Marie-Didace/Texte entier

Beauchemin (p. couv-).


GERMAINE GUÈVREMONT


MARIE-DIDACE


ROMAN

BEAUCHEMIN



MARIE-DIDACE














DU MÊME AUTEUR

En pleine terre (Paysana) 1942.

Le Survenant (Beauchemin) 1945,

Prix Duvernay 1945,
1er Prix de la Province de Québec, (Prix David) 1946.

Le Survenant (Collection « L’Épi », Plon) 1946,

1er Prix Sully-Olivier de Serres.

GERMAINE GUÈVREMONT


MARIE-DIDACE


ROMAN

ÉDITIONS BEAUCHEMIN
MONTRÉAL
1947


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE 5000 EXEMPLAIRES SUR LOUVAIN ANTIQUE VERGÉ ET 26 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE SUR JAPON TEINTÉ, MARQUÉS DE A À Z.

Tous droits réservés, Canada, 1947
par Germaine Guèvremont, Montréal
Copyright U.S.A. 1947

À ma mère,
Valentine Labelle,


À mon père,
J.-Jérôme Grignon.


PREMIÈRE PARTIE














— 1 —



Les bras en couronne sur la tête, Phonsine ne dormait pas. Inquiète, elle épiait dans la nuit les moindres bruits de la maison : l’œuvre lente du bois, un bourdonnement d’insecte, la chute d’un tison parmi les cendres. Au dehors, par rafales, les joncs secs craquaient et le serein faisait goutter du toit une eau lourde sur les feuilles tombées. Soudain un bruit — grondement, puis éboulis — couvrit tous les autres. Phonsine poussa son mari.

Allongé sur le dos, droit comme une flèche, Amable continua à dormir, anéanti.

— Amable, t’entends pas ?

Il ronflait, la bouche ouverte.

— Amable ! Le tonnerre gronde au nord !

Amable renifla. Puis, indifférent, la voix enrouée de sommeil, il dit tout bas :

— Laisse-le gronder. Tonnerre… en octobre… présage d’une belle… automne…

— Une belle automne sûrement ! s’impatienta Phonsine. Il mouille à verse presquement à tous les jours.

Mais Amable, face au mur, se rendormait déjà.

Après le départ du Survenant, Phonsine avait recommencé à traîner au lit, le matin, comme autrefois. Moins par besoin de sommeil cependant — sa grossesse la portait plutôt à l’insomnie — que par satisfaction, croyant reconquérir ainsi à ses propres yeux la part de prestige que la présence de l’étranger lui avait enlevée.

Aux premiers temps, il lui arrivait même de s’éveiller de joie, au milieu de la nuit. Les yeux grands ouverts, elle cherchait à quel vert feuillage son cœur volait ainsi, léger et tout effarouché. Ah ! oui, le Survenant était parti. Il avait quitté le Chenal du Moine. Plus de gros repas à préparer pour les hommes, au petit jour, dans la cuisine humide où les ombres s’attardaient. Soucieux, le père Didace Beauchemin n’accomplissait plus que les travaux urgents. Le matin, il se contentait de manger les restes de la veille, souvent froids, ou encore du pain et du lait, avec du sucre du pays. Jamais il ne se plaignait de la nourriture.

Mais d’être seule à la savourer, Phonsine voyait sa joie perdre, de jour en jour, les couleurs du premier éclat, elle la voyait se faner, comme une plante à l’abandon. Sans qu’elle se l’avouât, la maison lui paraissait grande et les prévenances du Survenant lui manquaient. Si Amable avait voulu comprendre et se rendre serviable le moindrement ! Loin de là, il avait retrouvé ses anciennes habitudes de flânerie, les jambes allongées, à fumer près du poêle. Phonsine avait essayé de lui dire, un midi : « T’es toujours dans mon chemin. » Cela n’avait pas fait. Il l’avait boudée et le père Didace s’était emporté contre lui. Depuis, Amable avait repris sa place accoutumée. Plutôt que de lui réclamer quotidiennement du bois dans le bûcher, Phonsine préférait partir à la recherche d’éclisses, même de bûches qu’elle entrait à pleines brassées. Ce n’était pas le fend-le-vent…

L’image du Survenant, avec son grand rire et ses défauts, avec son verbe insolent et son obligeance, sillonna sa pensée. Mais elle s’interdit de trop penser à lui, de peur que l’enfant ne finît par lui ressembler.

La jeune femme palpa son ventre, si plat, si maigre. Était-ce possible qu’en elle le mystère de la vie s’accomplît ? Vitement, elle tira les couvertures pour recouvrir ses jambes et ses hanches. La première année de son mariage, elle avait cru que, lorsqu’elle attendrait un enfant, elle en parlerait à cœur ouvert avec Amable. Maintenant qu’elle le portait, le respect humain lui imposait le silence. Et, en réunion, elle se tenait à l’écart.

Aussi longtemps qu’elle aurait un souffle, l’enfant ne manquerait de rien, elle se le promettait. Non pas seulement de ce qui s’achète, mais de ce qui se donne. Rien ne se perd dans le monde. Le Survenant le disait toujours. Une neuvaine de beau temps nous récompense des jours pluvieux. Il devait en être ainsi des joies. Sa part de joie, de toutes les joies dont elle avait été privée, elle la donnait au petit.

Une clameur partit de la commune. À peine assourdie par les clairs aulnages des berges, elle traversa la rivière, filant sa détresse au-dessus de l’eau. Un vent faible la répandit le long de la côte sud, éveillant les chiens du voisinage. Leurs aboiements tenaces, affolés renforcèrent la rumeur et la propagèrent au delà des prairies.

Assise dans son lit, Phonsine écouta. Elle distingua nettement au milieu des jappements, du heurt des sabots et de piétinements du sol, le cri de porcs qu’on égorge.

— Des voleurs d’animaux. Amable ! réveille-toi, il se passe de quoi sur l’île !

« Il dort comme un bienheureux, pensa Phonsine. Il dormirait le gros bout dans l’eau. Des malfaiteurs me tueraient à ses côtés, on passerait au feu et il n’en aurait même pas connaissance. »

Pieds nus, elle marcha dans l’obscurité jusqu’à la chambre de son beau-père. Le père Didace n’avait pas couché à la maison. Sur le coup elle ne s’en étonna point, tellement elle ne songeait qu’à se protéger. Son premier instinct fut de courir à la porte de devant qu’on ne verrouillait jamais. En s’y rendant, elle faillit trébucher, un orteil pris dans l’anneau de la trappe de cave. Trop dominée par la peur pour en ressentir aucun mal, elle se dégagea comme rien. Le loquet ne voulait pas glisser. Elle appuya le dossier d’une chaise contre la porte et attendit. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Comme elle surveillait les alentours, des ombres surgirent au quai des Provençal. Elles s’engagèrent sur l’eau, traversèrent le chenal et atteignirent la commune.

— Il y a pas de soin, se dit Phonsine, les Provençal, quand il s’agit de surveiller le bien, on les prend jamais en défaut, Pierre-Côme, avec ses quatre garçons, il faut leur donner ça. Sont pas riches de rien…

À l’approche des hommes, le tapage des bêtes se calma, puis il cessa tout à fait. Phonsine frissonna. Rassurée par la tranquillité, elle se faufila sous les couvertures. Amable, au contact des pieds froids de sa femme, s’éveilla en sursaut.

Mécontente, elle lui dit :

— T’es ben bâti ! Tu dors comme une bûche sans t’inquiéter de rien.

Dans un bâillement, il demanda :

— De quoi ?

— Le troupeau peut périr. On se réveillerait dans le chemin. Et tu dors ! Il y a eu des voleurs d’animaux sur la commune.

— Quelques maquignons, p’t’être ben ? Des campions, tout probable…

— Que ça soit qui ça voudra, si c’est nos cochons qu’ils ont volés…

— Ouais, ben, tu veux toujours pas que je parte à la nage après ?

Elle pensa de l’aiguillonner.

— Les Provençal, eux autres, sont rendus il y a une bonne escousse.

Le mot resta sans effet sur Amable.

— Puis ton père qui est pas encore rentré…

— Ah ! il a dû attendre un chaland de pommes, au bassin, à Sorel. Il en a parlé, encore l’autre jour.

— T’as toujours quelque défaite. Mais tu trouves pas ça étrange qu’il chasse même pas c’t’automne ?

Amable ne répondit pas.

— Remarque bien ma parole, lui dit Phonsine. À la première nouvelle, il nous ressourdra marié.

Amable, que ces propos contrariaient, se retourna vers le mur :

— Attire donc pas le malheur, je t’en prie, il se passera ben de ton aide. On fait rien que commencer à respirer en paix. Dors !

D’indignation, Phonsine se raidit le dos. La vue rivée au rectangle plus clair que dessinait la fenêtre, mais préoccupée uniquement de ce qui se passait en elle, elle ne vit pas l’aube, brune comme la bure, s’enrouler autour du ciel velouté. Elle n’entendit point le soyeux battement d’ailes d’une migration de sarcelles. Après, ses yeux se fermèrent.

* * *

Il faisait grand jour quand Phonsine s’éveilla. Un chien jappait près de la maison. D’abord, elle pensa qu’elle rêvait. Mais une odeur de fraîche friture et de crêpes au lard, une odeur chaude s’insinuait par les fentes de la porte de chambre.

— C’est Z’Yeux-ronds que j’entends !

Quelque chose flamba en elle. Le feu courait, courait. La flamme, haute et joyeuse, monta jusqu’à sa gorge :

— Le Survenant est revenu !

Déjà debout, Amable, silencieux, une mèche de cheveux entre les yeux chaussait ses bottes.

— T’as compris, Amable ? Le Survenant est revenu.

— Ben, à t’entendre, on dirait que t’en es fière !

La flamme s’éteignit dans la voix de Phonsine :

— Quoi c’est que tu veux dire ?

— Ce que je veux dire — il hésita — habille-toi vite pour aller voir le beau merle. Mais à c’t’heure, je vas lui apprendre à me reconnaître comme son maître.

Il prit crânement le bras de sa femme et s’élança. Mais au moment de franchir le seuil de la porte, il dit à Phonsine, en se dérobant derrière elle :

— Passe !

— 2 —



Assise près de la table, le coude nu sur le tapis de toile cirée, une femme buvait, nonchalamment, dans la tasse de Phonsine. Se croyant seule, elle déposa la tasse et, d’une cuiller d’étain, en racla le fond, à grands coups circulaires.

— Ma tasse ! pensa Phonsine, les yeux agrandis d’étonnement.

L’étrangère l’aperçut avec Amable, figés, dans l’encadrement de la porte. Elle cessa de boire.

— Je suis la femme au père Didace, leur dit-elle, à l’aise, en souriant. Vous me connaissez pas ? Ils m’appellent l’Acayenne, par mon sobriquet. Pendant un bout de temps, je m’appelais : la veuve Varieur. Mais mon vrai nom, c’est Blanche.

Elle continua, sans les regarder toutefois :

— Vous, vous êtes la bru ? Et vous, le garçon de la maison ?

Ni l’un ni l’autre ne firent mine d’entendre. Malgré eux, ils écoutaient la voix charnelle prolongeant le son comme la laine garde la chaleur. Sur le poêle, de l’eau bouillait, débordait. L’Acayenne se prépara à se lever. De même que si ceci eût exigé de pénibles manœuvres, elle commença par appuyer sur la table, dans leur pleine grandeur, ses mains courtes et fortes. Après, elle imprima à son corps une large inclination à droite, et ensuite à gauche. Et, d’un dernier effort, tranquillement, elle se dressa dans toute sa personne imposante de vigueur et de sérénité. Tout en tapotant, pour la défroisser, sa robe de cotonnade mauve à fleurettes plus pâles, elle alla, balancée par le même roulis, soulever le couvercle de la bouilloire, puis retourna à sa chaise. Sans raison elle se mit à rire, sa main où luisait l’anneau neuf repoussant sans cesse les frisons blondasses sur son front en sueur.

— On gèle pas dans la cambuse, dit-elle. J’ai allumé : une attisée ça tempère la maison. Pendant que le poêle prenait, j’en ai profité pour délayer des crêpes. Je vous dis, le père Didace en mangeait une ventrée. Il s’est régalé, mon vieux.

Penchée, tout en parlant, elle se grattait lentement la jambe, près de la cheville, à travers son bas noir. Par l’échancrure à sa gorge au delà du triangle de chair nue que le soleil avait rosie et tavelée de taches de sons, sa peau se révéla d’une blancheur fascinante.

Vert de rage, Amable sortit, sans fermer la porte derrière lui. Phonsine ne tenta pas de le retenir. Z’Yeux-ronds, jusque là piteux sous le poêle, rampa, longeant la cloison et se sauva au dehors. Maigre, la peau collée aux reins, le chien, disparu du Chenal du Moine en même temps que le Survenant, avait dû courir longtemps avant de retrouver son chemin.

Comme si les aîtres de la maison lui fussent familiers, l’Acayenne se dirigea à l’armoire. Déjà l’ordre en était changé : les assiettes empilées avec les soucoupes à un bout, à l’autre bout les tasses, laissant un bon espace au milieu. Rien ne traînait dans la cuisine.

Encore assommée par le choc, Phonsine ne ressentait aucun mal. Les bras inertes, elle s’effondra sur la première chaise près du buffet. Ses bras pendaient : deux rames abandonnées aux flancs d’une barque, à la dérive. Leur poids mort faillit l’entraîner à la renverse. Elle se réveilla. Alors, elle mesura l’étendue de son malheur : elle avait perdu sa place. Le père Didace était remarié avec l’Acayenne qui riait pour un rien, allait, venait, déjà reine et maîtresse dans la maison.

Si seulement elle consentait à se taire, pensa Phonsine. Mais de nouveau, l’Acayenne expliquait :

— J’ai débourbé de mon mieux. J’ai balayé le pont en attendant de l’écurer à fond.

Sous le blâme à peine voilé, Phonsine rougit. La veille au soir, elle avait négligé de ranger dans la cuisine. À quelle heure la belle-mère était-elle donc arrivée pour avoir fait tant de besogne ? Avant le jour, sûrement. Ils avaient dû s’épouser la veille, dans la soirée, à Sorel. Peut-être le père Didace avait-il craint quelque charivari…

L’Acayenne prit une tasse commune, l’emplit jusqu’au bord de thé brûlant et l’offrit à Phonsine :

— Je vas-ti vous l’adoucir de quelques grains de sucre ? demanda-t-elle. Puis, vous devez avoir faim ?

Faim ? Phonsine n’a pas plus faim que la rivière a soif. Elle avança la main sans comprendre pourquoi elle obéissait. C’était cela : elle obéissait comme lorsqu’elle avait six ans. Sa mère venait de mourir. Sa seule tante — une demi-sœur de sa mère — prise de pitié spontanée, l’avait hébergée. Mais les premiers jours de deuil passés et l’élan de générosité retombé, la tante n’entendait pas garder pour rien la petite pâlotte, la larme à l’œil, et gauche, toujours à terre, un bas déchiré, tandis que le père dépensait ses gages à boire. Elle le fit demander.

Joseph Ladouceur arriva, éméché, à Saint-Joseph de Sorel. De plus il portait une nouvelle perruque, frisée, ce qui parut à la tante du pire dévergondage et, du coup, abolit ses dernières hésitations. Vainement chercha-t-il à l’attendrir :

— Ma femme… ta pauvre sœur… Pense donc, six mois au lit… les remèdes… le docteur… puis la mortalité… trois jours sur les planches… un réveillon à toutes les nuits… Ma femme…

Il larmoyait, le visage enfoui dans un mouchoir blanc à larges rayures noires.

— Qu’elle est donc ben heureuse ! Qu’elle est donc ben débarrassée ! reprit la belle-sœur, la voix pleine d’amertume.

Indigné, le geste distant, il déclama :

— Les morts avec les morts !

— T’aurais pas pu laisser refouler la terre sur elle avant de faire ton veuf ?

Il l’interrompit, la main sur une large bande de crêpe à sa manche :

— Je porte un brassard, la semaine comme le dimanche.

— … et de te remettre à boire comme un cochon ? Ivrogne que t’es !

Il se prit la tête à deux mains :

— Moi, boire ? Moi ?

— Oui, toi. Essaye pas. Tu sens la tonne à plein nez. Puis…

La condamnation tomba, irrévocable, de la bouche de la femme :

— Puis, t’as été vu !

Désarmé, il éclata de rire :

— Aïe, écoute, fais pas la folle. Un homme a beau venir de la Pinière, il a ben le droit de noyer son chagrin. Il a ben le droit de se rincer le dalot avec de quoi de plus fort que l’eau de la petite rivière. Il a le droit ! Viens, que je te parle ! Tu vas garder la petite…

Il cligna de l’œil :

— Puis, je te récompenserai comme il faut !

— Ah ! ben non, par exemple ! Puis tu m’avais jamais dit qu’elle avait les reins faibles ?

Ils ne faisaient aucun cas de Phonsine : dérobée derrière une chaise, elle fondait d’humiliation et de chagrin.

Le lendemain soir, son père la conduisit à l’orphelinat. Une orpheline avec des orphelins. Dans sa petite tête malheureuse, la honte se confondit avec la misère. Elle était une orpheline.

À un bout du corridor sombre, une religieuse faisait la surveillance sous un lampion qui brûlait jour et nuit. Le lumignon n’éclairait qu’en partie le vêtement écarlate d’une statue de saint et des pieds lisses et blancs aux orteils dorés.

Devant la sœur, Joseph Ladouceur se donnait de l’importance. À voix haute, il recommanda à Phonsine :

— Il faudra obéir, tu m’entends ? en tout ce que les bonnes sœurs te demanderont de faire. Autrement, tu seras renvoyée…

Par un geste de tendresse refoulée, Phonsine courait à son père. Elle voulait, pour un baiser d’adieu, lui jeter ses bras autour du cou. Mais se méprenant sur son geste, il ne lui en avait pas laissé le temps, pressé de s’en aller, trop heureux de se libérer d’un fardeau.

Une grande de dix ans, le visage fermé, portant l’uniforme gris fer, les cheveux tirés en arrière par un peigne de corne rose que Phonsine avait vu tout de suite, l’avait emmenée prendre son rang aux gradins. Les marches étaient hautes et, dans l’air, stagnaient des odeurs de craie et de pommes fanées.

Trop timide, trop sensible pour se plaindre, Phonsine avait souffert en silence dans la crainte continuelle d’être renvoyée.

— Montez au dortoir !

Elle avait grelotté de froid, la nuit, quand un accident lui arrivait. Et grelotté de peur.

— Descendez au réfectoire !

Face au mur blanchi, elle avalait par obéissance un peu de sagamité, laissant les grains de blé d’Inde qui répugnaient à son estomac faible.

— Et maintenant, jouez ! Courez !

Phonsine courait, pliée en deux par une barre de colique. Elle jouait, quand elle se fût contentée de souffrir, tranquille.

La claquette se fermait pour le signal de l’agenouillement. Ses genoux la supportant à peine, l’enfant restait agenouillée jusqu’à la fin de l’office. Yeux fermés, mains jointes, elle offrait sa fatigue pour son père qui lui avait fait promettre d’obéir.

* * *

— Buvez votre thé avant qu’il refroidisse ! ordonna l’Acayenne.

Phonsine tressauta, une buée de larmes aux yeux. Dans la tasse le liquide trembla.

— Eh ! eh ! cria l’Acayenne, votre thé va chavirer !

Phonsine ravala ses larmes. En un éclair, les regards des deux femmes se croisèrent, celui de l’Acayenne, fuyant, glauque, insaisissable. « Des yeux tantôt bleus, tantôt verts, changeant comme l’eau de rivière », avait dit le Survenant. Phonsine pensa : « Une couleuvre parmi les grandes herbes. »

Du dehors, le père Didace, les mains en écran, regarda par la fenêtre. À la vue des deux femmes qui buvaient côte à côte, tout heureux il crut qu’elles s’entendaient déjà. De son index replié, il frappa dans la vitre pour appeler joyeusement sa femme.

Sitôt qu’elle fut seule, Phonsine courut à sa tasse. Elle, qui y faisait fondre le sucre à petits coups appliqués doucement, sans jamais en heurter les bords, craignait que l’Acayenne ne l’eût fêlée. Pour mieux l’examiner, elle alla près de la fenêtre la mirer à la lumière du jour.

Avec les années la porcelaine se dorait de tons chauds où dansaient des lueurs nacrées. De faibles courants verts ornaient à peine l’intérieur de la tasse, fine du bas, par contraste au tour supérieur largement évasé, tandis que l’extérieur était fourni de touffes de marguerites jaunes. Phonsine se complaisait à y reconnaître des formes de visages familiers.

Après s’être assurée, du bout des doigts, de la tiédeur de l’eau, elle plongea la tasse dans le baquet. Puis elle choisit, pour l’essuyer, un linge doux, plutôt qu’un torchon de toile du pays. Avant de la ranger à part, sur une tablette élevée, elle enfila à plaisir son pouce dans l’anse qui s’attachait au doigt.

Soudainement, elle pensa à Amable. Où s’était-il enfui ? Elle partit à sa recherche. Entre le fournil et la maison des Desmarais, elle l’aperçut assis sur la pierre du perron, avec Angélina, le visage en larmes. L’infirme, qui ne se consolait pas du départ du Survenant, caressait la tête maigre de Z’Yeux-ronds. Silencieux, l’homme et la femme regardaient au loin. Phonsine les rejoignit.

* * *

À la nuit tombante, le jeune couple retourna à la maison. Amable refusa de prendre place à table. Il referma sur lui la porte de la chambre à coucher où Phonsine le retrouva, effondré sur le lit. Elle alla dans la cuisine lui chercher une tasse de thé chaud. Assis côte à côte, le père Didace et l’Acayenne causaient à voix basse. À l’approche de la bru, ils éloignèrent leurs chaises et se turent. Mais le vieux continua à couver des yeux sa femme qui lui souriait.

« À leur âge ! », pensa Phonsine, le visage rouge d’indignation, comme si la tendresse fût le pain de la jeunesse seulement.

Après qu’Amable eut bu son thé, elle éteignit la lampe et s’étendit à ses côtés, entre les draps de laine, un bras passé autour de son cou. Des frissons parcoururent les épaules d’Amable. La main de la jeune femme s’immobilisa.

— Tu pleures ? lui demanda-t-elle.

De grosses larmes chaudes roulèrent sur sa main.

— Tu pleures !

À la fois sensible à la peine d’Amable, et gênée devant sa lâcheté étalée nue, comme un grand corps sans honte, elle le tint près d’elle tant qu’il ne s’endormit pas, caressant ses tempes, caressant ses cheveux, caressant ses paupières.

Lorsqu’il fut redevenu paisible, un à un, les doigts de la jeune femme relâchèrent leur étreinte. Et, petit à petit, à travers sa pitié pour lui, perça un sourd regret, croisé de rancœur et de secrète amertume.

À l’heure de surveiller le bien, quand il en était encore temps, Amable se berçait à la chaleur du poêle. Et maintenant il se couchait et versait des larmes. Un homme ! Oppressée, elle veillait, à se tourmenter, tandis que lui reposait, le souffle égal. De toute la journée, pas une fois il ne s’était apitoyé sur elle, condamnée, bien plus que lui, à vivre auprès d’une femme haïe. Et elle portait son enfant, son premier enfant !

Quelque chose d’inassouvi agonisa en elle. Des images troubles hantèrent son insomnie. Elle se souvenait d’avoir entendu des voix de femmes amoureuses dire « le mien » à un mari misérable, mais tendre. Elle voyait le reflet de bonheur sur le beau visage serein de Marie-Amanda, quand elle parlait de son Ludger Aubuchon, malgré une vie austère et pénible, à l’Île de Grâce. Puis, Angélina, la boiteuse, transfigurée, le midi de Pâques, sur le perron de l’église, tandis que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne de Sorel, sonnait à toute volée, parce que le Survenant, après une trahison, lui rapportait une bonbonnière de rien. Elle-même revit sur ses genoux la botte de foin d’odeur que le Survenant avait coupée à son intention et elle pensa à la joie spontanée qu’elle en avait ressentie.

Consciencieusement, avec remords, elle pourchassa les images loin de son esprit. « Amable est du bon monde, il y a pas à redire. Il boit pas. Il a pas de vice. » Dans l’ombre elle crut entendre ricaner le Survenant : « Pas un vice, mais tous les défauts. »

Comme elle allait retirer son bras engourdi, Amable s’y agrippa. « Il est si faible, pensa-t-elle, et sans défense aucune. » Désormais il lui faudrait être courageuse pour deux. Elle aurait deux enfants, celui qui reposait en son sein et celui qui dormait dans ses bras.

Puisque tel était son lot, les joies impossibles, elle y renoncerait, comme aux retailles de velours et de soie qui n’étaient point pour ses mains gercées, mais qu’elle ne pouvait s’empêcher, à certaines heures, de tirer de leur cachette et de faire chatoyer au grand jour.

— Seulement, le petit qui va naître, lui, sera le mien !

Avant même le lever du soleil, elle harcèlerait Amable pour qu’il allât chez le notaire, leur faire rendre justice. À peine d’atteler elle-même et de lui mettre les guides dans les mains, Amable irait… Elle ne permettrait pas à une étrangère de les dépouiller de leur bien.

— Qu’elle prenne son rang, comme j’ai pris le mien en entrant dans la famille. Et qu’elle n’ait pas le malheur !

Près du seuil, une raie de lumière trembla. Dans la cuisine, la pompe geignit. Un craquement de pas jusqu’à la chambre voisine, puis l’obscurité. Les vieux se couchaient. Brusquement, Phonsine dégagea son bras de l’étreinte d’Amable. Les yeux secs, les lèvres serrées, elle resta éveillée, dans la nuit, un poids de haine au cœur.

— 3 —



Au premier repas en commun qu’elle redoutait, Phonsine, autant pour dominer sa crainte que pour stimuler Amable, prétendit ressentir de l’appétit. Debout près de l’évier, elle emplit d’eau le gobelet d’étain et, après une première gorgée, elle dit :

— J’aurais le courage de boire la pompe.

Puis à table, elle renchérit :

— Je pense presquement que je vas dévorer la table toute ronde.

Tant d’exubérance étonna Didace. Gaiement, il dit à Phonsine :

— Prends ben garde de t’enfaler, la petite !

L’Acayenne prit place à côté de son mari. Au lieu de se servir, comme les autres, elle tendit son assiette en se faisant prier.

— Juste une lichette de maigre, près de l’os.

Du bout de sa fourchette, elle indiqua la plus tendre partie du rôti de porc, sans gras et sans ail, que Phonsine se réservait toujours.

Didace leva le filet et le donna à sa femme :

— Manquerait plus que ça que tu te laisserais mourir de faim !

Il lui servit encore trois pommes de terre brunes puis de la sauce, à pleine louche, et, se ravisant, ajouta une quatrième pomme de terre.

— Tiens, vieille, mange à ta faim.

L’Acayenne baissa les yeux, en entamant la viande.

— C’est pas de ce que j’ai faim, comme j’ai l’estomac faible.

Après la première bouchée, elle s’arrêta de manger. Sans un mot, du regard, l’Acayenne explora la table. Puis, elle fit mine de se lever. Didace comprit ; il ordonna, le ton bref :

— Phonsine, le thé ! Ça te prend ben du temps à te grouiller. As-tu l’onglée ?

Aussitôt la jeune femme fut debout.

— Rien qu’une goutte pour moi, dit l’Acayenne, tandis que Phonsine versait le thé à la rasade, dans les tasses, sauf dans la sienne qu’elle emplit aux trois quarts seulement.

En retournant à sa place, Phonsine s’arrêta, stupéfaite : de nouveau l’Acayenne buvait dans sa tasse.

— Mais c’est ma tasse ! protesta-t-elle, prête à pleurer.

Dans l’espoir qu’ils prendraient sa défense, elle regarda les deux hommes, l’un après l’autre. Amable, l’idée ailleurs, mangeait mollement, la tête basse. Didace, comme sourd et étranger à la chose, trempait une bouchée de pain dans le sirop d’érable.

Un doute traversa l’esprit de Phonsine : son beau-père était-il l’homme juste qu’elle l’avait toujours cru ? Un vrai chef de famille ? Pourtant, un jour qu’elle s’était assise dans le fauteuil du Survenant, il l’avait fait lever en disant : « Personne boit dans ta tasse… » Le Survenant ! C’en est un qui lui aurait fait rendre sa tasse !

L’Acayenne souriait, les yeux bas. Ainsi donc, pour une femme qui rit, un homme renierait père et mère, et famille ? Il se laisserait conduire par elle, comme un veau par une laisse ?

D’un coup sec, repoussant son assiette à peine dégarnie, Phonsine se mit à rire. Elle voulait trop rire. Le rire tomba par orage, faux, sans gaieté et si singulier qu’il fit dresser la tête aux trois autres, à table.

— Arrête, cria le père Didace. Et recommence jamais !

Une nausée obligea Phonsine à courir au dehors. Amable l’y suivit.

— Quoi c’est qu’elle a, la bru ? demanda l’Acayenne. Elle a-ti des raz de marée ?

Didace haussa les épaules. Il ne comprenait pas toujours le langage de sa femme.

— Ah ! Elle a dû avoir les yeux plus grands que la panse.

* * *

Une lutte sourde pour la maîtrise de tout, dans la maison, s’établit entre les deux femmes. Outre l’accaparement de la tasse, à chaque repas, par la première sur les lieux, elles tissaient leurs journées, comme à plaisir, de rivalités autour de bagatelles. Si l’une plaçait la queue du poêlon à gauche, l’autre s’arrangeait de façon à la tourner à droite. Tout en était ainsi. L’Acayenne, plus expérimentée, s’en faisait un jeu, mais Phonsine, naturellement sans détour, recourait à des ruses déprimantes et elle usait ses forces à accomplir avant l’autre les tâches que celle-ci préférait. Toujours côte à côte, mais jamais cœur à cœur, elles ne s’entraidaient en rien.

Le dimanche suivant, Phonsine se leva tôt, afin d’être prête la première à nouer la cravate de son beau-père. Même Didace s’en étonna :

— T’es ben matin, à matin, la petite ?

Mais l’Acayenne, toujours matinale, l’avait devancée.

* * *

Comme Didace Beauchemin, Blanche Varieur aimait faire face au vent, comme lui elle était avide d’air et, comme lui, forte et travaillante. Elle réclama, ainsi qu’une faveur, d’aller traire les vaches sur la commune.

Autrefois, Mathilde s’en chargeait. À sa mort, Amable l’avait remplacée et, après lui, le Survenant. Depuis, Amable avait recommencé à s’en occuper. Non seulement Phonsine, d’ordinaire frileuse, n’aimait point traverser le chenal à l’automne, jusqu’au pâturage de la commune, ni patauger dans la glaise de la berge, mais elle n’avait pas bonne main pour la traite. Les vaches, sensibles à sa maladresse, se montraient rétives avec elle. De plus, depuis sa grossesse, l’odeur du lait chaud lui répugnait. Mais l’après-midi même que l’Acayenne parla de prendre la corvée, Phonsine trouva naturel de l’accompagner.

— Pourquoi faire ? lui demanda Amable. Laisse donc l’Autre y aller seule, puisqu’elle y tient tant que ça.

Quand ils étaient entre eux, ils ne nommaient jamais l’Acayenne autrement que : l’Autre.

— À peine de mourir là, j’y vas, s’entêta Alphonsine.

Au bout de deux pas, elle se retourna :

— Oublie pas de parler à ton père, tel que tu me l’as promis. Demandes-y carrément les arrangements qu’il a pris, puisque le notaire veut pas ouvrir la bouche. Tâche donc d’obtenir qu’il se donne à nous autres, par donaison. Pas par testament, t’entends ?

L’Acayenne enfonçait déjà les rames dans les tolets. Phonsine prit place à la pince de la chaloupe. Sur la commune, des flaques d’eau calme, çà et là dans les baissières, luisaient comme des pièces d’or. À tout moment, les vaches, alourdies de lait, meuglaient de malaise. Dociles, elles suivirent les femmes dans l’enclos. Aussitôt l’Acayenne se mit à l’œuvre, d’une main sûre. Pour soulager ses reins faibles, Phonsine ne s’assit qu’à demi sur le banc trop bas ; pliée en deux, elle appuya son front au flanc roux de la vache. D’abord, les jets de lait cinglèrent le fond du seau métallique. Ensuite, ils firent un bruit doux, comme une pluie d’ondée. Phonsine ne voyait qu’un rond blanc. Elle tourna un peu la tête. À côté, un veau l’œil béat, les pattes écartées et la queue en mouvement, buvait à la mère. Une bouffée de vent charria des vapeurs de lait chaud, de purin et d’eau limoneuse. Tout tangua autour de Phonsine. Pour ne pas chavirer, elle colla davantage sa tête contre le ventre de la vache. La bête, impatientée, fit un écart subit et, d’un coup de sabot, renversa le seau. Au lieu de secourir Phonsine, l’Acayenne éclata de rire.

De l’autre rive, Didace vit le dégât, mais il entendit le rire de sa femme et il eut le cœur joyeux, Caché derrière le gros orme qu’il étreignait à deux mains, il attendit que la chaloupe eût retraversé le chenal pour se repaître de la vue de l’Acayenne. L’eau clapota. La chaîne d’amarre racla le quai et l’Acayenne débarqua, secouant sa jupe d’indienne fleurie que gonflaient ses larges hanches. Un seau de lait à chaque main, la tête renversée et le sourire aux lèvres, elle marchait posément, de son pas cadencé.

— Elle manœuvre ben, se dit le père Didace.

Derrière elle, au delà des îles du nord, le soleil descendait en éventail de pourpre. Ébloui, le vieux ferma les yeux. Il était exaucé dans sa chair, exaucé dans son cœur. Son bonheur lui fit peur. Ah ! si jamais l’Acayenne lui donnait un fils ! L’enfant ne pourrait être que beau et fort. Un vrai Beauchemin !

Tout près le paillis craqua. Mais, dans son extase, Didace n’en eut pas connaissance. Soudain Amable se dressa devant lui, bafouillant : « Les arrangements !… Les arrangements… »

— Quoi, les arrangements ?

— Ceux… que vous avez pris devant notaire,… pour l’Autre ?

— Pars pas en peur. On est assez vieux pour se parler. D’abord il y a qu’un maître à la maison. Et c’est pas toi, si tu veux le savoir.

— Mais j’aurai mon tour ! Oubliez pas une chose : vous êtes obligé à moi, quant à la part de ma mère.

— Pas une sacrable de miette. T’as renoncé sur papier.

— À condition que vous me passiez la terre.

— Je ferai un testament en ta faveur.

— Non, un testament ça se casse. Une donaison. Je veux une donaison.

Se donner ! quand il se sentait dans toute la force de l’âge ! quand il se voyait même à la tête d’une seconde famille ! Était-ce Phonsine qui allait tout chambarder dans le règne des Beauchemin ?

Il s’éloigna de l’orme pour se rapprocher d’Amable.

— C’est Phonsine qui t’envoye ? C’est elle qui veut une donaison ? Il cracha. Et pas même capable de tirer une vache ! Elle devrait avoir honte !

— Honte ! S’il y en a un à avoir honte, c’est vous : à votre âge, vous cacher derrière les arbres pour reluquer les créatures.

— Ah ! mon bout de… !

Ébranlé par la querelle, Didace s’arrêta, chancelant. Amable s’acharnait à le questionner :

— Vous l’avez avantagée de combien ?

La colère de Didace se relâcha. Il était le maître, Sa voix se raffermit :

— J’ai jamais demandé quartier à personne, commença-t-il.

Il tourna la tête vers la commune. Le soleil maintenant tachetait de sang les pièces d’or des baissières.

— J’ai assuré sa vie sur la terre, tant qu’elle portera mon nom, le nom des Beauchemin. C’est rien que juste et raisonnable.

Un défi dans le regard, il ajouta :

— Je voudrais ben voir le premier maudit qui essayerait de me soutenir le contraire.

— 4 —



Marie-Amanda arriva pour une première visite. Sans lui laisser le temps de s’asseoir, Phonsine profita de l’absence de l’Acayenne pour lui dire, dans le secret espoir de la rallier à sa cause :

— Ta pauvre mère qui était si bonne ! Et déjà remplacée !

Refoulant sa peine, afin de tempérer les choses dans l’esprit de sa belle-sœur, Marie-Amanda répondit :

— Oui, mais, pauvre mère, elle est morte…

— Qui aurait cru ça de ton père, sur ses vieux jours !

— Un homme est pas fait pour vivre seul, Phonsine. Tu le sais.

— David Desmarais, lui, est ben resté veuf ?

— Tu vas chercher les extrêmes : il est à moitié mort. Et oublie pas une chose : il a une Angélina pour tout gérer sur la terre.

— Veux-tu dire que je négligeais ?

— Je dis pas que tu négligeais et je dis pas que tu négligeais pas. Mais si mon père se trouve heureux remarié, à la bonne heure !

— Comme ça, reprit Phonsine, mécontente, que tu viennes à mourir, ton Ludger… ?

Marie-Amanda ne la laissa pas achever :

— Pourvu qu’il épouse une personne raisonnable, aimante envers les enfants, à la bonne heure !

Toutefois, la proie d’une panique, elle s’arrêta pour prier intérieurement : « Mais pas trop jolie, mon Dieu, ni trop jeune, s’il y a moyen. » Elle se promit de mieux prendre soin d’elle à l’avenir.

— Le jour que ton père se réveillera, dit Phonsine, je le plains. Je le plains de tout mon cœur.

Marie-Amanda alla à l’armoire. Partout dans la maison régnait un ordre qu’elle ne put s’empêcher d’admirer.

Faisant allusion à l’Acayenne, elle dit :

— Il me semble qu’une femme capable comme elle dans une maison, pour toi qui es déjà pas trop forte, c’est de l’aide ?

Chacune des paroles de Marie-Amanda prenait la valeur d’un arrêt. Lentes à tomber, mais pesantes de sens, de sagesse, de substance, elles collaient à l’esprit. De la terre forte ! À côté d’Amable toujours à court d’arguments, qui bégayait, bredouillait, n’achevait pas ses phrases, surtout lorsqu’il avait raison.

