Beauchemin (p. 71-78).

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Le surlendemain, on s’éveilla, sans transition, au pire de l’automne. Il tomba même des brins de neige. À la criée du dimanche, on donna un dernier avertissement d’aller ramasser les animaux sur la commune.

De trois comtés, les propriétaires se mirent à arriver au Chenal : de gros propriétaires, silencieux et mafflés, à la face rubiconde, et de petits habitants, remplis de suffisance, le verbe haut, le fouet à la main, toujours prêts à engendrer chicane. Ceux qui n’étaient point de la paroisse enfermaient leur bétail dans l’enclos temporaire formé de piquets et de broche.

Deux jours durant, le Chenal du Moine ressembla à une fête foraine. Une étrange rumeur emplit la campagne de cris, de jurons, de rires où se mêlaient des bruits de galop, de piétinements et du meuglement des animaux. Chaque fois que le bac traversait un troupeau, la route s’animait de taches de rousseur, au passage des bœufs. Parfois d’un buisson, d’une haie, ou par l’entrebâillement d’une porte s’échappaient des voix de femmes raillant d’un ton joyeux le conducteur du cortège.

Le soir, les hommes s’assemblèrent à la barrière, sur le sol battu, pour causer et fumer, à la lueur de la lanterne. Pierre-Côme voulait parler de politique ; mais les propriétaires de Maska ne s’en laissaient point remontrer aisément.

— Réciprocité… réciprocité… tant que tu voudras. Avant les élections c’est : donne-moi un œuf, je te donne un bœuf. Mais après, mes vieux, c’est une autre chanson : donne-moi un bœuf, je te donne un œuf.

— T’es rouge, t’es rouge. On est bleu, on est bleu. Essaye pas de nous faire revirer notre capot.

D’autres maquignonnaient.

— Si je te cède ma pouliche en échange de ton gris, combien que tu me donnes de retour ?

— Un coup de pied à la bonne place.

— Aïe, Pierre-Côme ! C’est-il ça, la réciprocité ?

Didace s’entretenait avec des chasseurs :

— Ça se comprend qu’il y ait pas grand’chasse. L’eau est haute comme en printemps. Les canards ont resté au rang de Rimbault où il y a encore du sarrasin. Apparence que les habitants de par là en tuent, par centaine, en plein jour, sans grouiller de chez eux.

— Ah ! cré yé !

— Sur le lac, il paraît que c’est pauvre en canards comme jamais.

— Quoi ! le père Didace chasse pas c’t’automne ?

— Il peut pas laisser, comme de raison. Un jeune marié, faut qu’il guette les Sauvages.

— Il manquerait p’us que ça que le père se mêlerait de faire la barbe au garçon.

— Faudrait ben qu’il eût fait pâque avant rameaux.

— Il a ben assez de serpent dans le corps pour ça.

Le père Didace les écoutait d’une oreille complaisante, mais Amable serra les poings :

— Fermez donc vos grand’goules !

— En tout cas, reprit le chasseur de Maska, si vous vous décidez, pas de gêne ! Servez-vous de mon affût, c’est le premier du long de la petite batture.

Dans la nuit, le phare de l’île aux Raisins, de son œil allumé, clignota comme de complicité.

* * *

À la fin de la deuxième journée, il ne resta plus qu’un cheval sur la commune, le grand Blond à David Desmarais. Les plus habiles n’avaient pas réussi à le capturer. L’on tint conseil chez les Beauchemin afin de le cerner au plus tôt. Les plus vieux étaient d’avis de conduire sur l’Île du Moine soit des chevaux frais reposés qui, en courant, entraîneraient l’indocile avec eux, soit un cheval blanc doué du don de se faire suivre de ses semblables.

Les jeunes, eux, voulaient qu’on laissât le Blond à l’abandon pour quelques jours.

— Là, il a ni faim, ni fret. Il est pas blessé, dit Odilon. Mais attendez que les neiges prennent pour tout de bon. Il viendra ben se livrer sur le bord de la grève.

— Il peut toujours piocher sa nourriture et boire l’eau des marais, observa Amable.

Mais Angélina et les anciens ne l’entendaient pas ainsi :

— Pourquoi laisser une bête à pâtir pour rien ?

— Sans compter qu’elle s’abîmera les sabots sans bon sens.

