Marie (Auguste Brizeux)/À ma Mère, II

MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 156-157).
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À ma Mère


 
Si je ne t’aimais pas, qui donc pourrais-je aimer ?
Quand ton cœur au mien seul semble se ranimer,
Lorsque dans tout le jour peut-être il n’est point d’heure
Que ta pensée aimante autour de ma demeure
Ne vienne, redoutant mille lointains périls
Et des chagrins sans nombre et dont souffre ton fils !
Et quel est ton bonheur, sinon avec ta mère,
Mon autre mère aussi (car le destin sévère,
Sous lequel je me traîne et m’agite aujourd’hui,
Du moins me réservait en vous un double appui),
Toutes deux en secret quel bonheur est le vôtre,
Sinon de me pleurer, et toujours l’une à l’autre
De parler de celui que vous ne pouvez voir,
D’une lettre en retard qu’on eût dû recevoir,
Qui vous arrive enfin, mais rouvre vos alarmes,
Et que vous arrosez, comme moi, de vos larmes ?
Et vous vous consultez ; et tu m’écris alors
Pour forcer ma paresse à de nouveaux efforts :
C’est mon sort, c’est le tien ; au besoin tu m’en pries ;
Et qu’il faut triompher de ces sauvageries,
De ces fières humeurs, de ces hauteurs de ton
Que me transmit mon père avec le sang breton ;

Puis viennent de ces riens, de ces mots, de ces choses,
Que toute femme trouve, en écrivant, écloses,
Qu’on baise avec transport, et qu’on relit tout bas !
Oh ! qui pourrais-je aimer, si je ne t’aimais pas ?
Et malgré tes avis, mes soins de toute sorte,
Si ma mauvaise étoile, enfin, est la plus forte,
Si je sens par degrés mon âme se flétrir
Et se miner mon corps, vers qui donc recourir ?
Vers toi, qui toujours douce, et bienveillante et bonne,
D’un reproche tardif n’affligerais personne,
Dont l’esprit indulgent n’a pas encor vieilli,
Dont le front, jeune encore, est demeuré sans pli !
Lorsque seule, en hiver, assidue à l’ouvrage,
Le soir, tu sentiras défaillir ton courage,
Songeant que, sans profit pour mon bien à venir,
J’ai quitté la maison pour n’y plus revenir ;
Quand ton cœur abîmé dans cette idée amère
Sera près de se rompre, alors prends, ô ma mère !
Prends ce livre qu’ici j’écrivis plein de toi,
Et tu croiras me voir et causer avec moi !
Tes conseils, mes regrets, nos communes pensées
Y sont avec amour et jour par jour tracées.
Ce livre est plein de toi ; dans la longueur des nuits,
Qu’il vienne, comme un baume, assoupir tes ennuis !
Si ton doigt y souligne un mot frais, un mot tendre,
De ta bouche riante, enfant j’ai dû l’entendre ;
Son miel avec ton lait dans mon âme a coulé ;
Ta bouche, à mon berceau, me l’avait révélé.