.

— Comment, tu l’as retrouvé là ?

MARIE.

Hélas ! oui, ma mère ; celui pour qui j’ai quitté ma bienfaitrice, ce Charles m’avait caché son véritable nom. C’est le neveu de monsieur de Saverny, celui de madame de Verneuil, de cette dame chez laquelle on veut me placer. Ah ! plutôt mourir que de rester si près de lui… que de l’entendre encore me jurer tant d’amour ! Mais, sans doute, la méchante a tout dit ; et, peut-être, en ce moment, il subit la colère de son oncle… Peut-être moi-même, indignement soupçonnée de m’être introduite par ruse dans la maison, on m’accable de noms affreux… Ah ! ma mère, comment supporter tant d’injustice !

HÉLÈNE.

Rassure-toi, mon enfant ; le Baron est juste, et quand il saura la vérité, lui-même, nous vengera du mal que l’on te fait.

MARIE.

Eh ! comment voulez-vous que la vérité lui parvienne ; cette rencontre, mon trouble, tout m’accuse ; et quand je tenterais de me justifier, cette femme n’est-elle pas là pour m’en empêcher ? Si vous saviez comme elle a traité mon parrain, pour m’avoir fait lire cette élégie devant madame. Hélas ! j’en ai plus souffert qu’elle.

HÉLÈNE.

Est-il possible ? C’était, dis-tu, l’histoire de ta naissance ?

MARIE.

Telle que vous me l’avez racontée.

HÉLÈNE.

Eh ! qu’as-tu fait en voyant ainsi retracer ta misère ?

MARIE.

J’ai pleuré ; mais tous pleuraient aussi sur le sort de la pauvre fille, sans deviner qu’elle était là. Ah ! ce cruel abandon est sans doute le plus grand des malheurs, puisqu’il peut exciter une pitié si profonde !

HÉLÈNE, affligée

Ne suis-je donc plus ta mère ?

MARIE.

Je t’offense, ô ma mère !

HÉLÈNE.

Si tu m’aimes, ne t’afflige pas ainsi. Seconde-moi plutôt dans les moyens de démasquer cette servante maîtresse. Ah ! si je pouvais parvenir jusqu’au Baron… Mais j’aperçois Germain, c’est un bon garçon, il me rendra ce service, j’en suis sûre.


SCÈNE II.


Les Précédents, GERMAIN.


GERMAIN, saluant Marie d’un air triste.

Bien des excuses, mademoiselle ; mais, c’est que je voudrais dire un mot à la mère Hélène.

HÉLÈNE.

Parlez sans crainte, mon ami.

GERMAIN.

C’est que je viens de la part de monsieur le Baron, au sujet de…

HÉLÈNE.

J’entends, au sujet de Marie, n’est-ce pas. Elle m’a tout conté, et vous pouvez parler devant elle.

GERMAIN.

Ah ! c’est différent, je n’osais pas. J’ai été si surpris en reconnaissant dans votre fille la jeune demoiselle pour qui j’ai fait tant de fois la route de Norville.

HÉLÈNE.

Hélas ! c’est pour fuir ton maître qu’elle est revenue ici ; mais, dis-nous, que s’est-il passé au château depuis son départ ?

GERMAIN, en confidence.

Des scènes terribles. La vieille Dupré, qui était bien décidée à ne pas laisser entrer votre fille chez sa maîtresse, n’a pas manqué de répéter à monsieur le Baron tout ce qu’elle avait entendu : monsieur a fait venir son neveu, il l’a accablé de reproches ; celui-ci s’est révolté, et Dieu sait jusqu’où aurait été la querelle, si madame de Verneuil n’était venue intercéder pour mon jeune maître.

MARIE, vivement.

Et lui, que devient-il ?

GERMAIN.

Je l’ai vu marcher précipitamment vers la petite porte du parc ; sans doute il médite quelque projet désespéré.

MARIE.

Ah ! ne le quittez pas, conjurez-le, au nom de tout ce qu’il révère, d’obéir à son oncle.

GERMAIN.

