Marie-Caroline reine de Naples et Napoléon

Marie-Caroline reine de Naples et Napoléon
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 380-415).
MARIE-CAROLINE REINE DE NAPLES
ET
NAPOLÉON

La correspondance de Marie-Caroline avec le marquis de Gallo (1785-1806) publiée par le commandant H. Weil et par le marquis C. di Somma Circello, apporte de nouvelles et vives lumières sur la personnalité et le caractère de la célèbre reine de Naples[1]. On la savait l’ennemie acharnée de la Révolution et l’adversaire implacable de Napoléon, mais on ne connaissait pas encore dans toute leur étendue ses desseins et ses intrigues politiques. Ses lettres au marquis de Gallo, ambassadeur de Naples à Turin, Vienne, Pétersbourg et Paris, révèlent aujourd’hui toutes ses pensées et tous ses secrets. Si Chateaubriand a pu dire de Saint-Simon qu’il écrivait à la diable pour l’immortalité, on peut affirmer que Marie-Caroline écrivait avec une verve endiablée et que plusieurs de ses lettres, sans être de celles qu’on nomme immortelles, resteront. Le style en est vif, passionné et parfois brutal. La pensée est abondante, énergique, violente et fière. Des mots italiens expressifs apparaissent çà et là au milieu d’un français rocailleux, mais pittoresque et original. Elle l’avoue elle-même à Gallo : « Je vois que je fais comme Polichinelle, et que je vous écris moitié en français, moitié en italien. »

Quelle vie que la vie de cette fille de Marie-Thérèse ! Née en 1752, mariée à seize ans à Ferdinand IV des Deux-Siciles, roi faible, ignorant, lâche et débauché, elle saisit le pouvoir dès qu’elle a un fils, ainsi que l’a voulu le contrat fabriqué par Marie-Thérèse, et, pour distraire le Roi, le laisse occupé de la chasse, de la pêche et de plaisirs bas. Cependant, elle ne se refuse pas à ses devoirs d’épouse, puisqu’elle a jusqu’à dix-huit enfans. Mais sa nature ardente n’est point encore satisfaite. Elle a de nombreux amans. Acton, Castelcicala, Belmonte, le chevalier de Saxe, et combien d’autres, obtiennent ses faveurs. À cette conduite désordonnée qui lui paraît excusable par l’exemple de la grande Catherine qu’elle admire plus que toute autre souveraine, elle mêle des pratiques apparentes de dévotion et invoque avec une sincérité napolitaine « le grand Dieu de miséricorde. » A peine a-t-elle pris le pouvoir qu’elle voit surgir en face d’elle le spectre rouge et tragique de la Révolution. Ses sujets se prennent d’enthousiasme pour les idées nouvelles qui viennent de France. Elle ressent alors une horreur sincère pour cette Révolution qui la menace dans son royaume, dans sa famille et dans ses plus chers intérêts.

Les malheurs immérités de sa sœur Marie-Antoinette et des Bourbons de France l’indignent et la désespèrent. La mort de Louis XVI, de la Reine, de Mme Elisabeth, les tortures infligées au Temple aux enfans de France accroissent sa haine contre les Jacobins. Les « maudits Français, » — c’est ainsi qu’elle les appelle, — sont en proie à une fièvre belliqueuse et à un appétit de conquêtes qui la stupéfient. Ces soldats en haillons sont partout, et partout ils triomphent. Les voilà en Italie, et leur nouveau chef Bonaparte court de victoire en victoire, écrasant les armées les plus aguerries et les mieux organisées du monde. Elle s’en émeut, elle en frémit de rage ; puis bientôt elle éprouve pour le jeune conquérant l’admiration que ressentait l’Europe entière. Elle se décide, pour sauver ses Etats d’une ruine inévitable, à négocier un traité de paix avec le Directoire. C’est alors que le nom du général Bonaparte apparaît pour la première fois dans ses lettres, le 8 octobre 1796. La Reine écrit « Buonaparte, » tel qu’il l’orthographiait lui-même dans sa jeunesse. « On nous mande de Livourne, dit-elle, que Buonaparte a eu l’ordre de prendre Mantoue soit en le canonnant avec de l’or, et pour ce motif on a envoyé 4 millions de livres tournois de Livourne, soit en y sacrifiant 20 000 hommes ; mais que la place, il devait l’avoir, s’il voulait conserver sa tête sur ses épaules. J’espère que tout cela sera inutile et qu’il n’y réussira point. »

Le général qui, par son habileté et son audace, avait déjà remporté les victoires de Montenotte, Millesimo, Mondovi, Lodi, Castiglione, Lonato, Roveredo et avait pris Ceva, Cherasco, Vérone, Mantoue, Bologne, Modène, Trente, n’avait pas besoin d’avoir recours à la corruption pour vaincre encore. Livourne et Bergame tombent en son pouvoir. La bataille d’Arcole achève le désastre de la troisième armée autrichienne, la République cisalpine est créée, et l’Italie est soumise en huit mois à l’influence française. D’autres succès aussi éblouissans vont achever dans l’année suivante la gloire de nos armées et de leur chef invincible. De même qu’elle a été l’adversaire de la Révolution, Marie-Caroline va se montrer l’adversaire infatigable de celui qui l’incarna. De son côté, Bonaparte, qui connaît son audace et son esprit d’intrigue, ne la ménagera pas. La lutte de cette femme et de celui qui de Premier Consul va devenir Empereur, lutte qui durera huit ans, est un drame digne d’être contemplé. Je vais en décrire les diverses scènes à l’aide de la correspondance inédite ; correspondance émouvante et passionnante, où se manifestent dans toute leur ampleur l’activité, la fougue, l’audace de Marie-Caroline. Si cette reine eût eu autant de sang-froid que d’énergie, autant de constance que de hardiesse, autant de suite dans les idées que d’intrépidité, elle eût sauvé le royaume de Naples et elle eût acquis, dans les fastes de l’histoire, un renom égal à celui des princesses illustres qui surent diriger les destinées de leur pays.

Le 24 octobre 1796, au moment où Marie-Caroline apprend que le prince de Belmonte, son délégué, vient de signer à Paris la paix avec le Directoire, elle s’inquiète de savoir ce que va devenir l’Autriche qui s’épouvante des succès incessans de l’armée française. On dit que cette puissance a reçu un courrier porteur de l’offre d’un armistice. La Reine craint que le Pape n’en puisse profiter. Elle doute à cet égard aussi bien des intentions de l’Autriche que de la France. Quant à la Cour de Naples qui prétend défendre les intérêts de Pie VI, elle aurait voulu y faire comprendre le Saint-Siège. Mais Buonaparte fait savoir au Directoire que Naples n’a point à se mêler de cette affaire dont s’occupe l’Espagne. Marie-Caroline ajoute dans une lettre à Gallo qu’on lui recommande de ne rien dire à ce sujet, « et cependant, remarque-t-elle, on veut la paix à tout prix, — ce on concerne l’Autriche, — par peur, égoïsme, avance, manque total de courage et d’énergie. Cela est tellement vrai que chacun condamne la conduite de son voisin qui ne vaut pas mieux que lui. Voilà la vérité pure et vraie. » Elle écrit le 8 novembre 1796 que le traité de Naples avec la République est ratifié par les Cinq-Cents et les Anciens, d’accord avec Buonaparte. Néanmoins, son cœur demeure toujours hostile aux Français et elle souhaite qu’Alvinzi et ses braves troupes balayent leurs soldats. Aussi, quelle est sa douleur quand, le 3 décembre, elle apprend la déroute d’Alvinzi ! « Ceci est inconcevable ! s’écrie-t-elle. Les plus belles troupes fournies de tout, une armée de misérables, et ce sont ceux-ci qui gagnent ! Cela n’est pas naturel. Je vous prie de me dire si Alvinzi est chef de loges, illuminé ou avide, car alors je comprendrais cette affreuse énigme ! » Le 15 décembre, elle répète qu’Alvinzi a levé le siège de Vérone pour obtenir de beaux sequins vénitiens. C’est le bruit qui court, car la retraite d’une armée nombreuse devant des troupes inférieures et mal outillées donne lieu à tous les soupçons. Elle affirme que Buonaparte, questionné pour savoir ce qu’il avait donné à Alvinzi, jura que ce général n’avait point trahi, « mais qu’il était une bête et que c’était dans son état-major qu’il y avait des coquins ! »

