Beauchemin (p. 9-16).

— 1 —



Les bras en couronne sur la tête, Phonsine ne dormait pas. Inquiète, elle épiait dans la nuit les moindres bruits de la maison : l’œuvre lente du bois, un bourdonnement d’insecte, la chute d’un tison parmi les cendres. Au dehors, par rafales, les joncs secs craquaient et le serein faisait goutter du toit une eau lourde sur les feuilles tombées. Soudain un bruit — grondement, puis éboulis — couvrit tous les autres. Phonsine poussa son mari.

Allongé sur le dos, droit comme une flèche, Amable continua à dormir, anéanti.

— Amable, t’entends pas ?

Il ronflait, la bouche ouverte.

— Amable ! Le tonnerre gronde au nord !

Amable renifla. Puis, indifférent, la voix enrouée de sommeil, il dit tout bas :

— Laisse-le gronder. Tonnerre… en octobre… présage d’une belle… automne…

— Une belle automne sûrement ! s’impatienta Phonsine. Il mouille à verse presquement à tous les jours.

Mais Amable, face au mur, se rendormait déjà.

Après le départ du Survenant, Phonsine avait recommencé à traîner au lit, le matin, comme autrefois. Moins par besoin de sommeil cependant — sa grossesse la portait plutôt à l’insomnie — que par satisfaction, croyant reconquérir ainsi à ses propres yeux la part de prestige que la présence de l’étranger lui avait enlevée.

Aux premiers temps, il lui arrivait même de s’éveiller de joie, au milieu de la nuit. Les yeux grands ouverts, elle cherchait à quel vert feuillage son cœur volait ainsi, léger et tout effarouché. Ah ! oui, le Survenant était parti. Il avait quitté le Chenal du Moine. Plus de gros repas à préparer pour les hommes, au petit jour, dans la cuisine humide où les ombres s’attardaient. Soucieux, le père Didace Beauchemin n’accomplissait plus que les travaux urgents. Le matin, il se contentait de manger les restes de la veille, souvent froids, ou encore du pain et du lait, avec du sucre du pays. Jamais il ne se plaignait de la nourriture.

Mais d’être seule à la savourer, Phonsine voyait sa joie perdre, de jour en jour, les couleurs du premier éclat, elle la voyait se faner, comme une plante à l’abandon. Sans qu’elle se l’avouât, la maison lui paraissait grande et les prévenances du Survenant lui manquaient. Si Amable avait voulu comprendre et se rendre serviable le moindrement ! Loin de là, il avait retrouvé ses anciennes habitudes de flânerie, les jambes allongées, à fumer près du poêle. Phonsine avait essayé de lui dire, un midi : « T’es toujours dans mon chemin. » Cela n’avait pas fait. Il l’avait boudée et le père Didace s’était emporté contre lui. Depuis, Amable avait repris sa place accoutumée. Plutôt que de lui réclamer quotidiennement du bois dans le bûcher, Phonsine préférait partir à la recherche d’éclisses, même de bûches qu’elle entrait à pleines brassées. Ce n’était pas le fend-le-vent…

L’image du Survenant, avec son grand rire et ses défauts, avec son verbe insolent et son obligeance, sillonna sa pensée. Mais elle s’interdit de trop penser à lui, de peur que l’enfant ne finît par lui ressembler.

La jeune femme palpa son ventre, si plat, si maigre. Était-ce possible qu’en elle le mystère de la vie s’accomplît ? Vitement, elle tira les couvertures pour recouvrir ses jambes et ses hanches. La première année de son mariage, elle avait cru que, lorsqu’elle attendrait un enfant, elle en parlerait à cœur ouvert avec Amable. Maintenant qu’elle le portait, le respect humain lui imposait le silence. Et, en réunion, elle se tenait à l’écart.

Aussi longtemps qu’elle aurait un souffle, l’enfant ne manquerait de rien, elle se le promettait. Non pas seulement de ce qui s’achète, mais de ce qui se donne. Rien ne se perd dans le monde. Le Survenant le disait toujours. Une neuvaine de beau temps nous récompense des jours pluvieux. Il devait en être ainsi des joies. Sa part de joie, de toutes les joies dont elle avait été privée, elle la donnait au petit.

Une clameur partit de la commune. À peine assourdie par les clairs aulnages des berges, elle traversa la rivière, filant sa détresse au-dessus de l’eau. Un vent faible la répandit le long de la côte sud, éveillant les chiens du voisinage. Leurs aboiements tenaces, affolés renforcèrent la rumeur et la propagèrent au delà des prairies.

