Marie (Auguste Brizeux)/Histoire d’Ivona

MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 113-121).


Histoire d’Ivona[1]


I

LES AMOURS


 
Jaime une fille jolie,
Ivona, tel est son nom.
Qu’en dit-on ?
Déjà c’était ma folie
Lorsqu’elle entra, blonde enfant,
Au couvent.

Non ! dans toute la Cornouaille,
De Lo’-Christ à Kemperlé
Sur l’Ellé,
Il n’est œil noir qui la vaille,
Cœur plus aimant que le sien,
Je crois bien.

Rien qu’en voyant sa tournure,
Les jeunes femmes de Scaer,
Du bel air,

Ont imité sa parure ;
Mais sa marche et ses appas,
Oh ! non pas.

Pour écrire cent volumes
Traitant de ses qualités
Et beautés,
Quand j’aurais toutes les plumes
Dont s’habillent les oiseaux,
Gais et beaux ;

Comme une immense écritoire
Où ma plume irait s’emplir
À plaisir,
Quand la mer en encre noire
Pourrait se changer demain
Sous ma main ;

Bref, quand le monde lui-même
Serait couvert tout entier
De papier,
Pour chanter celle que j’aime,
Le temps manquerait toujours
À mes jours.


II

LA NOCE


 
Quand la jeune Ivona, cette fille vermeille,
Se maria, ce fut la noce sans pareille :
Des courses de chevaux, des luttes, un repas,
Tels que depuis un siècle on n’en connaissait pas :

Plus de mille invités, des mendiants sans nombre :
Cidre sous le hangar, et cidre encore à l’ombre ;
Deux cents coups de fusil en passant par le bourg,
Et des musiciens à rendre un homme sourd.
Le curé chantait fort, et riait sous son livre
D’entendre sur le plat sonner argent et cuivre.
Mais bien plus, croyez-moi, que danseurs et lutteurs,
La veille, on admira deux habiles chanteurs,
Qui, le poing sur la hanche et dressant les oreilles,
En l’honneur des époux nous dirent des merveilles ;
Ils déclamaient en vers comme des bacheliers.
Tous deux, suivant l’usage, avaient sur leurs souliers
Des lacets rouge et bleu ; debout devant la porte,
L’avocat du garçon commença de la sorte :

PREMIER CHANTEUR

Salut aux cœurs joyeux, ouverts et sans façon !
A vous gloire et bonheur, gens de cette maison !
Or, sans plus de détours, amis, où donc est-elle,
La perle du logis, la fleur qu’on dit si belle ?
Ce vase de parfums qu’on me cache avec soin,
Un jeune homme amoureux l’a respiré de loin :
Il soupire, il languit ; pour sécher tant de larmes
Je suis venu ; ma voix, hélas ! a peu de charmes ;
J’ignore les apprêts d’un langage doré,
Mais je suis jeune encore, un jour je m’instruirai.

SECOND CHANTEUR

Votre salut nous plaît, et tant de gentillesse
Dejà vous a gagné le cœur de la vieillesse.

C’est un malheur bien grand, mais l’amour de vos yeux,
Celle que vous cherchez ne vit plus en ces lieux ;
Le vase de parfums n’est plus ; nous n’avons guère,
Hélas ! à vous offrir que des vases de terre :
Le ciel nous a ravi l’ange, notre trésor.
L’ange qui nous aimait, que nous aimons encor,
A fui cette maison ; dans une solitude
Il habite avec Dieu, sa grande et chère étude.
Au fond d’un cloître saint l’enfant a transplanté
Le beau lis odorant de sa virginité :
Là, tous deux s’éteindront sous la cendre et les larmes,
Pour refleurir au ciel avec de nouveaux charmes.
Adieu donc, étranger, adieu ! Dans notre cœur
Nous trouvons mille vœux, tous pour votre bonheur.

PREMIER CHANTEUR

Quand les chiens dépistés abandonnent la voie,
Maladroit le chasseur s’il lâche aussi sa proie !
Donc je poursuis la mienne, et, tant qu’il sera jour,
Je courrai mon gibier, mon beau gibier d’amour.
Certes, ce jeune ami pour qui je bats la lande
Est digne de goûter à cette chair friande :
Garçon raide et nerveux, nul ne l’a surpassé
A conduire un sillon, à creuser un fossé ;
Mieux qu’un musicien il joûrait de la flûte ;
C’est un cerf à la course, un serpent à la lutte ;
Quand sa charrette verse en un mauvais chemin,
Lui, pour la retenir, n’a qu’à tendre la main ;
Il a tué dix loups, vingt blaireaux, et sa porte
Témoigne à tout passant de ce que je rapporte.
Bref, le fléau du loup l’est aussi du voleur :

Lui-même il a livré leur chef à son seigneur ;
Et tous craignent si bien son fusil et sa force,
Qu’ils courent vers le bois dès qu’il brûle une amorce.

SECOND CHANTEUR

Vos mérites sont grands ; celle que vous cherchez
A ses talents aussi, précieux mais cachés.
Oh ! l’habile fileuse, et qu’aisément l’aiguille
Passe et repasse aux doigts de notre jeune fille !
Quand, par un beau matin, aux dames du manoir
Elle porte le lait tiré la veille au soir,
Comme ses pieds sont vifs, et comme sur la route
Elle court, sans verser autour d’elle une goutte !
Quel jeune homme amoureux, quel jeune homme menteur
Dirait qu’il en reçut un seul coup d’œil flatteur ?
Et les jours de Pardon, la ronde commencée,
Voyez-la, toute rouge et la tête baissée,
Entre ses jeunes sœurs cacher son embarras,
Danser, et les tenir chacune par le bras,
Et jamais un garçon dont la bouche trop tendre
Hasarderait des mots qu’il ne faut pas entendre ! —
Inutiles regrets ! éloges superflus !
Nous vantons notre vierge, et nous ne l’avons plus !