Vraiment, vous le connaissez bien. Est-ce qu’il écoute quelqu’un dans ces moments de crise ! cependant, je m’apprêtais à le suivre quand monsieur le Baron m’a arrêté, pour me donner cette bourse, et me dire : « Va porter cela, de ma part, à la mère Hélène, dis-lui que je lui en promets plus encore, si elle place sa fille dans un couvent. »

HÉLÈNE.

La renfermer comme une fille coupable ? jamais. Reportez cet argent à votre maître.

MARIE.

Mais, en refusant ses bienfaits, dites-lui bien que Marie est prête à tous les sacrifices, oui, tous, pour s’éloigner à jamais de son neveu. Ah ! qu’il lui pardonne ce malheureux amour, et je promets de consacrer ma vie à l’expier.

GERMAIN, ému.

Ma bonne demoiselle… En vérité, je suis tout attendri.

HÉLÈNE.

Si son sort vous intéresse, faites plus, mon cher Germain, obtenez-moi de voir un instant monsieur le Baron, si je puis seulement lui dire un mot, il en croira mes cheveux blancs. Il rendra justice à Marie…

GERMAIN.

Venez, voici l’heure où monsieur le Baron se promène tous les soirs. Je vous placerai dans le petit bois, et quand vous le verrez passer…

HÉLÈNE.

Il suffit.

MARIE.

Ah ! monsieur Germain, que vous êtes bon !

GERMAIN.

Eh ! qui ne serait touché de votre peine ! (à Hélène.) Allons, mère Hélène, prenez mon bras.


SCÈNE III.


MARIE, seule.

Oui, son oncle a raison… ôtons-lui tout espoir, eh ! comment en conserverait-il ? Pourrais-je lui laisser ignorer plus long-temps le secret de ma naissance ; et s’il l’apprend, son mépris peut-être… Ah ! malheureuse ! ne le revoyons plus ; ce soir même, éloignons-nous d’ici. Oui, l’honneur, l’intérêt d’Hélène, tout me l’ordonne ; cachons-lui mon projet, et dès qu’elle reposera, quittons ce village ; en marchant toute la nuit, je puis arriver demain au couvent du calvaire. C’est là seulement que je trouverai un asile contre ma faiblesse et l’amour de Saint-Elme, c’est là que, fesant vœu de l’oublier (apercevant Saint-Elme) Ciel ! c’est lui.


SCÈNE IV.


MARIE, SAINT-ELME.


SAINT-ELME, la retenant.

Arrêtez, il n’est plus temps de fuir, le malheur nous unit. Déshérité, maudit par mon oncle, je ne possède plus rien. Famille, rang, fortune, j’ai tout sacrifié pour vous, pour vous qui êtes ma vie. Ah ! ne m’abandonnez pas, quand je n’ai plus que vous au monde.

MARIE.

Oh ciel ! qu’avez-vous fait ?

SAINT-ELME.

J’ai bravé une autorité barbare, pour accomplir le plus saint des devoirs, car vous le niez en vain, j’ai troublé à jamais le repos de Marie. Ses pleurs, son courage à me fuir, tout m’en donne l’assurance.

MARIE, vivement.

Non, non, ne croyez pas…

SAINT-ELME, tendrement.

Si, je crois que tu m’aimes, et que ta vertu seule s’oppose à mes vœux. Mais si cette vertu te fait préférer le malheur à mon amour, serais-je moins noble que toi… Puis-je oublier que, sans l’effroi que ma passion t’inspire, tu vivrais heureuse au sein d’une famille respectable qui t’avait adoptée comme un enfant chéri ; n’est-ce pas moi qui t’ai enlevée à ta bienfaitrice, qui t’ai ravie à une existence honorable, pour te plonger dans la misère. Ah ! mon devoir est de te secourir, de te protéger, de te rendre enfin le bonheur que je te coûte.

MARIE.

S’il est vrai que votre cœur me doive quelque sacrifice, oubliez-moi, soumettez-vous aux ordres de votre famille ; croyez que tous deux nous serions punis de les avoir bravés ; on m’accuse, justifiez-moi par votre obéissance, c’est alors que je vous aimerai.

