Calmann-Lévy, éditeur (p. 314-320).


LXII


La nuit même, la reine fut prise de violentes convulsions, accompagnées de vomissements. Ses femmes, questionnées par les médecins de la cour, affirmèrent que la reine n’avait pris qu’une jatte de lait en se mettant au lit. Ce lait, mêlé de miel, avait été préparé, comme il l’était chaque soir, par une de ses femmes de chambre.

Le danger où tomba tout à coup Marie-Louise jeta l’alarme dans le palais. Le mot de poison se disait tout bas, mais se répétait de bouche en bouche. Il parvint aux oreilles du roi, qui en éprouva une terreur au moins aussi vive pour lui que pour la reine. Se voyant déjà écrasé sous le poids de la colère de Louis XIV, il donna l’ordre de ne point laisser pénétrer dans le palais l’ambassadeur de France, et il se rendit auprès de la reine, bien décidé à ne la point quitter tant qu’elle serait en danger. Mais le courage de Charles II ne tint pas contre la vue de si horribles souffrances ; dès le second jour on fut obligé de le reporter évanoui dans sa chambre, où son confesseur et ses médecins le retinrent par force.

Pendant ce temps, tous les secours ayant échoué, même le contre-poison envoyé par Monsieur à sa fille, et l’état de la reine laissant peu d’espérance, l’archevêque dé Tolède fut appelé auprès d’elle pour la bénir et recevoir sa confession.

On présume que le saint homme employa toute son éloquence à convaincre la reine des malheurs qu’il résulterait pour l’Espagne et la France si elle persistait à laisser croire qu’elle succombait à la trahison de ses ennemis. Sans doute il l’engagea à sacrifier les intérêts de cette vie mortelle aux soins pieux, à tous les renoncements qui devaient lui assurer la vie du ciel, car elle offrit dès ce moment l’exemple d’une résignation angélique.

Il est des situations, des supplices de cœur que nulle expression ne peut rendre. M. de Rébenac, hors de lui, soutenu seulement par la colère de se voir d’heure en heure refuser l’entrée du palais ; et décidé à mourir plutôt que de renoncer à recevoir les plaintes, les ordres, les adieux de Marie-Louise, écrivit au roi dans des termes si injurieux, si menaçants qu’il voulait à l’instant même juger par ses propres yeux de l’état de la reine, pour en rendre compte à son maître ; il articula si nettement qu’il prendrait un nouveau refus pour l’aveu d’un empoisonnement[1], qu’il reçut enfin la permission si souvent et si vainement réclamée.

L’excès du malheur donne une force désespérée qui rend presque insensible[2], c’est à cette excitation fébrile que M. de Rébenac dut ne pas succomber à l’aspect déchirant du tableau qui l’attendait.

D’abord, l’attitude des gardes du palais le frappa. Ils étaient consternés. S’interrogeant des yeux, ils observaient un religieux silence. Attentifs au moindre bruit qui se faisait entendre du côté des appartements de la reine, ils se précipitaient aussitôt pour en savoir la cause. Puis ils revenaient tristement à leur place, sans oser se communiquer leur pensée sur ce que la physionomie lugubre des gens qui sortaient de chez la reine leur faisait supposer. C’était plus que l’accablement où plonge un grand malheur ; c’était la terreur muette qu’inspire un grand crime.

En traversant la galerie, M. de Rébenac rencontra le marquis d’Astorga qui reconduisait le confesseur de la reine.

— C’est un ange qui remonte au ciel, disait le prêtre. Faites que rien ne trouble son ascension, ajouta-t-il en portant les yeux sur l’ambassadeur de France.

— Une si sainte résignation, dit le marquis, ne lui méritera-t-elle point du ciel quelque adoucissement à ses horribles souffrances.

— Elles sont calmées ; Dieu a pris pitié du martyre, répliqua l’archevêque ; qu’il soit loué !

En cet instant, la marquise del Fresno vint au-devant de M. de Rébenac, qui, chancelant, n’osait franchir la porte qu’un page tenait entr’ouverte.