Phonsine la regarda refermer la porte de l’armoire. Marie-Amanda apportait à tous ses gestes une ampleur, une importance qui donnaient au moindre d’entre eux quelque chose de définitif. Même les objets semblaient lui obéir. Jamais elle ne renversait rien. Phonsine, gauche de sa nature, toujours hésitante, dont la main incertaine et nerveuse, maladroite laissait tomber le pain presque à chaque repas et qui, le plus souvent, posait une chaise seulement sur trois pattes, pensa : « Elle ferme une porte comme si c’était une tombe. Sans même s’en apercevoir. Être grasse et forte comme elle, je me tâterais ben de joie, devant le monde, à cœur de jour ! » Elle mesura l’injustice de la loi des corps : la fille aînée, inconsciente de sa force, héritière de la vigueur des Beauchemin. Amable, chair molle, sans muscle, toujours prêt à se dérober à l’effort. Ce que l’Acayenne ne ferait de lui, si Phonsine n’ouvrait pas l’œil, et le bon !

La voix morte, elle répondit à Marie-Amanda :

— Une femme comme elle dans une maison, pour moi c’est surtout ben de la crainte.

Marie-Amanda se révolta :

— Vas-tu passer toute ta vie le cœur serré, dans l’angoisse de même ? Rien qu’à te regarder, il se forme une brume dans la maison. Tu vas devenir invivable.

Phonsine s’approcha de la fenêtre. Au dehors, le poulain prenait plaisir à effrayer les poules.

— La belle petite bête ! s’exclama Marie-Amanda.

La vision de la terre, grasse et brune sous les frais labours, riche de promesses, ne fit qu’accroître la rancune de Phonsine.

Le limon de son passé qu’elle croyait déposé à jamais et que l’arrivée de l’Acayenne avait déjà fait lever, tout le limon remonta d’un seul jet. À travers l’eau brouillée, des souvenirs bouillonnaient ; souvenirs de son enfance d’orpheline élevée à la charité publique ; souvenirs de son adolescence humiliée au milieu d’adolescences choyées ; souvenirs de sa jeunesse en service.

Des bulles grises crevaient…

Ses premiers gages, quelques dollars gagnés péniblement à quinze ans, symbole de sa libération, qu’elle avait montrés en triomphe à son père, mais que celui-ci, esclave de la passion qui devait le tuer peu après, avait gardés pour lui. Son départ pour Montréal, lestée d’illusions sur la ville, toutes ses possessions dans une petite valise grise à courroies de cuir, objet de son orgueil et de nature, croyait-elle, à créer une bonne impression, mais qui ne provoquait qu’une grimace de dédain chez sa nouvelle bourgeoise. Puis le sourire de maîtres hautains que la gaucherie et le parler fruste de Phonsine amusaient en société, mais qui, derrière les portes closes, lui faisaient des offres honteuses. Un soir, pour divertir leurs invités, ils s’étaient moqués d’elle. Phonsine en avait pleuré de rage. Plus tard elle avait pu rire d’eux en pleine face. C’était trop drôle de voir la parade d’argenterie, de verrerie, de boissons fines devant leurs semblables en grand déploiement de carrosses à deux chevaux, de fourrures, de bijoux. Tout cela pour parler d’elle, leur servante. Ils n’avaient donc rien à se dire ? Mais le soir même, elle avait pleuré toutes ses larmes.

D’autres bulles gonflaient, aussi grises…

Ses promenades solitaires, sur les quais, au départ du Gros pour Sorel, ou à la gare Bonaventure, à l’arrivée du train, cachée par les piliers, dans l’unique espoir d’apercevoir de loin une figure connue…

L’eau redevenait limpide…

Une avant-veille de Noël, en chômage, elle avait vu clair en elle-même. Le salut lui était apparu dans l’image d’Amable-Didace, le grand garçon, honnête, paisible et doux, qui saurait prendre soin d’elle, puisqu’il l’avait demandée en mariage. Les pieds lui brûlaient de partir pour le Chenal du Moine, de voir tomber la neige sur les longs champs infaillibles, éternels, d’entendre les grelots des traîneaux, de s’asseoir à la table accueillante, dans la maison carrée, sans embûche où, un jour, après le règne de la mère Mathilde, à son tour elle serait reine et maîtresse. Là était le salut, la sécurité pour toujours !

Phonsine porta la main à son front.

— As-tu mal à la tête ? lui demanda Marie-Amanda.

— On dirait que la tête me touche toujours au plafond.

Toute à son idée, elle reprit :

— Quand on pense que ton père lui a assuré sa vie sur la terre, tant qu’elle portera le nom des Beauchemin.

— T’es toute seule avec Amable à trouver à redire là-dessus.

Phonsine se renfrogna :

— J’aime encore mieux avoir raison toute seule que d’être dans le tort avec tout le monde.

Marie-Amanda ne pouvait pas comprendre. Elle n’avait jamais tremblé pour son pain, jamais tremblé pour son gîte avec, pour tout partage, la rue. Pas même la route. La route !

— Demande-moi ce que le beau Survenant avait besoin de s’arrêter icitte, il y a un an, presquement jour pour jour. On était si ben entre Beauchemin, à la tranquillité, nous trois : ton père, Amable, puis moi.

— Ah ! Phonsine, s’il fallait commencer à chercher la raison de chaque chose, on finirait jamais. Pourquoi qu’une feuille verte tombe de l’arbre tandis qu’une autre à côté continue à grandir ?

— Il aurait si ben pu passer tout droit, ou encore aller nicher à la place voisine, et on aurait vécu en paix. Il nous aurait épargné tant de déboires : d’abord, ton père serait pas remarié avec l’Acayenne… ensuite, c’te pauvre Angélina verserait pas toutes les larmes de son corps pour s’être tant affolée de lui… puis Joinville Provençal boirait pas… Et nous autres…

— Arrête ! T’en parles comme de l’antéchrist. Pourtant mon père a toujours prétendu que le Survenant avait de grandes qualités.

Phonsine rougit :

— Parce qu’il était presquement pris comme une île et qu’il savait se servir de ses mains ? Un chef-d’œuvreux ! comme l’appelle Pierre-Côme. En v’là des qualités ! Pour un passant pas même capable de dire son nom… un fend-le-vent s’il y en avait un qui se faisait une gloire de courir les routes. Il avait une coche à l’épaule, à force de charroyer son paqueton. Puis le mois passé, il a-ti fait ses preuves, hein, en partant comme un sauvage ? Pas seulement un petit signe de la main.

— Oublie pas que Z’Yeux-ronds l’a suivi : il est pas un chien à s’attacher à n’importe qui.

— Et le Survenant a pas même eu le cœur de le garder.

— Tu le sais pas ! Ils ont pu se perdre en chemin… Tu nieras toujours pas que le Survenant était prévenant comme on en voit rarement ? Et pas haïssable, il s’en faut. Pas ravagnard, non plus. Puis, à part de ça, hein ? ben regardable, avec sa belle démarche et sa chevelure flambant rouge, pire qu’un feu de forêt, comme disait Angélina.

Phonsine détourna la tête et demeura songeuse. Une lumière étrange dans le regard, elle murmura :

— Je sais pas si je verrai jamais la fin de cette Acayenne-là ?

— Parle pas de même, lui reprocha Marie-Amanda.

— Je te le dis carrément, Marie-Amanda, j’ai peur pour plus tard. J’ai peur. J’ai toujours comme une souleur au cœur.

Le profil de Phonsine se détacha, maigre et tourmenté sur la pâleur du jour. Elle se mit à trembler. Marie-Amanda la prit affectueusement par les épaules :

— Pauvre Phonsine, va !

Elle sentait les os de la jeune femme à travers ses vêtements. Plus émue de sa maigreur et de sa faiblesse que de son inquiétude qui lui paraissait puérile, Marie-Amanda eut pitié d’elle :

— Crains pas… je t’aiderai. Plus tard, si t’as besoin, lâche-moi un cri !

Quand il faut demander, c’est pas riche, pensa Phonsine. Mais toutefois sa détresse s’assoupit. Le charme de la parole de Marie-Amanda opérait.

— 5 —



Les femmes du Chenal, quoique méfiantes envers l’Acayenne, ne se montrèrent pas trop distantes avec elle, par égard pour le père Didace. Mais aucun de ses gestes ne leur échappait. Elles pesaient toutes ses paroles. Une femme dont le passé leur demeurait muré, sauf qu’elle avait fait du cabotage dans les chalands, une femme grasse et belle, à son âge, ne pouvait qu’avoir eu une vie facile. Trop facile. Elles, qui s’étaient toujours esquintées sur l’ouvrage, lui en voulaient d’autant plus. Puis leurs maris, sûrs de réussir à les faire endêver, ne se privaient guère de l’admirer devant elles.

Pierre-Côme Provençal, tout le premier, avait dit :

— Ah ! la belle pièce de femme !

— Batêche, oui ! carrée comme une maison de pierre, avait renchéri Jacob Salvail.

— Moi, je vous le dis franchement, avoir une femme de même dans ma ouache, je mettrais pas le nez dehors de l’hiver, pas même pour aller m’qu’ri une chaudiérée d’eau.

— C’est pas à demander si le père Didace ira pas coucher aux noirs souvent c’t’automne.

Et comme David Desmarais entrait :

— Jusqu’à Dâvi qui louchait en la regardant hier…

David posa sa casquette noire sur le plancher à côté de sa chaise, et, de sa voix tranquille :

— Pas de danger ! J’envisage jamais une créature.

— On te pensait pas si foin que ça !

Les rires fusaient, mais les femmes pinçaient les lèvres en une ligne dure. À la vérité les hommes trouvaient reposante cette femme au front lisse qui les laissait fumer en paix, quand ils en avaient le goût, ou causer paisiblement sans jamais les interrompre ni leur poser de questions.

Un soir qu’ils veillaient tous chez les Beauchemin, Pierre-Côme dit, sans préambule :

— Eh ! oui ! le grand Paul, du Nord-ouest, qui est en promenade dans sa parenté.

— Tu veux pas dire Tit-Pierre à Grand’Paul, des Îles ? l’interrompit Laure Provençal.

Pierre-Côme s’emporta :

— Non, mais c’est-ti assez épouvantable d’avoir une femme belette de même ? Laisse-moi donc finir.

Il tira une touche puis reprit, de sa voix naturelle :

— Il dit qu’il a par là deux cent cinquante acres de belle terre, toute labourée, parée à recevoir le grain au printemps.

— Ouais ! c’est de la terre ! admit Didace. Seulement, on l’a pas vue !

— Aïe ! deux cent cinquante acres, on rit pas ! loin comme d’icitte… à l’autre bout du monde.

— Puis, c’est pas tout : ils vont commencer à bâtir un brise-lame, dret en face de Sorel.

— Qui ça ?

— Les gars du gouvernement !

— Un brise-lame d’élection, trancha Didace. Dès qu’ils commencent à creuser et à planter quelques fondations, c’est immanquable : les élections s’en viennent.

La discussion s’anima.

— Et vous, l’Acayenne ? Quoi c’est que vous en dites ? lui demanda Jacob Salvail, pour le plaisir de la faire parler.

Elle n’entendit pas. Au bout de sa rêverie, un chaland se berçait. Et, sur le pont, allaient des mariniers efflanqués, d’autres courtauds, toujours affamés, qui passaient, sans y penser, de la prière au juron, à l’heure du danger.

« À quoi c’est qu’elle jongle tout le temps ? » se demanda le père Didace, inquiet. Elle est jamais avec nous autres. On dirait une île éloignée de la terre ferme. Chaque fois qu’elle vient nous retrouver, c’est comme si elle faisait un effort, comme si elle devait traverser de l’eau, ben de l’eau. Ça doit donc être ennuyant ! »

Il la plaignit.

— Eh ! vieille, ils te parlent, lui dit-il doucement.

L’Acayenne battit des cils :

— Hein ! quoi ?

Elle se redressa, de ce port de tête fier que donne à certaines femmes l’opulence de la chair.

— Ils te demandent ce que t’en dis.

— Ah ! moi ? Rien.

Ce fut tout.

— J’en connais une qui a pas dû se coucher tard dans sa vie, dit le commerçant de Sainte-Anne en clignant de l’œil vers le groupe des hommes.

— Pourquoi ? questionna une des femmes.

— Parce que… elle me fait pas l’effet d’une personne éreintée.

Flattée de l’hommage naïf, l’Acayenne éclata de rire. Phonsine n’y vit rien de drôle. Loin de là, elle trouva sa belle-mère effrontée de rire ainsi des propos du commerçant. Et risible aussi. Semblable à une poule qui glousse.

Ses épaules grasses encore agitées de rire, l’Acayenne se dirigea vers la chambre. De son long service dans les chalands où les portes étroites exposent aux heurts fréquents, elle avait gardé l’habitude de ne jamais franchir de front une porte, mais de biais, présentant d’abord à l’ouverture son épaule, puis sa hanche qu’elle avait puissantes et bien fournies.

Cette façon de passer une porte offensait Phonsine, si mince qu’elle pouvait faire son chemin entre deux brins de foin.

« Si la première femme du père Didace la voyait faire, en robe d’indienne claire, pensa Phonsine, avec un regret sincère. Pauvre mère Mathilde, si effacée, toujours en mantelet noir, qui avait le don de disparaître derrière les portes, quand il venait du monde le moindrement gênant. »

* * *

Sur la route du retour, Laure Provençal dit à la mère Salvail :

— La langue doit pourtant y démanger de parler, par escousses. Devant les hommes, comme de raison, elle a pas trop de faire sa belle…

— Les hommes ? Eux autres, du moment qu’une créature a un gros estomac, ils prennent même pas la peine d’y regarder le visage avant de jurer qu’elle est belle comme une image.

— Je viendrai ben à bout de la faire parler. J’ai dans l’idée qu’elle en sait long sur le beau Survenant. Elle a ben dû pacager avec…

— 6 —



L’été des Sauvages !

À tout moment les hommes, la pipe au bec et le nez méprisant, se rendaient sur la grève prendre l’erre de vent : cette paix assoupie entre les chaumes roux… ce ciel azur et blanc sans menace de pluie… ce souffle irrespirable à force de douceur, ne leur disaient rien de bon. Mais les belles journées tiraient au reste. Déjà les rats d’eau bâtissaient leur ouache. En effet, çà et là, des buttes de joncs émergeaient de la rivière.

Il fallait hâter les besognes au dehors. Les femmes, à la suggestion de la grande Laure Provençal, prirent prétexte d’une corvée de savon pour se réunir une après-midi sur la grève, près du gros orme, en face de la maison des Beauchemin. Le père Didace avait fait un feu, avant l’arrivée des voisines. L’Acayenne regardait au loin. Il s’approcha d’elle :

— Ce que tu vois là-bas, vieille, c’est l’Île Plate, avec ses arbres, quasiment tous des saules, couchés par la glace. L’eau passe par-dessus, à chaque printemps. Plus loin, la Queue-de-Rat, à la fin des Îles aux Sables. À côté, t’as la plus belle petite île en forme de lune !

Ses yeux s’allumèrent de plaisir :

— Je chasse là des fois. Plus loin encore, t’aperçois les Îles de la Girodeau, avec l’Île à la Cavale parmi. Là, on se met à l’abri, tard, l’automne, quand les gros vents nous poignent pendant qu’on chasse ou ben donc qu’on pêche sur les battures. La mer qui lève sur le lac, dans les tempêtes, c’est pas disable. Ça fait peur !

Un sourire indulgent passa sur les lèvres de l’Acayenne : elle qui avait navigué sur l’Atlantique, qui avait rencontré des tourmentes, avec des vagues hautes comme des montagnes.

— Il y en a des îles, dit-elle, un peu plus tard.

— S’il y en a ? Je saurais pas les compter.

— Mais il y a pas grand’côtes, par exemple.

Le père Didace crut qu’elle partageait son culte du paysage sorelois. Il redressa la tête :

— Non, l’œil accroche pas nulle part. Il voit… tant qu’il veut voir.

Elle ne bougea point. Sa figure vigoureuse tendue à l’air, elle restait là, à humer l’odeur d’eau douce qui flotte, molle, sur la peau qu’elle exaspère seulement, et à regretter l’odeur forte de l’eau salée, des cales lestées dru, du poisson saur et de la marée, qui pénètre les chairs.

— Quoi c’est que t’attends ? lui demanda le père Didace, soudainement impatient de la voir ainsi immobile et distraite. Avance !


* * *


L’Acayenne se montra serviable comme pas une. Elle aida à clarifier la graissaille, à peser l’arcançon, à agiter la cuite. Bien que plusieurs, de leurs allusions, l’eussent poussée à jacasser, elle laissa les langues aller leur train, sans échapper elle-même une parole de trop.

Le travail achevé, comme le jour baissait, Laure Provençal, dépitée, allait se retirer avec les voisines lorsqu’une exclamation leur fit dresser la tête :

— Zarovitch ! cria Bernadette Salvail.

Perdu dans ses vêtements, voûté sous le faix, un ballot au dos, une valise à chaque main, le colporteur, un Juif roumain, tournait le coin de la maison.

On le connaissait de longue date, au Chenal du Moine. Des années il y faisait deux, trois visites. D’autres, il n’y passait même point, assuré de retrouver son territoire intact.

— Ça fait ben proche deux ans qu’on t’a pas vu dans le pays ?

Le juif leva deux doigts, tout en cherchant des yeux quelqu’un dans l’assemblée. Il zézayait :

— Dzeux ans !

— Ouvre vite tes valises. Montre-nous si tu nous apportes de quoi de beau.

Mais le Juif, désappointé de trouver là tant de femmes, fit signe que non. Il alla déposer ses valises le long de la maison. D’un mouchoir de fil rouge et bleu il s’épongea le front. Puis, il demanda à la ronde :

— La femme ?

Phonsine s’avança vers lui.

— Pas la tit-femme ! La femme !

Quand il eut appris la mort de Mathilde, ses yeux se posèrent sur l’Acayenne qu’il ne connaissait pas.

— L’autre femme ?

Au silence qui accueillit sa question, il comprit qu’il avait deviné juste.

Le groupe se dirigea vers le fournil. Une fois la lampe allumée, les jeunes filles surtout, de leurs paroles cajolèrent le colporteur afin de le gagner à déballer sa marchandise.

La figure maigre, les cheveux collés au front, le chapeau derrière la tête, ses yeux mordorés tranchant à peine sur son teint basané, le colporteur, perplexe, restait debout au milieu de la pièce. Il gardait les bras près du torse, les genoux serrés, comme s’il eût craint de perdre la moindre chaleur de son corps.

— Quiens ! Zarovitch ? T’es pas mort ? demanda le père Didace qui entrait en compagnie d’Odilon et d’Amable. Il alla s’asseoir à côté de sa femme.

— Il a le grain fin, le peddleur, lui murmura l’Acayenne en souriant.

Zarovitch céda à la prière des femmes, sans empressement toutefois. À mesure qu’il étalait de menus articles de pacotille, il les énumérait sur un ton de litanie :

— des couteaux à ressort… des épingles à couches… des bretelles… belles bretelles…

Il les étira. On comprenait difficilement sa voix faible à prononciation trop douce :

… des scaipulaires… des chaipelets… des peignes de corne… des peignes fins…

Clignant de l’œil vers les autres, Bernadette Salvail lui demanda :

— As-tu encore de ces beaux petits peignes de côté, comme t’avais la dernière fois, il y a deux ans ?

Le colporteur s’immobilisa. Il parut chercher en lui-même avant de fouiller dans sa valise. Sa figure s’illumina :

— Des petits peignes de faice ?

Tout le monde s’esclaffa. David Desmarais et Pierre-Côme Provençal passaient sur la route. Attirés par les rires, ils entrèrent.

— Aïe, Dâvi ! demande donc au peddleur de te montrer ses peignes. Ça te ferait ben, un de chaque côté de la face, avec un beau coq sur le dessus de la tête.

… des peignes de faice… répéta le colporteur, satisfait de la bonne humeur de chacun, exagérant à dessein sa prononciation comique.

Le rire repartit à fuser.

Dans un coin, les deux petits Salvail examinaient un couteau à ressort dont ils faisaient claquer les lames. Les femmes formaient un cercle, à double rangée de têtes par endroits, autour du colporteur. Seule l’Acayenne s’en tenait éloignée.

— Approche-toi, vieille, approche, lui dit Didace. De ta place tu vois pas.

— Je suis ben icitte, répondit l’Acayenne. J’ai pas besoin de rien.

Elle continua à se bercer sans se soucier des regards furtifs qu’on lui jetait de temps à autre.

… Une harmonica…

— Oh ! s’exclama Bernadette Salvail, v’là la belle musique à bouche d’une piasse et demie !

D’une année à l’autre le colporteur trimbalait avec la marchandise l’instrument qui n’était pas à vendre. Sitôt que quelqu’un faisait mine de vouloir l’acheter, il retournait l’harmonica à l’étui, ou bien il en haussait le prix.

— … Une har-mo-ni-ca, singea un enfant.

— Il parle bon français, dit Rose-de-Lima Bibeau.

Les femmes l’approuvèrent.

— Il a toujours eu un beau langage, admit Laure Provençal. On voit qu’il a parcouru les vieux pays. Il soigne son langage.

Pierre-Côme s’indigna :

— Regardez-les donc, toutes pâmées, devant un étranger qui a même pas été baptisé ! Et parées à lui donner notre dernière cenne. Quand on a, dans la paroisse, un commerçant alerte qui passe à la porte, deux fois la semaine, qui nous fait du bon, qui vend à crédit au besoin. Et toujours une belle façon ! Une histoire attend pas l’autre…

Sourd à leurs propos, le colporteur réchauffa entre ses mains, puis contre sa joue, l’instrument dont les côtés d’étain étincelèrent un instant. Il ferma les yeux. Ses lèvres humides, d’un rouge ardent luirent sous les moustaches tombantes. Puis il commença à jouer lentement, péniblement, comme s’il arrachait un morceau de son cœur, un air si langoureux, si nostalgique, que chacun pausa croyant entendre la plainte de sa propre nostalgie.

Lorsqu’il eut terminé, on fit le saut d’apercevoir Joinville Provençal, nu-tête et éméché, la chemise à moitié déboutonnée. La veille, il avait disparu du Chenal. Personne ne savait d’où il revenait.

— As-tu fini tes garouages ? lui demanda Pierre Côme, d’une voix sévère.

Sa mère s’approcha lui criant :

— Boutonne-toi vite ! Si c’est pas une vraie honte ?

Mais elle se pencha et lui dit plus bas :

— Tu vas prendre du mal. As-tu faim ? Veux-tu de quoi manger ?

Les yeux agrandis, Angélina le regardait. De loin, le père Didace l’observait aussi. Il se dit : « Il cherche à singer le Survenant, comme si, en prenant ses défauts, il pourrait lui ressembler. L’autre avait assez de qualités pour se faire pardonner ses défauts. Mais, lui ? Jamais de la vie. »

Sans faire cas de qui que ce soit, Joinville écarta les enfants et il s’agenouilla sur le plancher. Les doigts passés dans l’anneau de fer, il tentait vainement de lever la trappe de cave.

— Quoi c’est qu’il fait là dans le monde ? demanda une des femmes.

L’Acayenne riait aux larmes. Les chairs lui tremblaient de gaieté. À tout moment elle devait essuyer son visage en chaleur. Le père Didace, un étonnement enfantin dans le regard, l’admirait.

— Que j’suis donc ricaneuse ! lui dit-elle. Il faut pas que je rie trop, parce que quand je ris de même, on dirait que la pointe du cœur m’enfle.

Odilon Provençal releva durement Joinville, par les épaules, et partit avec lui.

— J’vas vous dire, expliqua Catherine Provençal, il se pense chez-nous.

— Comment ça ? demanda Bernadette Salvail.

— Ben, l’autre samedi, il est revenu de Sorel ben chaud, pas rien que chaudasse, ben en fête. Mon père l’attendait. Comment, s’il l’attendait ! En l’apercevant, il lève la porte de cave et l’envoie réfléchir à la fraîche. Il pensait de le punir comme il faut. À c’t’heure, quand mon Joinville arrive en boisson, la première chose qu’il fait, de lui-même, il va s’enfermer dans la cave. T’as vu ?

— Pareil à la chatte à mon oncle Barthélémy, dit Bernadette Salvail. Quand elle commettait une malpropreté sur le plancher, mon oncle la faisait sortir par le châssis pour la corriger. Après, aussitôt qu’il y arrivait malheur, ho donc ! elle se garrochait dehors, toute seule, le yâble était pas pire !

— Venez pas rire, protesta Rose-de-Lima Bibeau qui avait un penchant pour Joinville. Il se pense fin en faisant son Survenant. Lui !

— Aie jamais le malheur de prononcer ce nom-là devant ma mère.

— Le grand-dieu-des-routes fait pourtant p’us grand’poussière au Chenal du Moine, observa Bernadette.

— Tu trouves pas qu’il en a fait assez ? demanda Geneviève Provençal.

À l’autre extrémité du cercle, les femmes causaient :

— Joinville boit-il encore ? questionna tout bas la mère Salvail.

— Cher petit maître ! t’es ben la seule à te le demander. Il prend son coup comme un homme.

Le colporteur tirait un éventail plié en accordéon. Il le passa à la ronde. Phonsine l’ouvrit dans sa pleine grandeur. On voyait au fond l’Hôtel Ponce de Léon, et, en avant, des nègres, des palmiers et des crocodiles tous ensemble. Quand l’Acayenne l’eut dans les mains, au lieu de l’examiner, elle se mit à s’éventer à coups rapides avec une aisance que les autres femmes envièrent en secret.

— … du savon d’odeur… du fil… des épingles de couleur…

Phonsine se pâmait devant chaque objet que le colporteur mettait à la vue. À la fin elle en eut les bras encombrés. Mécontent de la voir aussi ambitieuse, croyant qu’elle voulait tout acheter, Didace avertit Amable :

— Tu vas lui faire passer ses fantaisies ? On bûche pas toute l’année rien que pour enrichir le peddleur.

En dernier, Zarovitch sortit les tissus. Les femmes resserrèrent leur cercle. Mais elles ne pouvaient tout palper à la fois : le padoue laineux, la satine, la finette, les valenciennes de différentes longueurs. Puis il étala à part, sur le dossier d’une chaise, un coupon d’alpaca noisette qui miroitait or. Aux exclamations des femmes, l’Acayenne se leva. Elle vit le tissu et le caressa du regard. Le colporteur s’en aperçut. Pressentant une vente, le regard bridé, il se mit à énumérer les qualités de l’étoffe, comme uniquement pour l’Acayenne : double largeur… tout soie… se fripe pas… six verges… pour grosse personne.

Il froissait à dessein le tissu qui reprenait sa forme.

— Ça me ferait une bonne robe, dit Phonsine. Elle songeait au temps prochain où il lui faudrait dissimuler sa taille sous un vêtement plus ample.

— Un coupon de six verges, murmura l’Acayenne au père Didace, c’est pour le coup qu’elle se perdrait dedans.

— Quel prix, le coupon ? demanda Phonsine.

— Bon marché… pas cher… pour rien…

— Combien ? questionna Phonsine.

— Il étendit une main en repliant le pouce, comme s’il ne pouvait compter sans l’aide de ses doigts :

— Quatre piastres, quatre, des piastres.

La jeune femme y renonça. Sa dernière robe ne datait que de trois mois et elle ne voulait point révéler à son beau-père son état de grossesse.

Les voisines remirent leurs emplettes au lendemain. Le colporteur arrêterait à leur maison. Déjà elles avaient échangé avec lui des œillades complices au sujet de tel ou tel article qu’elles voulaient se réserver.

Zarovitch coucha chez les Beauchemin. Le lendemain matin, après le déjeuner, il s’apprêta à partir. Phonsine le regarda replacer la marchandise dans les ballots : un monde de merveilles à ses yeux. Elle n’avait acheté qu’un peigne rond de corne rose, une inutilité, pensa Didace, et un coupon de finette qu’elle destinait à son trousseau de bébé.

Au bras de l’Acayenne luisait le coupon d’alpaca noisette qui miroitait or.

— Vous, l’Autre ! cria Phonsine — dans sa surprise le nom lui avait échappé — vous oubliez de remettre le coupon au peddleur.

— Ben non, répondit doucement l’Acayenne. Le père Didace me l’a acheté en présent.

Phonsine pâlit. Le cœur serré de rancune et de chagrin, elle alla s’asseoir sur la pierre du perron. « De quelle sorte de race de femme était donc l’Acayenne, pour se faire tout donner ainsi du père Didace ? Elle était capable d’avoir inventé quelque chimère. »

Dire que c’était elle, Phonsine, qui portait le prochain Beauchemin et qui ne cédait à aucun caprice. Avec tendresse, elle pressa contre son cœur le petit coupon de finette.

Au large des îlets, de lentes fumées grises se déchiquetaient à la cime des arbres. Au-dessus du chenal, une sarcelle rameuse, égarée du volier, ramait, ramait d’un vol bas, soucieux. Le colporteur, le dos arrondi par le faix, s’éloignait sur la route. Une rafale s’éleva. La poussière s’enroula autour de l’homme et finit par le dérober à la vue.

Didace approchait. Pour ne pas le regarder, quand il passa près d’elle, Phonsine fit semblant de ramasser un objet. La terre, à ses doigts, était chaude comme en plein cœur d’été.

— 7 —



Le surlendemain, on s’éveilla, sans transition, au pire de l’automne. Il tomba même des brins de neige. À la criée du dimanche, on donna un dernier avertissement d’aller ramasser les animaux sur la commune.

De trois comtés, les propriétaires se mirent à arriver au Chenal : de gros propriétaires, silencieux et mafflés, à la face rubiconde, et de petits habitants, remplis de suffisance, le verbe haut, le fouet à la main, toujours prêts à engendrer chicane. Ceux qui n’étaient point de la paroisse enfermaient leur bétail dans l’enclos temporaire formé de piquets et de broche.

Deux jours durant, le Chenal du Moine ressembla à une fête foraine. Une étrange rumeur emplit la campagne de cris, de jurons, de rires où se mêlaient des bruits de galop, de piétinements et du meuglement des animaux. Chaque fois que le bac traversait un troupeau, la route s’animait de taches de rousseur, au passage des bœufs. Parfois d’un buisson, d’une haie, ou par l’entrebâillement d’une porte s’échappaient des voix de femmes raillant d’un ton joyeux le conducteur du cortège.

Le soir, les hommes s’assemblèrent à la barrière, sur le sol battu, pour causer et fumer, à la lueur de la lanterne. Pierre-Côme voulait parler de politique ; mais les propriétaires de Maska ne s’en laissaient point remontrer aisément.

— Réciprocité… réciprocité… tant que tu voudras. Avant les élections c’est : donne-moi un œuf, je te donne un bœuf. Mais après, mes vieux, c’est une autre chanson : donne-moi un bœuf, je te donne un œuf.

— T’es rouge, t’es rouge. On est bleu, on est bleu. Essaye pas de nous faire revirer notre capot.

D’autres maquignonnaient.

— Si je te cède ma pouliche en échange de ton gris, combien que tu me donnes de retour ?

— Un coup de pied à la bonne place.

— Aïe, Pierre-Côme ! C’est-il ça, la réciprocité ?

Didace s’entretenait avec des chasseurs :

— Ça se comprend qu’il y ait pas grand’chasse. L’eau est haute comme en printemps. Les canards ont resté au rang de Rimbault où il y a encore du sarrasin. Apparence que les habitants de par là en tuent, par centaine, en plein jour, sans grouiller de chez eux.

— Ah ! cré yé !

— Sur le lac, il paraît que c’est pauvre en canards comme jamais.

— Quoi ! le père Didace chasse pas c’t’automne ?

— Il peut pas laisser, comme de raison. Un jeune marié, faut qu’il guette les Sauvages.

— Il manquerait p’us que ça que le père se mêlerait de faire la barbe au garçon.

— Faudrait ben qu’il eût fait pâque avant rameaux.

— Il a ben assez de serpent dans le corps pour ça.

Le père Didace les écoutait d’une oreille complaisante, mais Amable serra les poings :

— Fermez donc vos grand’goules !

— En tout cas, reprit le chasseur de Maska, si vous vous décidez, pas de gêne ! Servez-vous de mon affût, c’est le premier du long de la petite batture.

Dans la nuit, le phare de l’île aux Raisins, de son œil allumé, clignota comme de complicité.

* * *

À la fin de la deuxième journée, il ne resta plus qu’un cheval sur la commune, le grand Blond à David Desmarais. Les plus habiles n’avaient pas réussi à le capturer. L’on tint conseil chez les Beauchemin afin de le cerner au plus tôt. Les plus vieux étaient d’avis de conduire sur l’Île du Moine soit des chevaux frais reposés qui, en courant, entraîneraient l’indocile avec eux, soit un cheval blanc doué du don de se faire suivre de ses semblables.

Les jeunes, eux, voulaient qu’on laissât le Blond à l’abandon pour quelques jours.

— Là, il a ni faim, ni fret. Il est pas blessé, dit Odilon. Mais attendez que les neiges prennent pour tout de bon. Il viendra ben se livrer sur le bord de la grève.

— Il peut toujours piocher sa nourriture et boire l’eau des marais, observa Amable.

Mais Angélina et les anciens ne l’entendaient pas ainsi :

— Pourquoi laisser une bête à pâtir pour rien ?

— Sans compter qu’elle s’abîmera les sabots sans bon sens.

— Le Blond va devenir farouche vrai !

— Mon Varieur, lui…

Le nom claqua dans la cuisine, comme un volet qui bat au vent. Tout le monde se tourna du côté de l’Acayenne. Mais sentant le blâme muet qui l’entourait, elle ne finit pas sa phrase.

— Rappelez-vous…

Pierre-Côme cherchait ses mots. On sentait qu’il parlait surtout pour chasser la gêne qui s’était emparée de chacun.

— Rappelez-vous l’automne qu’on a perdu deux vaches sur la commune. On n’a retrouvé que leur carcasse, au printemps suivant.

Le lendemain, les hommes, par équipes de deux, recommencèrent la poursuite de l’animal. Joinville Provençal et le père Didace se tenaient courbés, au guet, près d’un buisson branchu. Ils entendirent au loin le galop du cheval en liberté qui se rapprochait rapidement. Il s’arrêta près d’eux. La crinière au vent et les narines dilatées, le Blond hennit, son corps ferme, au poil luisant, vibrant du poitrail à la croupe.

— Savez-vous à qui c’est qu’il me fait penser ? demanda Joinville.

Didace se contenta de hausser les épaules.

— À votre Survenant, quand il…

— Aïe, neveurmagne ! cria Didace, mécontent.

Au son des voix, le cheval reprit à galoper, faisant voler des mottes de terre sur son chemin.

— Tu vois ? dit le père Didace… On a manqué notre chance de l’attraper, par ta faute…

Mais Didace se tut. Debout, le sang aux tempes, tout son être tendu, il écouta : il venait de reconnaître dans le ciel une clameur unique. Une bande d’outardes, encore invisibles, approchaient, criant, claironnant leur fuite des glaces arctiques et leur course à des eaux chaleureuses. Bientôt elles obliquèrent au-dessus du fleuve et volèrent plus bas. Soudain, brisant l’ordre du triangle une outarde, puis deux, et plusieurs autres après s’en dégagèrent et brouillèrent leur vol. Elles planaient tantôt à droite, tantôt à gauche, dans un nonchalant remous d’ailes, comme s’abandonnant aux fantaisies du vent. Aussi subitement elles reprirent leur rang et soumirent leur essor à la discipline première, mais en forme de double triangle, cette fois. De nouveau elles se dispersèrent, volant chacune pour soi, les ailes molles, sans élan. Puis, à un commandement secret, elles reprirent leur vol strict, la tête fixe, dardée par une même volonté et l’instinct de la race, vers des grèves plus blondes, vers des roseaux moins tristes, vers la fécondité.

Elles avaient disparu au delà des terres du sud, que Didace de son regard perçant, fouillait encore le firmament.

— C’est-il beau ! dit-il à Joinville. C’est-il assez beau de les voir passer en herse !

— Qui c’est qui leur dit où aller ? Qui c’est qui leur ordonne de partir ?

Dans un geste d’impuissance, Didace leva les bras. Cela le dépassait :

— Ah ! l’ordre leur vient de ben loin… et de ben haut… Les Sauvages disent que, quand les outardes brouillent leur vol, comme t’as vu, le vieux chef cède sa place à un plus jeune qui s’exerce, puis qui prend la tête ensuite.

Une heure plus tard, à l’autre bout de l’Île l’on hissa une guenille rouge au bout d’un bâton. C’était le signal convenu : on venait de capturer le cheval. Didace n’en éprouva pas de satisfaction. Le cœur lourd, assailli de nostalgie, il demeura songeur jusqu’au soir.

* * *

Après, la vie recommença inchangée en apparence au Chenal du Moine. Mais l’Acayenne avait perdu son importance aux yeux de tous, sauf de Phonsine et d’Amable qui entretenaient pour elle la même aversion. La paroisse ayant repris la première place dans l’esprit des hommes, les voisines, leur jalousie étanchée, eurent vite ramené l’Acayenne au même plan qu’elles.

Même le père Didace ne portait plus à sa femme une attention aussi grande, ni aussi affectueuse, depuis qu’elle lui avait fait honte, en parlant de son Varieur, devant les autres. Quand il la voyait distraite, à regarder dans le vide, ou bien à écouter le cri d’une sirène de bateau, il devenait bourru. « Quiens, se disait-il, la v’la encore repartie avec son Cayen ! »

— 8 —



— Quand c’est qu’on pique ? demanda soudainement Laure Provençal, un soir que les femmes veillaient ensemble.

Devant leur étonnement, elle précisa :

— Vous avez pas l’air de vous douter qu’on marie notre fille Lisabel, le lendemain des Rois ? Il nous reste deux courtepointes à piquer. On est déjà dans les avents…

— Jeudi ça adonnerait-il ? demanda avec empressement l’Acayenne dont le zèle s’excitait à la nouvelle d’une noce prochaine. Vous pourriez venir icitte, vu que le métier est tout rendu.

— En même temps, vous nous donneriez un coup de main pour nos beignes, sur la fin de l’après-midi, proposa Phonsine.

L’Acayenne s’indigna :

— Depuis quand c’est que j’amène le monde à la traille, pour faire mon ordinaire ? Quand je naviguais sur l’eau salée et que j’avais des trente, quarante hommes à nourrir, j’en venais à bout. À plus forte raison…

— C’est bon, c’est bon ! trancha Laure Provençal. Mais petite aide fait grand bien quand même.

Le jeudi, Angélina, sur le point de quitter la maison pour se rendre chez les Beauchemin, jeta un regard à la ronde afin de s’assurer que rien ne traînait dans la cuisine. Une chaise dépassait un peu, un quartier de bois excédait légèrement le bûcher, elle alla les aligner. La main sur la clenche de la porte, elle pausa encore, pensivement. Son père l’observait. Depuis le départ du Survenant, il l’admirait de ne pas se laisser dominer par son chagrin. « Elle porte sa croix », pensa-t-il. Par instinct il ployait les épaules. Il en savait le poids. Lui-même avait porté la sienne, à la mort de sa femme. Mais le temps avait allégé sa peine.