Trois mois après, elle convient qu’il n’y a que Buonaparte pour être ministre de la Guerre en Italie, « parce qu’il crée des Italiens et des soldats. » Elle s’inquiète des menaces dirigées contre Naples, malgré les avances du général de Canclaux venu en mission auprès de Ferdinand. Au lendemain du traité de paix signé par Naples avec la République, puis de la convention de Tolentino et de l’armistice de Léoben, elle se méfiait des complimens de Buonaparte et du Directoire. « Cela ne peut être par peur de nos petites forces, ni par amitié. Ils sont trop certains que nous n’en avons ni n’en aurons jamais pour eux. Je ne puis donc expliquer ce sentiment que par envie de nous tromper, endormir, surprendre. Il faut veiller et ainsi empêcher ces maux. » Gallo avait fait une démarche en ce sens auprès de Buonaparte et avait obtenu l’assurance que la Cour devait se tranquilliser. Marie-Caroline se demandait seulement quel était le plan du vainqueur et quel rôle le royaume des Deux-Siciles y devait jouer. Cela dépendrait sans doute des circonstances et du temps. « Le ton et les propos-de Buonaparte sont, écrit-elle le 15 octobre 1797, la preuve de ce qu’il médite et je commence vivement, mais très vivement, à désirer la paix. » Car, à son avis, les malheurs s’amoncelaient sur la pauvre Italie et les dissentimens, les jalousies et les passions privées devaient accentuer ces malheurs. Elle considère Buonaparte comme « l’Attila, le fléau de l’Italie, » en même temps que « le plus grand homme que les siècles aient jamais produit. »

Elle le préfère à Frédéric II qui, à côté de son talent, avait, suivant elle, des petitesses et des ridicules. « Chez celui-ci tout est grand… Je voudrais la chute de la République, mais la conservation de Buonaparte. Car c’est réellement un grand homme et quand on ne voit autour de soi, et partout, que des ministres et des souverains aux vues mesquines et étroites, on n’en éprouve que plus d’étonnement et de plaisir à voir s’élever et grandir un pareil homme, tout en déplorant de voir sa grandeur attachée à une si infernale cause ! Cela vous paraîtra étrange, dit-elle à Gallo ; mais si je déteste ses opérations, je l’admire, lui. Je désire que ses projets avortent, que ses entreprises échouent, et je souhaite en même temps bonheur et gloire à sa personne, pourvu que ce ne soit pas à ses dépens ! » La générosité avec laquelle le jeune vainqueur a traité Wurmser, lors de la reddition de Mantoue, et ses belles paroles : « J’ai voulu honorer en lui la vieillesse et la valeur guerrière malheureuse, » l’ont pénétrée d’admiration. Sa façon de gouverner les pays vaincus, de les organiser et administrer, de conclure en maître des armistices et des traités, d’affirmer sa personnalité, à trente lieues de Vienne, devant toute l’Europe subjuguée, lui montre un homme au-dessus des autres hommes. « Il n’y en a pas un second en Europe dans tous les sens, guerrier, militaire, politique et surtout conséquent. » Aussi dit-elle que, s’il mourait, « il faudrait le réduire en poudre et en donner une dose à chaque souverain et une double dose à leurs ministres, et alors les choses iraient mieux. »

Le 17 octobre, la paix avec l’Autriche est signée à Campo-Formio. La République française est officiellement reconnue. L’empereur d’Allemagne renonce à ses droits sur les Pays-Bas autrichiens et admet l’indépendance de ses anciennes possessions en Italie, sous le nom de « République Cisalpine. » Le reste de la péninsule demeurait sous l’influence française. À cette nouvelle, quoique l’Autriche n’obtînt pour compensation que l’ancien territoire de Venise, Marie-Caroline parut heureuse et elle l’avoua ainsi : « La joie fut universelle en proportion de l’énorme danger. L’Adriatique à leur merci, la Méditerranée de même, des troupes nouvelles non aguerries et aucune place garnie ou en état, en cas de retraite, de nous recevoir, cette idée était désolante ; et, chaque matin, quand je servais la soupe en famille, où nous sommes neuf, le Roi, trois fils, trois filles et une belle-fille, cette affreuse idée : — Que deviendra tout cela ? — me déchirait l’âme ! »

Elle félicitait Gallo, qui avait négocié avec Cobenzl à Udine, d’avoir sauvé la monarchie autrichienne et épargné tant de sang et de malheurs. Grâce à son zèle, l’extérieur allait, pour quelque temps, être calme, mais cependant il faudrait beaucoup d’attention pour se soutenir dans la crise qui remuait toute l’Europe. La Reine priait Gallo d’obtenir de Buonaparte le maintien du général de Canclaux à Naples, homme de distinction et de tact qui valait mieux « qu’un citoyen ministre avec un grand sabre, des bottes éperonnées et de longues moustaches. » Le Directoire ne tint pas compte de ce désir et remplaça le gentilhomme Canclaux par le citoyen Trouvé, un parvenu révolutionnaire, grossier, arrogant et haineux.

Marie-Caroline continuait à s’enthousiasmer au sujet de Buonaparte. « Malgré tout le mal qu’il nous a fait en Italie, je dois avouer, écrivait-elle le 27 octobre 1797, que j’ai de lui une haute opinion, et comme j’aime le grand en tout et partout, même quand je le trouve contre moi, je souhaite à cet homme rare et extraordinaire de réussir et de s’illustrer hors d’Italie. Je prévois que le monde retentira encore de son nom et que l’histoire l’immortalisera. En tout, il sera grand, en guerre, diplomatie, politique, conduite, fermeté, talent, génie. Ce sera le plus grand homme de notre siècle. Malgré le mal qu’il nous a fait, je ne suis point revenue de mon enthousiasme pour lui. Tous ceux qui gouvernent et veulent continuer de gouverner, devraient suivre son exemple ! » Elle invitait Gallo à lui inspirer des sentimens d’amitié pour Naples et le désir de ne point leur nuire.