SAINT-ELME.

Il n’est plus temps, te dis-je ; j’ai rendu mon pardon impossible. J’avais pressenti ta prière, et j’ai juré par l’honneur d’être ton époux.

MARIE.

Vous, l’époux de Marie ? de celle… qui… ah ! renoncez à ce coupable projet. Songez que tout vous défend une union semblable ; et que lors même que votre famille y consentirait, un obstacle invincible, s’y opposerait encore.

SAINT-ELME.

Qu’entends-je ? Marie rejetterait ma main !

MARIE.

Oui, l’honneur m’en ferait la loi.

SAINT-ELME.

L’honneur ! et depuis quand l’offense-t-on par le choix d’une femme née de parents honnêtes, et qui l’ont dotée de toutes les vertus ! Va, ne crains pas de me voir dédaigner ta famille. Je partagerai tes soins pour ta mère, pour cette bonne Hélène qui me chérira aussi.

MARIE.

Ah ! plût au ciel que sa pauvreté seule… Oui, je le crois, vous la supporteriez courageusement ; mais apprenez qu’un plus grand malheur nous sépare… Vous êtes destiné à vivre dans le monde… à vous distinguer à l’armée… Vous ne devez point avoir à rougir de votre femme… Vous pouvez la choisir pauvre, mais non pas dans cette classe vouée dès l’enfance à l’abandon, au mépris.

SAINT-ELME.

Vous, digne de mépris ! ah ! Marie, la générosité vous égare.

MARIE.

Non, vous dis-je, je suis trop fière de votre amour pour l’avilir jamais.

SAINT-ELME.

Oh ciel ! qu’osez-vous dire ?

MARIE.

Apprenez que je n’ai pas de nom ; que, livrée dès ma naissance à l’opprobre, à la misère, je fus recueillie par des mains charitables, qu’enfin cette pauvre fille, cet enfant trouvé sur une pierre… c’est moi.

SAINT-ELME.

Vous, Marie !

MARIE.

Ah ! pourquoi la pitié d’Hélène m’a-t-elle conservé la vie ! pourquoi le sort n’a-t-il pas secondé la barbarie de ma mère, je n’aurais plus à souffrir de sa honte.

SAINT-ELME.

Elle ne saurait vous atteindre. Mais cette coupable mère gémit peut-être en ce moment sur le sort de sa fille ? peut-être de vaines recherches…

MARIE.

Non, sans doute, elle est morte. Songez que depuis dix-sept ans je n’ai vécu que des secours d’Hélène. Elle seule m’a nommée sa fille. Laissez-moi lui consacrer les jours que je lui dois, ne la privez pas de mes soins, de ma reconnaissance. Fuyez, je l’exige, oubliez Marie, ne la réduisez pas au désespoir… (elle pleure.)

SAINT-ELME, avec feu.

T’abandonner jamais !


SCÈNE V.


Les Précédents, HÉLÈNE.


HÉLÈNE, apercevant Saint-Elme.

À part) Ciel. Marie avec lui… (haut) Séparez-vous. La marquise me suit. (à Saint-Elme) Elle vous demande.

MARIE, avec crainte.

Rentrons, ma mère.

SAINT-ELME.

Marie, au nom du ciel, promettez moi !

HÉLÈNE.

Ah ! par pitié, ne l’affligez pas davantage.

MARIE, à Saint-Elme.

Adieu !… adieu.

SAINT-ELME, Seul.

Non, Marie l’exige en vain, je ne puis renoncer à elle, l’excès de son malheur ajoute encore à mon amour.


SCÈNE VI.


SAINT-ELME, LA MARQUISE.


LA MARQUISE, appelant.

Saint-Elme… Ah ! te voilà.

SAINT-ELME, avec embarras.

Oh ciel ! vous que j’ai laissée si souffrante, pourquoi vous exposer à cette heure ?

LA MARQUISE.

Pour t’épargner une extravagance, une méchante action. J’apprends qu’en sortant du château tu as juré de n’y plus rentrer, que tu veux abandonner ton bienfaiteur : à cette nouvelle je te fais chercher partout. J’accours moi-même pour t’implorer, te sauver des regrets éternels.