— Habille-toi chaudement, fille, lui dit-il. Il tombe quelques brins de neige. Tantôt il neigera à plein ciel. C’est l’hiver.

Il décrocha sa casquette à oreilles, au montant d’une chaise, et sortit en même temps qu’Angélina, pour mieux interroger le temps. Plus encore que les parcelles blanches qui étoilaient l’espace, le saisissement partout disait l’approche de l’hiver. La campagne prenait la figure dure des femmes, secrètes et austères, qui ne permettent jamais à leur douleur de les trahir.

Sur la route le père Didace avançait, luttant contre le froid.

— Arrête te chauffer, lui cria David Desmarais. Viens tirer une touche.

Chaque syllabe se détachait, nette, dans l’air sonore.

— Non, refusa brièvement Didace.

— C’est-il l’hiver, quoi ? Y va-t-il neiger pour tout de bon ?

— Ah ! je peux rien te promettre. Mais… ça sent la neige. Temps pommelé, fille fardée, de peu de durée…

— Quand le monde commence à avoir le dos rond, c’est l’hiver, dit encore David Desmarais en regardant Didace s’éloigner, la tête dans les épaules.

Il n’était pas retourné à la maison qu’un nuage de neige s’abattit.

« Non, c’est pas la neige. Non, c’est pas l’hiver. Seulement un brouillard », s’entêta Angélina, en allant prendre dans la remise le balai de sapinage pour enlever la neige sur les marches et sur le routin.

Mais au bout, la route lui apparut toute blanche, comme un grand bras endormi sur la terre. Aussi longtemps que la route gardait l’aspect de l’automne, Angélina avait cru au retour du Survenant. Avec les neiges, la route changeait. L’hiver ramènerait les balises, les rencontres difficiles, les détours tracés en pleins champs. Jamais le Survenant ne repasserait par le même chemin : un pressentiment en avertit l’infirme. Maintenant l’abandon, de plus en plus lourd, tombait sur elle, comme la neige sur la plaine.

Un tel désespoir l’envahit qu’elle saisit à pleines mains le balai de sapinage et frappa à grands coups le sol blanchi : « Route infâme, c’est toi, avec ton vaste monde, qui me l’as pris, le Survenant. »

À la tête d’un liard, une chouette fit entendre son ululement plaintif. Au cri apeuré, Angélina se calma. La poudrerie l’aveuglait.

Des oiseaux, il n’en restait plus guère, au Chenal du Moine. Des mauves ? Quelques-unes, les dernières. Des hiboux ? Les plus voraces seulement, qui chassent le mulot sur la commune. Des canards sauvages ? Les caducs et les blessés que le grand volier au départ, abandonne à leur sort.

Un charroi de bois que conduisait Joinville Provençal faillit heurter Angélina. Elle ne l’avait pas entendu approcher.

— C’est l’hiver, lui cria joyeusement Joinville. Regarde les oiseaux de neige s’ils sont joyeux !

Une bande de petits oiseaux blancs, en effet, traversait la bourrasque au-dessus des derniers chaumes. Ils s’égaillaient à voler avec le vent. Ils s’élevaient puis se laissaient choir : de vraies boules de neige.

— C’est l’hiver dit Angélina, vaincue.

Elle attendit que la voiture se fût éloignée. Puis elle alla ramasser une croûte qui en était tombée.

* * *

Angélina fut la première rendue chez les Beauchemin. Aussitôt, elle se mit à délayer de la pierre bleue avec un peu de farine. La courtepointe était déjà tendue sur le métier, soutenu par une chaise aux quatre coins. Au fur et à mesure que les voisines arrivaient, apportant leurs ciseaux et leur dé, elles se taillaient de l’ouvrage. Deux trempèrent dans le liquide bleu une ficelle qu’elles tirèrent au bout de leurs bras. Puis elles la laissèrent retomber, tantôt sur le droit, tantôt sur le biais, de façon à dessiner sur le tissu des pointes à diamant. D’autres préparaient à l’avance de longues aiguillées de fil, des aiguillées de paresseuses, disaient-elles, qu’elles plaçaient près des ciseaux passés à la pierre douce.

Encore plus emmitouflée que de coutume, la mère Salvail arriva la dernière. Tout essoufflée, les mains tendues à la chaleur du poêle, elle ne se décidait pas à se dépouiller de ses atours.

— T’as senti les beignes, hein, ma sorcière ? lui dit Laure Provençal en jetant un regard de malice aux autres.

— Ça doit venir de su’ le voisin, répondit l’Acayenne qui avait saisi l’allusion.

Les rires éclatèrent dans la cuisine.

— Ôte une pelure, cria Laure Provençal à la mère Salvail, si tu veux pas rôtir.

— Laisse-moi le temps de me réchauffer au moins. On n’est pas à la tâche. Depuis deux jours, j’ai mes douleurs. Je pressens du mauvais temps.

— Hou donc ! hou donc ! ôte encore une pelure.

Elle avait un nuage de laine, un petit châle, une chape.

— Bonté divine, dit une des demoiselles Mondor, si elle continue à en ôter, il va ben lui rester rien que le trognon.

Trois prirent place aux côtés du métier, une à chaque bout, les meilleures piqueuses se chargeant des pointes les plus difficiles. Les mains se donnaient avec autant d’agilité à la tâche que les langues à la conversation.

— Nous ferez-vous un frâlic pour notre peine ? demanda subitement l’Acayenne à Laure Provençal.

— Un frâlic ? questionna Laure qui ne comprenait pas.

— Tu vois ben qu’elle veut parler du fricot des noces.

— Ah ! si c’est ça qui vous inquiète, dormez sur vos deux oreilles. Vous verrez la vraie noce.

— Avec un violoneux, renchérit Bernadette Salvail.

— Pas rien qu’un, deux, pour pas que la musique arrête.

— Et du manger en masse.

— Si vous voulez, proposa l’Acayenne, je vous préparerai un six-pâtes, avec trois, quatre sortes de viande, puis un beau rang de pâte entre.

— C’est-il bon ? demanda Lisabel Provençal.

— Si c’est bon ?

L’Acayenne se passa la langue sur les lèvres :

— Rien qu’à en parler, l’estomac me gargouille de faim.

— Je veux ben croire, dit la mère Salvail, mais pour la pâte, Angélina est pas battable.

Laure Provençal continua :

— Personne s’est jamais levé de notre table, sans avoir mangé à sa faim. À plus forte raison à une noce. C’est pas un mariage de veufs qu’on fait.

Phonsine, intentionnée à écouter, s’accrocha dans le berceau d’une chaise. Elle faillit trébucher, tellement elle riait.

— Non, mais vous la voyez pas qui tâtinne tout le temps ? dit l’Acayenne, qui se revengeait sur la bru.

Enhardie par la présence des autres, Phonsine, toute rouge, demanda :

— C’est de moi que vous parlez ?

— De qui c’est que tu veux que ça soye ? Je fatigue assez de toujours te voir aller doucement.

— Pis moi, qui c’qui vous dit que je fatigue pas autant de toujours vous voir aller vite ?

La réponse de Phonsine égaya les voisines. On n’aurait pas cru celle-ci capable de si bien se défendre. Est-ce qu’il commencerait à lui pousser des crocs ? La grande Laure Provençal rajusta ses lunettes ; la mère Salvail s’assit confortablement, pour ne rien perdre de la prise de bec.

Dans l’excitation et la tempête, elles n’avaient pas entendu une voiture approcher de la maison. L’arrivée de Marie-Amanda leur fit pousser des exclamations de surprise.

— Vous pourrez toujours pas dire que je suis avaricieuse de ma personne. Deux fois, c’t’automne, que je viens vous voir !

— L’eau doit commencer à être forte sur le fleuve ?

— Elle épaissit tout le temps. Et par icitte, demanda Marie-Amanda, toujours la même tourloutte ?

— Comme tu vois, on pique, pour Lisabel.

— Ben oui, Lisabel qui se marie, j’ai su ça.

— Faut ben, dit Lisabel. Ça fait six mois francs que le Bon me fréquente.

Lorsqu’elle fut réchauffée, Marie-Amanda alla chercher des petits présents dans un sac : des noix longues pour les femmes de la maison, du tabac fort pour son père et des confitures de cerises de terre pour Angélina qui en raffolait.

— Quand c’est que t’auras rien à donner ? lui demanda Angélina en guise de remerciements.

— C’est vrai, Marie-Amanda arrive toujours les mains combles.

— Quoi c’est qui vous prend ? s’indigna Marie-Amanda. Un pot de confitures, quelques terrinées de noix longues, une torquette de tabac, c’est rien, j’appelle pas ça donner.

— Quoi c’est que t’appelles donner ? dit l’Acayenne.

— Donner ?

La belle figure de Marie-Amanda s’éclaira malicieusement d’un sourire. Elle pensait : « C’est de se priver de quoi qu’on aime pour en faire présent à quelqu’un qu’on n’aime pas. »

— Faudrait pas qu’elle retiendrait de sa mère, la bonté en personne, si elle était pas donnante.

Laure Provençal cria à la face de Marie-Amanda, comme si elle l’invectivait d’injures :

— J’ai jamais vu une créature comme elle. Je jurerais qu’elle a pas tout ce qu’il lui faut, à l’Île de Grâce. Et jamais une graine de jalousie contre le prochain.

— Ah ! écoutez ! madame Provençal, faites-moi pas passer pour meilleure que je suis. Si je me mettais à jalouser tous ceux qui ont plus que nous autres, il y aurait gros de monde et ça me ferait trop d’ouvrage.

Comme on continuait à la louanger, elle se leva et fit semblant de s’emporter :

— Phonsine, donne-moi mon butin que je m’en retourne aussi raide !

— Quiens ! la v’là-ti qui s’emmalice à c’t’heure ?

— On l’a vantée trop vite.

— Elle serait pas Beauchemin si elle portait pas sa charge de mauvaiseté.

Les rires cliquetaient dans les gosiers.

* * *

— Le Survenant…

Qui eut le malheur de nommer le Survenant ! Avant même qu’on le sût, les femmes, sauf Marie-Amanda et Angélina qui causaient à l’écart, s’entretenaient de lui.

— Il riait donc d’un bon cœur, dit Rose-de-Lima Bibeau.

— Pour moi, il riait trop, dit l’Acayenne. Un homme qui rit tant que ça, la plupart du temps, il est pas vraiment gai dans son cœur.

Catherine Provençal reprit :

— Il me semble de le voir, sur le seuil de la porte, avec sa tête rouge, et toujours époitraillé dans sa vaireuse carreautée. Tape un clin d’œil icitte et là. Penche d’un bord, penche de l’autre, comme un bateau qui se décide pas à décoster.

— Il était pareil à un oiseau. On savait jamais où c’est qu’il voulait se brancher.

— Oui, sûrement, un bel oiseau, ricana Laure Provençal. Le héron à grand’pattes, sur le bord de la commune !

— Parlez-moi pas d’un garçon qui a du poil dans les oreilles, dit une des jeunes filles.

— Pour des filles qui se pensent pas garçonnières, vous avez l’air de l’avoir regardé joliment de près, le Survenant, dit l’Acayenne.

Voyant que les jeunes filles se défendaient, l’Acayenne renifla de plaisir.

— Allez pas vous inventionner de croire qu’il avait jamais rencontré de filles avant d’arriver au Chenal du Moine, le Survenant ! Il en connaissait, de quoi en saler ! Des créatures de toutes les sortes.

Laissant à peine filtrer une pâle ligne verte entre ses cils d’or, d’une voix plus douce, elle reprit :

— Mais lui, il aimait personne.

Depuis un moment Angélina, qui s’était approchée, l’écoutait. En furie, elle se leva et demanda à l’Acayenne :

— Où c’est que vous l’avez si ben connu, le Survenant ? C’est-il dans la petite rue ?

— Je l’ai pas connu, répondit l’Acayenne, mais toi non plus tu l’as pas connu, comme t’aurais voulu.

Angélina ramassa ses ciseaux. Elle prit son dé, planta son aiguille dans la canette de fil, et décrocha sa chape.

— Va-t-en pas, je t’en prie, supplia tout bas Phonsine. Occupe-toi pas d’elle.

Mais sans un mot de plus, Angélina passa la porte. Marie-Amanda la rejoignit sur la route. Silencieuses, elles allaient du pas calme des femmes qui ont à soi du temps et de l’espace. La neige tombait toujours et brouillait à mesure l’empreinte de leurs pieds, sur le sol blanchi.

Sans se retourner, Angélina demanda :

— Penses-tu ça, Marie-Amanda, que c’est une de ces femmes-là qui me l’a pris, le Survenant ?

L’image de la Bohémienne rencontrée à l’été, près du petit bois de la Comtesse, la hantait. Qui sait si le grand-dieu-des-routes n’avait pas retrouvé la gypsy, avec ses yeux et ses étirements de chatte.

— Pense pas ça, folle. Pour moi…

— Parle !

— … c’est ni un tel, ni une telle qui nous prend ce qu’on aime…

Marie-Amanda s’arrêta dans le vent afin de respirer, puis reprit :

— C’est le temps. Le temps qui vient à bout de tout. T’as l’exemple de mon père. Il aimait ma mère. À sa façon, si tu veux. Mais il l’aimait gros, Et à c’t’heure qu’elle est morte, il en a une autre.

La voix enrouée de chagrin, elle ajouta :

— Ma mère avait fait son temps.

Des parcelles de neige et des larmes brillant à ses cils, Angélina se retourna tout d’une pièce.

— Je te comprends pas. L’autre fois tu me prêchais que le temps arrange tout. Aujourd’hui tu dis le contraire.

— Je dis pas le contraire. Je t’ai dit que tout se calme à la longue, notre joie comme notre peine. Tout s’en va avec le temps.

Angélina ralentit le pas. Les souvenirs affluaient à son esprit torturé. Trois surtout la quittaient rarement. Pareils à trois jeunes chats en jeu, ils se frôlaient à elle. Les deux premiers, vivants et chauds — première apparition du Survenant bien découpé dans le vent, à la clarté du jour, le grand rire clair aussi sonore que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne-de-Sorel quand le temps est écho, la main en étoile posée sur la table — ceux-là, elle les gardait volontiers. L’un se collait à son cou, l’autre se serrait près d’elle. Mais le troisième ! Chaque fois il la griffait au cœur d’où la peine s’échappait goutte à goutte, sans jamais s’épuiser.

— Tu sais, Marie-Amanda, je t’ai pas tout dit.

— C’est pas nécessaire de tout dire non plus.

— Ce que je vas t’apprendre, peux-tu me jurer sur la tombe de ta mère que jamais t’en souffleras mot à âme qui vive ?

— Tu me connais !

Angélina hésita :

— Je pense que j’ai couru après mon malheur.

Marie-Amanda s’arrêta :

— Comment ça ?

— Tu vas voir. Une journée de marché, à Sorel, j’avais vu affichée sur un arbre du carré la pancarte « Concert ce soir », et le kiosque décoré pour recevoir la fanfare de la Musicale Richelieu. Je savais, sans le savoir, — mais ça me le disait — que le Survenant irait au concert. Comme de fait, sur le soir, il vient emprunter à mon père le Blond et la voiture légère. Quand je me suis vue fine seule pour la veillée et lui à se barauder, peut-être avec une autre, le cœur m’a manqué, et je lui ai demandé de m’amener.

— T’étais pas fière ! lui reprocha Marie-Amanda.

Sur son visage pur comme l’air du matin, un nuage passa. Elle songeait : « Se plier à toutes les fantaisies d’un homme, s’humilier devant lui, ce n’est pas le bon moyen. »

L’infirme la dévisagea :

— Aurais-tu fait mieux à ma place ?

Marie-Amanda ne répondit pas. Angélina continua :

— Puis j’avais vu la belle Bernadette Salvail toute toilettée prendre le chemin de Sorel.

Son sens de l’économie dominant soudainement sa peine, l’infirme s’indigna :

— Elle, dépensière comme elle est, quoi c’est que ça peut ben lui faire de mettre au serein son beau chapeau de leghorn ?

L’indignation d’Angélina fit sourire Marie-Amanda. L’infirme se radoucit :

— Après s’être fait prier, il a fini par consentir à me laisser embarquer. Mais il avait pas de la façon à en revendre. Oui. Non. C’était toute la conversation. Rendus à Sorel, il m’a fait asseoir sur un banc, dans le carré, en disant qu’il allait conduire le cheval à « L’Ami du Navigateur ».

Les cils d’Angélina battirent. Sa figure changea :

— Il est jamais venu me rejoindre. La musique était finie, les lumières éteintes et je l’attendais toujours. Il a ben fallu que je me décide à aller chercher le cheval et à revenir au Chenal. Après avoir dételé, au lieu d’aller me coucher, j’ai commencé à l’attendre.

— Tu l’as attendu ?

— Si je l’ai attendu ? Demande-moi pas quelle sorte de nuit j’ai passée. J’étais pas dans le monde. Au moindre bruit sur l’eau, je courais au quai. C’était quelque bête sur la commune qui allait boire à la rivière. Ou ben rien. Allons donc, je regagnais le chemin. Et toujours avec la crainte que mon père vinssit se réveiller et me surprendre de même. À la barre du jour, des poissonniers, qui venaient de porter leurs pêches au gros, me l’ont ramené.

— Il était pas en fête ? demanda Marie-Amanda,

— Comme de raison. Dès que j’ai voulu l’apostropher, il m’a arrêtée : « Aïe ! neveurmagne ! »

— Tu savais pas qu’on n’interbolise jamais un homme en boisson ?

— Je le savais, mais… Toujours est-il qu’il m’a empêchée de continuer, en disant : « Moi, la Noire, j’ai fait tout mon possible pour te faire comprendre que c’était pas de ta compagnie que je voulais. C’était à toi de comprendre. » Puis, alors…

Angélina se mit à pleurer.

— Pleure pas, lui dit Marie-Amanda, les larmes aux yeux. Tu pourras plus parler…

— Alors, reprit Angélina, de sa grande main en étoile, il m’a repoussée loin de lui, pour m’ôter de son chemin. Te dire si je me suis débattue contre moi ? J’ai compris que si j’acceptais ma honte une première fois, je l’acceptais pour tout de bon. Au jour, le bruit d’une charrette à foin m’a réveillée. Odilon marchait à côté. J’ai juste eu le temps de m’écraser dans la coulée. Heureusement, qu’il m’a pas aperçue. Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal aurait pensé ? Là, à genoux dans la rosée et à bout de mes forces, j’ai demandé au bon Dieu qu’il y ait un changement entre nous deux, le Survenant puis moi. Il m’a exaucée. Mais pas comme je le voulais.

La voix brisée de douleur, elle acheva :

— J’aurais peut-être pas dû.

— Parle pas de même, lui reprocha Marie-Amanda, scandalisée. C’est mal ! Sais-tu ce qui t’aura été épargné de malheur ? Peux-tu le dire ?

Pour l’entraîner au large de son chagrin, elle lui demanda :

— Tu lui en as jamais reparlé de cette nuit-là ?

— Une fois, une seule fois, qu’il était de bonne humeur, je lui ai demandé de me dire la vérité.

— Quoi c’est qu’il t’a répondu ?

— Ah ! il a commencé par s’éclater de rire. Puis il a passé sa grande main dans ses cheveux.

— Il me semble de le voir, dit Marie-Amanda. Je le reconnais ben là.

— Puis la tête tout en paillasse, et la voix encore pleine d’éclats de rire, il a dit : « Ah ! les maudites femmes ! Elles sont toutes pareilles, toujours la question à la bouche, toutes ! toutes ! toutes !… depuis… » Il s’est arrêté net comme un homme qui craint d’en avoir trop dit. Et il a ajouté : « Jusqu’à toi. » Là, il m’a regardée d’une curieuse de façon. Il riait plus. La tête renversée, il a commencé à parler sérieusement : « Écoute, la Noire, d’abord tu vas me dire ce que t’appelles la vérité. C’est-il ce que j’ai fait au meilleur de ma connaissance ? Ou ben ce que j’ai pu faire en dehors de ma connaissance ? Ou ben ce que tu voudrais que j’aie fait ? Si tu veux me questionner, questionne. Seulement plains-toi pas de la réponse. » Quoi c’est que tu veux qu’on fasse d’un gars de même ? Il y a qu’à endurer son mal.

— Ou ben à l’éloigner, conclut Marie-Amanda.

— C’est ce qui est arrivé, mais sans le vouloir de ma part.

— T’as pas idée où il peut être allé ? Il te parlait jamais de places qu’il aimerait visiter ?

L’infirme haussa les épaules d’indifférence. Une place ou une autre, du moment qu’il était loin d’elle.

— Ah ! des fois il disait qu’il aimerait revoir la France.

Les yeux de Marie-Amanda s’allumèrent de fierté :

— Qui c’est qui aimerait pas ça voir la France ?

— D’autres fois il avait rien que le bois dans l’idée. Il parlait d’un pays assez sauvage qu’il y a pas même d’oiseaux qui rôdaillent dans le ciel, ni de bêtes farouches dans les bois.

Le doute fit aller la tête de Marie-Amanda.

— Ça se peut pas.

— Oui, dans les brûlés, tu sais, où il y a tant de têtes-de-femmes, les grosses souches qui ont l’air molles à arracher mais qui tiennent toutes par la racine ?

Elles arrivaient près de la maison. L’infirme dit :

— Je l’aurais suivi partout.

De nouveau la peine s’échappait goutte à goutte.

Marie-Amanda, incrédule, étendit la main :

— T’aurais laissé tout ça ?

Il y avait les champs plans et féconds, il y avait la maison tassée dans sa chaleur et, à côté, le fournil si frais pour les longs jours d’été. Il y avait les granges solides, regorgeantes et, en face, la grande commune pour les pâturages. Il y avait le jardin et ses allées bordées de plantes endormies sous le paillis, mais qui s’éveilleraient plus belles à l’été : le Chenal du Moine où l’air est vaste et le monde paisible.

— T’aurais laissé tout ça ? Je te crois pas. Et sais-tu une chose, ma fille ? Je commence à penser que t’aimes ça te masser le cœur ?

* * *

Dans la maison les femmes continuaient à piailler comme corneilles en champ de blé mûr. Maintenant qu’elle n’était plus là, chacune parlait sans gêne d’Angélina.

— Elle avait en belle… dit l’Acayenne.

Didace et Amable entrèrent.

La grande Laure leur expliqua :

— On parlait justement d’Angélina puis de votre Survenant. La vôtre dit qu’Angélina avait en belle.

— En belle de quoi ? demanda Amable. Ah ! l’yâble ! pas de le dompter toujours ben ?

— Non, approuva Didace. Si tu parles de dompter quelqu’un, t’as pas l’homme en mains.

— C’est en quoi, reprit Laure Provençal. Quand une fille a le malheur de s’amouracher d’un gars qui est pas domptable, elle a toujours la ressource de se dompter, elle !

— Pas Angélina ! dit Phonsine.

Les femmes parlaient toutes ensemble.

— Pourquoi pas elle ?

— Parce que le Survenant lui dépensait son argent à boire ?

— Parce qu’il riait d’elle ?

— Il a jamais ri d’elle, protesta Phonsine. Il s’est même battu pour elle.

— Je sais ben une chose : pour chaque cenne qu’il m’aurait dépensée, cent larmes j’y aurais fait verser.

Laure Provençal crut que l’Acayenne venait de parler. Elle se tourna de son côté :

— Vous m’avez l’air d’une femme capable de faire votre chemin ?

— Mon chemin ? Il me coûte le prix qu’il me coûte. Seulement… aujourd’hui, j’ai pas un souci.

Phonsine, en colère, se dit : « Je crois ben. Sa vie est assurée sur la terre, tant qu’elle portera le nom de Beauchemin. Elle est pas à plaindre. »

— Mon Varieur, lui… commença l’Acayenne.

Mais aussitôt, Laure Provençal se mordit les lèvres. Puis se penchant du côté de la mère Salvail :

— Coûte donc, le Varieur, à c’t’heure, c’est presquement de leur parenté, aux Beauchemin. Le père Didace a autant d’acquêt de le garder à coucher.

Didace, devinant les paroles de moquerie, coupa net au murmure des voix et aux rires.

— Le Survenant s’est jamais donné pour ce qu’il était pas. Ceux qui l’ont pris autrement et qui se sont fait des chimères avec lui, c’est qu’ils l’ont ben voulu. On n’a pas à y voir ! Quant à Angélina, la pauvre fille, c’est ben de valeur qu’elle se soye amourachée de lui et elle a toute ma compassion, parce que lui, il avait qu’une blonde…

De son gros poing, Didace dessina dans le vide un grand rond qui signifiait la route, le vaste monde…

— Quoi c’est que vous faites de celle-citte ? demanda Amable, la tête renversée, en faisant mine de tenir par le goulot une bouteille qu’il vidait dans sa bouche.

— Pauvre Angélina ! dit Phonsine, les larmes aux yeux. Elle l’aimait donc, le Survenant ! Elle l’aimait assez, c’est ben simple, pour lui demander pardon des affronts qu’il lui faisait à elle.

L’Acayenne murmura, en souriant :

— Elle était pas la seule à l’aimer.

Phonsine rougit. Sentant le regard d’Amable s’appesantir sur elle, elle se rendit au poêle pour se donner une contenance.

— Quoi c’est qu’il a, le poêle, à chauffer en démon de même ? Je brûle.

Mais, levant le premier rond, elle vit le feu presque éteint et se pencha vers le bûcher pour en tirer un quartier de bois. Prise de court par sa distraction, elle se retourna carrément vers les autres :

— Non ! Elle était pas la seule à l’aimer !

— Allons ! dit Laure Provençal qui jugea bon d’en finir, en secouant les brins de fils à son tablier, il est temps qu’on s’en aille. On a assez piqué pour cette après-midi.

— Ouais, reprit Didace. Vous me faites l’effet d’avoir piqué en masse.

Puis s’impatientant :

— Ho ! Ho ! Clairez la place. Ôtez le métier dedans nos jambes. Dégréyez ! Vite, qu’on mange !

— On a fini à net vingt-quatre belles pointes, dit avec enthousiasme Lisabel Provençal, qui n’avait rien saisi.

Le soir, Phonsine se remit à harceler Amable pour qu’il obtînt de son père un acte de donation.

— 9 —



Grâce à la présence de Marie-Amanda et de sa famille, le jour de l’An, que Phonsine appréhendait, se passa sans incident, bien qu’elle et l’Acayenne ne se fussent souhaité la bonne année que du bout des lèvres.

Puis les préparatifs des noces de Lisabel Provençal occupèrent les femmes. À tout moment de la journée elles trottaient sur la glace vive, pour aller donner un coup de main aux Provençal ou tout bonnement pour voir ce qui s’y fricotait. À la fin l’excitation et la fatigue les faisaient se pâmer de rire pour un rien ou provoquaient entre elles des querelles aussitôt oubliées.

La veille du mariage, l’Acayenne préparait son fameux six-pâtes dans la cuisine des Provençal. Tout en parlant, elle se trouva coincée. Sans se rendre compte que les autres observaient ses efforts pour se dégager, elle continua : « Nous autres, sur l’eau salée… » Levant la vue, elle les aperçut qui éclataient de rire, sauf Angélina. L’infirme était au poêle, à tirer des beignes. Rouge de colère, l’Acayenne demanda :

— Quoi c’est que vous trouvez de si drôle ? Parce que je parle de mon Varieur ?

Geneviève Provençal essuya une larme. Elle n’en pouvait plus.

— Non, non, fit-elle. C’est pas à cause de ça.

Elle fit signe à Bernadette Salvail. Les deux jeunes filles poussèrent la table.

Encore essoufflée, l’Acayenne s’appuya à la commode :

— Puis c’est pas la première fois que je vous vois rire. Ça fait longtemps que je veux vous tirer votre horoscope. J’vas en profiter. Vous êtes toute une bande de peureuses, de la première jusqu’à la dernière.

— Voyons, l’Acayenne. Modérez vos transports, protesta Laure Provençal.

— Vous, comme les autres. Vous avez peur d’entendre la vérité. Quand on veut vous la dire, vous vous sauvez.

La mère Salvail, qui se levait pour partir, se rassit à côté du poêle, près du plat qu’Angélina remplissait de beignes.

— … ou ben vous vous bouchez les oreilles, comme vous fermez les contrevents de vos maisons, l’été, pour empêcher le soleil d’entrer.

Pendant que les femmes étaient intentionnées à écouter l’Acayenne, la mère Salvail glissa furtivement un beigne entre ses deux tabliers.

— D’abord, continua l’Acayenne, vous riez parce que je suis ben bâtie ? Ma graisse, c’est moi qui la porte. Puis c’est pas du suif.

Elle montra ses bras fermes.

— Puis, mon Varieur, c’était mon premier mari. J’en parlerai tant que je voudrai, tant que je vivrai, si vous voulez le savoir. Il y a pas de déshonneur là-dedans. Quand j’en parle, je vous ôte rien. Sa part d’amitié personne peut la prendre, pas plus que lui prendra celle du père Didace. C’est pas parce qu’un homme est mort depuis des années… C’était un pêcheur, pêcheur d’éperlan, et c’était pas un ange, si vous voulez le savoir. Il buvait. Des fois il buvait toutes ses pêches. En fête il se possédait pas. Il faisait maison nette, le tuyau du poêle à terre, tout revolait. Mais à jeun, par exemple, il y avait pas meilleur cœur d’homme. Quand il disait : La Blanche, en parlant de moi, il avait tout dit. Une nuit qu’il s’était endormi sur la corvette, un raz de marée a tout lavé sur le pont, lui avec.

« J’avais jamais connu ce que c’était de le soigner. Il était charpenté fort, et ben dur à son corps. Un gaillard. En santé. Jamais une minute de maladie pour me permettre de le dorloter. Tout ce que j’avais pu faire pour lui, c’était de l’attendre, la main sur la clenche de la porte, et de tâcher de le ramener à lui par la douceur. De son vivant je l’ai ben attendu. Et j’ai même pas eu la consolation de le recevoir une fois mort. Son corps, ils me l’ont jamais ramené. »

Phonsine jeta un regard autour d’elle : les visages attentifs et émus étaient levés vers l’Acayenne. « Elle est en train de les embobiner correct », pensa-t-elle.

« Après ? Après, fallait ben vivre. J’ai élevé son petit gâs de mon mieux. C’est l’enfant d’une autre femme qu’il avait eue avant moi. Mais je lui ai servi de mère comme il faut. Il a pas trop à se plaindre de moi. Du moins je pense pas. Si mon Varieur eut vécu, des enfants je lui en aurais donné tant qu’il aurait voulu. À la trâlée ! Mais j’ai pas eu c’te joie-là ! »

Du revers de la main elle repoussa les frisons sur son front.

« Puis j’ai navigué pour gagner ma vie et celle du petit. Des fois j’étais la seule femme à bord, avec des vingt, trente hommes. J’étais pas grosse comme à c’t’heure, il s’en faut. Et j’étais jeune. Et pas laide. Il y en avait de toutes les sortes parmi, des bons, des méchants, des taupins, des pleins de détours et d’autres qui étaient foin à lier. J’aimais à rire. Il y a du monde, quel temps qu’il fait, qui gardent toujours leur grand visage, même sans le moindrement de chagrin. Moi j’aime à rire. Ça me commande. Je riais souvent, en portant mon chagrin que je cachais. Quand les hommes m’entendaient rire, l’un après l’autre ils venaient me trouver, chacun avec une bonne raison. Un, c’était pour se faire recoudre son butin, un autre, pour se plaindre, un autre avait besoin de se faire reconsoler. Ben j’en ai jamais redouté un seul, parce que je me redoutais pas. »

L’Acayenne qui achevait son six-pâtes y plaça le dernier rang de pâte.

« Le petit gâs était pas vieux quand il a commencé à réchapper sa vie. Il aurait voulu gagner la mienne. J’ai jamais consenti. J’ai continué à naviguer tant que j’ai pu. Le fait d’être sur l’eau, on aurait dit que je me sentais moins seule et comme un peu plus proche de mon Varieur. »

« Après encore, il y a eu le naufrage de la « Mouche à Feu » sur le lac Saint-Pierre. Puis j’ai connu le Survenant. Puis le père Didace. C’est de même. »

L’Acayenne baissa la voix : « Sur la terre ferme, vos morts, vous les avez à vous autres pour leur fermer les yeux, pour les ensevelir. Vous pouvez vous agenouiller sur leur tombe, leur porter des petits bouquets. Pas moi. En mer, sur l’eau salée, les morts se perdent. Mon Varieur, appelez-le comme vous voudrez. Traitez-moi de folle, si vous aimez. Donnez-moi tous les noms. Mais d’un homme qui, malgré ses défauts, puis sa pauvreté, a eu pour moi des bontés, quand même que j’en parlerais de temps à autre, je me demande pourquoi ça vous porte à rire ou ben, c’est pire, à penser mal de moi ? Quand même…

Les mots filèrent, troublants, comme la sirène d’un bateau en détresse dans la brume.

Un peu calmée, mais encore rouge d’avoir tant parlé, l’Acayenne étira de deux doigts les coins de sa bouche. La mère Salvail, voyant que l’autre avait terminé son histoire, en profita pour se préparer à partir.

— Maintenant, dit-elle, en se levant, je vous tire ma révérence.

Une dizaine de beignes qu’elle avait enfouis à la dérobée entre ses deux tabliers roulèrent sur le plancher.

— Ah ! un mystère ! fit-elle, plus étonnée que tout autre, d’avoir ainsi oublié sa cachette.

— Il y a pas de mystère là-dedans, dit Laure Provençal, c’est toi avec tes grand’mains.

L’Acayenne aussi voulut s’en aller. Laure insista pour la garder.

— Restez, qu’on parle ! Tantôt je vous payerai la traite.

— Attends-moi, dit Phonsine à Angélina qui attachait les cordons de son tablier, après en avoir secoué toute trace de farine.

L’infirme, comme si elle n’eût rien entendu, alla droit à l’Acayenne. Tout haut, afin que chacune la comprît, elle lui demanda :

— Si vous voulez, à soir, on fera route ensemble, nous deux ?

— C’est bon, dit l’Acayenne.

Les femmes, étonnées, regardèrent Phonsine à la dérobée. « Pourvu qu’il neige pas demain, dit l’une d’elles en entr’ouvrant la porte. La lune vous a un de ces grands cernes… »

Le cœur navré, Phonsine vit l’Acayenne et Angélina partir ensemble. L’Acayenne et Angélina bras-dessus, bras-dessous ! Chaque jour la belle-mère lui rognait quelques-unes de ses possessions : aujourd’hui, l’amitié d’Angélina ; demain, ça serait autre chose. « Avant longtemps, se dit-elle, il nous restera plus rien, à Amable et à moi, ni personne pour prendre notre part. »

* * *

— Ah ! que la belle noce !

Dans la cuisine des Provençal, Jacob Salvail, le coude au genou et le menton dans la main, fixant un rond de tapis, parut réfléchir avant de répondre :

— Ouais, une grosse noce ! comme il s’en est rarement vu, même à Sainte-Anne !

Durant deux jours et une nuit, la table resta mise et regarnie de bord en bord à mesure. Sans parler des tournées de petit-blanc.

Le six-pâtes fut sans contredit la pièce de résistance. Les premiers y goûtèrent avec une légère méfiance.

— Vous me jurez, demanda un vieux de Maska, qu’il rentre rien de ce qui porte plume, dans ce plat-là ?

— Pourquoi, le père ? demanda une jeunesse.

— C’est contraire à mon estomac. J’en ai jamais mangé. Je commencerai pas à mon âge.

— Ah ! ben, misère à poil ! Ils m’avaient toujours dit que les gros casques de Maska avaient l’estomac tôlé.

— Pour boire, mon jeune : à Maska, plus on boit, moins on est chaud. Mais pas pour manger !

— En tout cas, si vous voulez savoir ce qui rentre dedans, allez le demander à la grosse femme qui se berce à côté du poêle. Apparence que c’est elle qui a préparé la mangeaille.

Le vieux loucha :

— Pas la belle créature, avec le corps de robe comme doré sur tranche, qui trône dans la chaise berçante ?

Phonsine qui, malgré une migraine, servait les autres à table, entendit. « C’est ben vrai, se dit-elle : elle trouve le tour de trôner partout. Elle a pas assez d’être belle femme, de jouir d’une bonne santé, il faut encore que les hommes vantent son ordinaire. L’eau qui s’en va à la rivière… »

Les convives de la première tablée firent un tel éloge du six-pâtes qu’ils s’en trouvèrent le plus punis : ils ne purent en reprendre une deuxième fois, chacun des autres qui n’étaient pas à table en réclamant sa part. L’Acayenne dut en expliquer la recette : « Vous prenez, dit-elle, une volaille de bonne grosseur, puis un lièvre d’une grosseur… raisonnable que vous coupez par bons morceaux. Après, vous hachez une brique de lard de la grosseur du poing que vous faites revenir dans la poêlonne. Pendant ce temps-là, vous préparez une galette… »

— Les Beauchemin, comme de raison, dit, la bouche amère, une veuve du Pot-au-Beurre, qui eût volontiers épousé le père Didace, il faut toujours qu’ils aient de quoi de mieux que les autres. L’année passée, c’était leur Survenant qui leur faisait honneur. C’t’année, c’est une survenante…

— Allez jamais l’appeler de même ! l’avertit David Desmarais. C’est la femme au père Didace.

— Je le sais, je le sais comme vous. Est-ti bonne femme au moins ?

— Ah ! personne a rien à dire de contre.

À la veillée, les chansons à répondre alternèrent avec la danse agrémentée de cabrioles, de virevoltes, de claquements de talon, au son de la musique que deux violoneux entretenaient à la relève.

Au début de la noce, il n’y avait eu que révérences, compliments et embrassades. Mais au milieu de la deuxième journée, les liens d’amitié se relâchèrent. Des jeunes gens surnommés les Barbottes de l’Île Saint-Ignace, en manche de chemise, s’amusaient à tirer au poignet. À propos de rien, Joinville, passablement gris, donna une jambette au marié qui trébucha sur le coin du poêle et se fit une bosse au front. La parenté de celui-ci s’en trouva mortifiée et parla même de retourner au Pot-au-Beurre avant la fin de la noce. Il fallut l’intervention de Pierre-Côme pour la décider à rester.