Le Directoire prévoyait, aussi bien que Marie-Caroline, l’avenir de Buonaparte. Au lendemain de Campo-Formio, désireux de le soustraire le plus rapidement possible aux ovations qui l’attendaient en France, il le nommait général en chef de l’armée d’Angleterre, puis lui donnait l’ordre de se rendre au Congrès de Rastadt pour parachever la paix avec l’Empereur. Cependant, il ne pouvait l’empêcher de venir au Luxembourg apporter solennellement le traité de Campo-Formio et les innombrables drapeaux conquis par ses soldats, et de déclarer que la paix nouvelle achevait la liberté, la prospérité et la gloire de la République. Au nom du Directoire, Barras le remercia avec une effusion trop grande pour être sincère et s’écria « que la Nature avait épuisé toutes ses richesses pour créer Buonaparte. »

Le peuple enthousiaste acclama le général vainqueur, devenu son idole. Les manifestations furent telles que le héros comprit lui-même le danger auquel elles l’exposaient et proposa l’expédition d’Egypte que le Directoire accepta avec empressement, trop heureux d’éloigner un homme aussi inquiétant. Marie-Caroline, apprenant cette décision, en disait à Gallo : « Je vous avoue que je ne puis me décider à croire que l’expédition soit réellement destinée à l’Egypte. Je n’y croirai que lorsque je l’aurai vu. » Et pourtant cela était vrai. Mais Buonaparte avait compris et dit que c’était de l’Orient qu’étaient sorties les grandes gloires. Il allait y attendre les événemens à l’abri des jalousies et des trahisons qui l’auraient menacé en France, et préparer le grand coup qui devait le rendre plus sûrement maître du pouvoir, dont il avait rêvé déjà la possession dans la fumée du canon de Lodi et de Rivoli.

Parti le 19 mai 1798, il revient le 9 octobre 1799, et le 25, il est à Paris. Les 9 et 10 novembre (18 et 19 brumaire), il dit vouloir une République « fondée sur la vraie liberté et la représentation nationale, » dissout les Cinq-Cents, fait abolir le Directoire par le Conseil des Anciens et créer le Consulat où il sera Premier Consul, ayant pour collègues Roger-Ducos et Sieyès. La Constitution de l’an VIII lui assure à lui et aux deux autres Consuls un mandat de dix ans en leur accordant l’autorité absolue. C’est naturellement Buonaparte qui va l’exercer avec une activité prodigieuse. Le 14 juin 1800, après avoir franchi les Alpes, il remporte la victoire de Marengo, reprend la Lombardie, réorganise la République cisalpine et le 28 juillet, (un 9 thermidor plus glorieux que celui de l’an II), il signe les préliminaires de la paix avec l’Autriche. Le 9 février 1801, au congrès de Lunéville, la paix définitive est conclue.

L’expédition d’Egypte avait arrêté un moment la lutte personnelle entre Marie-Caroline et Buonaparte, mais, pendant ce temps, les Français, justement irrités de l’alliance de Ferdinand IV avec l’Autriche et de son intervention sur Rome, s’étaient jetés avec Championnet sur Naples et avaient forcé les souverains à s’enfuir à Palerme, dans une nuit tragique où la flotte napolitaine tout entière avait été incendiée sur les ordres de Marie-Caroline, qui ne voulait pas laisser cette proie au vainqueur. La Reine reste à Palerme jusqu’au 8 juin 1800 et se décide à aller en Autriche pour demander secours à son gendre l’empereur François. Elle descend et s’arrête quelque temps à Livourne. Là elle apprend le nouveau triomphe de Buonaparte. Elle voit arriver à Livourne les fuyards de l’armée autrichienne dans le plus pitoyable état, mourant de faim, sans vêtemens, sans chemises, n’ayant plus figure humaine ; elle sait que les généraux veulent à tout prix la paix et le repos, et elle s’écrie : « Tout cela va amener nécessairement la paix et Sa Majesté Buonaparte sur le trône. J’en suis au désespoir. Si toutes les troupes et tous les généraux de l’Empereur sont comme ce que je vois ici, je conseille de ne plus songer à la guerre. Je gémis et frémis de tout ce que je vois… A mon avis, la cause du Roi est perdue, car je n’ose me flatter que Buonaparte veuille lui laisser la couronne sur la tête, et sa volonté est tout. »

Ce qui désole la Reine, ce sont les menaces du vainqueur à l’adresse de Naples, « le seul pays, qu’il faut abattre, a-t-il dit, et diminuer en Italie, à cause de ses sentimens trop anglais. » Elle avoue être « dans le plus profond pétrin » depuis dix-huit jours, attendant sa sentence de Vienne et ne comprenant pas ce que signifie le mot « alliés, » si l’Empereur et les Anglais, « pour lesquels les Napolitains ont tant ou plutôt tout sacrifié, » ne se souviennent pas d’eux. C’est une leçon qu’elle ne pourra oublier.

Gallo craint, après ces confidences, qu’elle ne songe à s’éloigner de ses alliés naturels. Elle cherche à le rassurer. « Je désire, écrit-elle le 5 décembre, la convention qui resserre les liens de l’amitié solide entre la maison d’Autriche et Naples. Pour l’infamie de vaciller sur les promesses une fois faites, ce serait une morale buonapartienne. » Elle affirme que son caractère y répugne, car, « quoique petit individu féminin, » elle est grandement intéressée au vrai bien, et elle a, par estime d’elle-même, la bonne foi pour principe, — ce qui ne l’empêchera pas d’y manquer quand elle le croira utile à ses intérêts, ainsi que le conseille Machiavel. Elle ne se gêne pas pour dire que l’Autriche pratique une politique néfaste et qu’elle se perd par l’abus de sa faiblesse. Elle est « sûre, archi-sûre de l’effondrement de cette monarchie, » et elle le déplore pour les souverains qu’elle aime. Quant à son mari et à elle-même, elle affirme qu’ils sont trompés et abandonnés.

Cependant, elle a pour l’Italie un plan qui arrangerait tout. Donner le Milanais au duc de Parme, le Piémont au roi de Sardaigne, le Ferrarais au duc de Modène, la Toscane et le Bolonais au grand-duc, la Romagne au Pape, les Marches et Ancône au roi de Naples. « Ainsi, chacun serait content et indemnisé. » Gênes resterait République et la Cisalpine, d’un si mauvais exemple, serait supprimée. La France acquerrait ainsi tous les droits à la reconnaissance des peuples. Voilà ce que Gallo, sans se confier à Cobenzl, ni à sa bande, devrait obtenir du vainqueur, qui deviendrait alors « le Roi des cœurs italiens ! »

Elle a tant d’estime pour la personne du Premier Consul et pour son talent qu’elle croit en lui pour assurer la tranquillité de l’Europe. Elle lui prédit la couronne, tout en le plaignant d’avoir un jour à en supporter le fardeau ingrat.

Mais c’est sans le concours de Naples que Vienne signe l’armistice de Lunéville, et Marie-Caroline s’en dit malade de rage, désespérée qu’elle est de voir toute l’Europe travailler à sa propre ruine. Quant aux Napolitains, elle les juge ainsi. « Nous ne méritons pas d’amis, parce que nous n’avons pas de caractère ! » Elle voit déjà le royaume de Naples perdu. Toutefois, elle espère encore sauver la Sicile, et peut-être, à la paix générale, ressaisir Naples, avec le secours de l’Angleterre qui seule pourrait les aider. Suivant elle, la Prusse est fausse, tremblante, nulle, obéissant à droite et à gauche. La Russie est comme sur un volcan, et Alexandre, entouré des meurtriers de son père, ne peut rien. Elle, la Reine, a honte de sa situation à Vienne. Que faire ? Attendre son sort à Laxenbourg, Baden ou Schrenbrunn. Mais rester au palais de son gendre, y manger et vivre sans le pouvoir payer, ne convient point à sa délicatesse. Il lui faudra chercher une médiocre petite maison, où elle vivotera avec ses enfans. Elle n’a pas une âme à qui tenir un discours ferme et sage. Quel crepa cuore !… Aussi, désire-t-elle le retour de Gallo. Le 21 décembre 1801, elle se rappelle sa lamentable sortie de Naples en 1798 où elle a subi une honte, un opprobre et des maux qui ne sont pas terminés.