SAINT-ELME.

Ah ! ne me croyez point ingrat ; mais c’en est fait, je ne puis plus vivre auprès de mon oncle, il exige de moi un sacrifice impossible.

LA MARQUISE.

Attends un jour au moins. Laisse à sa colère le temps de se calmer. Qui sait si ta soumission, mes prières, n’obtiendront pas de lui le consentement qu’il te refuse ? Si cette jeune fille mérite le dévouement qu’elle t’inspire, eh bien, je parlerai pour elle. Choisie, dotée par moi, peut-être mon frère te permettra-t-il ?…

SAINT-ELME.

Vous la protégeriez ! ô bonté tutélaire ! il se pourrait… Ah ! comment vous peindre à quel point ce bienfait me touche… Mais hélas ! il ne peut rien pour mon bonheur, puisque Marie elle-même…

LA MARQUISE.

Eh ! quoi, lorsque nous consentirions à ce lien ?

SAINT-ELME.

La cruelle s’y opposerait ! le croiriez vous ? c’est elle qui refuse ma main.

LA MARQUISE.

Ce refus généreux lui acquiert notre estime ; oui, une fille honnête ne peut accepter l’époux qui se dévoue à elle contre le vœu de ses parents ; mais lorsque touchée de ses vertus, toute une famille veut l’en récompenser…

SAINT-ELME.

Elle repousse ses bienfaits ; une fierté barbare l’emporte sur mon amour. Soumise au préjugé d’un monde injuste, sans pitié, elle se prétend indigne de porter mon nom. Et c’est en invoquant ma tendresse pour elle, que Marie me conjure de l’oublier, qu’elle m’ordonne de l’abandonner, comme autrefois l’abandonna sa mère.

LA MARQUISE, étonnée.

Que dis-tu ?

SAINT-ELME.

Que l’infortunée n’a pas même de famille, qu’elle doit tout à la charité d’Hélène, de Simon ; et, qu’humiliée de sa naissance, elle refuse de m’associer à sa honte.

LA MARQUISE.

Qui t’a fait cet aveu ?

SAINT-ELME.

Elle-même.

LA MARQUISE.

Eh ! quoi, abandonnée…

SAINT-ELME.

En naissant, par sa mère !

LA MARQUISE.

Qui l’a recueillie ?

SAINT-ELME.

Hélène.

LA MARQUISE.

En quel endroit ?

SAINT-ELME, en montrant la porte de l’église.

Ici.

LA MARQUISE.

Il y a ?

SAINT-ELME.

Dix-sept ans.

LA MARQUISE, précipitamment.

Ah ! grand Dieu ! s’il se pouvait…

SAINT-ELME, avec inquiétude.

Qu’avez-vous ?

LA MARQUISE.

Rien. (à part) Je m’abuse ; ne m’a-t-elle pas dit que la mort… C’en est fait… Mais pourtant… Ô supplice !…

SAINT-ELME.

Dans quelle agitation je vous vois ?

LA MARQUISE, cherchant à se contraindre.

Oui, j’en conviens, le sort de cet enfant m’intéresse ; et si l’on pouvait découvrir…

SAINT-ELME.

Vain espoir ! cette femme barbare en exposant ainsi les jours de son enfant, en le vouant à l’indigence, au malheur, n’a-t-elle pas abjuré tous les sentiments de mère ? Ah ! tout le prouve, son cœur dénaturé n’a pas même senti le remords.

LA MARQUISE, vivement.

Qu’en sais-tu ?

SAINT-ELME.

S’il était vrai, Marie serait-elle encore livrée à la pitié ?

LA MARQUISE.

Ah ! ce n’est pas la plus à plaindre. (à part) Ciel, je me trahis… Fuyons. (haut) Écoute, vois Hélène, Simon, questionne-les ce soir même sur les moindres détails relatifs à Marie, et reviens me les apprendre. La nuit arrive, je rentre au château. Il faut que je parle à mademoiselle Dupré, à mon frère ; il faut que je parvienne… Ne me suis pas, je l’exige ; mais ne perds pas un moment. Songe que je t’attends avec impatience.