Puis, les enfants avaient repris leur naturel. Ils faisaient de leur pire. Échevelés, leurs habits froissés et tachés, quand ils ne se chamaillaient pas, ils glissaient à califourchon sur la rampe de l’escalier. Ou encore ils sortaient et rentraient du dehors, secouant sur les invités leurs mitaines mouillées de neige. Dans un coin, un innocent s’acharnait depuis le matin à jouer mollement de la guimbarde, comme à la corvée. On riait encore, mais sans gaieté, par accoutumance.

Les jeunes délaissaient la danse pour les jeux de société. Après la chaise honteuse et le clin d’œil, ils jouaient à échanger des « papparmannes d’amour », pastilles blanches à la graine de thé, sur lesquelles était tracée en sucre rouge une question ou une réponse, telle que : « Voulez-vous m’accorder un baiser ? » « Allez le demander à mon confesseur. » « Si maman vous entendait ! » Odilon, qui courtisait Bernadette Salvail, y prenait un plaisir fou. Angélina observait le couple. Elle regrettait les instants de bonheur avec le Survenant, que Bernadette lui avait dérobés. Une main sur son épaule la fit tressauter ; le père Didace s’était approché d’elle. Et lui qui, la rencontrant chaque jour, n’avait jamais osé prononcer devant elle le nom du Survenant, demanda, tout ému, au milieu de la fête !

— Le Survenant t’a jamais redonné signe de vie ? T’as jamais eu de ses nouvelles ?

— Comment voulez-vous ?

— Non, mais je pensais, des fois, qu’il aurait pu t’écrire… t’envoyer une postcarte pour te dire ce qu’il devient, ce qu’il fait par là…

— M’écrire !

Angélina, les yeux bas, demeura immobile sur sa chaise. Rien ne trahit, dans son maintien, l’émotion qui la transportait. Sans comprendre quel feu d’espoir il venait d’allumer au cœur de l’infirme, sans voir la lueur d’amour flamber dans son regard, le père Didace crut qu’elle préférait ne point reparler du Survenant. Doucement il s’éloigna.

Assis sur les marches de l’escalier à côté, Amable et Vincent Provençal fumaient en silence. Ils avaient tout entendu.

— C’est ben curieux, dit tout bas Vincent, comme ton père a toujours l’air de craire que le Survenant peut accomplir mer et monde.

— Ouais, répondit brièvement Amable. Comme si un gâs, en changeant de place, pouvait se changer en même temps. Le Survenant aura beau trotter l’Afrique puis l’Amérique, il restera toujours survenant par-devant. Mais j’ai beau le dire au père, il veut pas comprendre.

* * *

Comme la danse soulève la poussière, le plaisir avait fait lever un nuage de tristesse. Peu à peu il envahit les visages, même les meubles, même les mets affaissés, sans attrait maintenant aux yeux des convives rassasiés.

La grande Laure, affalée sur une chaise près de la fenêtre, poussa un soupir de satisfaction quand elle vit la dernière voiture fermer le cortège qui allait reconduire les mariés jusqu’au Pot-au-Beurre.

* * *

Le lendemain, un mardi, jour de tournée dans le rang, Angélina guetta le commerçant qui était aussi postillon. Sans lui laisser le temps de franchir le seuil de la porte elle s’informa s’il n’avait pas une lettre à son adresse. D’ordinaire, elle s’intéressait davantage aux prix et à la marchandise qu’au courrier.

« J’ai commandé des grainages par la poste », expliqua-t-elle, le visage rouge, mentant mal.

— Ah ! cré yé ! tu vas ensemencer de bonne heure, dit le commerçant flairant quelque mystère.

Comme il s’éloignait, elle mit la tête dans l’entrebâillement de la porte, la main sur la bouche afin de ne pas avaler d’air froid, et lui cria :

— À votre prochain voyage, rapportez-moi donc une estampille de deux cennes. En cas…

Mais le lendemain, elle n’y tint plus et se rendit à Sorel choisir des cartes postales illustrées. Un restaurant en exposait à tous les goûts. Pour l’infirme habituée à ne jamais dépenser un sou mal à propos, la moindre emplette méritait de la considération. Le jeune commis, pressé d’aller rejoindre sa blonde à l’arrière-magasin, débita à la course, à mesure qu’il tendait des cartes à Angélina :

— Ça, c’est une Paimpolaise… Vous savez, Botrel ? Angélina haussa les épaules.

— Mon doux, la chanson : « J’aime Paimpol et sa falaise, son église et son grand pardon, j’aime surtout la Paimpolaise… »

Angélina examina le costume de la femme, son fichu de dentelle, et, dans ses cheveux, le grand papillon de velours noir. Elle se demanda comment on pouvait le faire tenir ainsi en place.

— Ça, c’est la Suisse…

Le paysage étalait un ciel gros bleu, la neige d’une blancheur aveuglante, et au bas, le vert criard des pâturages. Une bergère y gardait de blancs moutons. Angélina, le cœur à la peine, songea à la chanson du Survenant :

« Si vous voulez, belle bergère… »

Alors, elle choisit deux cartes : une qui représentait une fille brune et maigre, à sa propre ressemblance, croyait-elle, et une autre, le chemin de Sainte-Anne-de-Sorel.

Mais Angélina ne reçut pas de nouvelles du Survenant et les deux cartes postales restèrent au fond d’un tiroir.

* * *

Puis l’on ne parla plus que d’élections municipales au Chenal du Moine. L’on vit sourdre des agents politiques, à la solde d’adversaires de Pierre-Côme, ne négligeant aucun élément, en vue des élections générales. Gros farceurs et conteurs d’histoires comiques, ils jetaient à la volée, de maison en maison, la semence d’une doctrine d’occasion qu’ils renieraient au premier jour en faveur d’un plus haut enchérisseur de leurs services. Didace les avait jugés : « Des jappeux, des jappeux… »

Cependant comme ils traînaient avec eux une ample provision de boisson forte, c’était à qui les aurait pour la veillée. L’œil sur la cruche de petit-blanc, au milieu de la table, pendant huit jours francs les habitants burent leur content. Ils se dilatèrent la rate à rire et ils écoutèrent sans broncher les étrangers leur expliquer les besoins de la paroisse.

Toutefois le jour de la nomination, personne ne voulut faire opposition à Pierre-Côme qui se trouva réélu par acclamation.

Deux jours plus tard, pour l’amour d’une bagatelle, ils recommencèrent à tempêter contre lui.

— Maudit Provençal !

Le Chenal du Moine retombait à sa routine.

Toujours la même turelure !

— 10 —



Toujours la même turelure !

Pour les hommes, le train du matin, le bois, les charrois, parfois une visite clandestine à quelque ouache de rats musqués, le train du soir et de longues heures d’oisiveté à fumer la pipe. Un voyage au marché de Sorel, le samedi, la grand’messe, à Sainte-Anne, le dimanche, demeuraient leurs meilleures distractions.

Pour les femmes les trois repas interrompant les besognes domestiques, parfois une assemblée entre voisines, à tailler de la catalogne ou à natter de la guenille, tout en se faisant aller la langue.

Avec février une tempête se leva sur la campagne. Pendant deux jours au delà, elle souffla sans répit. Et tout le temps la neige tomba. Elle tomba par étoiles, par flocons, par brins, tantôt fine et poudreuse, tantôt folle et tantôt frivolante. Peu à peu elle combla les creux, coucha les clôtures qu’on avait négligé d’enlever et abolit les frontières. Bientôt elle emprisonna chaque habitation. Puis elle isola le Chenal du Moine.

On ne parvenait pas à réchauffer les maisons. Bien qu’on eût calfeutré de tapis le seuil des portes, un air froid courait sur le plancher ; il pénétrait les murs.

Le premier soir, les Beauchemin se couchèrent tôt, mais à tout moment, la plainte des liards autour de la maison ou l’éclatement de clous leur faisaient ouvrir les yeux. À peine endormie, l’Acayenne s’éveilla en criant :

— Le bourgot ! le bourgot !

Didace la poussa :

— T’as le pesant ! Réveille-toi !

— Le bourgot qui appelle !

— Voyons donc ! Tu rêves ! C’est le vent qui rafale dans la cheminée.

L’Acayenne tâta le drap de laine, la courtepointe rude, la main velue du père Didace.

— Ah ! dit-elle, frissonnante et mal éveillée, je me pensais encore par chez nous.

Elle bâilla :

— À c’t’heure que tu m’as réveillée, je pourrai p’us me rendormir. Va falloir que tu me parles…

Furieux qu’elle usât ainsi de détours envers lui et surtout qu’elle eût sans cesse l’esprit à ses Cayens, le père Didace se mit à crier à toute voix :

— J’étais-ti pour te laisser réveiller toute la paroisse ? T’hurlais à la mort. Tu menais un sabbat du yâble !

Le lendemain, ils s’éveillèrent plus tard que d’ordinaire. Une faible lumière bleue passait avec peine par les fenêtres qu’obscurcissaient des bancs de neige. La cuisine offrait l’aspect d’un caveau. Avant même de manger, les hommes se hâtèrent de déblayer une ouverture afin de laisser pénétrer la clarté, puis de pelleter une allée jusqu’aux bâtiments. Phonsine, debout près de la porte, prit plaisir à regarder travailler Amable et le père Didace : armés de pelles de bois, ils ouvraient une tranchée en découpant de grands carrés ouateux qu’ils lançaient par-dessus leur épaule. Soudain, une folie s’empara d’elle. Nu-tête, à moitié vêtue, elle courut au dehors. Les bras écartés, de tout son long elle se jeta dans le premier banc de neige, y laissant l’empreinte de son corps en forme de croix, un geste qu’elle rêvait d’accomplir depuis son enfance. En se relevant, elle entendit, à travers la tempête, le rire éraillé du père Didace. Toute réjouie, elle retourna dans la maison :

— Le père Didace qui rit, dit-elle.

— T’es ben assez folle, lui répondit l’Acayenne qui avait été témoin de la scène. Quand t’auras attrapé quelque inflammation de poumons, tu seras guère avancée. Et cherche qui c’est qui te soignera ? Vas-tu devenir fantiseuse à c’t’heure ? ajouta-t-elle en examinant la jeune femme de la tête aux pieds.

Sa joie subitement éteinte, Phonsine, s’efforçant de paraître encore plus maigre, abaissa lentement la vue sur son ventre. Non, personne ne pouvait deviner son état de grossesse. À l’idée qu’un jour elle devrait peut-être abandonner son corps aux mains de l’Acayenne, elle frissonna. Le moment venu de mettre son enfant au monde, elle demanderait à Laure Provençal de l’assister, ou même à Angélina, si Marie-Amanda n’arrivait pas à temps. Elles, sauraient la soigner.

Le père Didace revenait, les pieds gros de neige. L’Acayenne courut à lui, un petit balai à la main :

— Attends, que j’t’époussète la neige !

— Une vraie bordée ! dit le père Didace.

— On en a-t-il encore pour longtemps ? s’impatienta l’Acayenne qui avait hâte d’être au printemps.

Avant de rendre oracle, le père Didace leva la tête :

— Pour toute la journée… la nuitte… et une partie de la journée de demain. Le temps est blanc.

— Miséricorde ! on va ben être enneigés à tout jamais ! Moi qui me fiais sur les patates, qui commencent à avoir des ergots, pour craire que c’était le printemps ! dit-elle en ouvrant le petit tiroir de la commode, dans toute sa grandeur.

— Quoi c’est que tu furettes là ? lui demanda Didace.

Dans le fond du tiroir étroit on rangeait les papiers importants ; au bord, les livres de prière et les images. Quand quelqu’un y avait à faire, il ne le tirait toujours qu’à demi. Seul Didace, en tant que chef de famille, usait du droit de l’ouvrir en entier. Phonsine pensa que l’Acayenne devait en avoir inspecté le contenu.

— Je furette pas, répondit l’Acayenne. Je cherche l’almanach. Je le trouve pas nulle part.

— Pourquoi faire, l’almanach ? demanda Phonsine.

— Quiens, pour connaître le temps.

— On n’n’a pas.

— Une maison pas d’almanach, j’ai pas encore vu ça, s’étonna l’Acayenne. C’est plus que rare :

Piqué, le père Didace ne perdit pas de temps :

— Pour le monde ignorant, p’t’être ben, mais pas pour nous autres qu’on lit le temps dans le firmament comme sur la paume de notre main.

Alphonsine aurait voulu courir au père Didace et l’embrasser.

Mais l’Acayenne ne désarmait pas :

— C’est pas un mystère à prédire : neige… neige… puis neige tout le temps. Par chez nous, il tombera ben quelques brins de neige, mais jamais de même.

« C’était d’y rester », se dit Phonsine, l’œil soudain allumé de malice.

Le troisième jour, vers midi, la neige, qui voltigeait plus rare depuis le matin, cessa tout à fait. Alors l’on vit qu’elle avait tout nivelé, comme à la main, à perte de vue : les champs, le chenal, la commune. Dans le ciel blanc, le soleil, rouge sang, s’arrondit puis disparut aussitôt, comme un grand œil blessé qui s’entr’ouvre puis qui se referme sur sa peine. Après, une lueur rose dansa sur la neige, autour des ombres bleues.

À la tombée du soir, on entendit au loin le carillon d’un premier traîneau. Le père Didace se rendit à la fenêtre :

— Ah !… ah !… dit-il, la lune a les deux cornes en l’air. Le frette veut pas encore céder.

Et apercevant le traîneau :

— Qui c’est qui peut ben battre la route à soir ? Faut que ça presse en yâble ! Va donc voir au chemin, Amable !

Amable sommeillait, les pieds en chaussons à l’entrée du fourneau, à se chauffer. Il sursauta :

— C’est pas à notre tour à battre le chemin.

— C’est toujours notre tour de donner un coup de main à quelqu’un de mal pris. Le cheval est à la nage dans la neige. Il en a par-dessus les menoirs.

— Qu’il se déprenne tout seul !

— Non, mais ça fait-il pitié d’être mal bâti de même ? dit le père Didace en enfilant son paletot de chat sauvage, et en s’apprêtant à sortir.

Lorsqu’il revint, dix minutes plus tard, silencieux, la tête basse, l’Acayenne lui dit :

— T’es ben caduc ! As-tu perdu un pain de ta fournée ?

En silence il enleva son paletot et se mit à fumer.

— Y a pas personne de malade dans la paroisse ? demanda Alphonsine.

— Pire que ça !

— Pas de la mortalité ?

— Canard Péloquin vient de mourir. Son garçon s’en va qu’ri la tombe à Sorel.

— Ah ! fit Phonsine, si c’est pas de valeur !

— Canard ! en v’là un nom ! s’exclama l’Acayenne. Qui, ça ?

— C’est Péloquin le chasseur, le meilleur guide, le plus beau coup de fusil qu’on puisse voir !

— À vous entendre, renâcla Amable, j’avais toujours cru que c’était vous le grand chasseur en personne.

— Lui, dans son temps, moi, dans le mien, on se faisait pas grand’dommage.

— Pauvre Canard Péloquin ! s’apitoya Phonsine. On dira cinq pater, cinq ave pour lui, après la prière en famille.

— Une grosse perte pour la paroisse !

— Ah ! dit Amable, un vieux qui était en enfance depuis des années…

— T’es pas capable de comprendre ! T’as seulement jamais pris un fusil dans tes mains pour chasser. C’est lui, Canard, qui m’a montré à chasser, à tirer au vol plutôt qu’à la rasade de l’eau. Qu’il était donc fin ! Il avait réussi à dresser un vieux jars qui allait s’abander avec les canards noirs, puis qui les conduisait à ses canes, dret à côté de l’affût.

— Pourquoi que tu l’appelles Canard ? demanda l’Acayenne.

— Parce qu’il imitait le cri du canard, à s’y méprendre. C’était toute beauté de le voir tirer. Je me rappelle une avant-midi, pas ben des années avant d’arrêter de chasser, à lui tout seul il avait abattu cent cinquante-quatre canards, tous des courouges. Il en avait l’épaule toute bleue à force de tirer. À midi, il lui restait p’us une seule cartouche. Mon Péloquin a monté à Sorel à l’aviron se chercher des cartouches. Puis, toujours à l’aviron, il a descendu se replacer à l’affût. Et il en a tué encore quelques-uns comme une quarantaine. V’là ce que j’appelle chasseur !

— V’là ce que j’appellerais cochon, dit Amable, en bâillant.

Phonsine fit signe à Amable de se taire. Le père Didace, la figure rouge et fâchée alla au cabanon. Du fond, il tira la vieille paire de raquettes que le Survenant avait réparées l’année précédente. Ses pouces s’attardèrent à éprouver le nerf tressé.

— Mes souliers mous, sortez-les ! ordonna-t-il aux femmes pendant qu’il se déchaussait.

Phonsine lui apporta ses mocassins.

Devinant le dessein de son père, Amable lui dit sincèrement :

— Vous êtes trop vieux pour vous barauder la nuitte, en raquettes, à travers les champs. Restez donc contre le poêle. Votre place est icitte, pas dehors.

Didace éclata :

— Faut-il être simple d’esprit pour parler de même. Si on dirait pas que la mousse est à la veille de prendre après moi. Vieillir… vieillir… j’suis pas tout seul. Oublie pas une chose, mon gars, pour chaque jour d’âge que j’attrape, t’en attrapes d’autant !

Il se leva :

— J’ai jamais vu un Beauchemin avoir si peu l’esprit de paroisse ! On dirait qu’il est comme le poisson armé : il a la chair de travers.

Aux yeux de Didace Beauchemin, la mort de Péloquin représentait plus que la mort d’un homme, c’était le commencement de la fin, un signe des temps : l’effritement d’un pan de l’ancienne paroisse, le raisonnement imbécile de la jeunesse, les changements dans la migration des canards que la civilisation refoulait plus au nord, d’année en année, le poussaient au dos, comme pour le précipiter plus tôt dans la fosse.

— Où c’est que tu vas sur c’t’erre-là ? demanda l’Acayenne.

— D’abord prier le bon Dieu au corps… Puis parler. Parler, torriâble ! avec du monde de mon temps, puis du monde de ma race !

— 11 —



Depuis quelque temps, Phonsine languissait. Un matin, à la fin de mars, après une nuit d’insomnie, elle se leva avec l’idée de consulter le médecin, le jour même. Elle s’alarmait, non pas tant de grossir à peine, ce dont elle tirait une satisfaction de vanité, que de ne plus sentir la vie de l’enfant dans son sein. Amable, qui connaissait l’aversion de son père pour la maladie et pour la médecine, hésita avant d’accéder à ce qu’il croyait un caprice de sa femme.

— Ouais… tu choisis mal ton jour, un lundi. Deux voyages coup sur coup. Puis le doux temps a massacré les chemins…

Devant l’hésitation d’Amable, Phonsine suggéra :

— Il y a quelqu’un chez Pierre-Côme qui doit se rendre à Sorel à matin. Je profiterai de l’occasion. Personne pourra trouver à redire de même ?

Vers midi, Amable, à l’insu de l’Acayenne, cherchait un outil dans le grenier quand le heurt d’une porte refermée avec vigueur le fit sursauter. Il reconnut aussitôt la manière de son père. En entrant, Didace s’exclama :

— Ça pue ben !

En effet, plus fort que l’odeur de lait et de cuir mouillé qui, à certains jours, s’attachait à la cuisine, un parfum vulgaire saisissait l’odorat.

L’Acayenne acquiesça :

— Une vraie peste ! C’est Phonsine qui est partie à Sorel. Elle s’est frottée au savon d’odeur, pour vrai !

Le rire aux lèvres, elle ajouta :

— Elle se savonne pas tant que ça pour rester avec nous autres, hein ?

Didace fit mine de ne pas avoir entendu :

— C’est étrange qu’elle en ait pas soufflé mot. J’lui aurais donné une commission. Quoi c’est qu’elle est allée bretter à Sorel ? Avec qui c’est qu’elle est partie ?

— Quiens ! Y avait pas de quoi s’en vanter. Elle est partie toute seule avec le beau Joinville à Provençal. Demande-moi ce que les autres vont dire…

— Avec Joinville ? Elle le fait ben exprès pour faire jacasser le monde…

— Y en fallait un pour remplacer le Survenant…

— Torriâble ! commença Didace…

Des pas sur le plancher à l’étage supérieur leur coupèrent la parole. Déjà Amable dégringolait l’escalier étroit. Au lieu d’expliquer calmement à son père que Phonsine était allée consulter le médecin et qu’il l’avait envoyée avec Joinville afin de ménager les chevaux, il se planta devant sa belle-mère, criant comme un perdu :

— Salissez pas ma femme ! Phonsine est pas de votre race. Elle est respectable. Salissez-la pas, elle est en famille.

La main levée, il la menaça :

— Vous allez la respecter ou ben vous prendrez la porte, je vous le promets.

De son poing fermé, Didace lui rabattit la main :

— Arrête. Laisse ta mère tranquille !

Il voulait dire : ta belle-mère. Dans l’excitation, le mot lui avait échappé.

— Ma mère… c’te langue sale-là ?

Sa mère, Mathilde, la sainte femme, qui n’avait rien à soi, qui pouvait s’arracher le cœur pour combler les autres.

Des souvenirs se bousculèrent en lui : les fréquentes absences de Didace durant son veuvage, ses randonnées à Sorel avec le Survenant, les taquineries des propriétaires de Maska, à la barrière, sur ses espoirs de paternité. Il dit à Didace :

— Vous aviez beau à pas vous marier : Pourquoi acheter la vache quand on a le lait pour rien ?

L’insulte, pire qu’un crachat, vola à la face de Didace. D’un bond il se leva, retroussant déjà les manches de sa chemise de laine.

— Approche !

Amable ne bougea pas. Il blêmit seulement. Didace, bien qu’il eût tassé, le dominait encore de la moitié de la tête. Ses épaules larges et épaisses dépassaient celles du fils, faiblement voûtées. Il s’élança pour le frapper, mais soit violence de l’émotion, soit douleur subite, son poing retomba. Au même moment, un rayon de soleil frappa les médaillons de tilleul. Sur les portraits de zinc, les anciens Beauchemin, de leur regard strict comme planté dans le sien, semblaient le juger. Il comparaissait devant les premiers de sa race. Se battre contre plus faible que soi, c’était déjà faillir ; mais contre son propre enfant, c’était une trahison. Il eut honte.

— J’vas-ti me mettre à fesser sur mon sang à c’t’heure ?

De grosses gouttes de sueur perlaient sur son crâne. Il s’effondra dans son fauteuil.

— Chicanez-vous pas pour moi, dit l’Acayenne, faisant mine de ramasser ses nippes. J’ai jamais été un élément de discord nulle part. Puisque c’est de même, j’m’en vas vous régaler de mon absence.

Encore essoufflé, Didace l’arrêta :

— Toi, reste à ta place. C’est pas à toi à céder le pas.

— C’est ça, reprit Amable, hors de lui, mettez-moi à la porte. Maudissez-moi dehors, pendant que vous y êtes. Mais vous perdez votre temps. Je pars, mais je pars de moi-même. J’vas chercher ma vie ailleurs.

— Où ça ?

— Dans le monde… dans le vaste monde…

Le mot rendit un son rapetissé, il n’avait plus de sens. Le vaste monde n’était plus qu’un jouet d’enfant dans la main d’Amable.

— Tu partirais, toi ? lui demanda Didace soudainement ému. Mais aussitôt, une lueur de moquerie s’alluma dans son regard.

— Tu partirais ? T’es seulement pas capable de tenir un outil dans tes mains. Et quand tu le laisses tomber, c’est toujours le manche qui fait défaut, jamais ta main. Tu t’apercevrais vite que t’as les dents molles pour manger de la misère. T’as pas de métier…

— Non ? Quoi c’est que vous faites du débardage ? Un métier facile qui exige pas d’apprentissage, où c’est qu’on gagne des grosses gages quasiment à rien faire. Le Survenant le disait ben…

Le Survenant, lui, aurait pris soin de la terre. Un regret vint au cœur du père Didace :

— Laisse le Survenant tranquille ! Le Survenant puis toi, c’est deux !

Toujours le Survenant !

Amable s’écroula, la tête entre les mains. Il ne comprenait plus rien. Passe un passant, un soir d’automne. Il rentre en bourrasque dans la maison et s’y installe comme si tous les honneurs lui étaient dûs. Tout le monde l’accepte, le père Didace le premier, parce que le Survenant a les reins forts, la tête haute et qu’il a appris à se battre ; les femmes, parce qu’il est bel homme, parce qu’il leur chante des chansons et parce qu’il remplit la boîte à bois à temps.

Mais lui, un faiseux d’almanach, quand il a fini d’une place, il secoue le monde d’une pichenotte, comme la poussière sur son bras. Aïe, neveurmagne ! Hou donc ! cours à la place qui le tente. Après, il s’en trouve pour déplorer sa perte, pire qu’un parent défunt. Mais qui c’est qui va au bois, l’hiver, abattre les arbres ? Qui c’est qui apporte le pain sur la table, trois fois par jour ? Celui qui reste.

Celui qui reste, sourd à tous les appels, d’abord à cause d’une mère vieillissante que son départ chagrinerait, ensuite à cause d’une femme maladive à qui il a promis protection, on finit par ne plus le voir, parce qu’on l’a toujours vu à la même place, comme la commode dans le coin.

— Demain, dit le père Didace, si le doux temps se maintient, on devrait commencer à entailler pour faire les sucres.

Comme Amable se taisait, il demanda :

— T’as compris ?

— Ouais, répondit Amable. Puis le petit pot sur la table, qui c’qui le remplit de sirop d’érable ? La commode dans le coin !

— Quoi, la commode dans le coin ? Tu déparles ?

Lorsqu’Amable fut sorti, l’Acayenne demanda à son mari :

— Tu penses pas qu’il est parti pour tout de bon ?

— Faudrait pas connaître les gars de par chez nous. Ils partent pour mettre le feu aux quatre coins du monde, mais au bout de deux jours, ils reviennent chercher leur étoupe par icitte.

Didace haletait.

— Tu pompes ben, le mien ? lui dit l’Acayenne.

Didace, les yeux fermés, fit simplement une moue d’indifférence. Mais en lui un voile se déchirait : cette douleur qu’il feignait d’ignorer, il ne la reconnaissait que trop. Elle l’avait déjà visité. Il resta ainsi immobile jusqu’à ce qu’elle se fût éloignée. Une fois soulagé, il appela :

— La Blanche !

L’Acayenne tressauta :

— Mon doux, que tu me fais peur !

— J’ai pas rêvé ça ? Amable a ben dit que sa femme est en famille ?

Un léger mouvement de recul, pour toute réponse, lui fit comprendre qu’elle avait entendu. L’œil méfiant, il insista :

— Tu t’en doutais pas, toi, qu’elle était grosse ?

— Elle me l’a jamais dit.

Mais se voyant prise au piège, elle se mit sur ses gardes, prête à attaquer :

— C’était à elle de le dire.

Légèrement, elle ajouta :

— Faute de parler, on meurt sans confession.

— Même sans le dire, entre créatures qui vivent côte à côte dans la même maison, ces choses-là se devinent, sans qu’il soit besoin d’en parler, il me semble ?

Au lieu de répondre, l’Acayenne regarda dans le vide. Impatienté, Didace continua :

— Comment ça se fait que tu m’en aies rien dit ? Regarde-moi dans les yeux. As-tu peur d’envisager le monde en face ? As-tu de quoi à cacher ? Arrête-les de bouger, tes yeux couleur d’eau. Calme-les un petit brin.

— C’est les mêmes que j’avais avant qu’on se marie.

À deux ou trois reprises, les paupières de l’Acayenne battirent comme des ailes. Puis elle ouvrit tout grands les yeux, les posa à peine sur Didace, puis sur les portraits des Beauchemin. Et, fixant ses mains jointes, elle dit presque bas :

— Tout le monde peut pas avoir, comme les Beauchemin, des yeux qui coupent !

Autrefois pareille réponse eût comblé de joie le cœur du vieux Didace. Mais plus maintenant. Enfoncé dans son fauteuil, il examinait l’Acayenne, elle-même si absorbée dans ses pensées qu’elle ne s’en rendit pas compte. De fines rides la marquaient de la patte d’oie aux tempes et des cheveux blancs ternissaient la chevelure d’or roux. Toutefois le regard de Didace s’arrêta avec complaisance aux plis rosés de la nuque. « Elle est grasse comme une caille. Ben logée. Ben nourrie. Sa vie assurée ; pas l’ombre d’un souci. Ça peut pas se faire autrement. »

Mais au delà de la chair et de la blancheur de l’Acayenne, il lisait autre chose : elle l’avait épousé pour la sécurité de ses vieux jours ; de cœur, elle appartenait au Cayen Varieur. « Je suis pas fou à demeure, pensa-t-il. Elle a beau m’appeler « le mien », elle peut pas oublier l’autre. Comme de raison c’est avec lui qu’elle a mangé sa misère. »

L’Acayenne l’avait-elle triché ? Certes, elle avait passé l’âge d’élever une famille. Mais c’était à lui, Didace, à être plus attentif, au moment de son second mariage.

La maison luisait de propreté. Il avait une table garnie de bon manger, des habits propres et rapiécés à point. Mais il ne suffit pas à une vraie femme que l’ordre règne autour des meubles et dans la nourriture, il faut encore qu’il règne sur les esprits. Autrement, la maison penche.

Les femmes qui possédaient le don de faire régner les deux étaient donc bien rares ? Sa mère, la première, l’avait eu. Puis ses sœurs. Mathilde aussi, sûrement. Ensuite, Marie-Amanda. Mais elle était mariée. Une fille mariée, c’est une branche qui s’échappe de l’arbre pour prendre racine plus loin. Elle avait traversé la Grand’rivière pour vivre à l’Île de Grâce et devenir Aubuchon. Vrai, quand elle arrivait au Chenal, elle se retrouvait Beauchemin comme devant. Seulement, le dimanche, à Sainte-Anne, à la messe, quand les habitants de l’Île de Grâce, après avoir échangé contre des bottines plus fines leurs bottes qu’ils déposaient sous un perron, se rendaient à l’église, en bande à part, Marie-Amanda se tenait avec eux, ses gens ; elle se contentait de sourire de loin à ses connaissances et à sa parenté du Chenal du Moine.

L’Acayenne avait-elle le don ? Didace fit signe que non. Mais personne ne le saurait. Quand un Beauchemin a le malheur de tracer un sillon croche, il ne va pas demander au voisin de le redresser. Le sillon reste croche, mais il reste Beauchemin.

C’était donc Phonsine, cet humble repoussis, qu’il avait souvent traitée de haut parce qu’elle venait de la Pinière, et bousculée parce qu’elle ne tenait pas la maison à son gré, la bru qui donnerait aux Beauchemin le septième Didace, l’enfant tant espéré. Plus que son propre fils même. Son premier fils, certes il l’avait reçu dans l’allégresse, mais aucun doute n’en avait précédé l’arrivée ; en douter eût été douter de son sang, de sa force, de la lumière du jour. Tandis que ce petit-là, l’enfant d’Amable, l’avait-il assez attendu, trois, quatre ans au delà ?

Un air de cantique montait en lui. La tête tantôt à droite, tantôt à gauche, comme la cime d’un liard par une brise d’été, Didace se mit à chantonner :

Venez, divin Messie…

— Es-tu écarté ? lui demanda l’Acayenne. On n’est p’us à Noël. On marche sur Pâques ben vite.

Solennel, la tête haute, il croisa les bras :

— Dorénavant, faudra prendre ben soin de la bru, rien lui laisser porter de pesant, ni faire des ouvrages fortes. Tu m’entends ?

Sans répondre, l’Acayenne pensa :

« C’est pas tant pour la bru que pour le petiot, toutes ces précautions-là. Apparence qu’il prendra de la place dans la maison. Il est pas encore au monde et il en prend déjà ! »

Après, elle eut son visage lointain des jours où elle disait ne penser à rien, mais le père Didace ne lui en demanda pas la raison. Il se dit :

« Qu’elle reste avec ses Cayens ! Les Beauchemin se passeront d’elle ! »

— 12 —



Il devait être près de quatre heures quand Phonsine revint à la maison, l’après-midi. Amable était seul. À son air taciturne, elle comprit que tout n’allait pas bien. Sans attendre, il lui fit le récit de la querelle, en atténuant toutefois ses propres remarques.

Ne retenant d’abord que les insultes que l’Acayenne lui avait décernées, Phonsine s’indigna :

— Ah ! la grosse morue d’Acayenne ! Elle, du moment qu’elle fait son lard ! Non, mais, ça mériterait pas d’être pendue au clocher de l’église ? En tout cas, j’aime autant ma propreté que la sienne… Si on dirait pas qu’on est de la vermine à côté d’elle !

Le reste de la querelle lui revint à l’esprit :

— Je te blâme pas de partir, dit-elle à Amable. Il y a un bout pour endurer. Appareille-toi vite, avant que les deux autres reviennent.

— Tu veux que je parte ? demanda Amable, au comble de l’étonnement.

— Quoi ? C’est pas que ce que tu viens de dire ? C’est pas ce que t’as dit à ton père ?

— Il bégaya, les traits tirés :

— Je voulais leur faire une bonne… peur… C’est… tout.

— Non, dit Phonsine, décidée. À présent que tu leur as dit que tu partais, pars. Autrement, il y aura p’us de vie possible pour nous deux dans la maison. Puis, tu verras, ton père sera le premier à te faire demander. Les sucres vont commencer. Va-t-en à Sorel. Tu peux t’engager.

— Puis, si je trouve pas ?

— Ah ! tu trouveras ben… Même si tu restais quelques jours à rien faire, ça vaudrait mieux que d’être icite à te laisser maganner.

Quelques hardes entassées au fond du paqueton, en poche l’argent provenant de la vente des œufs plus les économies que Phonsine cachait dans un sucrier cassé, et Amable fut prêt. Mais il ne se décidait pas à quitter la maison. Phonsine, énervée de le voir traîner d’une chaise à l’autre, aller à l’armoire, fureter dans les tiroirs, ne cessait de l’exhorter à s’en aller :

— Pars, pars vite, Amable, je t’en prie, avant que les vieux reparaissent !

Une lueur méchante jaunit le regard d’Amable :

— T’as donc ben hâte ! J’vas finir par craire qu’il a du vrai dans ce que l’Autre a dit à propos de toi et de…

— Et de ? répéta Phonsine.

— Oui… du Survenant !

— Amable !

Phonsine croisa les bras sur son ventre comme pour protéger de l’insulte l’enfant :

— Tu devrais avoir honte !

Se repentant aussitôt, Amable attira sa femme, lui releva les cheveux et, gauchement, l’embrassa près de l’oreille.

— Veux-tu que je reste, Phonsine ? supplia-t-il tout bas.

C’était la première fois qu’il lui manifestait une pareille tendresse. Elle dut se raidir pour ne pas céder :

— Écoute, Amable, si tu restes, si tu te laisses faire, ça sera la fin. On doit le respect à ton père, mais il faut tout de même pas qu’il nous manque d’égards non plus. Il a bon cœur, je l’admets, mais tu sais, il est de chair humaine comme les autres. La leçon lui fera pas de tort. Puis, on est-ti pour se laisser dépouiller par l’autre ? Elle a le trait sur nous deux. Du train qu’elle va là, elle se fera tout donner. Ton père mort, on sera dans le chemin. Il est temps qu’on lui ouvre les yeux. Pense au petit qui s’en vient…

Amable voulut se raccrocher à l’enfant :

— As-tu pensé que tu pourrais l’avoir pendant que j’y serais pas ?

— Il y a pas de danger. Le docteur m’a dit de dormir sur mes deux oreilles. J’en ai encore pour cinq grosses semaines à attendre. Quand le fruit est mûr seulement, il tombe de l’arbre. Pas avant.

Ils convinrent de se retrouver le samedi suivant, à « L’Ami du Navigateur ».

— Mais ton père te fera demander avant, le rassura Phonsine. Pars, vite, comme un homme ! Il la regarda dans les yeux :

— Je pars, Phonsine, mais j’aime autant te le dire, ça sera pas pour revenir de moi-même. Jamais. À peine de rentrer par la porte de devant, ajouta-t-il, faisant allusion à l’entrée principale qu’on n’utilisait que dans les grandes circonstances.

Phonsine, le cœur serré, le vit s’éloigner de la maison. Il marchait à pas lents, la tête à moitié tournée vers elle. Une motte de glace le fit buter et tomber à genoux dans la neige, une main en sang, labourée par la croûte, encore épaisse par endroits. Son regard chercha à travers la vitre un signe de Phonsine. Lentement, elle s’éloigna de la fenêtre. Si elle restait là à le voir agenouillé dans la neige, elle le rappellerait.

— Non, non, non ! se dit-elle avec résolution, comme pour s’en convaincre en même temps. Maintenant que le coup est donné, qu’il parte ! Ça leur apprendra, ça leur apprendra !

Il lui semblait qu’une révolution jaillirait du départ d’Amable et rétablirait l’ordre dans les esprits. Après, la vie serait facile et juste, pour tout le monde.

Amable s’était redressé. Brusquement, comme s’il s’arrachait, il se mit à marcher à longues enjambées. Il courait presque, en déambulant le talus pour prendre la route tracée sur la glace. Cachée derrière les rideaux, Phonsine vit ses épaules voûtées et son bras libre qu’il balançait mollement. Puis, plus rien. Elle attendit au cas qu’il rebrousserait chemin. Mais non. Alors elle courut à la porte, cherchant à voir au loin. Le soir tombait rapidement. Même les buissons disparaissaient. Elle alluma la lampe et, pour mieux distinguer au dehors les traces d’Amable, la haussa au-dessus de sa tête. Près de la maison, deux trous seulement demeuraient visibles dans la neige, deux trous, comme des orbites vides, que la nuit violaçait.

13 —



Le temps alla en s’adoucissant. La saison des sucres commençait. Elle s’annonçait favorable : de la gelée, la nuit ; du beau soleil, le jour. Mais nul ne pouvait en prévoir la durée, à la merci des giboulées, de l’hiver des corneilles, ou d’un printemps trop court. Déjà les brise-glace étaient à l’œuvre. Par les temps clairs, on voyait la fumée du « Lady Grey ». L’eau monta. Un premier couple de canards noirs se posa sur une mare, dans le champ. Puis d’autres arrivèrent. Et encore d’autres. Didace les regarda passer. D’ordinaire, au printemps, il chassait en maraude tandis qu’Amable faisait les sucres. C’était le fils qui entaillait les planes, en recueillait l’eau et la faisait bouillir, à un bout de la grange, en gagnant le marais. Les Beauchemin n’en faisaient point le commerce : ils ne récoltaient que leur provision de sirop et de sucre d’érable.