Elle entend parler du divorce possible de Buonaparte et ne doute pas qu’il ne songe à s’allier à une famille illustre et souveraine. « Il ne s’agit pas, bien entendu, de mes filles. Je les tuerais, dit-elle, plutôt que de les avilir et de m’avilir de la sorte. » Car, tout en faisant l’éloge des mérites et du génie de Bonaparte, elle l’appelle un « profond scélérat et un usurpateur. » Trois ans après, elle entend son propre gendre, l’empereur François, avouer qu’il lui donnerait volontiers une de ses filles, et six autres années seront à peine écoulées qu’elle verra l’archiduchesse Marie-Louise, sa petite-fille, devenir la femme de l’empereur Napoléon !… Elle aurait dû s’attendre à tous ces prodiges, puisque, le 8 janvier 1802, elle écrivait : « Buonaparte fera, en tout et partout, ce qu’il voudra et l’Europe entière se contentera de le regarder avec stupéfaction, en le laissant faire et disposer de tout à sa guise. » Quelque temps après, elle prédit qu’il sera roi d’Italie et s’inquiète de ses discours prononcés à la Cisalpine et de ses réticences sur Naples. Aussi bien, s’il arrive quelque malheur, ce sera la faute de ses sujets ainsi que d’elle-même. « Nous sommes Anglais de cœur et d’affection, et Français par peur et sagesse. Méprisés de tous les deux, nous perdrons certainement nos Etats. Nous serons chassés, sans avoir eu de quoi vivre ici à Vienne ni où aller. » Elle souhaite la mort pour elle et pour ses enfans. En y réfléchissant bien, elle préférerait le règne des Jacobins à celui « du cher et grand Napoleone. Les premiers, dit-elle, feraient des malheurs partiels. Celui-ci le fera général. »

Gallo lui fait part des complimens de Buonaparte. Elle n’y croit guère. Elle voudrait moins de flatteries et plus de réalités. Que n’a-t-elle une fortune médiocre et sûre pour pouvoir vivre tranquillement à l’abri avec ses enfans ? Elle prévoit les pires calamités. « Nous ne sommes pas assez grands ni assez puissans pour que le Premier Consul nous dévore tout de suite. Mais c’est ce qui arrivera lors de la première expédition au Levant ou en Egypte. » Elle apprend le résultat des opérations relatives au Consulat à vie et ne s’étonne pas du succès de Bonaparte. S’il reste modestement Consul perpétuel, il sera le plus puissant souverain de l’Europe, car seul il entend le difficile et ingrat métier de gouverner les hommes. Il a profité des délires de la philosophie pour s’élever, tandis que les monarques s’en sont occupés pour s’annuler eux-mêmes. « Toute l’Europe, dit-elle dans sa lettre du 29 mai 1802, est complètement asservie, et si demain Buonaparte devient empereur des Gaulois, il y aura lutte entre les souverains à qui le reconnaîtra le premier et lui fera compliment et hommage ! Voilà le cas. » Que peut faire Naples en cette occasion ?… Végéter, voir, combiner, calculer et se taire. Pour se faire oublier, il faut améliorer les finances, la justice, la police, l’ordre et l’armée. Mais faire de la politique, c’est vouloir être opprimé, détruit, anéanti. » Pourquoi Marie-Caroline n’a-t-elle pas suivi elle-même ce programme si sage et si prudent ?

Si elle avait été Française, lors de la proclamation du Consulat à vie, elle aurait dit, — c’est elle qui l’affirme : — « Je suis pour que Buonaparte nous gouverne uniquement et à vie sous la dénomination de Consul perpétuel, ou Roi, ou Empereur des Gaules… mais, après l’avoir proclamé par conviction à tous les titres qu’il mérite, je voudrais le prier de mettre un frein à ses vues de conquête, à ses idées sur l’Italie et la Turquie qui feront notre perte, et de ne s’occuper que de jouir de la grandeur si bien acquise par son énergie, fermeté et courage. » Elle dit encore à Gallo : « Mandez-moi ce que compte faire Buonaparte de l’Italie ! Si je lui déplais, qu’il me fasse donner une forte pension et assurée du Roi, et que je puisse vivre où je veux. Je lui promets d’oublier toute l’Italie et de vivre retirée le reste de mes jours. C’est là mon unique souhait. »

Voilà où en était arrivée, en des heures d’angoisses, la terrible Marie-Caroline, la reine altière, orgueilleuse et irréconciliable ! De Palerme où elle s’était réfugiée en 1798 devant les succès de Championnet, puis de Vienne où elle avait été mendier l’appui de son gendre, elle rentre à Naples, le 17 août 1802, après la paix conclue avec la République, et lorsqu’elle croit le royaume délivré de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Mais en face des difficultés nouvelles qui l’assaillent, en présence d’un roi ambitieux, médiocre, vaniteux, approuvant à la fois le pour et le contre, et surtout préoccupé de sa santé, elle souhaite que le Premier Consul veuille bien, pour une année seulement, « réordonner Naples et toutes les classes qui, toutes, auraient besoin de son gouvernement actif, sage et ferme. » Elle a appris que Buonaparte voulait lui faire un présent, comme il en a fait un à la reine d’Espagne. Elle se contentera tout simplement « d’une seule petite branche d’olive, dit-elle, pour faire bonne union et rien, mais absolument rien d’autre. » Elle jette, en octobre, un coup d’œil sur l’état des affaires générales. « Pouvoir, force, fermeté d’un côté, dit-elle ; faiblesse, pusillanimité, vacillation de l’autre, telle est la politique de toute l’Europe actuellement. » Elle voit le Premier Consul poloniser — la fille de Marie-Thérèse aime ce verbe — et désorganiser tous les Etats, puis la Russie silencieuse, l’Italie opprimée, la Sardaigne mendiante, le grand-duc de Toscane dépouillé et tranquille, le Pape spolié de la moitié de ses États, Naples privé des Présides et de ses millions, et elle s’écrie : « Pourvu que cela en reste là, encore en comparaison d’autres, pourrions-nous nous dire des fortunés ! »