(Elle sort dans le plus grand trouble.)


SCÈNE VII.


SAINT-ELME, seul, frappant à la porte d’Hélène.

Oui, le vif intérêt de cette bonne tante me donne quelque espoir ; Marie ne résistera pas à ses prières, et si elle consent à la voir… (il frappe) Ouvrez donc.


SCÈNE VIII


SAINT-ELME, SIMON, sortant de chez Hélène.


SAINT-ELME.

Ah ! c’est toi, Simon ?

SIMON.

Oui, c’est moi, monsieur, qui viens vous dire que vous ne pouvez entrer. La mère Hélène repose, et sa pauvre Marie, accablée des fatigues de cette triste journée, veille auprès d’elle. C’est Marie qui m’envoie vous conjurer de respecter le repos de sa bienfaitrice ; car je sais qu’elle vous a tout dit. Au nom du ciel, gardez-lui le secret ; sinon les femmes du village, ses jeunes compagnes mêmes ne la regarderaient plus.

SAINT-ELME.

Oui, ce fatal secret, jurons de le garder ; mais, dis, n’est-il aucun espoir de retrouver ses parents ? N’avez-vous aucun indice ?

SIMON, tirant une croix attachée à un ruban.

Hélas ! non, monsieur ; cette croix que Marie m’a chargé de vous remettre, est la seule chose que nous trouvâmes sur elle.

SAINT-ELME, avec empressement.

Donne-la.

SIMON.

« Tenez, m’a-t-elle dit en pleurant, s’il vous jure de m’obéir, de ne plus me revoir, vous lui donnerez cette croix comme un gage du plus cruel adieu. C’est tout ce que je possède au monde, qu’il la garde en souvenir de Marie. »

SAINT-ELME.

(Simon lui remet la croix.) Ô gage précieux !…

SIMON.

Si j’ai consenti à ce message, c’est dans l’espoir que cette croix servirait peut-être un jour de renseignement. Qui sait, un hasard heureux peut se rencontrer par un homme comme vous, au lieu que nous autres pauvres paysans, qui voulez-vous qui vienne nous chercher dans ce village.

SAINT-ELME.

Tu as raison, et je vais dès ce soir en parler à ma tante.

SIMON.

Prenez bien garde au moins de ne nommer personne.

SAINT-ELME.

Sois tranquille, veille sur Marie, songe que tu me réponds d’elle, et que si tu m’aides à l’obtenir, je te devrai plus que la vie.

(Il sort.)


SCÈNE IX.


SIMON, ensuite Marie ; il fait nuit.


SIMON, voyant partir Saint-Elme.

Bon jeune homme, son amour m’attendrit.

MARIE, sortant doucement de chez Hélène.

(À part) Ciel, mon parrain est encore là.

SIMON, réfléchissant.

Mais plus j’y réfléchis, plus je vois que ce mariage-là est impossible.

MARIE, à part.

Hélas ! il dit vrai.

SIMON, en marchant vers sa porte.

Oui, Marie ne doit plus le revoir.

(Il entre chez lui.)


SCÈNE X.


MARIE, seule.