— Du courage, dit la marquise, en prenant le bras du comte, et en soulevant un coin de la portière en tapisserie, qui lui cachait encore l’intérieur de la chambre royale. Les moments sont précieux, elle veut vous parler.

Alors, M. de Rébenac, se laissant guider par la marquise, se trouva bientôt à peu de distance du lit de la reine.

Ses yeux fixés sur elle, il la regardait sans la voir. Il ne reconnaissait point dans ce visage inanimé, ces regards éteints, ces lèvres livides, la femme resplendissante de jeunesse et de beauté qu’il avait vue deux jours auparavant, l’emporter en fraîcheur et en éclat sur les plus séduisantes femmes de sa cour. Cette chambre dont les fenêtres, recouvertes d’épais rideaux, ne laissaient pénétrer qu’une lumière sombre ; l’espèce d’isolement où se trouvait la malade, que les femmes de sa cour et même celles de son service tremblaient d’approcher, tant chacune d’elles redoutait d’être interrogée sur la cause des souffrances de la reine, et de se voir compromise dans les recherches qui seraient faites à sa mort ; tout pénétrait l’âme de M. de Rébenac d’un effroi mortel, d’une pitié déchirante. Couvert d’une sueur froide, il restait là immobile, comme anéanti sous le poids de ses impressions.

En le voyant entrer, la camarera-mayor s’était retirée discrètement dans le fond de la chambre, et la petite Elvire s’était enfuie en pleurant dans le cabinet des filles d’honneur.

La reine alors, levant avec peine sa main tremblante dont l’effet du poison corrosif avait fait tomber les ongles, fit signe au comte de venir près d’elle ; il se prosterna aux pieds du lit ; mais elle lui dit d’une voix à peine articulée de s’approcher davantage pour qu’il pût l’entendre. Il se releva aussi mourant qu’elle, et ne pouvant proférer un mot. À la vue de ce beau visage déjà frappé de mort, de ces regards ternis par la souffrance, de ces lèvres sans couleur qui sentr’ouvaient avec peine pour exhaler quelques plaintes déchirantes ou prononcer quelques douces paroles, M. de Rébenac sentit sa respiration s’arrêter et crut un moment que le ciel touché de son supplice, allait y mettre fin : mais la voix de la reine le ranima.

— Dieu le veut ainsi, dit-elle, vos soins ont été vains, ne le regrettez pas… J’étais si malheureuse !… Mais cette mort peut amener d’affreux événements… et je compte sur votre sagesse… sur votre dévouement… pour empêcher les malheurs qui en doivent naître…

— C’est trop exiger, madame, répond le comte d’une voix tremblante, après vous… je le sens, Dieu me fera la grâce de…

— Ah ! si je vous suis chère, interrompit la reine… vous vivrez pour me justifier des calomnies que mes assassins vont répandre. Vous vivrez pour consoler mon père, ma famille, par le récit de mes derniers moments… Vous leur direz que nuls remords, nul ressentiment, n’ont troublé mon agonie… que je suis morte en pardonnant à ceux qui m’ont vouée… à la vie la plus affreuse… comme à ceux… qui m’en ont délivrée… si criminellement.

Et la reine laissa tomber sa tête sur l’oreiller, comme épuisée par un si grand effort.

— Avoir connu vos ennemis, s’écria Rébenac, avec l’accent du désespoir ; avoir su leurs affreux complots, et n’avoir pu vous sauver… Ah ! qui pourrait vivre, madame, sous le poids d’un tel reproche.

— Je sais tout ce que vous avez fait pour détourner le coup qui me frappe ; mais la trahison devait l’emporter sur les efforts, les soins du zèle… le plus… tendre… Oui, je le sais… ajoute la reine dans une sorte d’égarement… je sais… ce que vous éprouvez pour moi… les regrets qui vous dévorent… Ah ! si j’ai bien lu dans votre âme… Enfin, si… vous… m’aimez… vous obéirez à mes derniers vœux… Vous resterez pour les accomplir.