Elle s’occupe sans cesse de ce Buonaparte qui, pour elle, est le plus grand homme du siècle. Elle en trace ce fidèle portrait dans les derniers jours de 1802 : « Activité, courage, dextérité, et point sanguinaire. Je crois un bonheur que son talent ait mis fin aux cruautés, aux horreurs qui ont surpassé celles des Marius et des Sylla et je suis intimement persuadée que, dans toute l’Europe, personne ne mérite d’être plus souverain que lui. Il en a les connaissances et le courage ; il connaît les hommes et les conduit, comme il faut, à un but. J’ai de sa personne une véritable vénération. Je voudrais seulement qu’il se reposât sur ses lauriers et ne pensât plus à d’autres… Le petit Corse a bien prouvé ce que peuvent le génie et le courage d’un côté, le malheur et la faiblesse des adversaires de l’autre. Le moment où il a paru sur la scène, son retour d’Egypte, naturel ou acheté, enfin, en tout une dose de bonheur y est, mais il a bien joué son rôle et, si même il meurt assassiné, son rôle aura toujours été brillant. Car, certes, il a dompté l’indomptable nation française, et il la gouverne plus despotiquement qu’aucun maître. Dieu veuille qu’il s’occupe actuellement de toutes les singeries de la royauté, de gouverner et n’ait point d’autre projet au dehors ! Sans cela, personne de nous ne sera sûr… » Comme cette femme connaissait le fort et le faible des affaires, et comme son mot « les singeries de la royauté, » dans sa crudité voulue, est profond ! Mais elle ne croit pas que le Premier Consul s’arrête là et, dès la nouvelle année 1803, elle soupire : « Je suis convaincue que Buonaparte ne restera pas tranquille, mais je m’imagine encore qu’il nous laissera le titre de Roi, en en prenant toutefois tous les avantages pour lui… Je crois que nous serons dévorés, engloutis le premier jour où il l’aura résolu et croira utile à ses projets. »

Elle est tellement fatiguée du pouvoir, « le plus triste et le plus ingrat des métiers ! » qu’elle émet ce souhait : « Une bonne rente, des terres en Allemagne, une maison dans Vienne, un jardin hors Vienne et écrit sur ma maison en lettres majuscules : Ici on ne parle ni des souverains, ni d’anciens gouvernement, ni de politique, ni même de nouvelles des gazettes ! » Elle retrouve un instant quelque espoir en voyant avec quelle considération Bonaparte traite Gallo et en constatant les égards qu’il veut bien encore accorder à la Cour de Naples. Elle en attribue tout l’honneur à son ministre et l’en remercie avec effusion. Bientôt de nouvelles craintes l’assaillent. Comment tout cela finira-t-il ? « Que fait le grand homme ? Empereur, roi, dictateur ou consul ? Il est certes bien grand, mais il a des émules bien petits, ce qui l’a autant aidé que son propre courage et son génie. » La paix est-elle menacée ? Qui la fera ? Ce n’est pas Naples. « Sans argent, sans armes, artillerie et munitions, sans soldats et, dans six millions d’hommes, pas un qui ait du courage ou veuille s’éveiller une heure plus tôt pour le bien de la patrie et l’honneur ! Aussi, nous sommes calculés comme non existans sur le globe. Mais si la guerre éclate justement par notre nullité reconnue et manque de foi, nous serons les victimes, subjugués et ballottés. » On parle de faire Buonaparte roi. Elle en doute. « Je crois, dit-elle, qu’il a trop d’esprit pour se faire par un nom et un titre plus d’ennemis, quand il a tous les pouvoirs et prérogatives de ces titres et en exerce toute l’autorité. »

Elle a appris que le Premier Consul avait demandé à Louis XVIII de renoncer, moyennant une ample compensation, au royaume de France et elle a approuvé la réponse catégorique du Roi. « Je trouve extraordinaire, remarque-t-elle, avec la force et puissance de Buonaparte qu’il veuille la renonciation d’un pauvre relégué à Varsovie qui paraît n’avoir aucun parti… » Le 13 juin, elle voit arriver des troupes françaises 15 000 hommes, dans le royaume de Naples en pleine paix et craint que cette armée inattendue ne signifie la volonté formelle de les envahir et de les perdre. Aussi s’attend-elle à des périls sans nombre. Cette mesure l’afflige, mais ne l’étonne pas « du successeur de Robespierre ! » Le roi de Naples est furieux, paraît-il, et dans un état voisin de la démence. Tout est à craindre : abdication, nouvelle fuite à Palerme, déchaînement des hostilités. « Nous sommes trop vieux pour nous plier facilement à servir de marchepied au petit Corse ! » Les injures ont succédé soudain aux complimens.

Marie-Caroline s’indigne et s’affole de plus en plus. Elle dit que si Dieu laisse « le moderne César réussir dans sa descente en Angleterre, tout le monde sera sous le joug. » Elle sera alors la première à conseiller au Roi d’abdiquer en faveur de son fils en se réservant une forte pension. « Mais si Dieu, par sa miséricorde, faisait bien battre, ruiner, peut-être même tuer, — ce que je préférerais, — empoisonner le tyran du monde, alors on pourrait avec un roi, un Moreau, ou Sieyès ou un autre coquin, mettre la France dans ses justes limites et l’Italie, la remettre, afin que nos petits-enfans voient cette belle contrée florissante, et s’unissant, s’entendant entre eux, la rendent impossible à subjuguer. »

Elle ajoute que si la descente en Angleterre échoue, le règne de Buonaparte est fini, et c’est pourquoi elle ne peut s’imaginer qu’il osera la tenter. Le Premier Consul a répondu, le 28 juillet 1803, à la lettre où elle ne demandait qu’à lui témoigner une confiance absolue et parlait des sentimens pacifiques de son royaume : « Je prie Votre Majesté de rester persuadée qu’après lui avoir fait beaucoup de mal, j’ai aussi besoin de lui être agréable. » Il reconnaissait qu’il était de la politique de la France de consolider la tranquillité chez ses voisins et d’aider un Etat plus faible dont le bien-être était aussi utile au commerce français. « Mais comment Votre Majesté veut-elle que je considère le royaume de Naples dans ses rapports géographiques et politiques, lorsque je vois à la tête de toutes les administrations un homme étranger à son pays (le chevalier Acton) et qui a centralisé en Angleterre ses richesses et ses affections ? Cependant le royaume se gouverne moins par la volonté et les principes du souverain que par ceux de son premier ministre. » Il lui donne ainsi la véritable raison qui justifie toutes ses mesures prises envers Naples : c’était la présence du favori Acton, dévoué aux Anglais. Mais Marie-Caroline, qui avait peur des desseins de Buonaparte, croyait Acton nécessaire à sa politique personnelle, parce que celui-ci était l’ami du Cabinet anglais dont Naples recherchait l’appui.

Elle n’ose répondre à Buonaparte, quoiqu’elle assure qu’elle aurait pu le faire victorieusement, mais elle avoue qu’on ne peut se heurter, sans se faire mal, contre le plus fort. Le Roi et elle ont décidé de cacher cette lettre « qui, en tous sens, est très hors de propos. » Elle essaie de relever la tête devant Acton, son propre ministre. Inspirée par Elliot et par Nelson, ses amis anglais, elle dit que les menaces de Buonaparte sont des fanfaronnades. « Le cher Napoléon, visant à la suprême souveraineté, ne peut, assure-t-elle, agir comme Robespierre et détrôner, mettre à l’aumône un roi qui ne lui a rien fait, qui souffre des vexations si injustes, un roi frère du roi d’Espagne, beau-père de l’Empereur, allié à la Russie. » Sans un prétexte à motiver, il ne les écrasera point, mais il les vexera comme il le fait sans discontinuer. « C’est la situation géographique qui nous sauve. Que fera-t-il des deux royaumes ou même de celui de Naples seul ? Le garder comme province française, personne ne le lui permettrait. Et puis, c’est si allongé de ses Etats, et puis jamais les Napolitains ni les Siciliens ne supporteront le joug français. Alors le donner à une créature à lui ? Mais à qui ? » Elle ne peut croire que ce soit à l’Empereur, ni à l’Espagne ? Enfin une République, c’est la pierre philosophale. Octroyer Naples à Mme Pauline et au prince Borghèse ? Elle ne le croit pas et pense que tout cela unira par une extorsion d’argent.