Le premier soir, après le départ d’Amable, Didace revint du bois, fourbu et ayant pris du froid. L’eau était si haute qu’il avait dû voyager en canot d’un arbre à l’autre. Après un regard au clou dégarni, auquel Amable avait l’habitude d’accrocher sa casquette, il alla se coucher, sans avoir dit une parole.

De toute la journée, les femmes n’avaient pas échangé deux mots. L’Acayenne voyait déjà le fils de son Varieur installé auprès d’elle. En présence de Didace, elle accabla Phonsine de prévenances que celle-ci refusa avec dignité.

Jusque là Phonsine avait surtout éprouvé de l’orgueil du départ d’Amable. Enfin, il avait accompli un geste d’homme, un geste de Beauchemin, qui le ferait reconnaître à sa juste valeur ! Mais, émue devant l’accablement de Didace, elle en porta le remords, toute la nuit suivante, comme une pierre au cœur.

Le deuxième jour, après une autre journée aux sucres, Didace de nouveau jeta un coup d’œil au clou, puis il sortit. Il revint peu après avec Beau-Blanc qu’il venait d’embaucher pour la saison des sucres.

Le samedi, quand Phonsine partit pour Sorel, le père Didace n’avait pas encore prononcé le nom d’Amable dans la maison, ni posé une question à son sujet. Elle attendit vainement son mari à « L’Ami du Navigateur ». Le commis qui avait l’habitude de le servir n’était plus là. On l’avait remplacé par un nouveau qui ne le connaissait pas même de vue.

Là elle commença à s’inquiéter pour vrai ! Le temps n’avait plus de mesure : parfois les aiguilles de l’horloge n’avançaient pas, d’autres fois, elles faisaient le tour, sans que Phonsine s’en rendît compte. C’était lorsqu’elle était perdue en méditation à la fenêtre. Dans la maison on disait toujours : la fenêtre, pour désigner celle qui faisait face au nord, comme s’il n’y en eût qu’une. Toute la vie des Beauchemin y avait défilé. Des femmes y avaient accueilli un compérage, une noce ; d’autres, d’un dernier regard, y avaient accompagné un cortège de mort. De là, Phonsine avait vu Amable à genoux avant de s’éloigner. Le soleil et le vent avaient mangé la neige où il était tombé : deux flaques d’eau luisaient, mirant deux morceaux de ciel printanier.

Un midi que, de la fenêtre, Phonsine surveillait la route, elle vit une voiture s’arrêter devant la maison, et deux étrangers, accompagnés d’un charretier, en descendre. Défaillante, à la pensée qu’ils apportaient peut-être de mauvaises nouvelles d’Amable, elle courut se réfugier dans sa chambre. Par l’entrebâillement de la porte, elle les entendit se nommer, un juge et un avocat, de Montréal, ce qui la rendit inquiète davantage. Que venaient faire, chez le père Didace, deux hommes de loi ? Le charretier qui les conduisait examina l’Acayenne occupée à retourner des grillades de lard dans la poêle. Il la reconnut :

— Vous avez ben grossi ?

L’eau de la bombe déborda. Quelques gouttes tombèrent dans la poêle. La graisse grésilla, répandant une odeur appétissante. Puis l’Acayenne répondit :

— C’est pas de ce que je grossis, comme j’appesantis !

De sa cachette, Phonsine la vit se tapoter le front du coin de son tablier retroussé, découvrant ainsi l’ampleur de sa taille.

Les étrangers demandèrent à acheter des canards sauvages. Phonsine respira en apprenant le but de leur voyage. Didace ne pouvait leur en vendre, mais il offrit de leur en trouver, en clignant de l’œil vers eux :

— À condition que ça soye sans témoin.

* * *

Pierre-Côme Provençal avait vu les étrangers s’arrêter chez les Beauchemin. Il attendait Didace. Il laissa celui-ci lui demander : « T’aurais pas du fruit défendu à me passer ? » Et il lui répondit : « Non ! »

Didace sortit des écus qui brillèrent au soleil :

— Essaye pas, t’en as de caché dans le quart d’avoine, à la grange. C’est pas pour moi, tu comprends ben que si j’avais le goût d’en manger, j’aurais qu’à aller me tuer un bouillon. C’est pour deux gros messieurs de Montréal qui en veulent, une vraie démangeaison. Ils te les paieraient jusqu’à trois trente sous le couple, mais pas une taule de plus.

« À ce compte-là, pensa Didace, je ferai encore un joli profit sur lui. »

— Non ! répondit Pierre-Côme.

Les bons gardes-chasse se recrutent parmi les meilleurs chasseurs. Après avoir été un fameux tireur et un rusé braconnier comme il s’en trouvait peu, Pierre-Côme mettait au service de la loi sa connaissance du pays et ses anciens tours. De plus, il se piquait d’honneur d’être aussi strict avec ses quatre gars qu’avec le premier maraudeur.

Devant le monde, il faisait la leçon à ses fils. Sévère, le verbe haut, ses gros pouces arrogants levés aux entournures, il disait pour que chacun l’entendît :

— Que je vous prenne jamais à chasser en temps défendu ! Garçons ou pas garçons, vous paierez l’amende comme les autres !

Mais quand il partait en tournée d’inspection, il ne manquait jamais de leur en signaler la région. Une heure après, les fils s’en allaient braconner dans la direction opposée.

— Tu leur diras de ma part, à tes gros messieurs de Montréal, que Pierre-Côme Provençal, le garde-chasse du Chenal du Moine, respecte la loi. Il vend pas de canards sauvages en temps défendu, ni pour or, ni pour argent.

Son cou déjà gros s’enfla d’orgueil, comme si la chair trop riche voulait déverser. Il était plus qu’un homme. Il était la loi même, inflexible, inexorable. Une statue.

« Que je le dégraisserais donc à mon goût, ce gros bouffi-là !, pensa Didace. Puis avec un couteau croche ! »

Du dos de la main, il fit reluire sur les écus le profil à double menton d’Édouard VII et remit son portefeuille en poche. Quel dommage, ce bel argent perdu pour la paroisse !

Il allait déboucher sur la grand’route quand un cri de Pierre-Côme le fit retourner.

— Quoi donc ?

Pierre-Côme attendit que Didace fût tout près :

— As-tu dit tantôt que t’avais affaire à mon garçon ? Parce qu’Odilon est là, à ras la grange, si tu veux y parler…

* * *

Le soulagement que Phonsine avait éprouvé à constater que les étrangers ne lui apportaient point de mauvaises nouvelles d’Amable fut de courte durée. Aussitôt elle retomba dans son inquiétude. Son front, puis le haut de ses joues prirent le masque de la grossesse. Elle mangeait à peine. Et de savoir son état l’objet des conversations, des discussions et des calculs, elle se sentit frustrée en sa personne, et plus abandonnée.

Si le départ d’Amable fit rêver quelques jeunes gens, il laissa indifférents la plupart des hommes. Amable, quitter le Chenal du Moine ? On le connaissait trop bien pour ce qu’il était : une sorte d’herbe qui pousse tout en orgueil. Un bon matin, il aurait repris sa place à la maison, Amable comme devant.

Mais les femmes ne se rassasiaient pas d’en parler. Elles en voulaient à Phonsine d’avoir si bien gardé le secret de sa grossesse, quoique l’une et l’autre prétendissent s’en être aperçues depuis longtemps à tel et tel signe.

Une après-midi qu’elles étaient réunies chez les Provençal, la mère Salvail augura :

— Sainte bénite, c’est sûrement un petit chat qu’elle aura. Elle est grosse comme rien. Moi, à mon premier…

À les entendre, une ne marchait pas, elle roulait. Une autre avançait à l’aide de deux chaises. Une troisième se pencha vers la voisine pour lui dire un secret à l’oreille.

— En tout cas, Phonsine est pas belle comme elle est là, dit l’Acayenne.

Laure Provençal se redressa :

— P’t’être ben à c’t’heure. Mais vous auriez dû la voir fille. Il y avait pas plus beau dans tout le canton : les yeux bleu-de-vaisselle et des joues rouges à en saigner.

— Vous m’en direz tant ! Je me la figurais une grande élinguée, les yeux morts…

— Vous voulez dire comme moi ? demanda la mère Salvail.

Elle haussa les épaules :

— Elle est là qui me regarde. N’empêche que quand j’étais fille, j’étais assez rougeaude que j’en avais honte. Les cavaliers se suivaient en filée à la porte pour me demander la faveur de la veillée. Un dimanche…

— Tellement, interrompit la grande Laure, que son vieux père parlait de la faire crier, à la sortie de la messe, sur le perron de l’église, avec la grosse citrouille pour les âmes, les pommes de chou et les animaux de race.

Les rires filaient.

À l’écart Angélina les écoutait parler de Phonsine. Leurs propos légers lui faisaient mal au cœur. Est-ce qu’on demande à l’automne de ressembler au printemps ? Un arbre ne porte pas en même temps et la fleur et le fruit. La peine de Phonsine et l’entêtement d’Amable la bouleversaient.

Sachant Phonsine seule, elle partit pour se rendre chez les Beauchemin. En route, elle entra à la maison et prit un pot de géranium, avec l’intention de l’offrir à la jeune femme. « Ça la désennuiera », pensa-t-elle. Mais elle s’aperçut qu’elle avait choisi le plus gros ; elle se ravisa : un moyen ferait aussi bien. Après avoir regardé l’un et l’autre à plusieurs reprises, elle apporta le premier. Dans son cœur elle mesura le plaisir de Phonsine au sacrifice que l’offrande lui coûtait.

— Tiens, dit-elle en entrant, et s’exerçant à paraître indifférente, je t’apporte un petit bouquet.

Phonsine n’y prêta pas attention. Alors la voix de l’infirme se réchauffa :

— C’est un de mes fameux géraniums d’exposition, tu sais.

Du bout de ses doigts maigres, elle en flatta les feuilles veloutées :

— Il est à la veille, à la veille de fleurir. Faudra que t’en prennes bien soin, lui donner du soleil et de l’eau, mais pas trop. Moyennement. Prends-en bien soin, tu m’entends ? Parce que, si tu le laisses dépérir, je viendrai te l’ôter, aussi vrai que t’es là, je te le promets

Phonsine, les yeux dans l’eau, s’efforça de sourire, mais elle éclata en sanglots.

Angélina la prit près d’elle :

— Voyons, faut que tu sois plus courageuse que ça. Oublie ta peine : elle s’en ira. Pense à la joie qui s’en viendra. Si tu tricotais, ça t’aiderait à passer le temps. Veux-tu que je te monte un tricot ?

— J’ai essayé, répondit Phonsine. Mais je perds la centaine à tout coup.

— Pourquoi que tu couds pas d’abord ? C’est moins mêlant. Tiens, j’ai pas mal tissé de laine, à l’hiver. Je peux t’apporter les bouts de pièces, si tu veux. Dans les peines, tu trouverais de quoi faire des belles bonnettes pour ton petit.

Phonsine, pour toute réponse, regarda au loin. Puis elle dit :

— J’aurais jamais cru, Angélina, que c’était dur de même d’attendre quelqu’un.

Angélina frissonna. Elle remonta sa chape près du cou. Et les yeux bas, elle répondit :

— Il y a pire…

— Pire ?

L’infirme baissa la voix :

— C’est… de p’us attendre quelqu’un… quand t’as connu ce que c’était… de l’attendre…

— T’as aucun espoir ? lui demanda Phonsine.

L’infirme leva la tête, transfigurée :

— Qui me promettrait que dans dix ans, le Survenant reviendrait passer une heure avec moi au Chenal, j’attendrais sans me plaindre, sans presquement trouver le temps long. Mais… non… aucun espoir…

— Comme ça, lui dit Phonsine, à c’t’heure tu peux laisser le Chenal du Moine ? Tu peux aller te promener à l’Île de Grâce, chez Marie-Amanda ?

Angélina, le regard dardé sur la route, se leva subitement :

— Moi, m’éloigner, tu y penses pas ?

« Elle en gardera un reliquat toute sa vie », se dit Phonsine, oubliant un instant sa propre peine.

* * *

Le même soir, des coups de marteau éveillèrent Phonsine. Ils partaient du fournil. Elle se leva. Penchée à la fenêtre, elle vit le père Didace incliné, des clous à la bouche. Il devait réparer quelque pièce de rechange pour un instrument aratoire. Il passait et repassait sa main sur le bois comme pour en adoucir le grain. Subitement il s’en écarta, découvrant à la vue le ber, l’ancien ber des Beauchemin, qu’il avait descendu du grenier.

Il n’avait donc plus de rancune contre Amable et Phonsine ? Elle qui croyait qu’il les avait pris en aversion.

Didace l’aperçut. Son premier mouvement fut de dérober le ber, mais il le laissa en place. Après avoir éteint la lanterne du fournil, il s’avança vers la maison. Phonsine tremblait comme une feuille. Elle eût voulu se jeter à genoux, se confesser à lui, obtenir son pardon.

— Mon beau-père, commença-t-elle…

Mais Didace l’arrêta. Des larmoyages, des renotages, il n’en voulait point. Chacun avait assez de ses fautes qu’il portait à morte charge. Au lieu de ça, il lui dit :

— J’ai pensé à une chose, ma fille. Demain, grêye-toi de chaud matin. On ira voir ce qui se passe à Sorel.

— 14 —



De bonne heure, le lendemain matin, Didace et Phonsine partirent pour Sorel. La jeune femme suggéra de prendre un raccourci sur la glace, pour arriver plus tôt. Mais Didace refusa :

— Les bonnes routes allongent jamais, ma fille. Tu sauras ça.

Sorel. Sanglée d’un pont de glace, la ville, somnolente sous ses voiles de brouillard, ne semblait pas bouger.

Après « L’Ami du Navigateur », ils visitèrent les grands quais, les caves du marché, les chantiers, s’encourageant l’un l’autre, à mesure que le temps passait, avec l’espoir d’apprendre au prochain endroit quelque chose d’Amable. Mais personne ne pouvait rien dire de lui.

Dans les rues passantes, les ornières étaient à la terre. Le cheval y avançait péniblement. Plutôt que de prendre les chemins cahoteux des petites rues, Didace laissa les patins du traîneau racler la chaussée, afin d’épargner des secousses à Phonsine.

Peu à peu, la ville s’éveilla. Dans le port le radoub des bateaux commençait. Parfois d’un hublot émergeait une tête de manœuvre. Des peintres ceinturaient de vermillon les cheminées noires. Par intervalles, l’air perméable apportait le résonnement de grands coups de maillet que des calfats appliquaient au flanc des chalands de bois.

Au seuil des maisons, des rentiers s’attardaient à prédire la débâcle. Place Royale, des jeunes gens, par grappes, navigateurs ou compagnons, s’entretenaient de leur engagement prochain. À l’approche des filles, ils se taisaient. Mais dès qu’elles les avaient dépassés, de nouveau ils haussaient la voix, la plaisanterie à la bouche. Si l’une d’elles, plus hardie, se retournait pour leur donner la riposte, ils se tordaient de rire. Leur figure basanée portait à la fois l’assurance des garçons élevés dans les villes et la marque de l’air marin. Après l’engourdissement d’un hiver sédentaire, il leur tardait de reprendre à naviguer.

Vers midi, Didace, las d’errer, abandonna Phonsine à ses recherches.

— Je me rends chez le notaire. Viens me retrouver là à deux heures. Surtout, ajouta-t-il, fais-toi pas mourir à le chercher. Là où il est, il est toujours pas planté en terre. Il nous reviendra ben.

Il s’efforçait de bourrasser, c’était visible, mais une fêlure brisa sa voix, quand il reprit :

— Si tu le rejoins, arrange-toi, sans faire semblant de rien, pour lui dire que j’ai passé chez le notaire.

— Advenant que je sois pas rendue à deux heures, dit seulement Phonsine, la voix basse, il faudra pas m’attendre : ça sera signe que j’aurai trouvé une occasion.

* * *

On entrait sans frapper chez le notaire. Le moindre entrebâillement de la porte déclenchait une sonnette. Une odeur de volaille cuite dans son jus accueillit Didace qui se trouva, du fait, encore moins dispos. « Il se prive pas, le notaire : de la volaille, le jeudi ; du pur gaspillage. »

Le notaire tenait bureau à toute heure du jour. À l’occasion, il se levait la nuit, sans hésiter, pour aller rédiger un acte urgent. Parfois il devait traverser le fleuve, au mauvais temps. Souvent, on lui acquittait ses charges en nature. Selon les moyens ou la générosité du client, il acceptait volontiers un porcelet, un quartier de veau, une échelle, une partie d’attelage, un cordon de bois, ou encore quelque volaille, tel que le jour même.

Didace s’en souvint. Des voix, par éclats, parvenaient de la pièce voisine. Il crut reconnaître le ton de Pierre-Côme Provençal et il s’empourpra à la pensée que le Gros-Gras pût encore agrandir son bien. Avant longtemps, il serait Pierre-Côme le riche, avec une maison de briques… puis une clôture de fer… un château, quoi !

La voix du notaire fit tressauter Didace :

— Ah ! monsieur Beauchemin ! Je suis à vous à l’instant même, dit-il en traversant la pièce.

Didace savait à quoi s’en tenir sur la vitesse du notaire. De son côté, une brève visite chez l’homme de loi ne l’eût point satisfait, estimant pour son compte qu’un contrat doit être mûri, ses conséquences pesées, avant que d’y faire sa croix au-dessus du paraphe notarial. Et comment réfléchir plus à son aise qu’en fumant dans une antichambre, devant un diplôme dont les dimensions déjà imposantes se trouvaient encore accrues par un large encadrement de noyer ?

D’ailleurs, Didace était maître de son temps. Il se remit à fumer. Par la porte entr’ouverte il pouvait voir dans le bureau. Pierre-Côme n’y était pas. Assis à contre-jour une petite vieille, toute ratatinée, disparaissait presque au fond d’un vaste fauteuil de bois, à côté de trois gaillards. Didace la reconnut. C’était, avec ses fils, une femme de journée qu’on surnommait la Petite Pipe parce qu’elle fumait la pipe de plâtre parfois. Elle avait dû être fort jolie. Ses traits gardaient une certaine finesse, mais ses yeux pâles, décolorés, n’avaient plus de vie.

À force de privations, à laver au caustique les bateaux, à écurer des parquets de bois mou qu’elle s’enorgueillissait de faire reluire « jaune comme de l’or », à nettoyer des coquerons, besognes que les autres femmes de journée refusaient, elle avait amassé de quoi acquérir un petit lopin de terre, puis de quoi y faire bâtir une cabane à simple rang de planches, lambrissée de papier goudronné, près du cimetière, comme pour être plus vite rendue dans la tombe.

— Savoir qu’elle vivrait pas trop vieille, dit d’une voix avinée le plus vieux des garçons.

Didace comprit que la vieille passait son bien à ses fils.

— La petite Pipe qui se donne à ses trois veaux, se dit-il. Si c’est pas misérable !

— Ben oui ! Savoir que je vivrais pas trop vieille…

Ses pieds balançant dans le vide, la Petite Pipe participait à la conversation, comme s’il se fût agi d’une étrangère. Ses yeux flétris allaient de l’un à l’autre de ses enfants, cherchant où appuyer sa faiblesse, sa vieillesse. Que n’eût-elle consenti pour accommoder ses garçons !

— Qui saurait qu’elle ferait pas une trop longue maladie avant de mourir… je la prendrais ben.

Ils s’entendaient à merveille pour partager le bien, mais aucun ne voulait de la mère, usée plus de misère que d’âge.

— Qui saurait ? dit la vieille sur le même ton.

Les deux qui avaient parlé ainsi sortirent de la maison. Aussitôt la vieille s’approcha du troisième qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

— Prends-moi avè toi, tu seras regagnant, lui dit-elle. Je vivrai pas vieille, tu sais. Je te le promets.

— Il y a ben du sort là-dedans, s’indigna le père Didace. L’un est ivrogne, l’autre sans-cœur, et paresseux, le troisième est ivrogne, puis sans-cœur, puis paresseux et c’est avec celui-là qu’elle veut s’en aller vivre. Y aura-t-il jamais moyen de comprendre une créature ?

Après le départ de la Petite Pipe avec ses trois fils, Didace passa dans l’étude. Sans une parole il prit place en face du notaire qu’il laissa parler le premier, comme s’il ne devait l’aider en rien.

— Venez-vous me voir pour votre testament, comme il en avait été question l’autre fois ?

— Oui puis non.

— Enfin, monsieur Beauchemin, vous avez tout de même affaire à moi ?

Didace se décida à parler :

— Je voudrais me faire dresser un plan de donaison. Vous allez me défricher ça, clair, net, sur le papier, sans rien oublier.

— Si je comprends bien, vous… songez à donner votre terre à Amable ?

— En plein ça, avec mon droit de commune.

— Ainsi qu’un certain montant d’argent. Je l’insérerai plus tard. En échange, votre fils s’engage à vous nourrir… avec votre vieille… bien entendu,…

— À sa table, et comme lui. Je suis pas la Petite Pipe, moi.

À mesure qu’il écrivait ses notes, le notaire lisait :

— À vêtir le donateur et son épouse.

— Comme il faut. Pour le dimanche comme pour la semaine.

— À les éclairer, à les chauffer…

— Avec lui, et comme lui…

— À leur fournir une place de banc à l’église de Sainte-Anne… à aller quérir le prêtre en cas de besoin, à leur procurer les soins de médecin…

Didace se raidit :

— J’ai jamais eu le docteur de ma vie. J’ai pas de maladie sur moi.

— Tout de même, par mesure de précaution…

— Mettez-le, consentit Didace.

— Est-ce tout ? demanda le notaire.

— Non. Je voudrais encore avoir ben à moi un jeu de canards qui meurt pas, deux jars, dix canes, avec leur nourriture, mon petit canot de chasse pour chasser quand je voudrai, en temps défendu comme en temps permis par la loi, puis quelques piastres pour payer l’amende au besoin. C’est pas personne qui m’empêchera de chasser, ni Amable, ni Pierre-Côme. Puis je voudrais m’apporter une collation quand je couche à l’affût. J’ai-ti le droit ?

— Assurément, vous pouvez faire toutes les réserves nécessaires. Quant à votre vieille, en auriez-vous quelques-unes pour elle ? Du tabac à priser, par exemple ?

— La mienne prise pas.

— Des bonbons ? Les vieilles aiment ça avoir quelques douceurs à elles.

— Correct. Mettez-y une livre de mélange — des surettes, des papparmanes fortes, comme elle aimera — tous les premiers vendredis du mois.

Le notaire se leva.

— Pendant que vous irez chercher vos témoins, je vais dresser l’acte. J’ai tous vos titres ici.

Saisi de surprise, Didace serra sa ceinture de laine davantage :

— Aïe, notaire ! Vous y pensez pas ? Une terre à donner, c’est pas une dent qu’on s’arrache après la porte de cave.

Au moment de le céder, le bien des Beauchemin se rattachait à lui par des fibres tenaces, innombrables.

— Laissez-moi souffler encore un peu. Qui sait ? J’vas peut-être aimer mieux un testament ?

Avec la même patience, le notaire élabora un plan de testament. Quand il eut terminé, il dit à Didace :

— Vous n’avez pas pensé à votre enterrement ?

— Ah ! ben, batêche ! Faut-il que je pense à ça par-dessus le marché ? S’ils veulent pas me faire enterrer, ils me saleront.

Le notaire éclata de rire :

— Il y aurait aussi des messes.

— Quoi, des messes ?

— D’ordinaire on en met.

— Si ceux qui restent ont pas le cœur de m’en faire dire, je m’en passerai. Moi, je meurs, c’est ben le moins qu’ils me regrettent. Qu’ils fassent leur part ! Je fais la mienne.

— D’accord ! dit le notaire. Mais vos héritiers, tout en vous regrettant, peuvent bien négliger de vous faire dire des messes. Tandis que si vous en exprimez la volonté dans votre testament, des messes seront chantées pour le repos de votre âme, dans un délai raisonnable… Tenez, j’ai connu des gens… la veuve Caouette, du Marais…

Le notaire énuméra des cas pénibles dont il avait été témoin au cours de sa carrière. Plié en deux, tout pensif, Didace l’écoutait, en regardant la doublure de son casque dont il s’efforçait de tirer un fil. Brusquement il demanda :

— Crèyez-vous ça, vous, notaire, qu’il y a un enfer, avec des flâmes, des démons à grand’fourches, le yâble et son train, comme sur l’image de la mauvaise mort ?

Le notaire caressa son menton, avant de répondre :

— Je crois, cher monsieur Beauchemin, qu’il y aura une récompense et une punition, pour chacun de nous, selon nos bonnes ou nos mauvaises œuvres. Quant au feu de l’enfer, il se peut fort bien qu’il ne ressemble pas du tout au feu de la terre.

L’étude s’emplit du bruit métallique de la pipe que Didace secoua sur le crachoir.

— Ouais, ben, des messes… c’est peut-être pas une méchante idée, parce que, j’vas dire comme vous, si j’attends après les autres, je pourrais ben en avoir rien que de loin-z-à-loin…

Subitement, il se décida :

— Mettez-en ! Je prends pas de chance. J’ai pas envie que l’yâble me souffle du feu au derrière pendant l’éternité.

— Combien voulez-vous en faire dire ?

— Ah ! j’ai pas l’idée. Combien que je devrais en mettre, d’après vous ?

Le notaire se gratta la tête :

— C’est difficile à dire. Cela dépend évidemment de bien des choses. De la vie que vous avez menée, de votre jeunesse. Je ne vous ai pas toujours suivi…

— Ah ! ben, torriâble ! éclata Didace, toute la terre va y passer ! Il restera rien pour les héritiers !

* * *

À deux heures, Phonsine n’avait pas paru. Sans avoir pris de décision au sujet de la donation ou du testament, Didace se prépara à retourner seul au Chenal du Moine.

Gaillarde, partit à fond de train sur la route de Sainte-Anne, mais les mauvais chemins la forcèrent vite à ralentir son allure. Après la ville et les amas de vieille neige à la crête noircie de suie, en bordure des trottoirs, Didace respira devant l’immensité, propre et blanche, de la plaine du Chenal. Tout reposait alentour. Ce n’était plus la lourde somnolence hivernale, mais le léger assoupissement qui précède un réveil. Non plus le vent bourru qui rafale autour des maisons et qui vous pénètre jusqu’à la moelle, mais la brise qui passe et qui repasse comme une main caressante. Le cœur serré en pensant à Amable, Didace fumait, la cheminée de sa pipe tournée en bas, par la bruine qui se formait. Malgré son inquiétude, il huma à plaisir l’air printanier, qui venait de loin, avec l’espoir d’un recommencement. Amable reviendrait bientôt. Après le coup d’eau et les grandes mers de mai, un autre mois, et tout reverdirait. Quelques mois encore et les joncs bleus sortiraient de l’eau. On serait en été. L’odeur du sarrasin… Le premier coup de faux… l’entame du champ d’avoine. Les femmes travailleraient au jardinage. Ce petit enfant devrait apporter la paix entre elles. Puis, en été, les femmes s’écoutent moins…

Un rayon léger obliqua dans la brume. Le soleil parut. La neige avait fondu. Des ronds de terre entouraient les arbres.

Didace vit des bourgeons roux, aux ramilles d’un liard, et, à la tête, cinq merles tout penauds, les premiers arrivés.

* * *

Des enfants, à la sortie de l’école de Sainte-Anne de Sorel, trouvèrent Phonsine prostrée contre la clôture. Ils coururent au magasin en avertir le commerçant qui s’empressa de la reconduire chez elle.

— C’était de prendre un charretier, s’indigna le père Didace, quand il sut que Phonsine avait marché de Sorel à Sainte-Anne.

Mais il la vit, pitoyable près du poêle, un petit châle serré sur sa poitrine, la déformation de son corps accentuant la maigreur de ses épaules et de sa figure. Il se radoucit :

— T’avais pas peur au moins que je gronde par rapport aux cennes que ça coûterait, hein, la Petite ?

Dans le temps que les Beauchemin étaient pauvres, ils avaient pu lésiner même sur le strict nécessaire, mais aujourd’hui ils avaient du bien, de l’argent chez le notaire, à la fabrique…

Comme étrangère à ce qui se passait autour d’elle, L’Acayenne se berçait, en mangeant une pomme dont le jus coulait sur son menton. À la voir impassible, Didace s’emporta :

— Grouille-toi, emplâtre. Fais chauffer le thé. As-tu envie de la laisser périr de misère ? Tu vois pas qu’elle est gelée d’un travers à l’autre ?

— Aussi, on dirait qu’elle fait exprès pour avoir l’air misérable, dit l’Acayenne qui déjà agitait la théière.

* * *

Phonsine n’avait pas dormi deux heures qu’elle s’éveilla net, comme si quelqu’un l’eût poussée à l’épaule. Le cœur battant, elle attendit. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, mais elle s’était trompée : il n’y avait personne dans la chambre. Malgré cela, convaincue d’une présence auprès d’elle, elle voulut s’asseoir dans son lit. Une douleur violente aux reins la força à se recoucher. La douleur s’éloigna, comme la vague se retire, et Phonsine put s’assoupir. Mais une heure plus tard, de nouveau le mal l’éveilla portant au ventre, cette fois.

— J’aurais pas dû tant marcher, se reprocha la jeune femme. Ni rester si longtemps sans manger.

Et elle pensa, affolée :

— J’ai attrapé la colique cordée.

Elle prit peur. On lui avait parlé de personnes ainsi affligées qu’on avait dû retourner bout pour bout, afin de leur dénouer l’intestin.

De ses mains étendues, elle se massa le ventre avec précaution, en geignant tout bas : Mon pauvre corps… mon pauvre corps…

Si le jour pouvait seulement arriver. À la clarté du jour, on endure mieux son mal. Puis, elle demanderait qu’on lui envoyât chercher un emplâtre de la sœur Agnès.

Au troisième éveil, la même poussée douloureuse l’envahit avec plus de vigueur, comme une marée montante. Soudain Phonsine comprit : Les premières tranchées.

Elle allait avoir son enfant. Et Amable n’était pas là. Mais il n’y avait plus que l’enfant. Rien que l’enfant. Marie-Amanda avait déjà dit devant elle : « À un premier, c’est toujours long. Il faut prendre son mal en patience. Après, quand t’as ton petit dans les bras, tu te rappelles même pas d’avoir souffert le martyre. » Phonsine mordit son poing pour ne pas crier. Dans un moment de répit, elle pria : « Mon Dieu, je vous offre tout, mes épreuves, mes souffrances, ma peine… » Mais le mal recommençait déjà… « ma peine, mes épreuves à venir, pour que l’enfant vive et qu’il ne soit pas infirme. »

Un courage extraordinaire la força à se lever. Son corps moulu n’obéissait plus à sa volonté. Assise sur le rebord du lit, à trois reprises, elle tenta en vain de se mettre debout. Ses jambes lui refusèrent leur aide. Elle glissa à genoux. Elle ne crierait point. D’autres avant elle ont livré le combat, mais ce n’était pas le sien. Mon Dieu ! Des mains de feu la pétrissaient, la poussaient, l’entraînaient ; elles l’abandonnèrent, solitaire, dans la rouge vallée de la maternité. Un cri résonna à travers la maison : le mystère commençait.

L’Acayenne, éveillée en sursaut, accourut en robe de nuit, la natte sur le dos :

— Crie pas de même. Tu vas empêcher les hommes de dormir !

Au cri qui annonçait l’approche d’une vie nouvelle, et auquel il ne pouvait se méprendre, Didace s’était levé, lui aussi, et habillé en hâte. Sans pénétrer, par respect, dans la chambre de Phonsine, il ordonna, le parler bref :

— Vite, de l’eau à chauffer, en masse !

L’Acayenne commença par dire :

— Il y a pas de presse. La nièce de mon Varieur, elle…

Mais aussitôt, au regard tranchant de Didace, elle comprit qu’elle avait mal fait.

— Pour c’te nuitte, lâche-moi tes Varieur, je t’en prie ! Occupe-toi des Beauchemin. Ça te portera plus bonheur.

Et à Beau-Blanc :

— Attelle vite en double pour aller quéri le docteur. En passant chez Pierre-Côme, réveille les Provençal, pour leur faire savoir, de ma part, que la maladie de Phonsine est commencée. Tâche que la grand’Laure vienne nous donner un coup de main au plus vite.

— Pourquoi faire, questionna l’Acayenne ? On n’a pas besoin d’elle.

Didace ouvrit la bouche, mais il se tut. À quoi bon lui répondre ? Il y a des choses qui s’expliquent seulement à qui veut les comprendre : ceux du Chenal ont tout droit de se battre, de se quereller à leur aise. Mais à l’heure de la naissance comme à l’heure de la mort, ils n’en ont plus souvenance. Ils ne font plus qu’un. La paroisse parle plus fort que leur personne.

La lanterne à la main, Didace sortit, précédant l’engagé. Tout en l’aidant à atteler les deux chevaux de trait, il lui recommanda :

— Surtout amuse-toi pas en chemin, parce que je le saurai et tu te souviendras de moi.

Et il pensa à Angélina.

— Ce serait p’t’être pas un mal que t’arrêtes chez elle en même temps pour lui demander son aide.

Puis il se trouva seul. Seul, désœuvré, il se dirigea vers les bâtiments. Une tiédeur animale se dégageait de l’étable.

C’est cette nuit que Didace, fils de Didace, va naître. Le septième Didace.

Tout son sang crie d’une clameur qui sourd de la race ancienne.

C’est cette nuit !

Didace ne vit plus d’impatience, lui qui connaît pourtant les lois de la nature, lui qui sait qu’avant de le faucher, il faut accorder à l’épi le temps de se gorger de pluie et de soleil, et qu’il ne sert de rien de vouloir hâter le fruit de mûrir.

Cette nuit !

Et Amable n’est même pas là pour recevoir l’enfant !

Une sourde colère montait en Didace d’être seul à attendre, impuissant à faire rien de mieux.

Soudain, Didace saisit la lanterne qu’il avait posée sur le plancher et l’accrocha au mur. Puis, le visage vieilli d’émotion, il se mit à fourrager à tâtons, d’un parc à l’autre, au milieu des bêtes étonnées.

Au moins que les bêtes veillent avec lui ! Du bout du fourchon, il harcela le cochon, le flanc haletant et repu. D’un coup d’épaule méprisant, il tassa contre l’entre-deux la Gaillarde, comme si, à dormir, la jument l’eût trahi. De se voir déjucher, maussades, les poules, la fale basse, aussitôt commencèrent à caqueter, tandis que le coq, ébloui de cette aube précoce, exerçait son clairon.

— 15 —



Pour la troisième fois, Laure Provençal se pencha au-dessus de Phonsine :

— C’est une fille… Phonsine. Tu veux pas la regarder ?

Plus blanche que l’anémone, Phonsine gisait, inanimée, au creux de l’oreiller.

— Une belle petite fille… pas infirme !…

Elle leva l’index sur sa bouche pour demander aux femmes d’être complices :

— … et qui a bonne envie de vivre.

Dans la cuisine, le médecin, en train de se restaurer, expliquait au père Didace, tout en reprenant des pommes de terre fumantes et une tranche de lard entregelé :

— Non, voyez-vous, monsieur Beauchemin, l’enfant n’est pas à terme. Même si elle était née, il y a quelques semaines, elle aurait eu plus de chance de vivre. Mais une enfant à huit mois, c’est un cœur bleu.

Didace eut un mouvement de recul.

— Un cœur bleu ! Et la mère ? demanda-t-il, au bout de quelques instants.

— La mère ?

Le docteur hocha la tête. Il but une gorgée de thé. La saveur âcre du liquide bouillant le fit grimacer. Il alla soulever les paupières de Phonsine. Puis, reprenant sa place à table, il baissa la voix :

— Elle n’est pas réchappée. Je ne peux pas en répondre.

Il avala une autre gorgée de thé et se leva.

— Allez-vous lui laisser une fiole de remède à prendre ? demanda l’Acayenne.

— Non, pour le moment tenez la malade éveillée autant que possible, c’est tout ce que je vous demande. Même si elle ne donne pas signe de vie, parlez-lui tranquillement, pour qu’elle ne s’endorme pas.

— Elle a-ti sa connaissance ?

— Toute sa connaissance, répondit le docteur. Dans une heure, faites-lui prendre une petite gélatine. Ç’a pour effet d’épaissir le sang. Ça l’aidera peut-être à conserver le peu qu’il lui reste. Je crains les hémorragies. Et surtout, toujours la tête basse, le pied de la couchette levé, d’ici à ce que je repasse. Je vous le recommande.

— Et à boire ? Quoi c’est qu’on lui donnera ?

— Le moins possible, pour empêcher la montée du lait. Un peu de café, si elle cherche à dormir, mais du vrai, et pas trop chaud. Pas du café d’orge, vous m’entendez ? Du café de magasin, fort. Du café de noces.

— Je me charge de le faire, dit Angélina. Je connais sa tasse.

— Oui, ben, dans ce cas-là, dit le docteur avec une pointe de malice, ferme les yeux quand tu mets la main dans le sac de café, et jette pas rien qu’une pincée au fond de la cafetière, mais une bonne poignée.

* * *

Didace n’en pouvait plus. Après le départ du docteur, il alla s’étendre tout habillé au pied du lit, l’Acayenne s’allongea à ses côtés. Comme si elle eût compris son désappointement, elle dit :

— Au moins si ç’avait été un garçon hein ? Un petit garçon, c’est plus câlin il me semble.

Didace, face au mur, ne répondit pas.

La voix d’Angélina le réveilla deux heures plus tard. Il croyait s’être assoupi seulement :

— Monsieur le curé et Pierre-Côme qui arrivent par la porte de devant.

D’un grand effort, Didace se mit debout. Son sang se retira au cœur : les deux visiteurs, en effet, se dirigeaient vers la porte de devant. À peine coiffé, il s’élança à leur rencontre, comme pour parer le coup, sans témoin.

— C’est-il pour Phonsine, que vous venez ? leur demanda-t-il.

Pierre-Côme fit signe que non.

— Soyez bien courageux, monsieur Beauchemin, dit le curé Lebrun.

— C’est Amable, quoi ?

Aucun ne répondit.

Didace fit « Ah ! » seulement, tout son corps pris de tremblement. Ils voulurent l’appuyer au tronc d’un ormeau. Un instant l’homme et l’arbuste oscillèrent comme bercés par la même rafale. Un rameau encore vivace, mais affaibli par le dernier verglas, se détacha de la branche avec un bruit sec. Il tomba sur l’épaule de Didace.

Peu après le vieux se redressa, refusant tout appui :

— Parlez ! dit-il.