Assise dans son lit, Phonsine écouta. Elle distingua nettement au milieu des jappements, du heurt des sabots et de piétinements du sol, le cri de porcs qu’on égorge.

— Des voleurs d’animaux. Amable ! réveille-toi, il se passe de quoi sur l’île !

« Il dort comme un bienheureux, pensa Phonsine. Il dormirait le gros bout dans l’eau. Des malfaiteurs me tueraient à ses côtés, on passerait au feu et il n’en aurait même pas connaissance. »

Pieds nus, elle marcha dans l’obscurité jusqu’à la chambre de son beau-père. Le père Didace n’avait pas couché à la maison. Sur le coup elle ne s’en étonna point, tellement elle ne songeait qu’à se protéger. Son premier instinct fut de courir à la porte de devant qu’on ne verrouillait jamais. En s’y rendant, elle faillit trébucher, un orteil pris dans l’anneau de la trappe de cave. Trop dominée par la peur pour en ressentir aucun mal, elle se dégagea comme rien. Le loquet ne voulait pas glisser. Elle appuya le dossier d’une chaise contre la porte et attendit. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Comme elle surveillait les alentours, des ombres surgirent au quai des Provençal. Elles s’engagèrent sur l’eau, traversèrent le chenal et atteignirent la commune.

— Il y a pas de soin, se dit Phonsine, les Provençal, quand il s’agit de surveiller le bien, on les prend jamais en défaut, Pierre-Côme, avec ses quatre garçons, il faut leur donner ça. Sont pas riches de rien…

À l’approche des hommes, le tapage des bêtes se calma, puis il cessa tout à fait. Phonsine frissonna. Rassurée par la tranquillité, elle se faufila sous les couvertures. Amable, au contact des pieds froids de sa femme, s’éveilla en sursaut.

Mécontente, elle lui dit :

— T’es ben bâti ! Tu dors comme une bûche sans t’inquiéter de rien.

Dans un bâillement, il demanda :

— De quoi ?

— Le troupeau peut périr. On se réveillerait dans le chemin. Et tu dors ! Il y a eu des voleurs d’animaux sur la commune.

— Quelques maquignons, p’t’être ben ? Des campions, tout probable…

— Que ça soit qui ça voudra, si c’est nos cochons qu’ils ont volés…

— Ouais, ben, tu veux toujours pas que je parte à la nage après ?

Elle pensa de l’aiguillonner.

— Les Provençal, eux autres, sont rendus il y a une bonne escousse.

Le mot resta sans effet sur Amable.

— Puis ton père qui est pas encore rentré…

— Ah ! il a dû attendre un chaland de pommes, au bassin, à Sorel. Il en a parlé, encore l’autre jour.

— T’as toujours quelque défaite. Mais tu trouves pas ça étrange qu’il chasse même pas c’t’automne ?

Amable ne répondit pas.

— Remarque bien ma parole, lui dit Phonsine. À la première nouvelle, il nous ressourdra marié.

Amable, que ces propos contrariaient, se retourna vers le mur :

— Attire donc pas le malheur, je t’en prie, il se passera ben de ton aide. On fait rien que commencer à respirer en paix. Dors !

D’indignation, Phonsine se raidit le dos. La vue rivée au rectangle plus clair que dessinait la fenêtre, mais préoccupée uniquement de ce qui se passait en elle, elle ne vit pas l’aube, brune comme la bure, s’enrouler autour du ciel velouté. Elle n’entendit point le soyeux battement d’ailes d’une migration de sarcelles. Après, ses yeux se fermèrent.

* * *

Il faisait grand jour quand Phonsine s’éveilla. Un chien jappait près de la maison. D’abord, elle pensa qu’elle rêvait. Mais une odeur de fraîche friture et de crêpes au lard, une odeur chaude s’insinuait par les fentes de la porte de chambre.

— C’est Z’Yeux-ronds que j’entends !

Quelque chose flamba en elle. Le feu courait, courait. La flamme, haute et joyeuse, monta jusqu’à sa gorge :

— Le Survenant est revenu !

Déjà debout, Amable, silencieux, une mèche de cheveux entre les yeux chaussait ses bottes.

— T’as compris, Amable ? Le Survenant est revenu.

— Ben, à t’entendre, on dirait que t’en es fière !

La flamme s’éteignit dans la voix de Phonsine :

— Quoi c’est que tu veux dire ?

— Ce que je veux dire — il hésita — habille-toi vite pour aller voir le beau merle. Mais à c’t’heure, je vas lui apprendre à me reconnaître comme son maître.

Il prit crânement le bras de sa femme et s’élança. Mais au moment de franchir le seuil de la porte, il dit à Phonsine, en se dérobant derrière elle :

— Passe !