Bonaparte la fait surveiller étroitement par son ambassadeur Alquier qui le tient jour par jour au courant de ses faits et gestes. Il s’en irrite fort et invite Talleyrand à faire cesser au plus vite « toutes ces intriguailleries de Naples. » Il sait qu’on ourdit quelques vilaines machinations et qu’on arme les paysans de la Calabre. Qu’on y prenne garde ! Il a plus de troupes qu’il n’en faut pour capturer toute l’Italie et il pourrait bien un jour ou l’autre s’assurer de Naples !

Marie-Caroline entre littéralement en fureur contre le Premier Consul et, dans une lettre du 19 décembre 1803, elle l’appelle « le chien de Corse, le calculateur corse ! » Elle dit : « C’est le Roi, son fils, moi, c’est nous tous qui le détestons et, en vérité, nous sommes bien payés pour cela, et la vie malheureuse qu’il nous fait mener entretient notre haine.. Mais il faut attendre les événemens. » Elle se moque du nouveau Charlemagne, différent de l’ancien qui avait six pieds de haut, était gros et grand, tandis que celui-ci est fluet, maigre, petit, mesquin. Il est vrai qu’elle ajoute : « Mais son activité, son esprit ne l’est certes pas. »

Le 8 avril, accusée de s’entendre avec les Anglais contre la France, elle cherche à nier les intrigues qu’elle mène en secret d’accord avec Acton et Elliot. Comment quelques pauvres frégates et quelques milliers d’hommes pourraient-ils menacer une puissance aussi forte que la France ? Elle demande la cessation de l’occupation du royaume par quinze mille Français qui le ruinent et qui voudraient faire de Ferdinand « le préfet de Naples. » Elle écarte dédaigneusement les accusations dirigées contre elle. « Je n’ai que trop de raisons de me plaindre et de ne point aimer le Premier Consul. Je le fais vif, sincèrement de voix et par écrit, quand cela vient sous ma plume, et que de fois j’ai été vexée, tourmentée par lui ! Je ne plie point, avec une fausse humilité, devant l’idole du moment, mais avec la même franchise que j’avoue ici, je suis incapable de tramer, de servir des infamies, et j’aime mieux être victime en m’estimant moi-même que de triompher avec mes remords et mon propre mépris. » Elle jure qu’elle n’a point poussé à une nouvelle coalition, ayant trop souffert de la dernière. Elle et son époux veulent rester neutres, mais ils ne seront jamais ni tributaires, ni préfet. Ils renonceront à tout plutôt qu’à une existence honteuse. Et pendant ce temps, son ministre Acton déclarait à Elliot que, malgré les dangers auxquels il était exposé, le royaume de Naples pouvait encore sauvegarder l’intégrité de ses possessions par un concert avec le gouvernement anglais. Il se félicitait de résister aux menaces d’Alquier et aux perfides conseils de Gallo. Sur ces entrefaites, la Reine apprend l’exécution du duc d’Enghien et, dans le silence ou l’approbation d’une grande partie de l’Europe, elle élève la voix. Cela lui fait grand honneur et on doit en féliciter sa mémoire. « L’affaire d’Enghien, écrit-elle le 8 avril 1804, est une forte tache à la couronne de gloire du Premier Consul. Il a violé la loi jurée par lui. Ne l’ayant pas pris les armes à la main, il a violé le droit des gens et, une fois cela fait, l’appétit vient en mangeant et il le fera plus souvent. La haine qu’il a pour moi est injuste. Car une fois que mon mari ne sera plus roi, je lui promets de ne l’aimer ni haïr, ni même plus lire les gazettes pour ne rien savoir de l’abominable et infâme politique. » Elle a appris, à Vienne, l’attentat d’Ettenheim. « Actuellement qui peut se dire sûr ? Personne. » Elle est convaincue que pour elle une mort violente et non naturelle l’attend ; « mais je me résigne à mon sort, dit-elle et adore la divine Providence sans scruter quel » sont les motifs qui le lui font permettre et exécuter… Ecrivez-moi tout, tout, tout bien sincèrement, toutes les particulières gentillesses de Buonaparte contre moi. Je ne le crains point, car je ne suis point attachée à la vie. » Elle ne mentait pas. Marie-Caroline avait bien des tares ; mais elle n’était pas lâche. Au contraire, elle avait un courage qui allait jusqu’à la témérité. Alquier prétend qu’elle dit, à la nouvelle de l’exécution du duc d’Enghien : « Je connaissais ce pauvre diable. C’était le seul des princes français qui eût de l’élévation et du courage… Je me console néanmoins de ce qui est arrivé, parce que cela nuira au Premier Consul. » Et elle voyait clair, car cet acte, aussi impolitique que cruel, nuisit profondément à la réputation de Buonaparte et accrut l’audace de ses ennemis qui se préparèrent à de nouvelles attaques contre la France[2].

Elle rougit de l’affaissement général, de la bêtise, de la pusillanimité de tous. « Si Buonaparte voulait par curiosité conserver dans son Muséum deux doigts de tous les souverains de l’Europe, il n’a qu’à l’ordonner. Chacun pleurera à cause de la mutilation et de la douleur, mais chacun les lui enverra. » Cependant, la Russie a manifesté sa réprobation contre l’attentat de Vincennes et l’Angleterre a resserré ses liens avec elle. Marie-Caroline, qui apprend bientôt la création de l’Empire français, dit qu’elle a pris son parti de tout faire pour conserver la paix sans être « l’esclave du nouvel Imperator, auquel cette dignité pourrait bien coûter ce qu’elle a valu à César. » Quant à Napoléon, il fait savoir à Alquier que s’il entre dans le royaume de Naples un corps d’Albanie, il déclarera aussitôt la guerre à Ferdinand. La Reine voit le despotisme s’installer en France. « Tel est le sort que l’égoïsme, l’inconcevable faiblesse, l’éducation des princes et la philosophie ont préparé. » Et dans une lettre des 6 et 7 juin 1804, elle dit à Gallo, en termes agités et confus, tout ce qu’elle a sur le cœur : « Je bénis Dieu d’être à la fin de ma pénible carrière : car les profondes réflexions que tout cela m’aurait fait faire m’auraient entièrement gâté le cœur et rendue despote et tyran. Car on voit clair que les hommes, la multitude, ne se conduisent qu’avec le bâton de fer. Le Sénatus-Consulte n’est qu’une pièce plaisante à lire. Si les Français y mordent, se croient constitutionnels après cette lecture, cela prouvera leur légèreté, et superficialité. J’y ai trouvé, sans être versée dans le judiciaire ou la diplomatie, le despotisme, le pouvoir d’un seul. Il ne valait pas la peine de juger, massacrer le meilleur des rois, déshonorer, villipender une femme, fille de Marie-Thérèse, une sainte princesse ; de se livrer aux massacres, fusillades, noyades et tuer six cents prélats dans une église ; de commettre les horreurs des temps les plus barbares chez eux et hors de chez eux, d’écrire des bibliothèques entières de liberté, bonheur, etc., etc., et, au bout de quatorze années, d’être les plus reptiles esclaves d’un petit Corse auquel un bonheur inouï a permis de se servir de tous les moyens à parvenir, épousant sans honneur ni délicatesse la rebutée câlin dont était rassasié le massacreur Barras, Turc et mahométan en Egypte, athée au commencement, traînant et faisant mourir en prison le Pape ; catholique religieux après, se servant de tous les moyens, abrégeant la vie et le cours ordinaire des Souverains qui pouvaient se remuer ; ne laissant végéter que des êtres nuls ; le dernier fait atroce et sans ombre de justice, l’assassinat du duc d’Enghien ; tramant, lui (et il n’a pas rougi de le dire, tellement la passion l’aveugle), une conspiration pour attirer des chefs qu’il craignait encore et les victimer ; et de ce comble d’horreurs la nation l’acclame à être Empereur, lui, sa race de Corse bâtard, à être le chef d’à peu près la moitié de l’Europe, et cela ne doit pas révolter chaque être pensant ? Point du tout, l’égoïsme, la faiblesse est telle qu’on étudie comment s’y plier, adorer l’idole et la souffrir.