— Tout ce qu’on sait, monsieur Beauchemin, commença l’abbé Lebrun, c’est qu’Amable a mal manœuvré.

Pendant qu’un steamer prenait un chargement de minerai, dans le port de Montréal, une poulie avait terrassé Amable qui s’était fait embaucher comme débardeur. Le crâne fracturé, il gisait, entre la vie et la mort, sur un lit d’hôpital.

— Je veux savoir la vérité : il est pas mort toujours ?

— Pas encore.

Didace retrouva assez de force pour marcher seul jusqu’à la maison. La tête basse, un instant plus tard, il s’abandonna :

— Qui aurait cru qu’un jour Amable partirait !

— Ben quiens ! répliqua Pierre-Côme, silencieux jusque là, c’est toujours sur les couteaux qui coupent pas qu’on se donne une entaille. Les autres, on s’en méfie.

— Ah ! vous savez, je l’ai provoqué. J’aurais dû m’en douter : on provoque pas un Beauchemin. Il était plus Beauchemin que je pensais.

L’un après l’autre, l’abbé Lebrun et Pierre-Côme se levèrent. Quand Didace les vit prêts à partir, debout à son tour et la voix éraillée de chagrin, il demanda bas à Pierre-Côme, afin que Phonsine n’entendît point :

— Gros-gras, tu le sais, c’est ton vieux père et ta propre mère qui m’ont conduit au baptême. Demain, il va falloir faire baptiser la petite. Moi, j’y serai pas. Je prendrai le premier train pour Montréal. Veux-tu être dans les honneurs, à ma place ?

Pierre-Côme avait contracté l’habitude de peser toute question avant de donner sa réponse. Mais cette fois, sans attendre, il fit signe que oui.

Un bref éclair de satisfaction anima le visage de Didace :

— Dans ce cas-là, je te prête la Gaillarde. Tu sais si elle se comporte ben quand elle est de cérémonie !

Elle, au moins, ne lui faisait pas défaut. Dire que, la nuit précédente, il l’avait tassée contre l’entre-deux, dans l’étable, parce qu’elle ne quittait pas la litière assez vite. Il revoyait son grand œil liquide, étonné.

Bientôt il tomba dans un profond abattement. La main sur la clenche de la porte, Pierre-Côme cherchait quoi dire à Didace pour lui faire comprendre qu’il partageait son malheur. À vrai dire, lui et Didace n’avaient pas toujours marché la main dans la main. Mais que sont, entre voisins, quelques gros mots, des chicanes même, un affût brûlé et l’amende, quand les coups portent franc et que le poing va plus de l’avant que la rancune du cœur ? Toutes choses de nature à renforcer plutôt qu’à affaiblir la véritable amitié.

Puis ils avaient eu la même enfance — Tit-Côme, Tit-Dace — la même jeunesse, ils avaient joué les mêmes tours, couru les mêmes dangers. Ils s’étaient battus, sur le perron de l’église, le matin du jour de l’an — je m’appelle Provençal, je m’appelle Beauchemin. Ça ne s’oublie pas.

Sûrement Didace avait eu une heure malheureuse quand il avait accepté le Survenant, ce chef-d’œuvreux, dans la maison. Rien de bon n’en avait résulté pour la paroisse. Une si belle paroisse que les anciens avaient bâtie avec tant de cœur. Si l’on veut la garder ainsi entre soi, il ne faut pas laisser l’étranger y pénétrer et en faire une risée. Autrement on la voue à sa perte.

Mais plaindre Didace serait le ranger avec les vieux jars, les caducs, ceux que le volier abandonne à leur sort, en route.

Pierre-Côme toussota, puis il toussa à sa force. On eût dit qu’il allait s’arracher le gosier. Les six verres cliquetèrent autour de la carafe sur le buffet. Puis il renâcla et, marchant droit au poêle, il en souleva un rond pour cracher.

Au bruit qu’il faisait Phonsine geignit. Scandalisées d’un pareil vacarme, dans une maison où il y avait de la maladie grave, les femmes, qui se relevaient pour prendre soin de la jeune mère et de l’enfant que l’une d’elles tenait enroulée dans de l’ouate à l’entrée du fourneau lui firent signe de baisser le ton. Mais lui, tout à son idée, éclata quand même :

— Coûte donc, Didace, quoi c’est que t’attends pour réparer ton bout de chemin ? C’est une vraie honte, pour la paroisse, un devant de porte semblable.

Sans perdre de temps, Didace regimba :

— Non, mais ça prend-ti pas une maudite race de monde !

Voyant son curé qui les regardait à pleins yeux, il se calma. La mère Salvail se pencha vers Angélina :

— Quel cœur dur, ce gros Provençal-là ! Tu trouves pas ?

Ils n’avaient pas franchi le seuil de la maison que le curé Lebrun se tourna, tout ému, du côté de Pierre-Côme :

— Savez-vous, monsieur Provençal, que vous avez bien bon cœur !

* * *

Phonsine respirait à peine. Son sang trop clair s’échappait, telle l’eau d’une cruche félée. Elle luttait pour conserver ses forces. Une à une, comme un troupeau épars, elle les rassemblait dès qu’elle reprenait connaissance.

— Je mourrai pas.

Non, elle ne mourrait pas. Si elle mourait, qui prendrait soin de sa petite ? Non, sa petite ne serait pas comme elle l’avait été, une orpheline, élevée par charité. Déjà elle la voyait grandir. Elle cherchait ce qu’elle pourrait bien lui donner. Une poupée ? Une belle ! Pour remplacer celle que Phonsine n’avait jamais eue. Puis elle la mettrait grand’pensionnaire au couvent de Sorel, pour cicatriser la blessure d’orgueil qu’elle gardait au cœur, d’avoir, enfant, servi d’autres enfants. Le dimanche, elle se ferait belle pour aller la demander au parloir. Sa fille aurait un uniforme large, à plis, les plis les uns sur les autres, — le nombre de plis ayant figuré dans son esprit d’enfant le symbole de la richesse. Plus tard, elle porterait de la soie. Elle ferait des ouvrages fins. Ça serait son mari, non pas un survenant, qui lui apporterait des bottes de foin d’odeur. Quand elle aurait un enfant, sa mère, elle, Phonsine, l’assisterait au lieu d’une étrangère qui l’empêcherait de crier.

Au dehors, la merlette appelait. Phonsine la plaignit.

— Pauvre merlèze, pauvre petite mère, toi aussi t’es toute seule ? As-tu perdu ton compagnon ?

Puis Phonsine se sentit entraînée. La fièvre la dissolvait. Elle n’était plus qu’une feuille morte sur l’eau. Il faisait bon de n’avoir pas de poids à porter, de se laisser dériver avec le courant. Mais la feuille heurtait un caillou.

Phonsine se retrouva péniblement à la réalité de la chambre. Ah ! oui, elle avait une petite fille. La joie la fit palpiter. Avec la joie, le sang, par ondes chaudes, afflua en elle. Elle chercha à se calmer.

— Je mourrai pas.

Elle pensa : « Ça ferait trop plaisir à l’Acayenne. » Puis elle se mordit les lèvres, de contrition. Pour sa pénitence, quand elle serait plus forte, elle égrènerait deux dizaines de chapelet.

Sûrement Amable aurait préféré un garçon, mais lorsqu’il reviendrait, elle lui dirait : « Regarde comme elle est belle. C’est parce qu’elle ressemble aux Beauchemin. » De nouveau, la fièvre la mangeait. Amable était debout, à côté de la couchette. Il suppliait sa femme de lui mettre la petite dans les bras. Phonsine essayait bien. Elle voulait lui dire : « Tu vois pas que j’ai les deux mains attachées ? » Mais elle ne parvenait ni à parler, ni à lever un doigt. Alors il repartait.

Phonsine se réveilla, la tête baignant de sueur. Dans la cuisine, le ber criait, sous la poussée du gros pied de Didace.

— Je voyage, se plaignit-elle accablée.

Le père Didace entendit la plainte. Il entr’ouvrit plus grande la porte de chambre :

— As-tu besoin de quelque chose, Phonsine ?

Mais la malade ne remuait déjà plus. Elle semblait dormir. La petite dormait aussi. Ce petit paquet de chair, une fille, dire que c’était peut-être tout ce qui subsisterait d’Amable. Et pas longtemps, un jour ou deux. Les mains sur les yeux, blessé dans sa chair et blessé dans son orgueil, il eut la vision d’Amable étendu sur le quai, la tête fracassée, dans une mare de sang. Et ici, à la maison, son enfant, cette figure grotesque, perdue dans un bonnet, ce corps maigrelet enroulé dans de l’ouate. Le dernier rejeton : un cœur bleu. Si ce n’était pas pénible.

Dieu donne les coups où ils portent. Rien ne sert de se rebeller. C’est aller contre le vent, l’abbé Lebrun l’a dit. Mais les coups portent…

La lumière de la lampe baissait. Elle ne reflétait plus qu’un demi-rond jaune, étroit. Courbaturé, les deux mains aux reins, Didace alla regarder au dehors. Autour de la maison, l’aube, calme et pure, étendait sa paix à l’infini. La journée serait belle. Didace revint lever le globe de la lampe. Entre son pouce et son index à la peau racornie, il moucha la mèche. Une clarté blanchâtre jaillit dans la pièce, fit danser des ombres et offusqua le sommeil de Z’Yeux-ronds.

L’enfant s’agita dans le ber. Didace ne l’avait pas bien regardée encore ; il avait attendu d’être seul. Il se pencha au-dessus du ber, une première fois d’abord. Puis, une deuxième, pour plus de certitude. Il se frotta les yeux. Un gros nœud se formait dans sa gorge. Mais oui, l’enfant avait le front bas, volontaire, des Beauchemin, avec les cheveux noirs et drus, et le nez large, incomparable pour prendre l’erre de vent. Comme lui ! À son image, elle était de la race !

À pas feutrés, sur ses chaussons, il avança dans la chambre. Chacun de ses pas résonna, comme des coups de marteau, aux tempes de Phonsine. Elle vit trois têtes d’homme, dans la porte, puis deux, puis elle reconnut le père Didace et se mit à trembler. S’il lui reprochait de lui avoir donné une fille au lieu d’un garçon ? Ou s’il lui demandait d’être debout, pour accueillir le compérage ?

— J’aurai jamais la force, pensa-t-elle.

Didace avait posé la main sur le pied de la couchette. Phonsine eut le vertige. Tout tangua dans la chambre.

— Phonsine, dors-tu ?

Elle fit signe que non. À grand’peine, elle parvint à formuler deux syllabes : A-mab- ?

Où est Amable ? On lui cache la vérité. Elle a entendu les femmes parler à voix basse, dans la cuisine. Et on a fait demander Marie-Amanda.

Dans un sursaut d’orgueil, Didace se redressa. Il y a une loi pour tout dans le monde : une pour le temps, une pour les plantes, une pour la famille. Seul le maître, et non le fils, doit commander dans la maison. Amable n’avait qu’à obéir.

— Je suis son père, dit-il, la tête haute.

Dans la cuisine la petite geignit, la petite avec le front bas, volontaire, avec le nez large des Beauchemin. Alors pour courir au plus tôt consoler l’enfant, il voulut se hâter de tout dire, mais les mots lui déchiraient la gorge. Le gros nœud se reformait plus serré.

— Aujourd’hui, ma fille, tu vas faire baptiser. Mais j’y serai pas. Plus tard tu sauras pourquoi. Prends pas d’inquiétude pour ça. Dans notre famille, tu le sais, le plus vieux s’est toujours appelé Didace. Pour ben faire, c’te petite-là, faudrait l’appeler comme moi, comme Amable-Didace, comme tous les autres Didace.

Sa voix mourut :

— Appelle-la Didace, Didace. T’entends, Phonsine ?

Phonsine essaya de répéter le nom après lui, comme pour prêter serment : « Didace… Marie-Didace ». Mais elle n’y parvint pas.

En signe de vie, elle mit toutes ses forces à soulever un peu la main. Puis, impuissante, elle la laissa retomber dans la coulée de lumière que la lampe de la cuisine traçait sur la courtepointe. Dans l’ombre, son visage ruisselait de larmes et son corps continuait à trembler, non plus de crainte, mais de joie maintenant.

Maintenant, elle était vraiment Beauchemin.


DEUXIÈME PARTIE














— 1 —



— Marie-Didace !

* * *

Marie-Didace, un souffle de vie, sans même la force de pleurer. Elle a un mois. À chaque visite, les voisines s’étonnent de la retrouver dans le ber.

— Ce petit pleur misérable !

— Elle est bleue comme un raisin !

— Mais elle geint sans larguer, reprend l’Acayenne, tandis que, de ses mains fortes, elle retourne l’enfant sur le ventre et la dodine à petits coups de genoux.

De la voir faire, Phonsine, qui relève mal de ses couches, frissonne, le cœur chaviré d’inquiétude, près du poêle surchauffé : « Elle va ben me la casser ! »

* * *

Marie-Didace, deux yeux noirs et pointus qui interrogent l’espace ou qui louchent, dans le ber, sur le poing qu’elle essaie de ronger. Une risette, un hoquet. Elle a trois mois. De nouveau, les voisines s’étonnent :

— Ma grand’foi, on dirait ben qu’elle veut profiter.

De semaine en semaine, de jour en jour, le mystère s’opère. Marie-Didace vit. Elle s’éveille à la connaissance des gens de la maison. Maman : un corsage noir et dur, où sa petite tête se heurte à chercher en vain un coin propice au sommeil. Memère : un vaste corsage fleuri, moelleux et chaud, qui se soulève en grandes vagues et en chansons.

Phonsine, déjà jalouse, veut reprendre l’enfant.

— Donnez ! dit-elle.

Mais Marie-Didace enfonce davantage sa tête dans le creux chaleureux, entre le bras et le sein de l’Acayenne.

— Tu vois ben qu’elle veut dormir. Elle fait sa niche. Ah ! la canaille de canaille !

La chaise fait entendre un craquement berceur :

— Berce… Berce… la petite… berce… berce…

Les yeux de Marie-Didace se ferment.

* * *

Mais le héros, le champion de la maison, c’est le père Didace. À un an et demi, Marie-Didace le suit comme son ombrage. S’il passe la porte sans l’emmener, elle trépigne, se jette par terre.

— Non, mais vous la voyez pas, la moutonne, qui fonce partout ? Viens-t’en, moutonne. Laisse pe-père tranquille.

— Elle se pâme ! crie Phonsine, affolée.

Vitement le père Didace revient sur ses pas. Voilà la petite consolée.

— Eh ! race de Beauchemin !

Pe-père : un gros parler fort, un visage plein de piquants.

Menton fourchu,
Bouche d’argent,
Nez cancan,
Joue bouillie,
Joue rôtie,
Petit œil,
Gros œil,
Sourcillon,
Sourcillette…

… un pied magique qui soulève l’enfant dans l’espace

Petit trot,
Gros trot,
Petit galop,
Gros galop,

Deux grandes mains qui la hissent au plafond.

— Elle me fait des joies, dit le père Didace, les larmes aux yeux, à qui veut l’entendre.

Pe-père : deux grands bras qui l’emportent à l’autre bout du monde… à l’étable, parmi la vie des bêtes. Z’Yeux-ronds, la queue basse, suit, comme par obligation.

Guidée par la main du père Didace, la main de la petite plonge dans le quart. Une poignée de moulée aux petits cochons qui pleurent comme des enfants, se bousculent, se dressent, l’œil éveillé, le museau rose et frémissant. Une poignée de grain aux poules. Les doigts écartés et raidis de moulée, Marie-Didace sourit de voir les poussins picorer à ses pieds.

Soudain le père Didace, las du vivant fardeau de l’enfant, s’engage vers la maison. La cour s’emplit des cris de Marie-Didace.

— Tu veux pas retourner à la maison ? Non ? Où c’est que tu veux donc aller ?

L’enfant pointe le bord de l’eau.

— Voir les canards au quai ? On y va. On y va…

De nouveau l’enfant se chagrine.

— Bon !

Du regard le vieux cherche alentour la cause de chagrin.

— C’est pourtant vrai, on a semé Z’Yeux-ronds en route.

Sans Z’Yeux-ronds qui couraille les canards, il n’y a guère de plaisir à avoir au quai.

— Z’Yeux-ronds !

Le chien abandonne à regret sa tache de soleil. Il clopine jusqu’auprès de son maître, puis prenant sa part du jeu, il s’élance à la poursuite des canards. Phonsine paraît sur le seuil de la porte du fournil, le cœur ému :

— Vous allez me la rendre inserviable !

Puis, le cœur en alerte, elle crie :

— Surtout, penchez-vous pas avec, au-dessus de l’eau. Je vous le recommande, pour l’amour du bon Dieu !

* * *

— Marie-Didace !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Six ans faits ! et ça obéit pas plus qu’un petit enfant d’un an, s’impatienta l’Acayenne.

Marie-Didace, à plat ventre dans l’herbe haute, entendit sans broncher. À la voix de sa grand-mère, elle discerna qu’il n’était pas encore urgent de répondre. Les yeux mi-clos, comme une petite chatte, toute à sa vie secrète, l’oreille collée au sol, elle écoutait, par ce midi de juin, sa première musique de la terre. Alentour, une abeille butinait ; des anémones, de la vergerette, et, au fond, des violettes éclataient. Pour Marie-Didace, elles étaient des fleurs éveillées. D’autres, à côté, dormaient encore.

La cane blanche s’approcha, caquetant, le train lourd, imposant. Toujours immaculée et toujours solitaire, son isolement étonnait. Mais pas Marie-Didace qui en savait la raison. La cane blanche ne voulait pas salir ses plumes. De crainte que le secret de sa cachette ne fût révélé par le caquetage, Marie-Didace éloigna la cane.

— Marie-Didace !

La voix, plus aiguë, déchira le silence. Cette fois l’enfant jugea bon de répondre.

— Quoi c’est ?

— Cours vite au bord de l’eau. Va dire à pe-père que le manger est paré à dresser. Et pile pas dans l’ortie.

Marie-Didace s’assit sans hâte. Elle cueillit une anémone et en porta à ses lèvres la coupe minuscule. Une fourmi montait sur son pied. Avant de se lever, tandis que du sable chaud coulait entre ses orteils, elle laissa à l’insecte le temps de se poser à terre. Une fois debout, Marie-Didace partit en courant.

Soudain, essoufflée, elle s’arrêta et leva la tête. Les liards, aux feuilles lisses et soyeuses, bruissaient. Sur la branche maîtresse, un étourneau appelait. Un goglu, plastron blanc, dos lustré, s’envola. Partout, d’un arbre à l’autre, les oiseaux s’affairaient, chacun à son nid.

Plutôt que de passer par la barrière ouverte, Marie-Didace enfila avec difficulté la clôture entre les fils de fer. Une mèche de ses cheveux y resta accrochée. Sur la route, tout près, un léger attroupement se formait. L’enfant y courut, ses pieds nus faisant lever, par plaisir, le plus de poussière possible.

Le dernier coup d’eau avait noyé les terres. Le bas du Chenal du Moine était inondé. Depuis son mariage avec Bernadette Salvail, Odilon Provençal s’y était établi, en attendant de posséder le vieux bien paternel. Les propriétaires devaient laisser errer les animaux, qu’ils ne pouvaient encore mettre en pacage sur la commune, afin de permettre aux bêtes de chercher leur vie.

Odilon Provençal accourait, une poche à la main. Sa femme le suivait. Apercevant leur fils Tit-Côme, elle se mit à crier :

— Éloigne les enfants. Éloigne Tit-Côme, qu’il ait pas connaissance de rien.

— Quoi c’est ? demanda à Tit-Côme, Marie-Didace qui avait devancé le couple.

D’une voix flûtée trahissant déjà une légère suffisance, il expliqua avec condescendance :

— C’est la vache qui vient d’avoir son veau.

Dans l’herbe, près de la vache attentive à le lécher, le veau luisait, filandreux, son œil bleuté interrogeant l’espace.

Odilon, énervé, tempêtait après sa femme.

— Poigne la chaîne, Bedette, Hou donc ! mène la vache à l’étable. Remue-toi.

Bernadette leva les épaules de pitié.

— Pauvre Dilon ! pauvre homme que t’es ! Tu sais ben qu’elle voudra pas grouiller tant que son veau sera icite.

La vache partie, les enfants se dispersèrent. Sur le quai, un grand amas de laine séchait. Marie-Didace s’y jeta la tête la première. Didace, qui réparait son canot de chasse, sous le gros saule, pausa, le pinceau à la main, afin de mieux suivre les ébats de l’enfant.

— Tu goudronnes ?

Didace sursauta à la voix de Pierre-Côme Provençal qu’il n’avait pas entendu approcher. Lentement, posément, il répondit :

— Je goudronne !

Dans un regard, les deux hommes se mesurèrent :

Tu goudronnes : tu prépares ton canot pour chasser avant le temps ? Je te rejoindrai bien à la coulée des petits chenaux.

Je goudronne : essaye de me faire payer l’amende si tu peux ! Je placerai mon affût assez creux dans les joncs, que tu passeras à côté, sans même t’en douter.

— As-tu su la nouvelle ? demanda Pierre-Côme, appuyé au saule.

— … La nouvelle ? demanda à son tour Didace.

— Le lard a encore monté. Il se vend .27. Tout monte sans bon sens, le beurre de table .47, les œufs. Tout.

— Ouais ?

— C’est écrit sur la gazette. Va ben falloir s’y mettre à notre tour ?

— Ouais… répéta Didace en réfléchissant.

La guerre, une curieuse d’invention. Des hommes se battent, souffrent, perdent leurs biens. Ils meurent même sur le champ de bataille ; pendant ce temps-là leurs frères, au loin, mangent plein leur ventre et s’enrichissent. Oui, mais ceux du Chenal ont lutté, eux aussi. Dans les premiers temps de la colonie, par exemple, quand les Iroquois allaient tremper leurs armes au ruisseau Jean et que les anciens ne pouvaient pas s’éloigner de la maison, au risque de se faire scalper, autrement qu’armés de mousquets ; puis, quand les Sauvages enlevaient les femmes et les forçaient à vivre sous la tente comme des Sauvagesses. Depuis, les Beauchemin ont-ils lutté pour abattre la forêt, pour acquérir, ensuite pour conserver le petit lopin de terre, la maison, lutté contre l’eau, lutté contre les glaces, contre toutes sortes d’ennemis, tandis que ceux des vieux pays jouissaient.

Marie-Didace tirait son grand-père par la manche :

— Pe-père, écoute !

— Quoi, ma fille ?

— Écoute : la grive demande de la pluie.

Didace sourit à sa petite-fille :

Pauvre petite ! Qui sait si ce n’était pas à la suite de toutes ces misères que le sang des Beauchemin avait fait un remous dans Amable. Didace pensa : « Notre guerre, on l’a eue ! L’un à la joie, l’autre à la peine, c’est le roule du monde ! »

— Il y a pas l’ombre d’un doute, conclut-il, on va hausser les prix.

Il tira une touche profonde, à sa pipe :

— Puis la guerre marche toujours ? Quoi c’est qu’ils en disent sur la gazette ?

— Pas ben… ben de quoi. Pour parler franchement…

À la vérité, Pierre-Côme effleurait d’un regard rapide les titres des nouvelles de guerre : SUS AUX VIEILLES MÉTHODES… GUERRE À OUTRANCE… COMME LLOYD GEORGE… TROP GRAND NOMBRE DE MINISTRES EN ANGLETERRE. Son gros pouce humecté de salive tournait vite les feuilles pour arriver à la cote des denrées. À peine jetait-il un coup d’œil à la liste des morts au champ d’honneur, des blessés, des disparus, des prisonniers de guerre parmi lesquels ne se trouvait aucun des siens.

— La France en regagne-ti ? demanda Didace.

— Des fois elle faiblit. D’autres fois on dirait qu’elle veut prendre de l’avance.

— Ils vont pourtant finir par avoir la paix. Qu’ils doivent donc languir après !

Pierre-Côme se rengorgea pour protester :

— La paix, tu y penses pas ? Aux chantiers, à Sorel, ils viennent d’obtenir un gros contrat, vingt steamboats de cent quatre-vingt quelques pieds de long. Les gros culs-ronds achèvent pas de traverser de l’autre bord. Puis les obus, à c’t’heure ? Joinville dit qu’ils en fabriquent des huit cent mille par semaine, rien que dans le pays. C’est un signe, il me semble.

Didace perça le mobile des paroles de Pierre-Côme :

— T’es ben, toi !

— Quoi, j’sus ben ?

— T’es pas à plaindre ! Tu fais de l’argent comme de l’eau : une terre qui rapporte ; tes quatre garçons proches de toi. Trois établis, Joinville, aux obus, qui gagne des huit, dix piastres par jour.

— Mais va pas craire qu’il en dépense pas là-dessus…

Joinville était l’écharde plantée au cœur de Pierre-Côme. Dans l’espoir de le rattacher à la maison et à Rose-de-Lima Bibeau qui l’eût volontiers épousé, et plutôt que le voir s’éloigner pour tout de bon du Chenal, il avait consenti à le laisser travailler à Sorel. Puis, d’après les apparences, dans quelques semaines la conscription serait un fait accompli.

Voyant Didace qui travaillait le bras gauche collé au corps, il lui demanda :

— As-tu attrapé un effort ?

— Je sais pas trop si je me serai déplacé un petit os, ou ben tressailli un nerf, mais j’ai mal au bras l’yâble. On dirait que la viande veut laisser les os.

— Il a dû se former un câlus. Va donc voir Coq. Avec ses gros pouces il va te ramancher ça le temps de le dire.

— Ah ! ça va se replacer tout seul.

Ils fumèrent en silence. Au bout d’un certain temps, Pierre-Côme demanda :

— C’est-il le canot que le Survenant t’avait fait que tu répares là ?

— Le même. Avant qu’une branche vinssît tomber dessus, il avait pas un brin de mal. Il était comme flambant neuf. Heureusement qu’elle a tombé dret sur la pince, là où est la force.

— En effet, reprit Provençal, comme il se préparait à partir ; j’ai vu sur la gazette le portrait d’un gars qui ressemblait ben gros à ton Survenant. Mais ça peut pas être lui, parce qu’il était costumé en soldat.

Didace ne broncha pas. Longtemps il avait espéré, et craint à la fois, le retour du Survenant, parce qu’en revenant au Chenal du Moine, malgré la joie que le père Didace en eût éprouvée spontanément, le grand-dieu-des-routes aurait triché.

— Marche te coucher ! cria soudain Didace, au chien des Provençal qui harcelait Z’Yeux-ronds, haletant, la langue sortie.

— Ton chien est pas raisonnable, Gros-Gras. Il est toujours rendu icite à faire la loi au mien. Tu sais comment c’est que ce pauvre Z’Yeux-ronds était de quart, puis travaillant, quand il était plus jeune. Aujourd’hui, il a p’us la force. Si ton maudit jappeux continue, j’vas me grèyer d’un chien, son garçon à lui — montrant Z’Yeux-ronds — il est en élève su’ un habitant de Saint-Ours. Et tu vas voir que le tien va manger sa ronde, ça sera pas long.

Le vent tourna. Au loin la Pèlerine sonnait. Des bribes d’angélus volèrent dans le ciel bleu et blanc.

Pierre-Côme s’éloigna, le chien à ses trousses. Marie-Didace se souvint subitement de la commission qu’elle devait faire.

Au même instant la voix de l’Acayenne s’éleva pour appeler l’enfant. Puis, celle de Phonsine, angoissée :

— Mon Dieu ! pourvu qu’elle soit pas tombée dans le puits.

— Oui… oui… vous êtes pas à l’agonie, leur cria Didace.

Puis il dit à l’enfant :

— Réponds vite. Ta mère s’inquiète.

— Quoi c’est ? demanda Marie-Didace.

L’Acayenne cria :

— Tu vas manger la meilleure volée que les fesses vont te chauffer longtemps.

— Oui, touchez-y donc et vous aurez à faire au père Didace. On dirait que vous prenez plaisir à envoyer la petite au bord de l’eau.

Les deux femmes se querellaient près du fournil.

— Si le mois de septembre peut donc arriver, continua Phonsine, que j’vas donc vous l’entrer à la petite école ! Là au moins elle trottera pas.

— Ça serait ben un vrai crime, protesta l’Acayenne. Une enfant qui a pas encore l’âge de raison.

Marie-Didace se mit à pleurnicher, collée à son grand-père.

— J’y vas pas à l’école. J’y vas pas. J’sais pas lire, pas écrire. J’sais rien faire. Quoi c’est que j’aurai l’air, à l’école ?

— T’apprendras.

— J’ai pas l’âge de raison, me-mère l’a dit. Puis, dans les grosses tempêtes, j’m’écarterai dans la neige.

— Crains pas, je te battrai le chemin s’il le faut. Puis, après la classe, j’irai au-devant de toi. Tu te colleras à ras moi et je te cacherai le vent.

Il s’arrêta :

— Regarde, regarde vite ce qui vole au-dessus de la commune.

Un héron battait l’air de ses grandes ailes. Les pattes verticales, il se posa sur la grève opposée.

— Si t’es bonne fille, continua Didace, après-midi p’t’être ben que je te mènerai voir un nid de sarcelles.

— Où ça ? demanda l’enfant sur un ton de doute et de joie à la fois.

— Vis-à-vis l’Île à la Croix.

Marie-Didace battit des mains. Entre toutes les îles, elle aimait l’Île à la Croix dont la pointe verte représentait à ses yeux la proue d’un bateau paré de verdure.

— La petite mère sera-ti sur le nid ? demanda-t-elle.

— Oui, mais faudra que tu te tiennes tranquille pour pas l’effaroucher. Il lui reste presquement pas de plume. Elle les a toutes arrachées pour en garnir son nid. Les petits doivent pourtant être à la veille d’éclore.

— Il y en a combien ?

— Treize. Une vraie belle nichée. Le petit père se tient autour. Il y a rien de plus fin.

Du pied le père Didace écrasa un brandon fumant, parmi les herbes folles. Il le recouvrit de terre. Avec précaution, il plaça le pinceau dans la chaudière de goudron. Puis il prit l’enfant par la main.

— 2 —



Seule, dans la grand’maison, Phonsine venait à peine de s’étendre à la fraîche quand elle dut se lever. On frappait à coups répétés à l’entrée. Tout en s’y rendant, elle jeta un coup d’œil à l’horloge. Il était une heure. Elle avait juste eu le temps de s’assoupir.

À la porte, une bouffée d’air torride lui arriva au visage. Deux chasseurs attendaient.

— Vous dormez dur ! dit l’un sur le ton du badinage que Phonsine confondit avec celui du reproche.

Phonsine toisa l’étranger. Qu’en savait-il pour se mêler de parler ?

— On cogne depuis cinq grosses minutes, continua-t-il.

L’autre expliqua :

— On cherche le père Didace pour qu’il nous conduise à la chasse.

Mécontente du dérangement qu’ils lui causaient, et de leurs remarques, elle ne leur offrit pas d’entrer. Elle se contenta de leur parler à travers la porte de grillage métallique.

— Vous le cherchez en pure perte, murmura-t-elle. Il est aux champs et il peut pas laisser. Les foins sont commencés rien que d’à matin.

— Ah ! firent l’un et l’autre.

— Puis, vous pensez pas, continua Phonsine, qu’il est de bonne heure, au mois d’août, pour chasser le canard ?

— Plus il est jeune, plus il est tendre. Puis Pierre-Côme fait ses foins. Vous comprenez ? C’est en plein le bon temps.

Devant leur insistance, elle finit par céder, surtout de crainte que le père Didace n’apprît plus tard son refus.

Un large chapeau de paille rabattu sur les yeux, afin de se garantir des coups de soleil, Phonsine laissa la cour, où des torchons de vaisselle blanchissaient sur l’herbe. Assis sur le bord de la galerie, les hommes, la pipe au bec et les jambes pendantes, la suivirent des yeux. Soudain ils se sourirent, étonnés de la voir, plutôt que de prendre le sentier de raccourci longeant le puits, s’allonger, malgré la chaleur, et contourner les bâtiments, d’un pas nerveux et vif, en contraste avec son peu d’empressement précédent. Une fois les communs dépassés, elle retrouva son allure somnolente. À longs pas indolents, elle se dirigea vers le haut de la terre, ses pieds comme d’eux-mêmes, sans qu’elle s’y appliquât, évitant de fouler le foin encore debout.


* * *


La première fois que Phonsine, en rêve, était tombée dans le puits, c’était le surlendemain de la mort d’Amable. D’abord, elle rêvait qu’en cherchant à l’ôter à l’Acayenne, sa tasse lui échappait des mains. Comme elle se penchait au-dessus du puits pour essayer de la reprendre, elle s’apercevait que ce n’était plus sa tasse, mais sa petite fille qui tombait. Elle-même, happée par le vide, tournoyait dans l’abîme sans fond, en poussant un cri qui lui écorchait la gorge. Elle s’était éveillée trempée de sueurs, la gorge à vif, et en palpitations comme si son cœur voulait bondir hors de la poitrine. Sûrement, on allait accourir à elle, lui porter secours, ou tout au moins la questionner. Encore pantelante, elle attendit. Mais non. Dans la pièce voisine, on veillait au corps. Une femme, d’une voix morne, spectrale, récitait l’oraison pour Amable :

— Délivrez, Seigneur, l’âme de votre serviteur, comme vous avez délivré…

— Délivrez, Seigneur, l’âme de votre serviteur…

— Délivrez, Seigneur…

Phonsine avait essayé de se lever : elle n’était pas même parvenue à dégager sa jambe des couvertures reployées sur son corps. Par la fenêtre, une aube blafarde repoussait la nuit, la dernière qu’Amable passait sur la terre. Et la peine repoussait en Phonsine les images de leur bref bonheur. Elle revoyait le visage d’Amable, si désolé, qui cherchait le sien, à travers la vitre ; puis ses épaules affaissées, puis son dos qui disparaissait à jamais du Chenal du Moine.

— Pardon, Amable !

Secouée de sanglots, la tête dans l’oreiller, elle s’était mise à pleurer.


***

Le mois suivant, le rêve de Phonsine s’était renouvelé par deux fois. Dès qu’elle avait eu la force d’entreprendre le voyage, elle était allée consulter le médecin à Sorel.

— Cries-tu fort ? lui avait-il demandé.

— Je dois. La gorge me brûle quand je me réveille.

— Quoi c’est que t’éprouves quand tu tombes dans le puits ?

— D’abord, ça m’attire. Après… ben c’est la mort. Je meurs à tout coup.

— Puis le lendemain ?

— Je sens une fatigue, une pesanteur par tout le corps. J’ai mal à tous les membres. Je vous dis, je reste moulue comme après une grosse journée de battage au moulin.

Le docteur caressa sa barbe pensivement. Se renversant dans son fauteuil à bascule, les mains jointes sur son ventre qu’un pantalon serré rendait plus proéminent, l’œil vague, il se perdit en réflexion. Seul remuait parfois le gland du bonnet grec dont il se coiffait dans la maison, même l’été, afin de protéger son crâne chauve contre les courants d’air. Soudain, apercevant une charge de bois qui pénétrait dans la cour, il se précipita au dehors pour diriger le charretier vers la remise. Puis il revint à son attitude méditative, sur son siège, non sans avoir relevé les pans du frac noir qu’il portait, d’une année à l’autre, plutôt par respect pour sa profession que par vanité, car, fils d’habitants, il était demeuré familier avec eux. Phonsine attendit qu’il parlât.

— Je vois rien de grave dans ton cas, conclut-il. Il y en a qui font des sauts en l’air dans leur lit quand ils s’endorment. Toi, c’est le contraire : tu tombes, à la place. Pour te guérir, il te faudrait un vrai choc.

— Journée de la vie ! Vous trouvez pas que j’en ai eu assez, docteur ?

Il la regarda avec compassion :

— Je comprends, ma fille, t’as été éprouvée. T’as passé à la mortalité et t’as eu les fièvres lentes, après avoir acheté. Mais les fièvres lentes…

Petit à petit sa voix s’enflammait. Il grimaça. Son visage se couvrit de mépris :

— Les fièvres lentes, il ne faut pas m’en parler. Une maladie sournoise s’il y en a une, et qui laisse son poison dans le sang pendant des années.

De plus en plus bourru, il apostropha la jeune femme, comme si elle fût responsable de son état :

— Regarde-toi donc. T’es maigre comme un pic ! T’as les yeux dans le fond de la tête. T’as même pas été capable de nourrir ta petite. Sais-tu ce qu’il te faudrait ? Quelque bonne maladie qui t’empêcherait de penser. Ça te nettoierait les idées avec le sang. Après, t’aurais une santé à toute épreuve. En attendant, il te faut de la tranquillité.

Ce qu’elle ne pouvait dire au médecin, c’était ce qui la rongeait : l’incurable rancune qu’elle gardait à l’Acayenne d’avoir poussé Amable à partir ; de l’avoir remplacée, elle, comme reine et maîtresse dans la maison ; et, au-dessus de tout, la crainte de perdre sa petite. « Je suis déjà assez punie comme c’est là. Il y aura donc jamais de paix pour moi », se dit-elle, tandis que le médecin passait à l’officine. Par la porte entr’ouverte, elle le vit glisser les panneaux de verre d’une armoire occupant un pan de mur, puis en tirer, l’un après l’autre, deux bocaux qu’il approcha de ses yeux myopes, les lunettes levées, afin de lire sur l’étiquette la nature du contenu.

— Allez-vous me préparer un vin, fer et bœuf ? demanda Alphonsine.

— Non, un remède meilleur que ça, pour calmer tes nerfs, et qui va te renforcir en même temps, répondit le docteur, tout en enlevant, avec la queue de son frac, la poussière sur la bouteille.

Plus tard, son cauchemar se répétant par périodes de plus en plus rapprochées, elle en avait de nouveau entretenu le docteur. Mais lui-même en avait parlé à l’Acayenne qui, jouissant d’une bonne santé, ne pouvait admettre les malaises des autres.

— Elle crie pas plus que ma botte, avait-elle répondu. Vous savez ben, docteur, que c’est toutes des imaginations qu’elle se fait.

Plus pour la rassurer que pour la railler, le docteur avait dit à Phonsine :

— Sais-tu, ma fille, si j’étais que toi, je me remarierais. Ça te guérirait sûrement.

L’indignation de Phonsine avait été à son comble. Dès qu’une veuve contractait le moindre bobo, tout le monde, même le médecin, était prêt à en attribuer la cause à l’absence d’homme dans sa vie. Après elle n’en avait plus soufflé mot à personne. Mais à mesure que son cauchemar revenait, sa nervosité augmentait avec la terreur de la nuit. Elle veillait tant qu’elle pouvait faisant des efforts pour ne pas succomber au sommeil.