PREMIER CHANTEUR

Que ne m’avez-vous dit, hier, à la même heure :
« Ne venez pas ! le deuil est dans notre demeure. »
Non, non ! vous me trompez ; l’ange, votre trésor,
L’ange que nous aimons chez vous habite encor.
Tout le bourg eût appris sa fuite ; à son passage,
Chacun eût retenu la vierge belle et sage.

Aux cimetières noirs les ifs sont destinés,
Les beaux lis odorants pour les jardins sont nés.
Ne blessez pas ce cœur plus tendre qu’une cire ;
Conduisez par la main celle que je désire ;
Faites dresser la table ; et que les fiancés
Près de leurs vieux parents par nous deux soient placés !

SECOND CHANTEUR

Il faut vous obéir, ami ; votre prière,
Vos plaintes ont forcé le seuil de ma chaumière.
Je vais vous présenter celles qui sont ici.
Un moment sous cet arbre attendez. — Me voici.
Ouvrez, ouvrez les yeux ! Est-ce là votre rose ?

PREMIER CHANTEUR

À l’air grave et serein qui sur ce front repose,
À sa douce gaîté, je gage que toujours
Cette femme a rempli la tâche de ses jours ;
Que ses fils, son mari, sa famille nombreuse,
L’aimaient ; que sous ses lois sa maison fut heureuse.
Mais l’heure du repos a pour elle sonné ;
Ce qu’une autre commence, elle l’a terminé.
Cherchez encore, ami, cherchez ! Ce n’est pas elle.

SECOND CHANTEUR

Étranger difficile, est-ce là votre belle ?

PREMIER CHANTEUR

Les anges sont moins frais. Cette fleur de santé
Est d’une vierge, encor bien loin de son été,

Et d’une vierge aussi sa taille droite et fine ;
Mais l’ongle de ce doigt, que de près j’examine,
Me dit que bien souvent pour un fils au berceau
Tout autour du bassin il chercha le gruau.
Donc, l’ami, retournez ! Vous en cachez une autre.

SECOND CHANTEUR

Et ce petit bijou, serait-ce point le vôtre ?

PREMIER CHANTEUR

Telle était à dix ans celle qu’on veut de vous.
Cette enfant quelque jour charmera son époux ;
Mais il faut que ce fruit, âpre et trop vert encore,
Longtemps sur l’espalier mûrisse et se colore ;
L’autre, grappe dorée aux rayons du matin,
Attend le vendangeur pour paraître au festin.

SECOND CHANTEUR

Vraiment vous l’emportez ! votre finesse est grande,
Chanteur ! Sous cet habit de toile de Hollande,
Voici venir enfin ce que vous désirez :
De trois rangs de velours ses bras sont entourés,
Et sur son béguin blanc tout brodé d’écarlate,
Comme au front d’une sainte, un ruban d’or éclate.
Vienne aussi l’amoureux ! et que ces fiancés
A table, au bout du banc, par nous deux soient placés,
Près de leur vieux grand-père et de ce digne prêtre
Qui va prier pour eux saint Alan, notre maître !
Allez quérir l’époux, allez ! Un prompt retour
Mieux que tous vos serments prouvera son amour.

PREMIER CHANTEUR

Vous, barde, mon ami, touchez-là ! Face à face
Au fumet des ragoûts, ce soir, nous prendrons place ;
Et le cidre, le vin, le lard, les venaisons
Nous feront souvenir des anciennes chansons.


III

LA CHAUMIÈRE


 

LE MARI

As-tu vu notre baronne ?
L’or qui couvrait sa couronne ?
L’or qui couvrait ses appas ?
Les messieurs dans la chapelle
Murmuraient tous : « Qu’elle est belle ! »

LA FEMME

Oui, mais ils ne priaient pas.

LE MARI

Et le soir, à la lumière,
As-tu vu, pauvre fermière,
Quel riche et royal repas ?
Vins de France, vins d’Espagne,
C’était pays de Cocagne !

LA FEMME

Oui, mais ils ne buvaient pas.

LE MARI

Et la scène où maître Gilles
A fait force tours agiles
Sur son chef et sur ses bras ?
As-tu vu comme le drôle
Leur a défilé son rôle ?

LA FEMME

Oui, mais ils ne riaient pas.

LE MARI

Et ce bal où cent bougies,
Autant de lampes rougies
Brillaient d’en haut jusqu’en bas ?
As-tu vu quelles dorures ?
Et ces bijoux, ces parures ?

LA FEMME

Oui, mais ils ne dansaient pas.

LE MARI

Et ce lit garni de franges ?
Le ciel que portaient quatre anges ?
Ce couvre-pied de damas ?

LA FEMME

J’ai tout vu ; mais crois-moi, Pierre,
Comme nous dans ta chaumière
Peut-être ils ne s’aiment pas.



  1. Ces trois chansons ici rassemblés sont tirés de la prose de Cambry, qui les avait prises du breton.