Enfin, il est rentré… Hélène me croit endormie, (tirant un papier de son sein) et ce mot d’adieu déposé à la porte de mon parrain, leur apprendra demain mon départ… Il le faut… Simon lui-même, cet ami charitable dont les conseils m’ont appris à chérir la vertu, ne vient-il pas de prononcer sur mon sort ; « Marie ne doit plus le revoir, » a-t-il dit ; après cet arrêt cruel, que puis-je attendre encore ?… D’où vient que j’hésite à m’éloigner d’ici ? Serait-ce le triste pressentiment de n’y plus revenir… ou de n’y plus retrouver la seule amie qui me protége au monde ? Son âge, la douleur que mes chagrins lui causent… Elle aussi, peut-être je ne la reverrai plus !… Ô misérable destinée ! sans secours, sans appui sur la terre, forcée de fuir l’unique asile où je pouvais me soustraire au mépris, que vais-je devenir ?… Errante au milieu de la nuit… Si j’allais m’égarer !… Il faut traverser la forêt… Et je ne sais quel effroi me saisit… Ô mon Dieu ! soutiens mes forces, toi seul peux me donner le courage d’accomplir ce dernier sacrifice… Je le sens… il m’accable… (elle s’appuye sur le mur de l’église) Ah ! si je pouvais mourir… Oui, mourir là… à cette même place, où, cruellement abandonnée… Ô mère dénaturée ! toi qui m’as repoussée de ton sein, que ne peux-tu me voir en ce moment ! Ta pitié, tes remords peut-être, me vengeraient de ta cruauté ; mais non, tu l’as voulu, tu espérais ma mort, et sans doute en cet instant, livrée à tes plaisirs, tu n’entends pas ton enfant te maudire !… Qu’ai-je dit ? Ô ma mère, pardonne. (se jetant à genoux) Le désespoir m’égare… Moi t’accuser, oh ! non. Ton malheur fit le mien, tu m’as pleurée… Tu me regrettes… Ton cœur m’appelle nuit et jour… Tu me cherches… Je suis là… Reviens, ma mère, je t’attends sur la pierre où tu mas laissée !

(Elle tombe étendue sur la pierre.)


SCÈNE XI.


MARIE, LA MARQUISE, LE BARON, SAINT-ELME,

HÉLÈNE, SIMON, GERMAIN,

deux laquais portant des flambeaux.


SAINT-ELME, accourant.

Marie, Marie, accours, viens embrasser ta mère… Hélène… Simon… (apercevant Marie) Ô ciel ! elle se meurt…

LA MARQUISE, accourant.

Ma fille… Ta mère, la voilà. (elle tombe à genoux près de Marie.)

TOUS.

La voilà, c’est elle, c’est sa mère !

HÉLÈNE et SIMON.

Sa mère !

LA MARQUISE, cherchant à ranimer Marie.

Ranime-toi, Marie, entends la voix de ta malheureuse mère !

MARIE, revenant à elle.

Ma mère, où suis-je ?

LA MARQUISE.

Dans ses bras.

MARIE.

Qui me parle ?

HÉLÈNE.

Chère Marie !

MARIE

Ô ma mère ! c’est vous !

LA MARQUISE, au baron.

Vous l’entendez… ô mon frère… je succombe… (elle se laisse tomber dans les bras du Baron.)

LE BARON, à Marie.

Non, voilà celle à qui tu dois le jour, celle qui, trompée par une infâme trahison, déplorait ta mort. Ah ! Marie, prends pitié de ta mère, ou bientôt expirant à tes yeux…

MARIE.

Qu’entends-je.

SAINT-ELME, lui montrant la croix.

Cette croix vous fut donnée par elle.

MARIE

Est-il possible ?

LA MARQUISE, joignant les mains.

Pardonne, ô mon enfant !

MARIE

Le ciel me rend ma mère !

LA MARQUISE.

Oui, c’est elle. Reconnais la à ses larmes, à l’excès de sa joie ; mais, s’il te reste encore un doute, crois-en ton bonheur, qu’elle veut accomplir. (montrant Saint-Elme) Crois-en l’époux qu’elle te donne.

MARIE.

Ô bonheur ! (à la Marquise) Ne pleure plus ; oui, je te reconnais…. Saint-Elme, mes amis : ô mon Dieu ! partagez tous ma joie.

SIMON, attendri.

Pour moi, j’en pleure ; mais il faut donc que cette méchante Dupré…

LE BARON.

Oublions-la ; et puisque effrayée de mes menaces, elle a tout avoué, qu’elle aille subir ailleurs le châtiment qu’elle mérite.

LA MARQUISE.

Oui, je n’ai pas le droit de la punir ; mais si je récompense les soins d’Hélène et de Simon, si j’assure le bonheur d’un neveu, d’un frère, d’une fille chérie, je serai peut-être digne encore du beau titre de mère !


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER ACTE.