— Vous le savez ? s’écria Rébenac, ivre de joie et de douleur. Vous savez que depuis le jour où je vous ai admirée pour la première fois, vous êtes l’arbitre de mon sort. Vous savez que vous étiez ma vie, et vous exigez…

— Oui, je l’ordonne, interrompit Marie-Louise… Vous me survivrez pour m’aimer encore… et vous bénirez la mort qui me permet de vous parler ainsi… d’oser vous demander… ce que vivante, il eût fallu vous défendre… Ah ! ne me plaignez pas de quitter la terre… qui sait ce qu’une destinée si fatale m’y réservait… qui sait le trouble qu’un amour si noble, si désintéressé, pouvait porter dans mon âme… Dieu me sauve peut-être en m’appelant à lui…

— Se peut-il ! s’écria Rébenac en tombant à genoux. Quoi ! votre cœur aurait été ému ?…

— Arrêtez, dit la reine d’un ton imposant, respectez la sainteté de ces derniers moments. Songez que c’est le pied dans la tombe que je vous parle… et que vous n’aimez déjà plus qu’un fantôme… Résignez-vous à ma mort comme je m’y résigne moi-même… empêchez qu’on ne la venge… et gardez-moi, dans vous… un ami qui la pleure longtemps… Tenez, ajouta Marie-Louise en donnant sa main à baiser au comte, jurez sur cette main de maintenir de tout votre pouvoir la paix entre la France et l’Espagne… de calmer le ressentiment de mon père… du roi mon oncle, en leur disant que je meurs… d’une mort naturelle… que vous m’avez vue leur sourire à ma dernière heure… Oui, je le sens… un calme inespéré succède à mes douleurs… Pourquoi ces cris… ces sanglots ?… Je ne souffre plus, vous dis-je… Ah ! ne me plaignez pas… Je ne quitte point… d’enfant… et je vais rejoindre… ma mère !…

Une horrible contraction de la main que tenait M. de Rébenac, lui apprit que la reine expirait. Il tomba évanoui. Au bruit que fit sa chute, la duchesse d’Albuquerque et les femmes du service de la reine accoururent.

— Elle est morte ! s’écria la marquise del Fresno !…

Au même instant, le comte de Charni se précipita dans la chambre, baisa la main glacée de sa nièce, et s’empara du corps inanimé de son ami pour le transporter hors du palais.

À force de secours, M. de Rébenac revint à la vie.

Deux jours après, lorsque M. de Charni lui rappela l’obligation où était l’ambassadeur de France d’aller jeter de l’eau bénite sur le cercueil de la reine, M. de Rébenac fit signe qu’il était prêt à le suivre. Son valet de chambre l’aida à revêtir son habit de cérémonie sans que son maitre parût y faire attention. Ce fut avec la même apathie, le même silence, qu’il accompagna son ami au palais du roi ; mais arrivé à la chapelle ardente, lorsqu’ébloui par la pompe de cette représentation funèbre, il reçut le goupillon des mains de l’archevêque de Tolède, le comte de Rébenac leva sur le prêtre un regard stupide ; puis s’approchant du sarcophage, il l’aspergea en riant.

Le malheureux n’avait plus sa raison[3].


FIN

Imprimerie de Poissy — S. Lejay et Cie
  1. Le comte de Mansfeld et le comte d’Oropeza sont soupçonnés l’un et l’autre d’avoir été les auteurs de la mort de Marie-Louise, et prennent peu de soins de s’en justifier. (Mémoires de Torcy.)
  2. « La passion de Rébenac n’a point fait de tort à notre jeune reine d’Espagne ; c’est le comte de Mansfeld, au nez pointu, qui l’a empoisonnée. » (Fragments historiques de la princesse Charlotte de Bavière, Madame.)
  3. Il la recouvra peu de temps après pour écrire à Louis XIV la lettre qui parut parmi les notes diplomatiques que le gouvernement publia, et où nous avons puisé quelques détails sur cette fin tragique. M. de Rébenac, inconsolable, refusa, à son retour à Paris, l’ambassade de Turquie. Dangeau dit, t. II, p. 181 de ses Mémoires : « Le roi a été satisfait des raisons de M. de Rébenac et le dispense de l’ambassade de Constantinople. »