« J’avoue que tout ceci me révolte : mais il n’y a pas de remède. Ce serait bien le moment où je désirerais avoir 12 à 20 millions de capital et me retirer avec mes enfans en particulier, chose bien préférable à être roi tributaire. »

Cette lettre troublée, écrite à la hâte comme par saccades, est d’autant plus audacieuse que Gallo avait blâmé la conjuration de Cadoudal et s’était exprimé avec respect et même avec affection au sujet de la personne du nouveau souverain. Quelle confiance fallait-il avoir en Gallo et dans les courriers pour oser écrire ainsi ?

La Reine avait ramassé dans sa fureur contre Bonaparte tout ce que ses ennemis avaient découvert ou inventé contre lui, jusqu’aux plus grossières insultes contre Joséphine, oubliant quel encens elle-même prodiguait à Buonaparte dans ses lettres précédentes. Il est vrai que ses intérêts n’étaient alors que menacés ; maintenant qu’elle n’avait plus rien à espérer, et que le sort de la dynastie dépendait d’un caprice, elle se laissait aller à la violence de sa nature volcanique et, de toutes ses forces, de toute sa haine, elle maudissait l’usurpateur. Cependant, elle ne manifestait pas officiellement son courroux, car elle faisait dire à Alquier par Acton que la Cour ne prendrait pas le deuil pour la mort du duc d’Enghien, comme l’avait fait la Cour de Russie. En secret, l’Angleterre continuait à agir à Naples pour s’y assurer une influence décisive. Alquier s’étonnait de l’augmentation visible des forces napolitaines et y voyait le projet de seconder les vues anglaises. Il remettait à Acton une note comminatoire et le prévenait que la France était prête à faire porter sur l’Etat de Naples le fléau de la guerre que ce Cabinet voulait renouveler. Il faisait entendre en même temps à la Reine que la démission d’Acton, dévoué corps et âme aux Anglais, s’imposait avant tout. Acton démissionna le 10 avril, mais le Roi s’opposa à son départ, et ce ne fut que sur la menace d’une rupture officielle dont le menaçait l’ambassadeur de France, que le Roi céda. Acton partit avec le titre de duc de Modica et une pension considérable, le 26 mai, pour Valence, après une domination absolue de vingt-sept années qui livrait au maître de l’Europe le royaume sans armée, sans marine, sans finances et sans appui réel à l’extérieur. La Reine s’empara aussitôt du pouvoir que lui laissait l’ancien ministre et se fit rendre compte des affaires par les divers agens comme si elle était chef du Conseil et le souverain lui-même. Le Roi la laissa faire. Il avait été question de rappeler Gallo ; mais Marie-Caroline, qui dans ses lettres traitait cet ambassadeur avec une confiance plus qu’affectueuse, s’écria devant Alquier : « C’est avec lui que vous traiterez ? Je le méprise et le hais plus que cela n’est croyable ! C’est l’homme le plus léger, le plus frivole, le plus incapable que je connaisse… Il est souple, rampant et vil comme un Napolitain. Malgré tout ce que je pense, c’est cependant un ministre désirable pour moi, si je veux prendre de l’influence dans les affaires, car sentant qu’il aura besoin de mon appui auprès du Roi qui le hait, qui ne s’y fie pas et qui n’en parle jamais sans lui donner les noms de Birbone, Birbante, infâme…, il fera tout ce que je voudrai et baisera la poussière de mes antichambres ! »

Etait-ce pour donner le change à Alquier ? Etait-ce pour lui cacher les secrets de sa correspondance et détourner son attention d’un homme qu’elle appelait « étourdi ou nul dans les affaires, » et dont elle avait besoin auprès de Buonaparte ? Cela est possible. Mais quel langage ! quelle attitude ! Et comme ces simples détails révèlent une âme agitée, extravagante, disposée à l’intrigue, sans souci de la dignité des autres ! Elle avait une manie, une fièvre, un prurit d’écrire qui dénotait une activité désordonnée. Aussi, que ne pense-t-elle pas ? Que ne dit-elle pas ? Elle apprend le couronnement de Napoléon et elle écrit à Gallo avec une ironie sauvage : « Mandez-moi les intentions de l’auguste Empereur sur l’Italie ; s’il daignera nous accepter pour ses esclaves ou nous laisser dans notre obscurité et non végéter sous la prospérité de ses modérées lois. Mandez-moi ce que disent les autres puissances. Je me figure qu’un Gloria in Excelsis Demonio sera le refrain général. Car il n’y a plus que la vileté, et si le nouvel Empereur exigeait que ses deux confrères empereurs vinssent tenir ses étriers durant que le pauvre Pape le consacrera, ils le feraient. Je suis curieuse de voir si quelque antiquaire retrouvera la Sainte Ampoule ou si quelque hibou descendra du ciel en portant l’huile pour consacrer son confrère… Mais trêve aux mauvaises plaisanteries, effets de l’inutile rage qui me dévore, et venons au fait ! On vous envoie les nouvelles lettres de créance pour le nouveau Potentat. Micheroux[3] voulait attendre la venue des siennes pour nous. Mais on imprime, on grave « Roi d’Italie, » qui serait pour nous bien cruel à digérer. En remettant ces lettres, nous voulons autant éviter la bassesse d’être des premiers à acclamer un usurpateur de la maison de Bourbon que faire des rodomontades avec un homme puissant, redoutable, qui pourrait finir de nous ruiner, chose que je suis convaincue qu’il finira par faire, mais dont il faut lui ôter les occasions et prétextes. Je laisse à votre jugement de trouver le juste milieu en n’écoutant que votre raison, et non votre situation et les désagrémens de la place où vous êtes. Informez-vous bien exactement de tout, des vues, des projets qu’a cette nouvelle Majesté. Nos souhaits sont de rester tranquilles et de nous voir ôter le poids de cette armée française qui nous ruine, désole et corrompt nos provinces. Au reste, que ce soit Louis XVIII ou Napoléon Ier qui règne sur la France, cela m’est égal, pourvu que cette France ait des limites qui ne lui donnent pas l’entière prépondérance sur le reste de l’Europe et que l’Italie ne reste pas sa province ! Voilà mes souhaits ! »

Elle ne peut dissimuler la fureur que lui cause le titre de roi d’Italie pris par « le Corse. » Cela est bien dangereux avec un homme aussi entreprenant. Que ne veut-il pas ? Le voici qui exige maintenant la liste des émigrés résidant à Naples ! Elle se récrie et jure que, sauf les empoisonneurs et les faux monnayeurs, elle ne lui livrera pas un chat ! « J’aimerais mieux descendre du trône et quitter la couronne que, pour la conserver, me faire le suppôt de la police de l’Empereur moderne ! »

