Marie (Auguste Brizeux)/Le Retour

MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 167-169).


Le Retour


 
Souvenirs du pays, avec quelle douceur,
Hélas ! vous murmurez dans le fond de mon cœur !
Couché dans les genêts, comme une jeune abeille
Vous bourdonne en passant ses plaintes à l’oreille,
Ou comme un grand nuage en traversant les cieux
De fantômes sans nombre égaye au loin vos yeux,
Souvenirs du pays, au-dedans de moi-même
Ainsi vous murmurez ; et les landes que j’aime,
Mes îles, mes vallons, mes étangs et mes bois,
S’éveillent, et toujours et partout je les vois !

Bourgs d’Ellé, je reviens ! Accueillez votre barde
Vieux Matelinn, l’aveugle, allons, prends ta bombarde !
Place-toi sur ta porte, et pour moi joue un air
Quand je traverserai le pont du Gorré-Ker !

L’art est trop orgueilleux de ses beautés apprises,
Dont le cœur est lassé dès qu’il les a comprises.
L’art se pare et s’admire, et marche avec fierté ;
Des pans de sa tunique il couvre la cité ;
Son front est parfumé, son port plein de noblesse ;
Mais il n’a point reçu la vie et la souplesse ;

Les vents n’ont point bruni ses tempes, ni les mers
Reflété dans ses yeux leurs flots sombres et verts.
Marie ! ô brune enfant dont je suivais la trace,
Quand vers l’étang du Rorh tu courais avec grâce,
Tout en faisant les blés, toi qu’au temps des moissons
Les jeunes laboureurs nommaient dans leurs chansons,
Entends aussi ma voix qui te chante, ô Marie !
O tendre fleur cachée au fond de ma patrie,
Montre-toi belle et simple, et douce avec gaîté,
Pareille au souvenir qui de toi m’est resté,
Quand ta voix se mêlait, retentissante et claire,
Au bruit des lourds fléaux qui bondissaient dans l’aire,
Ou lorsque sur la meule, au milieu des épis,
Tu venais éveiller les batteurs assoupis.
Ne crains pas si tu n’as ni parure ni voile !
Viens sous ta coiffe blanche et ta robe de toile,
Jeune fille du Scorf ! même dans nos cantons,
Les yeux n’en verront pas de plus belle aux Pardons.
Mais de ces souvenirs dont l’ombre m’environne
C’est assez, feuille à feuille, éclaircir la couronne ;
Les fruits de mes amours qu’il me reste à cueillir,
Dans mon cœur, pour moi seul, je les laisse vieillir.

Bourgs d’Ellé, je reviens ! Accueillez votre barde !
Vieux Matelinn, l’aveugle, allons, prends ta bombarde !
Place-toi sur ta porte, et pour moi joue un air
Quand je traverserai le pont du Gorré-Ker !

O puissante nature ! En tous lieux, sur ta route,
Tu répands la beauté qui charme et qu’on écoute ;
De l’homme heureux et fort tu distrais les regards ;
Et, quand notre destin gronde de toutes parts,

En ces jours de discorde et de haine jalouse,
Comme on baise en pleurant les lèvres d’une épouse,
A ton souffle amoureux on vient se ranimer,
Et dans ton sein fécond pleurer et s’enfermer !
Ah ! quel père, aujourd’hui, la joie au fond de l’âme,
En prenant son enfant des genoux de sa femme
Et sous sa large main tenant ce jeune front,
Heureux de s’y revoir, frais, souriant et blond,
À ces rares instants où la vie est complète,
Où l’âme se nourrit d’une douceur muette,
Quel père tout à coup n’a frémi malgré lui,
Songeant dans quel chaos le monde erre aujourd’hui,
Et quel nuage épais, quelle sombre tempête,
Semblent s’amonceler au loin sur chaque tête ?
Bienheureux mon pays, pauvre et content de peu,
S’il reste d’un pied sûr dans le sentier de Dieu,
Fidèle au souvenir de ses nobles coutumes,
Fier de son vieux langage et fier de ses costumes,
Ensemble harmonieux de force et de beauté,
Et qu’avec tant d’amour le premier j’ai chanté !

Bourgs d’Ellé, je reviens ! Accueillez votre barde !
Vieux Matelinn, l’aveugle, allons, prends ta bombarde
Place-toi sur ta porte, et pour moi joue un air
Quand je traverserai le pont du Gorré-Ker !