Et jamais elle ne passait près du puits.


***

Depuis le matin Didace Beauchemin fauchait.

Il avait, selon sa coutume, une fois la rosée tombée, entamé le champ du premier coup de faux, tel qu’il appartient au maître du bien. Puis il avait continué à faucher à la main, de façon à ne rien laisser perdre des lisières, le long de la coulée, le long des haies où courait le liseron.

Maintenant, Didace manœuvrait la faucheuse mécanique. Seule la rareté des hommes, depuis la guerre, l’y avait décidé. De loin, Phonsine le vit avancer, col ployé, du même mouvement que les chevaux qu’il conduisait, comme s’il participait à leur peine.

Andain après andain, le foin doré à la tête, bleu près de la tige, se couchait, et, parmi, le mil sauvage, le trèfle d’odeur, le laiteron, la faverolle. À mesure, l’air se chargeait des plus pures odeurs.

Depuis le midi, l’Acayenne retournait le foin coupé. Sa robe d’indienne rose vif se voyait à distance. Orgueilleuse de la blancheur de sa peau, elle portait des menottes de fil noir. Phonsine la regarda manier la fourche, secouer le foin et le faire sécher, mieux que le jeune journalier, à l’emploi des Beauchemin. Elle lui envia sa force.

Délogés de la fraîcheur de la terre, les maringouins laissaient entendre un bruissement agaçant. Parfois, une claque en faisait éclater dont le dard venait de piquer l’un ou l’autre. Mais, avec les foins, leur temps achevait : ils iraient se réfugier dans les marais.

Un gros nuage couvrit le firmament au-dessus du Chenal. La prairie s’emplit d’ombre. Puis le soleil reparut, plus brillant. Le champ, fauché, montrait ses taches. Il apparut à Phonsine comme le pelage d’un animal frais tondu.

***

Marie-Didace et Tit-Côme avaient d’abord glané le foin, à petites brassées, avec la ferme volonté de se rendre utiles, l’après-midi entier. Peu à peu le jeu les avait entraînés soit à égrener du plantain pour la capture des oiseaux, soit à cueillir des framboises à l’orée du bois, selon le désir de Marie-Didace.

Chaque fois que Phonsine voyait la petite ordonner les jeux ou tenir tête à tout le monde, elle se réjouissait de trouver dans sa fille les attributs qui lui avaient tellement fait défaut. « Elle s’amuse, se dit-elle, émue. À son âge, j’étais déjà inquiète. »

La voix claire de Marie-Didace lui arriva avec la brise :

— Tit-Côme, veux-tu on va jouer à la femme qui a perdu son mari ?

— Sais pas jouer, dit Tit-Côme qui parlait sur le bout de la langue.

Phonsine, un dard au cœur, s’écrasa dans l’herbe, hors de leur vue, pour les écouter parler dans leur cruelle innocence.

— Sais pas jouer, se moqua Marie-Didace. J’vas te montrer. Moi j’suis la femme, toi l’homme, mon mari. Il est arrivé des méchants. Ils nous ont fait embarquer chacun sur un gros bateau et ils nous ont emmenés loin… loin… loin… On s’est perdus. Ça fait cent ans qu’on se cherche.

— Mets trente ans, ça va suffire, dit l’Acayenne qui reconnaissait une histoire d’Acadiens qu’elle avait racontée à la petite. Phonsine la reconnut aussi et elle souffrit de voir la place que sa belle-mère occupait dans l’esprit de l’enfant.

— Trente ans d’abord, corrigea Marie-Didace. Tu frappes à toutes les maisons. « A vous vu ma Julie ? » Moi je demande : « A vous vu mon Julot ? » Commence !

Tit-Côme, en sautillant comme un moineau, s’adressa aux piquets de clôture, aux arbres, au foin : « A vous vu ma Didace ? »

La petite, mécontente, le reprit de nouveau :

— Non, ma Julie !

D’un ton grave et triste, pour donner l’exemple à son compagnon, elle alla demander à Didace, à l’Acayenne, à l’engagé : « A vous vu mon Julot ? »

— Après ? questionna Tit-Côme qui ne s’amusait pas.

— Écoute. Un dimanche, c’est la procession. Je porte un grand voile de veuve.

Elle ramassa une guenille et s’en couvrit la figure. Puis elle prit un bout de bois qu’elle remit à Tit-Côme.

— Toi, t’es vieux. Tu boites. Tout d’un coup, tu m’aperçois. Tu t’en viens me trouver.

Les enfants mimèrent l’histoire.

— Eh ! madame, là, troussez votre voile, ordonna Tit-Côme.

— Pas de même, protesta Marie-Didace.

Et se tournant du côté de l’Acayenne :

— Comment, me-mère ?

L’Acayenne leur expliqua :

— Il s’approche tranquillement de la femme et, pour pas lui faire peur, il lui parle doucement : « Je voudrais pas vous offenser, ma chère dame, mais vous me faites assez penser à une personne de ma connaissance que j’ai perdue depuis des années ! Ce serait-il un effet de votre bonté de relever votre voile et de me montrer les traits de votre visage ? » Là, les deux se reconnaissent — c’était ben la Julie Arsenault — et ils se mettent à pleurer.

— C’est pas un jeu, dit Tit-Côme, en refusant de continuer.

Marie-Didace se fâcha contre lui.

— Eh ! crasse de Provençal !

— Marie-Didace, que j’t’entende ! lui cria l’Acayenne.

Mais Didace, en riant, l’encouragea tout bas :

— Dis-le, dis-le, mais dis-le comme il faut : race de Provençal ! pas crasse : race de Provençal !

« Il me la gâte », pensa Phonsine.

Au bout de quelques instants, comme Marie-Didace ramassait des petites grenouilles et qu’elle semblait s’amuser, Tit-Côme alla la rejoindre. Un cri de la petite fit lever la tête de Didace :

— Pe-père, tu coupes les pattes des grenouilles avec ton moulin.

Didace arrêta sans peine les chevaux dont l’ardeur se modérait peu à peu depuis le matin. Il en profita pour aller casser une hart de plane : elle lui servirait d’aiguillon. Comme il écorçait la branchette, il aperçut Phonsine, à quelques pas. En voulant se relever, le genou de la jeune femme heurta un objet ; elle y porta la main : c’était la poupée qu’elle avait achetée à Marie-Didace ; le son s’échappait du corps de chevreau. Le visage décoloré n’avait plus d’yeux. L’enfant n’y attachait aucun prix ; elle l’abandonnait, à la pluie, n’importe où.

— Marie-Didace !

La petite crut que sa mère venait la chercher ; elle courut se réfugier auprès de l’Acayenne.

— Cours pas tant, lui dit Phonsine, le cœur serré. Et regarde ta poupée si elle a bonne mine !

Puis elle dit à son beau-père :

— Deux hommes vous demandent à la maison, ils veulent que vous les meniez à la chasse.

— Les connais-tu ?

— Sûrement ! Pas par leur nom, mais de visage. Autrement, je leur aurais jamais ouvert…

— Pourquoi que tu les laissais pas venir faire leurs arrangements eux autres même ? Ça t’aurait épargné un voyage.

— Ils me l’ont offert, mais, des fois que vous auriez voulu vous donner quelque défaite… je savais pas…

L’Acayenne planta la fourche en terre.

— Tu vois ? dit-elle au père Didace. Si t’étais pas tant tête-de-pioche et si tu consentais à faire venir le garçon de mon Varieur, t’aurais de l’aide et tu serais libre de chasser comme t’aimerais.

Elle ne perdait jamais une occasion de faire valoir les avantages que la présence du fils Varieur apporterait à chacun. La conscription lui fournissait un argument précieux.

Mais le père Didace y restait insensible. Sans répondre il conduisit les chevaux à l’ombre des jeunes planes. Déjà les feuilles pâlissaient. À leur déclin, elles perdaient le vert altier du plein été. Il commença à dételer. Quand l’Acayenne s’en aperçut, il achevait.

— Tu peux pas laisser la pièce à moitié fauchée ? Le temps est chargé, on va avoir de l’orage. Regarde : il se forme une peau sur le firmament, au nord.

Didace rangea en silence la faucheuse mécanique. La faux miroita au soleil, à travers la feuillée. Il plaça un tapon de paille sur le siège. L’Acayenne, d’une voix irritée, reprit :

— Didace, tu vas pas abandonner le moulin à faucher ? Tu vas pas laisser les foins. Les foins passent avant tout.

— Les foins, les foins ! on n’attend pas après pour manger. Je m’en vas à la chasse. C’est ça qui est la vie. Que l’yâble emporte les foins !

Il hissa Tit-Côme sur un cheval, Marie-Didace sur l’autre, et, Phonsine à la suite, ils se dirigèrent vers la maison.

— 3 —



Tantôt sautant à cloche-pied, tantôt allongée sur l’herbe à surveiller le vol des oiseaux, Marie-Didace guettait depuis le matin le retour de son grand-père. La première elle vit approcher du Chenal le canot que montaient les deux chasseurs, et, à la traîne, un deuxième canot, le canot du père Didace, qui paraissait allège.

Elle courut le dire à l’Acayenne occupée à coucher les plants de tomates, dans le potager. Du fournil, Phonsine entendit.

— Quoi c’est que ça peut vouloir dire ? Y serait-il arrivé quelque accident ?

Les bras éloignés du corps, la tête dans les épaules et les traits si tirés que Phonsine fit le saut en le voyant, Didace, soutenu par deux étrangers, s’appuya au chambranle de la porte, avant d’entrer dans la maison.

— Vite ! Arrachez-moi mon butin ! J’étouffe !

L’Acayenne, satisfaite d’avoir raison, commença à le narguer :

— Hein, t’as pris du mal ? Je te l’avais-ti prédit, hier ?

Mais elle le trouva si changé qu’elle se tut. Didace ferma les yeux.

Le père Beauchemin avait eu une attaque d’angine, au milieu de la nuit. Les chasseurs l’avaient couché sur la paille, au fond de son canot, à l’abri du vent, sous le prélart de chasse. Mais ils avaient dû attendre la clarté pour sortir de l’affût et retrouver leur chemin parmi les chenaux. Au jour, les appelants levés et le canot attaché à leur embarcation, l’orage avait éclaté. Vent devant, le canot à la touée, ils avaient lentement remonté le courant. Le soleil brillait haut quand ils arrivèrent à la maison.

— Voulez-vous qu’on vous envoie le docteur ? proposèrent les chasseurs qui retournaient à Sorel.

— Oui, oui, allez chercher le docteur Casaubon, s’empressa de répondre Phonsine.

— C’est ce maudit bras gauche qui veut plus ramer, expliqua Didace.

— T’auras pris de la fraîche, dit l’Acayenne. Moi-même, je t’ai une douleur qui me tient dans l’épaule.

Phonsine pensa : « C’est à croire qu’elle ne cherchera pas à attirer l’attention sur elle. » À genoux aux pieds du père Didace, la jeune femme lui dit :

— Grouillez pas. J’vas vous enlever vos bottes.

Elle essaya de les tirer, sans en venir à bout. Elle tirait mollement comme en rêve. Où avait-elle accompli le même geste auparavant ? Peu à peu, par petites touches, des images se dessinaient, précises, dans sa mémoire : agenouillée auprès du Survenant, un soir qu’il avait bu, Phonsine lui enlevait ses bottes. Au milieu de phrases incohérentes, — il danse le soleil, le matin de Pâques il danse ! — il lui révélait les amours du père Didace avec l’Acayenne. La tête de l’homme ivre retombait sur la table. Deux flaques d’eau grise maculaient le plancher frais lavé. Phonsine avait eu le pressentiment de tout ce qui lui serait dérobé de sécurité, de paix. Parmi les avoines ardentes et soleilleuses, elle ne serait plus que l’humble grain noir qu’une main dédaigneuse rejette loin du crible.

Le Survenant n’avait pas porté bonheur aux Beauchemin. Vrai, sa puissance magnétique n’avait plus guère de reflet sur eux ; mais le sillon de malheur qu’il avait creusé inconsciemment autour de leur maison, six ans plus tard le temps ne l’avait pas encore comblé. Cette femme, l’Acayenne, elle n’était pas des leurs, elle les frustrait d’une part du vieux bien et sans cesse elle les menaçait de la présence du fils de son Varieur ; cette femme, qui prenait toujours la part de Marie-Didace et qui se faisait aimer de l’enfant au détriment de Phonsine, c’était le Survenant qui l’avait présentée au père Didace. Sans elle, sans son œuvre sournoise, Amable n’aurait jamais quitté le Chenal du Moine, et il ne serait pas mort. Chaque nuit, Phonsine ne retrouverait pas la sombre hantise de voir sa petite tomber dans le puits.

Si c’était à recommencer ! Qu’il en vienne donc un Survenant frapper à la porte des Beauchemin ! Phonsine le recevrait de la plus belle façon ! Ses forces, elle les exerçait toujours en rêve, elle les épuisait en rêve. Dans la réalité…

Deux larmes roulèrent sur les joues amaigries de Phonsine. Elle tirait, tirait…

— Tire, tire fort !

La gorge serrée, elle murmura : « J’ai peur de vous faire mal. »

À la fêlure dans la voix de la bru, Didace ouvrit les yeux. Il ne vit que sa tête penchée, sa chevelure châtain clair que des fils blancs striaient.

— Tu grisonnes ? dit-il doucement étonné.

La tendresse inaccoutumée du père Didace acheva de bouleverser Phonsine.

— Quiens ! elle fait encore sa lippe, dit l’Acayenne en prenant sa place. À croupetons sur le plancher, elle empoigna d’une main le cou-de-pied du père Didace, de l’autre elle saisit le talon et, en un rien de temps, lui enleva ses bottes.

Elle voulut lui envelopper les genoux dans une chape de laine, mais il rejeta la couverture en disant :

— Faites-le dire… à…

— À Pierre-Côme ?

Il fit signe que oui.

— Puis… à… Marie-Amanda…

Marie-Didace, heureuse de se rendre utile, courut chez les Provençal.

***

Le curé Lebrun prit place, dans la voiture légère, à côté de Pierre-Côme Provençal. Aussitôt la petite jument rousse détala, un nuage de poussière à la suite, sur le chemin du Chenal du Moine.

Au passage du cortège, des hommes aux récoltes, çà et là dans les champs, s’immobilisèrent, dressés comme des cierges sur quelque immense autel. Pénétrés à la fois du regret de voir l’un des leurs sur le point de mourir et pénétrés de la secrète satisfaction de ne pas être encore, eux, le choix de la mort… Dans la paroisse, on savait déjà que Didace, fils de Didace, recevait une dernière fois la visite du prêtre.

La gorge nouée de chagrin, le curé Lebrun se taisait. Lui et Didace avaient souvent fait le coup de fusil ensemble. Un passé de plus de trente ans remontait mélancoliquement à sa mémoire : les merveilleuses chasses d’autrefois, les vents violents franc nord, les voyages de misère à la baie de Lavallière, les passes à la queue des îlets. Et les affûts de branches de saule si durs à planter… Et les mares qu’il fallait faucher à la grand-faux… Et les retours périlleux sur les bordages en novembre, quand les hommes revenaient tout faits de glace au Chenal du Moine…

Il tressauta. La voiture venait de s’arrêter devant la maison des Beauchemin.

Ému et gêné à la fois, le prêtre dit à Didace :

— Je viens vous faire visite en passant.

Didace comprit pourquoi son curé était là. Il voulut lui donner un coup de main. Tout était bien ainsi. L’un aidant l’autre, ils haleraient ensemble pour une dernière passée :

— Décapotez-vous, décapotez-vous, monsieur le curé, on va jaser une petite escousse.

Didace parlait difficilement. Chaque fois qu’il respirait, on eût dit qu’une charrue lui labourait la poitrine.

— Quoi c’est qui ne va pas ? demanda l’abbé Lebrun, en enlevant son cache-poussière d’alpaca.

Angélina, l’Acayenne et Phonsine entouraient le malade, dans son fauteuil, près de la fenêtre.

— Il est nâvré tout bonnement, répondit l’Acayenne.

L’œil bas sous ses gros sourcils, Didace trouva le tour de sourire. Faisant bâiller la chemise grossière, il frappa sa poitrine velue où saillaient, éparses ou par grappes, des taches de vieillesse :

— La coque est bonne. La coque est encore bonne, monsieur le curé. C’est le deux-temps qui marche p’us.

— Le docteur doit pourtant être à la veille de ressourdre ? questionna Alphonsine, plus pour rassurer son beau-père que par besoin de savoir.

Le curé fit signe aux femmes de se retirer. Il alla fermer la fenêtre.

— Le temps de vous confesser, expliqua-t-il à Didace.

Puis il revint s’asseoir et demanda au malade :

— Avez-vous quelque chose qui vous reproche ?

— Ah ! fit le vieux simplement, je sais pas trop comment j’m’en vas accoster de l’autre bord. J’ai souvent dégraissé mon fusil avant le temps et ça me forçait pas de chasser avec des appelants en tout temps. Seulement… quand la chasse était bonne… et que j’avais des canards de trop… j’en ai ben porté aux Sœurs pour régaler les orphelins…

À peine s’était-il reposé qu’il s’empressa de poursuivre :

— À part de ça, quand j’étais jeune, je buvais comme un trou…

L’abbé Lebrun eut beau lui demander de baisser la voix, Didace n’en continua pas moins à se confesser tout haut :

— Je buvais comme un trou…

Didace Beauchemin n’avait rien à cacher. Sa fin ressemblerait à sa vie : il partirait, face aux quatre vents, par le chemin du roi :

— … je manquais rarement un coup. Et quand j’étais chaud, je cherchais rien qu’à me battre. Je me battais, un vrai yâble ! Et j’étais un bon homme un peu rare. J’ai donné des rondes, c’est vrai, mais j’en ai mangé des rôdeuses. Je sacrais comme un démon. À tout bout de champ. Pour rien. J’allais voir les femmes des autres. J’m’en cachais pas. Mais je me confessais tous les premiers vendredis. Aujourd’hui, je prends rarement un coup. Je sacre presquement p’us et je couraille jamais. Seulement, je vas pas souvent à confesse.

Didace se tut. Le prêtre lui demanda :

— Est-ce tout ?

Après avoir réfléchi, Didace répondit :

— J’haïrais pas… prendre la tempérance pour la vie.

— Je veux dire : tout ce que vous avez sur la conscience ?

— Quant au reste, monsieur le curé, j’ai toujours fait pour bien faire, au meilleur de ma connaissance…

Le curé se recueillit avant de représenter Dieu, la vérité éternelle, auprès de l’homme simple qui se mourait, son ami. Il chercha au plus profond de sa foi et de son amitié les mots avisés afin de toucher ce cœur franc, mais pas facile d’accès. Les paroles coulèrent paisibles et fortes, de la bouche du prêtre, comme l’eau, patiente et sereine, d’une belle rivière, tantôt sinueuse, tantôt droite, sans tumulte, sans remous, assurée de se confondre bientôt à la mer. Didace ne sentait plus son mal. D’abord ramassé sur lui-même, il écouta. Peu à peu, un baume purificateur se répandit en lui, l’allégeant du poids de ses fautes. Puis il devint semblable à un tout petit enfant dont la main repose dans la main d’un plus grand que lui et qui se laisse conduire en toute tranquillité, sans s’inquiéter de la route. Soudain, il se redressa. Le front haut, il semblait humer l’erre de vent, en contemplation devant une volée d’oiseaux voyageant vers le nord. Didace Beauchemin voyait le bon Dieu, Dieu le Père, des saintes images dans le livre de prières et, à sa droite, la Sainte Vierge, drapée dans un pan de ciel clair, avec des étoiles d’or piquées en auréole. Un peu à l’écart, c’était Mathilde qui lui souriait ? Sûrement ! Non plus une Mathilde couleur de terre et toujours soucieuse de dérober aux regards ses vieilles mains, mais une belle jeune femme entre Amable et Ephrem, le fils noyé dans une jonchaie, un midi de juillet, réunis comme sur la petite Sainte-Famille de faïence qui ornait le chiffonnier.

Soudain, Dieu prit la figure d’un divin garde-chasse à qui Didace aurait joué quelques vilains tours dans ce bas monde, mais qui fermait les yeux sur les fredaines des humbles gens. Un divin garde-chasse qui lui permettrait bien de tirer un ou deux coups de fusil et de donner quelque rafale aux oiseaux dans les mares célestes.

Comment Didace avait-il pu craindre un Dieu si grand de bonté, et se tenir éloigné de lui aussi longtemps ?

Après l’absolution, Didace n’était plus le même homme. Un ange, de son aile miraculeuse, l’avait transfiguré. Doucement, il supplia :

— Partez pas, monsieur le curé. Restez. Le soleil est haut. Beau-Blanc ira vous reconduire.

Il suffoquait.

— J’sus avide d’air, depuis à matin.

Le curé ouvrit la fenêtre ; Didace se calma. Il aurait voulu causer de nouveau de l’au-delà et de la vie éternelle, mais trop de souvenirs de leur temps de chasseurs l’assaillaient de toutes parts et le rattachaient à la terre. Malgré un halètement pénible, il se hâtait de tout dire :

— Vous souvenez-vous, monsieur le curé, de la fois de votre fusil français, quand vous étiez jeune prêtre ? Votre père vous avait fait cadeau d’un saint-Étienne, un douze, un fameux de beau fusil. Et vous pensiez qu’il suffisait d’un bon fusil pour faire un bon chasseur. Comme vous étiez tout nouveau dans la paroisse, on vous avait conduit au banc de sable, une belle après-midi d’automne. Tout d’un coup on voit venir à nous une grosse bande d’alouettes. Le ciel en était noir. L’un de nous autres vous crie : « Exercez-vous ! monsieur le curé, c’est le temps. » Je vous vois encore tirer dans le tas. V’lan ! V’lan ! Mais pas un oiseau tombe. Pas un. On n’osait pas rire, comme de raison, vous étiez notre curé et on vous connaissait à peine. Mais on se tordait par en dedans. Quand vous vous êtes déviré devers notre bord, en nous voyant près d’éclater, vous avez dit d’un grand sérieux : « Il tire ce fusil-là ! » Pas un mot. Personne bronchait. Les yeux pointus, on attendait que vous vinssiez parler. Vous nous avez demandé : « Avez-vous vu comment je m’suis exercé à passer les plombs entre chaque alouette sans en frapper une seule ? » Là on a ri à notre goût. Et on vous a adopté du coup. On avait compris que vous seriez peut-être ben jamais un fameux chasseur, mais qu’on aurait de la misère à vous accoter sur les histoires de chasse.

Le curé Lebrun s’efforça de sourire. Le prêtre se sentait réjoui de remettre une si belle ouaille au bon Pasteur mais l’homme pleurait son ami. Après s’être mouché bruyamment, il se leva pour de bon. Les femmes l’aidèrent à endosser son cache-poussière, puis s’agenouillèrent pour la bénédiction. À voix basse il leur dit :

— Je reviendrai lui porter la communion.

Le malade, accablé, ne parut pas entendre. Après quelques instants de silence, les yeux égarés, il demanda, d’une voix saisie :

— J’vas recevoir le bon Dieu ?

Le prêtre fit signe que oui.

— Retardez pas, monsieur le curé. En tout cas, si je vous revois pas, vous pourrez vous servir de mon affût… à… la baie…

Cependant Didace n’acheva pas. Tout le temps que son curé s’apprêta à partir, pas une fois il ne leva la vue sur lui. D’un air bourru, il semblait examiner soigneusement l’Île du Moine, les vastes champs communaux qui rougeoyaient de salicaires jusqu’au fleuve, l’immense pâturage où les bêtes broutaient l’herbe riche. Aucune main familière, pas même celle d’un Survenant, ne les rentrerait à l’étable, la Saint-Michel sonnée. Sous le poil jaune et rude de ses sourcils embroussaillés perla une grosse larme qui, après être restée suspendue un moment à la courte frange des cils, se mit à rouler sur le vieux visage ravagé de douleur.


***

Après le départ du prêtre, Didace ne voulut point se coucher avant d’avoir vu son fusil accroché à la poutre du plafond. Ensuite, il se laissa encanter dans le lit, parmi les oreillers. Les femmes lui passèrent une chemise propre. Au-dessus du linge blanc, la grosse face brûlée de soleil et de vent parut encore plus brune. Puis il demanda à rester seul. Mais à tout instant, elles entrebâillaient la porte pour s’enquérir de ce qu’il pouvait avoir besoin.

À la cachette, Marie-Didace alla le retrouver sur la pointe des pieds.

— Beau pe-père ! dit-elle en lui passant les mains sur la figure. T’es beau, pe-père, mais t’as le visage cordé !

Puis elle s’en fut à la grange et en revint avec un petit canard éclos, la veille, d’une deuxième couvée, la première ayant manqué.

— Regarde, pe-père, il mange des petites mouches. Il réchappe déjà sa vie.

Didace le prit dans ses mains arrondies en forme de nid ; mais le caneton ayant laissé sa carte sur le drap net, il le remit à l’enfant.

— Tu vas te faire gronder. Va jouer, la petite. Laisse la porte ouverte.

Un instant après, on entendit le père Didace qui parlait tout haut :

— C’est toi, un ami de cinquante ans, qui me trahis ? C’est toi ?

Angélina s’approcha. Par la fente de la porte, elle le vit qui fixait son fusil.

— Il fait des reproches à son fusil, expliqua-t-elle la voix basse.

— Vous voyez ? dit l’Acayenne en se tournant vers les femmes. Il l’avoue qu’il a pris du mal à la chasse. Son fusil a pu repousser, on sait jamais.

— S’il bourrasse, c’est bon signe, dit Phonsine, pour s’encourager.

— En tout cas, je voudrais pas pour ben de quoi qu’il passe le dimanche sur les planches, dit Laure Provençal, parce qu’un mort sur les planches, le dimanche, c’est de la mortalité dans l’année.

Phonsine entra dans la chambre :

— Avez-vous besoin de quelque chose, père Didace ? Voulez-vous que je redresse vos oreillers ? Vous devez être mal, la tête basse, de même ?

Dans sa hâte de devancer la bru, l’Acayenne s’accrocha au coin du chiffonnier. L’angle du meuble entra dans les chairs de sa hanche. On entendit l’étoffe qui craquait, puis un faible cri de douleur, puis :

— Ce chiffonnier-là, une bonne fois, je le mettrai de bisc-en-coin. Et avant longtemps, je me le promets.

— Pour faire vos changements, attendez, madame Varieur, dit Phonsine, étonnée elle-même de son audace subite.

Le père Didace, des yeux, lui signala de se taire et de fermer la porte. Quand ils furent seuls, il la fit se pencher près de lui.

— Tâchez de vous arrimer pour pas trop vous chicaner. Faut pas trop lui en vouloir. Elle a mangé de la grosse misère, ça l’a endurcie. Puis elle aime ben à mener. Mais patiente ! T’auras ton tour.

Peu de temps après la mort d’Amable, Didace avait fait un testament en faveur de Marie-Didace.

— T’auras ton tour !

Il s’arrêta, crispé de douleur, la main sur la poitrine. À pas feutrés, Phonsine s’éloigna du lit. Aussitôt il la rappela :

— Fais-toi aimer de ta petite.

Elle attendit qu’il en dît davantage, mais en vain.

L’après-midi traîna, malgré les allées et venues des voisins. Les heures, lourdes de chaleur et d’anxiété, n’avaient pas de fin. Quand l’horloge jetait ses coups précipités, dans la cuisine, on tressautait. Le silence et l’oisiveté rendaient ce jour d’angoisse semblable à un dimanche. Le vent était tombé. De nouveau, les mouches collaient à tout. Dans l’herbage la cigale chantait.

Un yacht amena Marie-Amanda sur le coup de six heures. Les yeux cernés et mouvant péniblement son corps massif alourdi d’un huitième enfant, elle se dirigea, son chapeau encore à la main, à la chambre du père Didace.

À la vue de sa fille, un faible sourire anima le regard du malade.

— Je t’attendais, dit-il. Approche que je te parle !

Puis, après un effort, il reprit :

— J’m’en vas. J’en ai pas pour longtemps.

Marie-Amanda voulut l’encourager :

— Pourtant vous avez pas l’air d’être au bout de votre fusée ?

De la main il l’arrêta. Les autres pouvaient le tricher. Pas Marie-Amanda.

— Approche encore : je veux te parler, te demander pardon…

— Pardon ?

— Oui, pardon des offenses que j’ai pu te faire, à toi, puis à tous les autres. Même sans le vouloir, des fois on peut faire mal au cœur.

Sa voix était de plus en plus rauque :

— Je veux te remercier également de toutes tes bontés pour moi, pour la famille. T’as toujours été bonne, comme ta mère. Je l’ai pas toujours reconnu comme j’aurais dû.

Il s’arrêta pour tousser. Marie-Amanda, fort émue, se retenait de pleurer. L’enfant en son sein remua. « La vie… la mort… si proches, si loin ! » pensa-t-elle.

Un sifflement entre les lèvres, Didace reprit :

— Les commencements ont été durs. Ben durs. Le premier Beauchemin est arrivé au Chenal en petit capot. Aujourd’hui, regarde ! La maison pièce sur pièce, les champs… Mon père me l’a toujours dit : sans les créatures qui les encourageaient à rester, les hommes seraient repartis, tous, les uns après les autres. Ma mère, ma mère à moi, ça c’était vaillant ! Levée avec le jour à travailler jusqu’aux étoiles. Ça mangeait, mais ça travaillait. Dans l’eau glacée jusqu’à la ceinture, au printemps, pour arracher un morceau de butin à la rivière !

Didace ferma les yeux, les traits étirés. Un peu plus tard, il dit, en montrant de la tête Phonsine et l’Acayenne, dans la cuisine :

— Tâche que le bien dure et que la concorde règne entre les deux.

L’Acayenne passa la tête par l’entrebâillement de la porte :

— Comment c’est que tu trouves notre malade, Marie-Amanda ? Il est pas pire, hein, pour un homme qui a eu le prêtre dans la journée ?

Marie-Amanda, la figure en larmes, sortit de la chambre avec sa belle-mère. Elle fit signe à celle-ci de se taire :

— C’est inutile, son sacrifice est fait.

À la porte de devant, le dos tourné aux autres, elle resta debout, à tâcher de se composer un visage plus serein. Au delà de l’Île de Grâce, le soleil se couchait. Sur la commune, une caravane, cheval blanc en tête, se formait, impatiente de remonter vers la berge du nord. Au-dessus des salicaires, le dos des moutons ondulait, par vagues courtes et drues.

En retournant auprès de son père, Marie-Amanda s’arrêta, stupéfaite, au seuil de la chambre. Sur la courtepointe, un rayon d’ambre et d’or dansait. À la lueur du couchant, la tête de l’ancêtre flamboyait. Les traits affinés, le regard levé vers le ciel en feu, Didace semblait ébloui. Un volier de canards noirs traversa le rectangle lumineux. Aucun muscle ne vibra sur le visage du mourant. Marie-Amanda comprit que son père ne voyait plus clair.

— Venez, venez vite, dit-elle aux autres, en allant chercher Marie-Didace. Mais l’enfant, qui tremblait, se dégagea pour donner la main à l’Acayenne.

D’une voix ferme que démentait sa figure tourmentée, la fille aînée des Beauchemin commença :

— Mon père, on est tous avec vous, Marie-Didace… la femme d’Amable…

Le reste se perdit dans les cris de Phonsine :

— Non ! non ! non !

Angélina l’entraîna dans la cuisine :

— Laisse-le partir en paix. Il entend tout, lui souffla-t-elle à l’oreille.

Laure Provençal alluma un cierge :

— Prière pour les agonisants !…

Didace, fils de Didace, avait cessé de vivre.

— 4 —



Phonsine allait rarement à l’Île de Grâce. À peine si elle s’y rendait deux fois l’an. Et toujours par nécessité.

Marie-Amanda reconnut de loin le pas nerveux de sa belle-sœur et, à côté, la démarche sautillante de Marie-Didace. Une inquiétude s’empara d’elle : quelque chose allait mal encore au Chenal du Moine.

Les enfants coururent au-devant de Marie-Didace et lui firent des joies. Une fois dans la maison, les deux femmes s’abordèrent du regard, puis elles échangèrent, en guise de salutations, les remarques ordinaires, sans rien dire toutefois de ce qui les préoccupait, comme mues par une complicité, en présence des enfants.

Phonsine ne tenait pas en place. Elle allait d’une chaise à l’autre, pressée de repartir.

— Reste, on t’enverra reconduire, dit Marie-Amanda.

— Tu y penses pas : les vaches !

— La belle-mère y verra. Puis vous avez de l’aide.

Mais Phonsine ne voulut rien entendre :

— Je suis venue par occasion. Ils doivent m’attendre sur la grève. Il faut qu’on retourne avant la noirceur.

Les enfants insistèrent :

— Restez, ma tante !

— Je peux pas : j’ai laissé le cheval et la voiture chez le commerçant de Sainte-Anne.

Voyant que Phonsine avait à lui parler, Marie-Amanda s’offrit à la reconduire, un bout, vers le bord de l’eau. Elle avançait lentement, avec précaution, afin de ne pas trébucher dans les trous que les rats musqués avaient creusés au printemps. À tout moment, Phonsine se retournait ou faisait un bond, comme une bête traquée.

Un engoulevent se laissa choir, rapide, vertical, pour mieux happer sa proie. Puis, de la tête des ormes, une nuée d’étourneaux s’envola.

Marie-Didace battit des mains :

— Ma tante ! un mariage d’oiseaux !

Marie-Amanda, lui sourit :

— Ils s’abandent pour partir.

Puis, se tournant vers Alphonsine et montrant l’enfant :

— Tu pourrais bien nous la laisser une couple de jours. Ludger ira la ramener à Sainte-Anne.

Marie-Didace fut la première à protester :

— Non, j’aime mieux aller retrouver me-mère.

— Tu vois ? dit amèrement Phonsine. Il y a pas à l’éloigner du Chenal. J’ai eu toutes les peines du monde à l’amener.

Marie-Amanda fronça les sourcils. Les lamentations allaient recommencer. Elle se hâta d’envoyer l’enfant.

— Cours vite rejoindre mon oncle Ludger. Pauvre mon oncle, il s’ennuie tout seul dans la chaloupe. Cours à lui. Il va être fier de te voir.

Lorsque Marie-Didace eut dégringolé le talus, Marie-Amanda s’arrêta :

— J’y pense. J’aurais pu t’offrir des noix longues. Les enfants sont allés aux noix hier. En aurais-tu apporté ? Il y a un tour pour les casser : tu les échaudes, la veille. Le lendemain tu les casses sur une roche ou ben sur un fer à repasser. Ça fait une belle culotte.

Phonsine s’arrêta aussi pour regarder la figure placide de Marie-Amanda. Des noix ? Pourquoi faire des noix ? Sans répondre, comme si celle-ci ne lui eût rien offert, elle commença :

— C’est elle, la…

Marie-Amanda, sachant que Phonsine parlait de l’Acayenne, l’interrompit :

— Quoi c’est qui se passe encore ? Écoute, Phonsine, oublie pas, avant de parler, qu’elle porte notre nom !

— Oui, mais seulement parce qu’elle peut pas faire autrement. Elle est ben plus Varieur que Beauchemin et je vas te le prouver tout de suite. Pas plus tard qu’à matin, elle a fait demander à Marie Provençal de lui composer une lettre au garçon de son Varieur. Et sais-tu ce qu’elle lui demande ? De s’en venir rester avec nous autres, au Chenal, comme le garçon de la maison. Roi et maître, c’est pas de valeur ! Quoi c’est que je vas devenir dans tout ça ?

— Vous avez Beau-Blanc pour vous aider ?

— En attendant, oui. Mais il se fie que les hommes sont rares, pour nous menacer tout le temps de retourner aux obus. L’Acayenne en profite.

— La lettre est pas partie ?

— Pas encore. Marie l’a apportée pour la montrer à son père avant.

— Comme ça il y a rien de fait ? Prends pas peur avant le temps. Tu sais ben que Pierre-Côme permettra jamais à un étranger de s’établir au Chenal. Surtout… après le Survenant…

— Oui, parlons-en de celui-là, le beau chef-d’œuvreux ! Il nous aura attiré assez de malheur.

Un sens de justice fit protester Marie-Amanda :

— Dis donc pas ça. Après lui, il y a eu l’accident d’Amable, c’est vrai ; mais s’il fallait faire le partage des torts, le Survenant serait pas le seul à prendre sa charge. Puis, il y a eu la mort de mon père, il y a trois semaines, c’est vrai…

Une flamme brève durcit le regard de Phonsine.

— D’après toi, c’est pas des malheurs ?

— C’est des malheurs, sûrement. Des grands malheurs. Mais des malheurs… je sais pas trop comment dire… des malheurs naturels, qu’on peut pas exempter : tôt ou tard, toi, moi, on ira tous sur le coteau. Des malheurs qui se supportent, qu’on peut porter devant le monde, tu sais ce que je veux dire ; pas des malheurs qui font honte et qu’il faut cacher, comme le déshonneur, par exemple…

— Il manquerait p’us que ça ! s’indigna Phonsine. Pour en revenir à l’Acayenne… tout ce qu’elle peut faire pour attirer la petite, elle le fait. T’as vu tantôt ? Encore hier soir, par le vent qu’il faisait, Marie-Didace se plaignait d’avoir peur. C’était pas vrai. — La voix de Phonsine prit un ton de fierté. — Elle a peur de rien. Pour la dompter, je voulais qu’elle reste tranquille dans son lit. Ben, à matin, je l’ai trouvée couchée avec l’Acayenne. Tout en est ainsi.

Elle se tut, attendant de Marie-Amanda le secours d’une bonne parole.

Au ciel, un long nuage gris en forme de bateau voguait vers le port du couchant, nacré de rose et d’ambre. Sur le fleuve, un trois-mâts naviguait vers la mer.

— Regarde, regarde le bateau, s’il est calé, il s’en va à la guerre, dit Marie-Amanda.

— J’ai pas besoin de le regarder, il en passe à tous les jours, répondit Phonsine que rien de l’extérieur ne pouvait soustraire à sa détresse.

Sa voix se fit suppliante :

— Tâche donc d’inventer un moyen de la faire partir, Marie-Amanda. Il le faut, il le faut à tout prix. Je peux p’us la souffrir !

— Mais, Phonsine, t’es dans l’obligation de la garder. Même de la soigner, si elle tombait malade.

Phonsine s’arrêta net, les yeux agrandis comme devant une image de terreur :

— Moi, la soigner ? Jamais ! Je pourrais pas !

