Marie (Auguste Brizeux)/Vers écrits à Livry

MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 100-101).
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Vers écrits à Livry


 
Dans ces calculs du sort qu’on appelle hasard,
Si le bonheur obtient trop rarement sa part,
S’il faut, le cœur serré, pensif et solitaire,
Poursuivre avec effort sa course sur la terre,
Attendant vainement qu’au détour du chemin
Un ami se présente et nous serre la main,
À quoi bon espérer ? Sans projets, sans envie,
Ne cherchons désormais que l’oubli de la vie :
Que chaque objet qui passe, ou noble ou gracieux,
Nous attire ! et sur lui laissons aller nos yeux,
Vivons hors de nous-même. Il est dans la nature,
Dans tout ce qui se meut, et respire et murmure,
Dans les riches trésors de la création,
Il est des baumes sûrs à toute affliction :
C’est de s’abandonner à ces beautés naïves,
D’en observer les lois douces, inoffensives,
L’arbre qui pousse et meurt où nos mains l’ont planté,
Et l’oiseau qu’on écoute après qu’il a chanté.
Ainsi, selon l’objet que le ciel nous envoie,
Notre âme s’ouvre encore à l’innocente joie.
Un enfant sur sa porte en passant m’a souri :
À son rire si frais mon cœur s’est attendri ;

Car, folâtre, et voulant le baiser sur la bouche,
Sa nourrice accourut ; mais le petit farouche,
À son sable occupé, longtemps fit le mutin,
Et ce furent des cris, un combat enfantin.
Malgré ces grands efforts, aux bras de la nourrice
Il lui fallut pourtant soumettre son caprice,
Écouter les beaux noms dont elle l’appelait,
Et donner un baiser de sa bouche de lait.
Heureux ainsi qui cherche en tous lieux, sur sa route,
Une fleur qu’il respire, une voix qu’il écoute,
Et, comme on étudie un livre curieux,
Sonde de chaque objet le sens mystérieux !
C’est qu’au milieu du champ cette pierre immobile,
Ce roseau balancé sur sa tige débile,
Ce chien qui tient sur vous son regard attaché,
Sont comme un livre obscur, symbolique, caché,
Un langage muet et plein de poésie,
Et que chacun traduit selon sa fantaisie,
Selon son naturel bienveillant ou moqueur,
Selon qu’il suit en tout son esprit ou son cœur.
Quand les hommes n’ont plus que des songes moroses,
Heureux qui sait se prendre au pur amour des choses,
Parvient à s’émouvoir, et trouve hors de lui,
Hors de toute pensée un baume à son ennui !
Hélas ! le cœur humain, écrit à chaque page,
Ne vaut plus que les yeux s’y fixent davantage :
Chaque mot de ce livre est deviné, prévu ;
Ce que vous y verrez, vous l’avez déjà vu.