— Le Blond va devenir farouche vrai !

— Mon Varieur, lui…

Le nom claqua dans la cuisine, comme un volet qui bat au vent. Tout le monde se tourna du côté de l’Acayenne. Mais sentant le blâme muet qui l’entourait, elle ne finit pas sa phrase.

— Rappelez-vous…

Pierre-Côme cherchait ses mots. On sentait qu’il parlait surtout pour chasser la gêne qui s’était emparée de chacun.

— Rappelez-vous l’automne qu’on a perdu deux vaches sur la commune. On n’a retrouvé que leur carcasse, au printemps suivant.

Le lendemain, les hommes, par équipes de deux, recommencèrent la poursuite de l’animal. Joinville Provençal et le père Didace se tenaient courbés, au guet, près d’un buisson branchu. Ils entendirent au loin le galop du cheval en liberté qui se rapprochait rapidement. Il s’arrêta près d’eux. La crinière au vent et les narines dilatées, le Blond hennit, son corps ferme, au poil luisant, vibrant du poitrail à la croupe.

— Savez-vous à qui c’est qu’il me fait penser ? demanda Joinville.

Didace se contenta de hausser les épaules.

— À votre Survenant, quand il…

— Aïe, neveurmagne ! cria Didace, mécontent.

Au son des voix, le cheval reprit à galoper, faisant voler des mottes de terre sur son chemin.

— Tu vois ? dit le père Didace… On a manqué notre chance de l’attraper, par ta faute…

Mais Didace se tut. Debout, le sang aux tempes, tout son être tendu, il écouta : il venait de reconnaître dans le ciel une clameur unique. Une bande d’outardes, encore invisibles, approchaient, criant, claironnant leur fuite des glaces arctiques et leur course à des eaux chaleureuses. Bientôt elles obliquèrent au-dessus du fleuve et volèrent plus bas. Soudain, brisant l’ordre du triangle une outarde, puis deux, et plusieurs autres après s’en dégagèrent et brouillèrent leur vol. Elles planaient tantôt à droite, tantôt à gauche, dans un nonchalant remous d’ailes, comme s’abandonnant aux fantaisies du vent. Aussi subitement elles reprirent leur rang et soumirent leur essor à la discipline première, mais en forme de double triangle, cette fois. De nouveau elles se dispersèrent, volant chacune pour soi, les ailes molles, sans élan. Puis, à un commandement secret, elles reprirent leur vol strict, la tête fixe, dardée par une même volonté et l’instinct de la race, vers des grèves plus blondes, vers des roseaux moins tristes, vers la fécondité.

Elles avaient disparu au delà des terres du sud, que Didace de son regard perçant, fouillait encore le firmament.

— C’est-il beau ! dit-il à Joinville. C’est-il assez beau de les voir passer en herse !

— Qui c’est qui leur dit où aller ? Qui c’est qui leur ordonne de partir ?

Dans un geste d’impuissance, Didace leva les bras. Cela le dépassait :

— Ah ! l’ordre leur vient de ben loin… et de ben haut… Les Sauvages disent que, quand les outardes brouillent leur vol, comme t’as vu, le vieux chef cède sa place à un plus jeune qui s’exerce, puis qui prend la tête ensuite.

Une heure plus tard, à l’autre bout de l’Île l’on hissa une guenille rouge au bout d’un bâton. C’était le signal convenu : on venait de capturer le cheval. Didace n’en éprouva pas de satisfaction. Le cœur lourd, assailli de nostalgie, il demeura songeur jusqu’au soir.

* * *

Après, la vie recommença inchangée en apparence au Chenal du Moine. Mais l’Acayenne avait perdu son importance aux yeux de tous, sauf de Phonsine et d’Amable qui entretenaient pour elle la même aversion. La paroisse ayant repris la première place dans l’esprit des hommes, les voisines, leur jalousie étanchée, eurent vite ramené l’Acayenne au même plan qu’elles.

Même le père Didace ne portait plus à sa femme une attention aussi grande, ni aussi affectueuse, depuis qu’elle lui avait fait honte, en parlant de son Varieur, devant les autres. Quand il la voyait distraite, à regarder dans le vide, ou bien à écouter le cri d’une sirène de bateau, il devenait bourru. « Quiens, se disait-il, la v’la encore repartie avec son Cayen ! »