Eugène Fasquelle (p. 169-174).



Peu après la mort du fermier, le propriétaire de la ferme vint nous rendre visite. C’était un petit homme sec qui ne tenait pas en place, et quand il s’arrêtait un moment, il me semblait toujours qu’il dansait sur un pied.

Il avait le visage complètement rasé et il s’appelait M. Tirande.

Il entra dans la salle où je me tenais avec Pauline, il en fit le tour en arrondissant le dos ; puis il dit en me montrant l’enfant :

— Emportez-le, j’ai besoin de causer avec la fermière.

Je sortis dans la cour et, tout en ayant l’air de promener l’enfant, je passai devant la fenêtre ouverte.

Pauline n’avait pas bougé de sa chaise. Elle tenait les mains jointes sur ses genoux, et elle penchait la tête en avant comme si elle cherchait à comprendre une chose très difficile. M. Tirande parlait sans la regarder. Il marchait de la cheminée à la porte, et le bruit de ses talons sur les carreaux se confondait avec sa voix cassée.

Il sortit aussi vite qu’il était entré ; et, dans mon inquiétude, je vins demander à Pauline ce qu’il lui avait dit.

Elle prit son enfant dans ses bras, et, tout en pleurant, elle me dit que M. Tirande voulait la renvoyer de la ferme pour y mettre son fils qui venait de se marier.

À la fin de la semaine, M. Tirande revint avec son fils et sa bru. Ils commencèrent par visiter les étables, et lorsqu’ils entrèrent dans la maison, M. Tirande s’arrêta une minute devant moi pour me dire que sa bru avait décidé de me prendre à son service.

Pauline entendit ; elle fit vivement un pas vers moi ; mais à ce moment Eugène entrait avec des papiers à la main, et tout le monde s’assit autour de la table.

Pendant qu’ils étaient tous occupés à lire et à signer des papiers, je regardai la bru de M. Tirande. C’était une grande femme brune qui avait de gros yeux et un air ennuyé.

Elle sortit de la ferme avec son mari sans avoir une seule fois regardé de mon côté.

Quand leur voiture eut disparu au bout de l’allée des châtaigniers, Pauline raconta à Eugène ce que m’avait dit M. Tirande.

Eugène, qui allait sortir, se retourna brusquement vers moi ; il paraissait indigné, et sa voix était toute changée quand il dit que ces gens-là disposaient de moi comme d’un objet leur appartenant, et pendant que Pauline s’apitoyait sur mon sort, il m’apprit que c’était déjà M. Tirande qui avait forcé maître Sylvain à me prendre à la ferme. Il rappela à Pauline combien le fermier avait eu pitié de moi en me voyant si chétive, et il m’assura qu’il avait bien du regret de ne pouvoir m’emmener dans leur nouvelle ferme.

Nous étions tous les trois debout dans la grande salle. Je sentais sur ma tête le regard désolé de Pauline, et la voix d’Eugène me faisait penser à un chant plein de douceur.

Pauline devait quitter la ferme à la fin de l’été. Chaque jour je travaillais à mettre le linge en ordre : je n’aurais pas voulu qu’elle emportât une seule pièce de linge déchirée. Je m’appliquais à faire les fines reprises que m’avait apprises Bonne Justine, et je pliais chaque chose avec soin.

Le soir, je retrouvai Eugène sur le banc de la porte.

Le clair de lune faisait briller les toits de la bergerie, et le fumier était entouré d’une vapeur blanche qui ressemblait à un voile de tulle.

Aucun bruit ne sortait des étables. On n’entendait que le grincement du berceau que Pauline balançait pour endormir son enfant. Aussitôt que tous les grains furent rentrés, Eugène commença le déménagement. Le vacher emmena ses vaches, et la vieille Bibiche s’en alla dans la voiture qui emportait toutes les volailles de la basse-cour.

Il ne resta bientôt plus à la ferme que les deux bœufs blancs qu’Eugène ne voulait confier à personne. Il les attacha à la carriole qui devait emporter Pauline et son enfant.

Le petit garçon s’était endormi dans une corbeille pleine de paille, et Eugène le déposa dans la voiture sans le réveiller. Pauline le recouvrit avec son châle, et, après avoir fait un grand signe de croix vers la maison, elle ramassa les guides, et la voiture s’engagea sous les châtaigniers.

Je voulus les accompagner jusqu’à la route ; je suivais derrière les bœufs entre Eugène et Martine.

Nous marchions en silence. De temps en temps, Eugène encourageait ses bœufs en les touchant de la main.

Nous étions déjà très loin sur la route lorsque Pauline s’aperçut que la nuit venait. Elle arrêta son cheval, et lorsque je fus montée sur le marchepied de la voiture pour l’embrasser, elle me dit tristement :

— Adieu, ma fille ! Conduis-toi bien.

Elle ajouta, la voix pleine de larmes :

— Si mon pauvre Sylvain eût vécu, il ne t’aurait jamais abandonnée.

Martine m’embrassa en souriant :

— On se reverra peut-être ! me dit elle.

Eugène ôta son chapeau ; il me donna une longue poignée de main en disant lentement :

— Adieu, mon petit compagnon. Je me souviendrai toujours de toi.


Quand j’eus marché un peu, je me retournai pour les voir encore ; et, malgré la nuit qui augmentait, je vis qu’Eugène et Martine marchaient en se tenant par la main.