— Pourquoi faire ?

La voix sourde, haineuse, Phonsine répondit :

— Parce que je la respecte pas.

— Quand t’en parles, on dirait que c’est le yâble tout pur qui t’apparaît. Pourtant, elle me semble d’un bon cœur… et donnante…

— D’un bon cœur, elle ? Donnante, elle ?

La voix comble d’amertume, Phonsine dit :

— Elle est de c’te race de monde qui ont toujours l’air de tout donner, pendant qu’ils vous arrachent le sang du cœur. Bonne ? Une femme qui m’a pris ma tasse ! ma place ! mon mari !

Phonsine criait.

— Pas si fort ! lui dit Marie-Amanda. Ils vont t’entendre.

— Ben, qu’ils m’entendent ! Tant mieux !

Maintenant rien ne pouvait l’arrêter de parler :

— Puis elle veut m’ôter ma petite ! la terre ! tout mon butin ! T’entends ? J’m’en vas à la besace. Toute seule. Dans le chemin. Je serai renvoyée.

— Troubles-tu ? demanda Marie-Amanda. Tu sais ben que la terre appartient à Marie-Didace ? L’Acayenne peut rien dessus. Brode donc pas d’histoires.

— Tu penses ça ? Si tu savais comme elle a la maîtrise sur tout. Je sais p’us de quel bord me tourner. Des fois, c’est ben simple, je me demande ce que le bon Dieu peut vouloir de moi…

Une vive douleur aux reins cambra Marie-Amanda. Son huitième enfant ne tarderait guère à naître. La voix entrecoupée, elle dit :

— Au lieu de toujours trouver à redire sur elle, si tu t’arrimais pour pas te chicaner. On dirait que tu le fais exprès. Après tout, t’as ni maux, ni mal…

Phonsine pâlit. Ainsi c’était toute l’aide qu’elle pouvait attendre de Marie-Amanda : des reproches, des reproches, puis des noix longues.

— On voit ben que t’as pas souci de rien, dit Phonsine en s’élançant.

À sa grande surprise, Marie-Amanda la vit franchir la butte de terre forte, le banc de marée moelleuse et, sans ralentir le pas, atteindre le sable de la grève, puis embarquer dans la chaloupe où Marie-Didace l’attendait.

— Phonsine, pars pas de même, lui cria Marie-Amanda, incapable de la suivre.

Par le vent contraire, sa voix mourut à la première touffe d’aulnages.

— Phonsine !

Déjà la chaloupe s’éloignait du rivage. L’embarcation coupa la vague, puis gagna l’eau étale du large. L’enfant envoyait, à deux mains, des baisers à sa tante, mais Phonsine tournait le dos à l’Île.

Atterrée, Marie-Amanda resta immobile, au sommet de la berge. « Ils me disent bonne », pensa-t-elle avec remords. « Phonsine venait à moi avec sa peine et j’ai pas su la consoler. »

Aussi pourquoi était-ce toujours son tour de consoler les autres, jamais son tour d’être consolée ? Au moment où elle aurait senti le besoin de s’épancher, Phonsine arrivait avec ses tracas, ses déboires. La pauvre Phonsine ! Marie-Amanda avait cru l’aider en ne s’apitoyant pas trop sur son sort. Puis le père Didace lui avait tellement recommandé de faire régner la concorde entre les deux femmes.

Souci de rien, Marie-Amanda ? Sept enfants à vêtir, à nourrir puis à accorder ; un huitième à mettre au monde ; une maison à entretenir ; un mari à encourager et à remonter. Souci de rien ?

Au loin un enfant pleurait. Marie-Amanda écouta. Croyant reconnaître la voix de l’un des siens, elle se hâta de retourner à la maison.

* * *

Au bout du village de Sainte-Anne, Phonsine dut ralentir l’allure de Gaillarde : le conducteur d’une voiture approchant en sens contraire lui faisait signe d’arrêter. Elle reconnut le docteur Casaubon.

— J’arrive du Chenal du Moine, Phonsine. De chez-vous, même.

— De chez nous, comment ça ?

— La belle-mère n’est pas bien.

L’Acayenne, malade ? Phonsine ne le crut pas.

— Je te parle sérieusement. Elle a fait une crise.

— Quoi c’est qu’elle peut tant avoir ?

— Je peux pas dire encore.

Il hésita.

— … Mais j’aime pas le cœur de cette femme-là. C’est un cœur mou !

— Qui c’est qui en a soin ? Elle est pas toute seule ?

— Non, les femmes se sont cotisées pour la soigner, en t’attendant.

— Elle souffre-ti, pensez-vous ?

— Elle a dû souffrir, avant que j’arrive.

— Et j’étais pas là. La tricheuse !

Le docteur, étonné, regarda Phonsine.

— En tout cas je lui ai laissé des remèdes à prendre. Mais… Il se reprit pour insister davantage. Mais… faudra la surveiller, ne pas la laisser manger. Elle a beau dire qu’elle ne mange pas, tu sais je la connais, c’est une grosse mangeuse. Elle n’est pas grasse de rien…

— Si elle mangeait, elle souffrirait-ti ? demanda encore Phonsine.

Cette fois, le docteur l’examina plus attentivement.

— Regarde-moi donc droit dans les yeux.

Il s’inclina, le corps à demi projeté hors de la voiture et prit le bras de Phonsine, l’obligeant à se tourner vers lui. La pupille de l’œil lui parut se dilater, puis se rétrécir de façon anormale. Mais la lumière du jour déclinait rapidement. Une brume se formait et il n’y voyait pas bien.

— Cries-tu toujours, la petite ?

— Laissez-moi. Je suis pas malade. Vous me l’avez déjà dit.

— Quand tu viendras à Sorel, rends-toi à mon office. Je voudrais te parler. Et retarde pas trop, c’est mieux.

— J’ai rien, je vous le dis. Quant à l’autre ?…

— Demain, je serai chez vous de bonne heure. Si ça va pas mieux, je lui appliquerai les sangsues.

Marie-Didace grimaça :

— Les sangsues, pouah !

* * *

Avant même d’avoir dételé, Phonsine courut à la cuisine.

Les mains jointes lâchement entre ses genoux, l’Acayenne était assise, pliée en deux, près du poêle.

— Souffrez-vous ? lui demanda Phonsine.

Elle leva un peu la tête, avec effort, pour répondre :

— Pas là, mais tantôt !

Phonsine ne pouvait détacher ses yeux du visage de sa belle-mère qui lui parut vieillie de dix ans. C’était elle et ce n’était pas elle, comme une sœur plus âgée qui lui ressemblerait.

Les voisines eurent connaissance de l’étonnement de Phonsine. Laure Provençal prit la parole :

— T’aurais dû être icitte quand elle s’est pâmée. Elle venait pas à bout de se dépomper. Je te dis qu’elle était pas belle à voir. Je rentre, sans toquer à la porte, comme de coutume. Je la trouve-ti pas effalée dans sa chaise, après étouffer bleu.

— Quiens ! reprit la mère Salvail, elle était toujours pas pour étouffer rouge rien que pour faire plaisir aux Provençal.

— Je lâche un cri, continua Laure. Heureusement qu’Odilon s’adonnait à passer. Il fallait faire demander le docteur.

— Je sais, reprit Phonsine. Je l’ai rencontré sur mon chemin. Il vous a laissé des remèdes ?

L’Acayenne jeta un regard de dédain vers la commode :

— Quelques petites pilunes bleues. Je me demande l’effet que ça peut avoir, une pilune de la grosseur d’une tête d’épingle, dans le corps d’une grosse personne comme moi. Au moins, si j’en mettais pour la peine, dans le creux de ma main, mais rien qu’une, si je venais qu’à trop souffrir ?…

— Quoi c’est que vous ressentez ? demanda Alphonsine.

— Ah ! ce que je sens ?… Elle poussa un soupir… C’est comme si j’avais une tête d’enfant qui me pèserait sur le cœur.

— Il faut pas qu’elle mange, tu le sais ?

Phonsine ne répondit pas.

— Elle est p’us jeune, comme de raison… Elle vieillit à son tour, affirma la mère Salvail, d’un accent où perçait la satisfaction.

— C’est pas de ce que je vieillis, corrigea l’Acayenne, comme je raidis.

Maintenant que Phonsine était de retour, les femmes abandonnèrent l’Acayenne à ses soins et retournèrent à leur maison. Elle mit le ragoût à chauffer. Bientôt un fumet de porc épicé et de farine grillée se répandit dans la cuisine. Elle trempa une miche de pain dans la sauce et la servit à Marie-Didace. L’Acayenne prit la louche et se tira du ragoût qu’elle mangea jusqu’au fond de l’assiette. Phonsine la laissa faire sans prononcer une parole. « Après, si elle souffre, se dit-elle, elle l’aura bien voulu. »

Beau-Blanc en entrant la fit sursauter. Elle chercha aussitôt à dérober l’assiette que l’Acayenne venait de vider. Quand l’engagé fut sorti, elle se versa du thé, mais elle n’en but qu’une gorgée. Une lassitude l’empoignait à la nuque. Où était sa rancune ? Quelqu’un avait soufflé dessus et l’avait éteinte. Au moment de l’assouvir il n’y avait plus dans sa tête qu’un grand trou noir, le vide. Elle aida l’Acayenne à se coucher. Puis elle plaça la boîte de pilules à portée de la main, sur le chiffonnier et elle suspendit une chape de laine grise à la fenêtre.

— Souffrez-vous ? lui demanda-t-elle.

L’Acayenne fit signe que non.

— Mais, si tu voulais, ma fille…

La voix était faible, pitoyable :

— … si tu voulais, tu me masserais dans le dos. J’ai les chairs hachées. Tu dois avoir la main douce, il me semble.

Une grimace de répugnance sur la figure, Phonsine retraita d’un pas. Elle se pencha sur ses mains, et les examina comme jamais auparavant : ses mains nerveuses et maigres, pas belles, ni délicates — comment les garder fines et blanches à faire les gros travaux du ménage ? — mais loyales, ses mains qui n’avaient jamais rien profané.

« Je peux pas », se dit-elle encore.

Mais mue par une impulsion plus forte que sa volonté, elle les appliqua subitement au dos de l’Acayenne. L’autre échappa un cri de surprise. Au contact de la peau étrangère, les longs doigts gauches refusèrent d’obéir ; ils s’immobilisèrent, impuissants.

— Pèse fort, plus fort, implora l’Acayenne.

De nouveau la main enfila l’ouverture. Les yeux fermés, la jeune femme, frémissante de dédain, recommença à frotter le dos nu. Elle frictionnait à sa force la peau que l’âge avait épaissie. Le grain en était lâche, et la graisse molle, sans résistance, formait de petites boursouflures. Une odeur fade s’en dégagea.

D’un mouvement d’épaule, l’Acayenne signifia qu’elle en avait assez. Phonsine se sentit malade. Le cœur sur les lèvres, elle courut au dehors.

* * *

Durant la nuit, Phonsine fit deux fois son mauvais rêve : elle tombait dans le puits, avec sa tasse, et Marie-Didace que l’Acayenne poussait. Plutôt que d’avoir de nouveau le cauchemar, elle resta assise sur son lit, en pleine obscurité, le cœur faible, à demi inconsciente, à attendre le jour. Lorsque les premières lueurs dansèrent à l’orient, Phonsine se recoucha.

À son réveil, le soleil brillait. Elle eût volontiers dormi encore, mais il lui fallait se lever. Dans sa tête lourde, elle dut chercher pourquoi. Ah ! oui, l’Acayenne était malade. Sans bruit, afin de ne pas éveiller Marie-Didace, elle se rendit à la chambre de sa belle-mère.

— Êtes-vous mieux ? demanda-t-elle, par l’entrebâillement de la porte.

Seul le cliquetis de l’horloge emplissait la cuisine. Phonsine alluma le poêle. Tout lui demandait un effort. Au lieu d’aller droit au bûcher, à la boîte à allumettes, elle tâtonnait pour venir à bout de les trouver.

— Prendriez-vous une bouchée ?

L’Acayenne devait entendre. Elle devait être éveillée.

Intriguée, Phonsine pénétra dans la chambre. Bien qu’il n’y fît pas clair, l’ordre lui parut y régner, sauf qu’un bas noir gisait par terre, près du lit ; l’autre gardant l’empreinte du pied large et épais de l’Acayenne, pendait encore au montant de la chaise.

— Dormez-vous ?

Pas l’ombre d’un souffle.

— Vous dormez ?

Prise de panique devant le silence effrayant, Phonsine chercha à arracher la chape à la fenêtre, mais sa main affolée ne réussit qu’à en décrocher un pan. La lumière que les liards jaunissants rendaient éblouissante entra brusquement dans la pièce. Aveuglée par la clarté brutale, Phonsine ne vit rien. Mille soleils étincelèrent devant elle, lui firent fermer les yeux. Lorsqu’elle les ouvrit, l’Acayenne allongée, droite sous les couvertures, paraissait reposer, magnifique dans sa chair. Sur son visage calme et légèrement penché, comme dans un moment de réflexion, la bouche gardait le pli du sourire. Une teinte rosée persistait aux joues et à la gorge. Des frisons, qu’une dernière sueur avait dû provoquer, ornaient le front lisse d’une frange d’or fané. Aucune trace d’agonie.

Hypnotisée, sans comprendre, Phonsine ne quittait pas des yeux le visage immobile. Soudain, elle abaissa la vue. Sur la courtepointe rouge feu, les mains jointes formaient un nœud dur et grisâtre, comme un nœud de bouleau. Du bout des doigts, elle les effleura puis recula jusqu’au mur. L’Acayenne était morte. Seule. Sans le prêtre. En pleine nuit.

Toute la paroisse accuserait Phonsine d’avoir tué l’Acayenne parce qu’elle la haïssait. Beau-Blanc témoignerait devant le corps de jury qu’elle l’avait laissée manger, la veille. Elle était la honte, le déshonneur de Marie-Didace, des Beauchemin, de la paroisse…

Ce fut la fin du monde. Un chaos épouvantable. Des mains monstrueuses happèrent Phonsine ; elles l’entraînèrent dans une cavalcade infernale que menait l’Acayenne, escortée de Pierre-Côme Provençal. Angélina galopait à côté en riant comme une folle. Tout le temps, la Pèlerine sonnait. Et, chaque fois le timbre heurtait la tempe de Phonsine. Des quatre coins de la paroisse, les gens, à la face de démon, accouraient, fourche en main, pour l’entraîner en enfer, pendant l’éternité.

Phonsine voulut fuir. Sans un cri, elle s’écrasa près du lit. Sa tête, heurtant le chiffonnier, fit rouler la boîte de pilules que l’Acayenne avait vidée durant la nuit.

— 5 —



Assise près de la fenêtre, un plat de grès sur les genoux, Angélina pelait des pommes. Elle passait si adroitement le couteau entre la peau et la pulpe que la pelure, mince et rouge retombait en spirale. À côté, un jeune chat en jeu, couché sur le dos et la patte levée, guettait le moment d’en saisir une à la volée. Allongée sous le poêle, sa mère, la chatte blanche, paraissait sommeiller. Une raie d’or furtive sous les paupières mi-closes révélait seule l’indulgente surveillance qu’elle exerçait sur ces ébats puérils.

Au bruit de la clenche agitée, Angélina leva les yeux. Elle aperçut, par la vitre, le visage de Marie-Didace tout en larmes.

— Entre donc, le taquet est jamais mis, tu le sais ?

La sévérité de sa voix jurant avec la tendresse de son regard, elle alla ouvrir :

— Me déranger ainsi pour rien ! T’as fait quelque mauvais coup encore ?

À la vue de l’enfant, les cheveux dans la figure et la robe dégrafée, elle se tut, étonnée. Marie-Didace avait dû courir et tomber en chemin : le sang coulait sur sa jambe déchirée et souillée de terre.

— D’où c’que tu sors, pour l’amour du ciel ?

Au lieu de répondre, l’enfant se remit à pleurer. David Desmarais entra.

— Braille pas, ma fille. Dis-nous ce que t’as.

Marie-Didace se décida à parler.

— Venez vite à la maison ! Venez m’aider !

David l’encouragea :

— Ben oui on va y aller.

Rassurée, Marie-Didace continua :

— Me-mère veut pas se réveiller. Elle me répond pas. Puis maman reste assise, sans grouiller, sur le bord du puits. Il y a personne pour faire le train.

— Beau-Blanc y est pas ?

— Il y a personne, répéta Marie-Didace.

— C’est donc ça que les animaux se lamentaient tant, réfléchit David.

— Courez vite, dit Angélina à son père. Je vous suis.

David partit aussitôt. Angélina mit hâtivement les pommes à cuire avec de l’eau et un peu de sucre à l’arrière du poêle. Puis elle sortit de la maison, avec Marie-Didace qu’elle tenait par la main.

Sur le seuil même, elle dut s’arrêter, éblouie. Après la bruine de la veille, le Chenal étincelait au soleil. L’or scintillait de partout ; dans les clairières, sur les berges, parmi les chaumes, de touffe en touffe, d’une île à l’autre, à la cime d’un liard, comme aux plus basses branches de saule, l’or jaune des trembles, l’or fauve du cornouiller fin, l’or blond emmêlé aux longs cheveux des rouches. Au loin la Pèlerine tinta.

— Quoi c’est que t’écoutes ? demanda Marie-Didace. Les globes qui sonnent ?

— Pas des globes, corrigea Angélina, la voix étranglée, des glas. Oui. Encore des glas.

— Courons, dit l’enfant, qui cherchait à l’entraîner.

L’infirme n’avançait pas aussi rapidement qu’elle l’eût voulu. Elle n’osait questionner Marie-Didace de peur de raviver son chagrin. À chaque pas, elle priait : « Mon Dieu, épargnez-nous un nouveau malheur. » Près de la palissade, dans le jardin, aux rosiers un bouton solitaire, qui ne serait jamais rose, se mourait. Le mystère de ces humbles destinées la rendait toujours mélancolique. Elle se reprocha d’avoir négligé la plante moins belle que les autres. À la première journée libre, elle transplanterait le rosier en meilleure terre.

Une haie de tournesols, avec quelques soleils secs parmi les fanes, cachait les alentours de la maison des Beauchemin. Quand l’infirme et l’enfant l’eurent dépassée, Angélina resta stupéfaite : assise au bord du puits, Phonsine tenait pressé contre son cœur un objet qu’elle berçait comme la tête d’un bien-aimé. S’étant approchée Angélina vit que c’était la tasse, la tasse que Phonsine aimait tant et qu’elle n’emplissait jamais jusqu’au bord.

Le docteur, qui était déjà rendu, vint soulever la paupière de Phonsine. David Desmarais le suivait. Les uns après les autres, attirés peu à peu par le rassemblement, quelques hommes et des femmes surtout, accouraient. Ils se tenaient ensemble, à l’écart, plongés dans la consternation.

« Il est arrivé un grand malheur, leur dit le docteur, en enlevant son gilet : l’Acayenne est morte. Rien de surprenant, elle a avalé une grosse dose de médicament. Peut-être qu’elle aurait duré une semaine ou deux, mais pas plus : elle était marquée. Quant à la petite femme, elle est bien ébranlée. Elle a eu un vrai choc. J’attendais ça depuis longtemps. Elle a saigné à la tempe, ça peut la sauver. Deux hommes vont la transporter dans la maison. — Il baissa la voix —. Je veux lui appliquer les sangsues dans la figure. »

Il fit signe d’éloigner Marie-Didace, mais elle n’y consentit pas.

Vincent et Joinville Provençal s’avancèrent pour soulever Phonsine. Pierre-Côme les recula et enleva la jeune femme dans ses bras.

— Elle pèse moins qu’une plume, dit-il.

Quand il revint au dehors, quelqu’un demanda :

— Qui c’est qui va faire le train ? Qui c’est qui va voir à tout ?

Une voix fluette partit du groupe :

— Moi puis Tit-Côme.

— Cré petite Beauchemin ! s’exclama Pierre-Côme plus ému qu’il ne voulait le paraître.

Il se cambra, puis toussa, les épaules renversées :

— Chacun va y mettre du sien, c’est ben le moins. Les Beauchemin nous ont toujours assez fait honneur.

— Mais il doit leur rester des parents parmi les Antaya ? protesta Odilon.

Pierre-Côme toisa son garçon.

— On n’est pas pour aller demander de l’aide ailleurs. À peine de sonner le tocsin pour obtenir du secours de tout un chacun dans la paroisse. Moi je m’occupe de l’Acayenne, de l’enquête, de l’enterrement, de tout le grément. Puis j’ai assez de créatures à la maison, deux vont s’en venir avoir soin de Phonsine.

— Je me charge de Marie-Didace, dit Angélina. Je l’emmène avec moi, le temps qu’il faudra.

— Bon approuva Pierre-Côme.

— Moi, je… dit David Desmarais.

— Moi, je… dit Jacob Salvail.

— Moi, je… dit un autre.

C’était à qui offrirait ses services.

— Chacun votre tour, leur dit Pierre-Côme satisfait. Toi, Dâvi ?

— Je reste proche. Je prendrai charge des bâtiments.

— Toi, Jacob ?

— Moi, je suis le premier voisin, je soignerai les animaux.

Voyant qu’Odilon se taisait, Pierre-Côme l’apostropha :

— On va se relever pour faire les labours. Odilon, tu vas les commencer.

— Ben, je sais pas trop, renâcla Odilon. Il y a ma grange que j’suis en train de remonter.

— Laisse faire ta grange, dit Pierre-Côme en serrant les poings. Ta grange attendra. Elle partira toujours pas au vol ? La paroisse passe avant.

Se tournant du côté de l’assemblée, il grossit la voix :

— Et que j’en voie pas un dérober seulement la moitié d’une pomme de cheval, parce que je le ferai hiverner à la paille.

— 6 —



Une légère distance sépare, au cœur même du village, l’église, le presbytère et le magasin de Sainte-Anne de Sorel. D’eux-mêmes les chevaux ralentissent, par habitude, auprès de la palissade à laquelle on les attache, à l’heure des offices.

Le cheval qu’Angélina conduisait de Sorel au Chenal, fit ainsi. Le soleil venait de se cacher. L’ombre d’un grand nuage trembla puis s’abattit sur la lande. Aussitôt l’or des liards se ternit. Trois ou quatre feuilles pâles virevoltèrent dans l’air mort. Mais au delà, la cime de quelques planes, encore ensoleillée, continua de flamber. Un frisson parcourut le dos de l’infirme. « En automne, le temps est traître », se dit-elle, en descendant du boghei. « On pense qu’on brûle. On n’a pas la tête revirée, qu’on gèle. L’automne !… »

Mais elle bannit vite de son idée toute mélancolie. Puisqu’elle avait oublié d’acheter du fil à Sorel, elle en prendrait chez le commerçant de Sainte-Anne. Et elle en profiterait pour arrêter au presbytère. Désappointée de ne pas trouver le curé Lebrun à fumer, en arpentant la galerie, comme il en avait l’habitude après le repas du midi, elle hésita avant de se diriger vers le magasin.

À côté une auto, — la sirène de cuivre en forme de cornet astiquée à fond, la capote luisante de laque noire, — étincelait. Objet d’orgueil pour le commerçant de Sainte-Anne, la voiture restait à la vue, les jours de beaux temps, à une juste distance du chemin, afin de permettre aux passants de l’admirer, sans toutefois encourir le risque d’effrayer les chevaux des clients. D’ailleurs, même lorsque les routes étaient sèches, elle lui servait rarement.

Angélina regarda le fleuve, avant de pénétrer dans le magasin. Au large, un transatlantique camouflé, tranchant à peine sur la couleur de l’eau, descendait le grand chenal. « Quelque bateau de soldats », songea Angélina, indifférente.

Haussant le pied, afin de ne pas s’accrocher au défaut du seuil qu’elle connaissait, Angélina entra dans le magasin. Le carillon de trois clochettes s’agita : l’une, claire, prenait toujours les devants ; les deux autres, plus graves, résonnaient plus longtemps. Il n’y avait personne. Angélina s’assit sur le banc, le long de l’unique comptoir. L’atmosphère chargée d’odeurs lui plaisait ; des odeurs poivrées, lourdes d’épices, lui arrivaient, par bouffées, de l’arrière-magasin ; d’autres odeurs plus fines, plus sucrées l’entouraient.

La femme du commerçant, grosse, courte, les chairs affaissées, s’avança dans la porte, entre la cuisine et le magasin. Elle prit place derrière le comptoir, sans s’asseoir toutefois. Les deux femmes se mirent à causer. Pas plus que l’une n’était pressée de vendre, l’autre ne montrait d’empressement à acheter. Les nouvelles de la paroisse d’abord.

— Tant de mortalités dans une famille, ça se voit pas, dit la femme du commerçant qui faisait allusion aux Beauchemin.

— Rarement, admit Angélina.

— Et tout du grand monde ! Puis Phonsine si malade !

— Si vous la voyiez !

— Elle est changée tant que ça ? Pas reconnaissable, je gage ?

— Comme de raison, après deux semaines au lit, elle est pas vigoureuse, mais c’est de son caractère que je parle. Elle est p’us la même personne. On voit ben qu’elle était rongée par en dedans.

— Et la petite ?

Le visage d’Angélina s’anima d’un sourire :

— Je l’ai toujours avec moi. Elle doit m’attendre. Avant que je parte pour Sorel, à matin, elle m’a dit : « Tu me feras signe de loin. Je t’attendrai grimpée sur le four à pain. Puis je courrai au-devant de toi. »

Elles continuèrent à causer. La marchande, ainsi que pour ponctuer ce qu’elle disait, laissait sa main morte s’abattre sur le comptoir. Cela faisait un bruit mat, comme des coups de marteau dans la conversation.

La clientèle ne les dérangeait guère. Un petit garçon vint demander à acheter du bonbon. Le nez écrasé sur la vitre du comptoir, il examina chaque boîte, sans arrêter son choix. Il prit une pipe de tire rouge à la cannelle, mais aussitôt des souris de jujube reliées par un élastique, à deux pour un sou, lui parurent une aubaine. Pour les aveindre, la marchande dut sortir une boîte non entamée de cochons de guimauve trempés dans le chocolat, dont le museau seul demeurait en sucre rose. L’enfant tremblait d’excitation :

— Des petits cochons de tirasse qui s’étirent, puis qui s’étendent, j’en veux un.

Mais à peine en possession du bonbon, la convoitise le fit loucher sur un sifflet de réglisse. La marchande y mit le hola.

— Décide-toi. J’ai pas rien que ça à faire que d’attendre tes appoints.

L’enfant s’élançait au dehors, le cochon de guimauve à la main. D’un cri la marchande l’arrêta :

— Aïe, Tit-gars, t’oublies de donner ta cenne !

— C’est pour marquer !

— As-tu un billet de ta mère ?

L’enfant commença à pleurnicher. La marchande ne se laissa pas attendrir :

— Avance icitte. Donne-moi ton bonbon. Tu l’auras quand tu m’apporteras un billet. Pas avant.

Il s’enfuit en pleurant, tandis que la marchande expliquait à Angélina, tout en retassant la guimauve avant de retourner le bonbon à la boîte :

— Les petits bougres ! Si on les laissait faire, ils nous videraient le magasin tout rond.

Les deux femmes n’avaient plus rien à se dire. Angélina demanda du fil en rouleau. Quand elle en eut choisi de la teinte qu’elle cherchait, elle fit mettre deux souris de jujube dans un sac, pour Marie-Didace, et elle paya.

— C’est tout ? lui demanda la commerçante, en pensant que ce n’était pas Angélina qui faisait vivre le magasin.

Tandis qu’elle s’apprêtait à partir, les yeux d’Angélina tombèrent sur le bout de journal qui enveloppait le fil. Saisie, elle défit le paquet et défroissa le papier à moitié déchiré, afin de mieux l’examiner. Un portrait d’homme dont on ne voyait que la tête et les épaules, en uniforme militaire apparut sous l’en-tête « Glorieux disparu ». Le Survenant ! Pour Angélina il n’y avait aucun doute, c’était lui, un soldat, vieilli, plus marqué par la vie, sûrement, mais c’était ses yeux, plus tristes qu’auparavant peut-être, c’était sa bouche moqueuse, sa belle bouche d’où le rire s’échappait, riche et facile, c’était son nez large, aux ailes mobiles, c’était sa chevelure, qui flambait comme un feu de forêt, mais qu’on avait coupée. À peine une courte vague dépassait-elle le front. C’était bien lui.

— Où avez-vous eu cette gazette-là ? demanda Angélina.

— Je serais ben en peine de te le dire, pauvre enfant. Mon vieux la ramasse d’un bord et de l’autre, dans les caves, comme ça adonne.

— Y a-t-il longtemps que vous l’avez ?

— C’est comme je te dis : ça peut faire un an, ça peut faire quelques jours.

— Oui, mais le reste de la page, insista Angélina, vous devez l’avoir ?

— Ben, ma fille, si tu veux chercher une aiguille dans un voyage de foin, t’as beau : la gazette est pêle-mêle dans le back-store.

Levant la vue, elle aperçut Angélina, la figure allongée :

— T’es ben blême ! Je gage que t’as pas mangé. Prendrais-tu une bolée de bouillon ? J’en ai du chaud sur le poêle. Sans gêne ?

L’infirme fit signe que non. Elle posa sur le comptoir le morceau de journal :

— À qui c’est que cet homme-là vous fait penser ?

— Je vois pas la ressemblance…

La femme du commerçant le retourna sous un autre angle :

— Peut-être ben au père Didace quand il était jeune… Pourtant non !

L’enfant revenait, un billet à la main, qu’il remit à la marchande, rougissante d’indignation à mesure qu’elle le déchiffrait : « Commence donc par arranger ton bas de porte, la grosse, avant de te mêler de rire des autres devant le monde… ! »

Elle prit Angélina à témoin de l’injustice dont elle était victime :

— Hein, tu vois pas ça, ma fille ? C’est de même. On fait du bon à ça. On vend à crédit à ça. Et ça nous invictime des pires bêtises.

Les poings sur les hanches, se tournant du côté du petit garçon, elle lui cria :

— Va dire à ta mère que j’y fais dire que c’est rien qu’une…

Avant d’en entendre davantage, Angélina, étourdie, et malheureuse, se hâta de sortir.

« Glorieux disparu ! » Le Survenant était mort. Et pas même un nom à mettre sur sa figure. Peut-être qu’en faisant les recherches nécessaires ? Une voix interrogea Angélina :

« Pour que ceux du Chenal du Moine recommencent à lui trouver tous les vices de la création ? Pour qu’on reprenne le procès de ses moindres agissements ? Pour qu’on s’empare de sa mort comme d’une proie grotesque et qu’on l’examine en tous sens ? Aïe ! neveurmagne ! Quoi c’est que ça te donnerait ? » Rien, puisque pour Angélina, il n’aurait toujours qu’un nom : le Survenant.

Sans s’en apercevoir elle avait marché jusqu’au presbytère.

— Monsieur le curé ? demanda-t-elle.

— Tu t’adonnes mal, pauvre Angélina, répondit la ménagère qui était aussi la sœur du prêtre, mon frère le curé est allé donner un coup de main au curé de Saint-Aimé qui est malade — répète-le pas, — mais pas mal malade. Je l’attends pas avant tard dans la soirée. Tu peux toujours t’asseoir. Amuse-toi, amuse-toi, insista la ménagère contente d’avoir quelqu’un avec qui causer.

Angélina s’assit sur le bord du fauteuil, se raidissant de toute sa volonté pour ne pas trahir son chagrin.

— Avais-tu affaire à lui privément ? Parce que si c’est pour la dîme, je peux la recevoir aussi ben comme lui.

— Non, je voulais faire dire une basse messe pour l’Acayenne.

— Tu te reprendras, si t’aimes mieux ?

Angélina réfléchit.

— Je pense que… après tout je vas vous laisser l’argent.

— Il y a pas de soin, tu sais, j’ai encore une bonne mémoire. Puis, pour plus de précaution, je marque tout.

L’infirme tira de son porte-monnaie deux billets d’un dollar qu’elle posa sur la table. En même temps le morceau de journal se trouva à sortir.

— En effet, demanda-t-elle à la ménagère, reconnaissez-vous cet homme-là ?

La ménagère examina de près le bout de gazette.

— Un soldat… ouè ! Ça serait-il pas un petit Latraverse qui s’est fait tuer à la guerre ? Tu sais celui que je veux dire : un des garçons à Noé, la grosse tête à Latraverse ?

Angélina ferma les yeux. Comme elle restait sans rien dire, la vieille femme cessa de porter attention au portrait pour prendre l’argent sur la table.

— Mais tu m’en donnes de trop !

— Non, dit Angélina. Je voudrais aussi faire chanter une grand’messe pour un ami défunt.

— Un ami défunt !… Attends un petit brin. Je vas tout t’entrer ça, à la mode, dans mon petit calepin, pour pas qu’il y ait de mélange : « une grand’messe pour un ami défunt, recommandée par… » Par qui ?

Angélina hésita :

— Mettez : « par un particulier ».

Intriguée la ménagère mordilla le crayon. Ses lunettes abaissées, elle dévisagea l’infirme :

— T’aimerais pas au moins inscrire le nom de l’ami défunt ?

— C’est pas nécessaire, murmura Angélina.

— T’as l’air malade ! s’apitoya la ménagère. Tu veux pas prendre un petit verre de quelque chose, pour te remettre en train, avant de partir ?

— Merci, dit Angélina tout bas. Seulement je voudrais obtenir une faveur de monsieur le curé : qu’il dise les deux messes lui-même, la grand’messe, la première. J’aimerais pas qu’elles fussent chantées le même jour.

Angélina voulait bien prier pour l’Acayenne et pour le Survenant, mais séparément. Un vieux fonds de rancune l’empêchait de les réunir, même dans la prière.

La ménagère toussota. Elle posa sa main tiède et sèche sur la main froide d’Angélina :

— Tu sais, ma fille, dans la vie, tu traverses de bien vilaines bourrées. Mais, on les passe… on… les… passe !

L’infirme dégagea doucement sa main et s’en alla.

Le Survenant était mort ! À qui le dire ? Avec qui en parler ? Un mois auparavant, il y aurait eu le père Didace. Lui aurait reconnu le Survenant, au premier coup d’œil. Marie-Amanda ? Marie-Amanda était à l’Île de Grâce. C’était tout de suite, si elle ne voulait pas mourir là, qu’Angélina devait laisser saigner son cœur, ses larmes couler. Tout de suite. Tout de suite.

Sans même une génuflexion, les yeux fermés, elle s’écroula sur un banc de côté, dans l’église, près de la huitième station, du chemin de la croix. Il était temps. Elle n’avait plus ni bras, ni jambes. Seuls deux mots vivaient en elle : glorieux disparu. Ils battaient à ses tempes au même rythme que le sang de son cœur : glorieux disparu, glorieux disparu…

Une épave entraînée par la peine, Angélina s’abandonna. Elle pleura comme s’il n’y eut plus sur la terre ni hommes, ni femmes, ni champs, ni bois, rien qu’une immense détresse : la sienne. Elle était moulue de douleur, moulue menu ; un grain de blé sous les roues de la volonté divine.

Une infinie lassitude lui venait aux épaules, à la poitrine, d’avoir tant pleuré. Soudain, sans que rien n’eut changé autour d’elle, Angélina sentit qu’elle n’était plus seule. Comme les saintes femmes du chemin de la croix, elle accompagnait quelqu’un, d’un accompagnement muet et sympathique. Tout de suite elle comprit. Le Survenant était revenu au Chenal du Moine, pour une suprême consolation, lui porter le message de sa mort. Ce n’était pas par pur hasard qu’elle, si précautionneuse, avait oublié d’acheter du fil à Sorel. Peut-être aussi pour lui demander une prière ?

Angélina s’agenouilla et pria. Peu à peu, au-dessus de sa peine, la buée d’amertume se dissipait, dégageant par larges ondes claires une pieuse résignation et le secret soulagement de savoir le Survenant délivré de la hantise et des embûches de la route.

« Enfin », pensa-t-elle, « il a trouvé son chemin. Il est rendu. » Un grand soupir lui échappa. Et elle pensa encore « Il sait maintenant comment je l’ai aimé ! » Aussitôt elle se chagrina d’avoir pensé à lui au passé. Et elle se sentit veuve. Un sentiment de fierté lui fit redresser la tête. Désormais, au lieu de l’humiliation de la vieille fille déjetée, elle porterait en sa personne la dignité d’une veuve.

Sa peine, elle ne la confierait à aucun. Pas même à Marie-Amanda. Depuis qu’elle était au monde, elle avait pu partager avec son amie toutes ses joies, toutes ses peines, ses grands secrets d’enfant, ses petits secrets de jeune fille. Mais Marie-Amanda, avec ses huit enfants, — le huitième venait de naître —, avait ses soucis. Et puis, on change. L’une mariée à l’Île de Grâce, l’autre, fille au Chenal du Moine, certes elles se retrouveraient toujours avec plaisir, mais elles n’avaient plus la même vie.

Non, cette peine-là était à la fois trop vive et trop délicate, pour permettre à de vaines paroles de la flétrir, même de l’effleurer. Angélina la protégerait. Inconsciemment, ses mains refaisaient le geste maternel de mettre une plante à l’abri, de l’entourer.

Tout de même, l’infirme eût aimé proclamer à tous les vents, au Chenal du Moine, que le Survenant avait fait sa part, qu’il était mort à la guerre, « les yeux au ciel, fier de repartir voir un dernier pays », en glorieux, comme il l’avait promis, non pas en trimpe, tel qu’on le lui avait prédit. Elle se tairait. On ne saurait rien de lui. Son silence serait sa revanche sur le vaste monde…

— Mes rosiers ! pensa Angélina.

Ses rosiers qu’elle devait transplanter, l’après midi même, avant les grandes gelées d’automne. Puis Marie-Didace devait l’attendre. À l’image de l’enfant grimpée sur le four à pain, Angélina eut un faible sourire.

Les yeux dans l’eau elle plia avec précaution le portrait du grand-dieu-des-routes, prenant bien soin de ne pas faire de plis à la figure de l’homme, et elle l’enfouit en son corsage, dans le petit sac de coton jaune, avec son scapulaire.

Après un signe de croix, la tête haute, elle sortit de l’église.



FIN

ACHEVÉ D’IMPRIMER À L’IMPRIMERIE SAINT-JOSEPH, LE QUINZIÈME JOUR D’AOÛT DE L’AN MIL NEUF CENT QUARANTE-SEPT, POUR LES ÉDITIONS BEAUCHEMIN.

Distributeur :
ÉDITIONS BEAUCHEMIN
MONTRÉAL