Elle se répand en violentes invectives contre celui qui a tué le duc d’Enghien, parce que les troupes étaient attachées à ce prince. Elle le croit capable de tout. « Qu’il nous laisse donc en repos sans nous tourmenter ! Je ne cabalerai point contre lui et même penserai aussi peu à lui que je pense à Tibère, à Néron, à Caligula et autres semblables, mais qu’il me laisse en repos ! Jamais je ne serai ni l’amie, ni la vile adulatrice de l’homme qui fait notre malheur ! » Puis, comme effrayée de ce qu’elle vient d’écrire : « Brûlez ma lettre ! Pensez qu’on est exposé à tout avec un monstre vindicatif, ambitieux, furieux comme le cher Empereur ! »

Celui-ci ne s’était pas laissé étourdir ou tromper par les protestations de fidélité de la reine de Naples, et s’inquiétait peu de ses récriminations. Il dédaignait une méthode devenue banale chez elle et qui consistait à nier, à récriminer et à protester. Il connaissait sa faiblesse et sa fausseté. Tant que l’administration, au lieu d’être franchement napolitaine, serait anglaise ou russe, il n’y aurait de sa part aucune confiance et il prédisait de nouvelles infortunes. Marie-Caroline avait reconnu le nouvel Empereur, mais elle aurait voulu qu’il rentrât « dans les limites du dernier roi massacré ; c’était l’unique moyen, disait-elle, de rester avec sûreté et tranquillité sur son trône usurpé et de devenir ainsi le pacificateur général. » Ce qu’elle n’accepte pas, c’est que la Cour de Naples soit considérée officiellement comme « alliée et confédérée de la France, » honneur dont elle ne veut ni pour le présent ni pour l’avenir. Elle continue à prévoir mille maux. « Napoléon suit son plan, écrit-elle ; il trouve sa terreur facile : l’Europe entière, égoïste, sans âme et les Français saltimbanques qui ont tué ignominieusement le meilleur des rois, commis les horreurs des Néron et des Caligula pour la soi-disant liberté, renversé les trônes, les autels, toute autorité et propriété, pour être, plus qu’ils ne l’ont jamais été, sous le joug. Aussi, suis-je entièrement revenue de tout, de tout, de tout ! »

Maîtresse du pouvoir royal, elle ne se gênait pas pour appeler chaque jour auprès d’elle le ministre anglais Elliot et lui témoignait une confiance blessante et inquiétante pour la France. Parfois, le Roi avait des velléités de ressaisir quelque pouvoir, et entre les deux époux éclataient des scènes violentes, « honteuses, qui, suivant Alquier, déshonoreraient un ménage bourgeois. » Acton n’était plus là pour rétablir la paix et cela donnait lieu à de véritables scandales. Ferdinand IV affectait cependant quelque dignité devant Elliot. Il disait que « comme roi, comme Bourbon, comme homme intègre, comme chrétien, — on voit qu’il se donnait toutes les qualités ! — il abhorrait les idées françaises et détestait les noms de tous les meurtriers de son proche parent, et surtout de l’inique usurpateur de son trône. Il laissait entendre que tout « en refusant de déclarer la guerre à la France, car ce serait folie, » il augmentait son armée et tous ses moyens de défense à Naples et à Palerme, afin de n’être pas pris au dépourvu. Il était reconnaissant à l’Angleterre de ses subsides et l’assurait, par sa parole d’honneur, de la fidélité de ses sentimens. C’était ce que pensait aussi la Reine, et les deux souverains, poussés par l’Angleterre, dédaignaient les sages conseils de Napoléon, qui les invitait à garder une neutralité loyale et à ne pas s’opposer à son plan : l’union des monarchies de race latine. Malgré les intérêts immédiats de sa couronne, la Reine fulminait toujours. Elle incriminait le général de Saint-Cyr et les autres officiers français qui, suivant elle, montraient une avidité de vautours et se jetaient sur le trésor de l’Etat. Elle répétait ses plaintes contre l’Empereur, qui envoyait des renforts à Naples et augmentait leurs charges de 50 000 ducats par mois, sans compter les dégâts faits par ces troupes. Elle craignait pour la sécurité de Naples et de Gaëte. « Abandonnés de tous, trahis comme nous le sommes, nous tomberons glorieusement et nous ajouterons de nouvelles victimes à la longue liste de celles qu’il a sacrifiées à son ambition… Je n’espère plus rien des moyens humains, mais la main toute-puissante de Dieu existe, et j’espère qu’elle s’abattra sur cet ennemi plus dangereux que Robespierre, que son protecteur Barras et toute la bande ! » Mais, hélas ! l’Europe est lâche et veule. « Vienne est nettement gagnée… La Prusse est toujours au plus offrant, et de bonne foi à personne. Le Nord est annulé, l’Espagne et le Portugal de même, l’Italie et la Suisse asservies ! Voilà à peu près, dit-elle, le triste, mais vrai tableau ! » Le 21 septembre, Talleyrand accusait à Alquier réception d’une lettre du roi de Naples écrite à l’Empereur des Français et invitait le chevalier de Medici, qui avait remplacé Acton, à conseiller aux Russes de ne pas faire la moindre démonstration en faveur des Napolitains, afin d’éviter le ressentiment qu’une telle condescendance inspirerait à la France. Mais la Cour de Naples persistait à demander le retrait des troupes françaises et une étincelle allait jaillir de ces deux exigences, puis l’explosion fatale. Napoléon fit répondre par Talleyrand que ses troupes étaient à Naples par sûreté et y resteraient par prudence, tant que l’Angleterre inquiéterait l’Italie par le voisinage de ses forces et tant que la Russie paraîtrait vouloir se joindre à elle. La menace d’une guerre prochaine se lisait entre les lignes, et Marie-Caroline ne s’y trompait point. « Rien ne pourra nous sauver, écrivait-elle à Gallo, même en faisant le gros dos et le marchepied à Sa Majesté Impériale. » Tout en maudissant le despote, elle reconnaît son art vrai de régner « tel qu’on devrait, dit-elle, envoyer tous les princes qui doivent gouverner, un an ou deux, à l’école à Paris pour apprendre comment on conduit, gouverne et impose aux hommes. » Avec un chef comme Napoléon, tout était à redouter. Si les Napolitains rompaient avec les Anglais, la Sicile était perdue et les Français seraient les maîtres. Qui empêcherait ceux-ci de faire naître une révolte pour arrêter les souverains de Naples et les envoyer prisonniers en France ? La Reine suppliait Gallo de trouver quelque procédé habile pour détourner l’orage et gagner du temps.

« Achetez Talleyrand, écrivait-elle le 24 novembre 1804, que les étrangers, hommes et femmes qui viennent ici assurent très achetable[4]. Et quoique, au premier moment, il ne peut rien sur la violence de Buonaparte, il sait l’amener à temps, le tourner. Aussi parlez à ces Talleyrand à nous qui, s’ils ne sont point les derniers des gueux, doivent se ressouvenir de mes bienfaits, de ma bêtise et bonhomie pour eux. Parlez à l’auguste Impératrice, au premier Saltimbanque, son amant. Enfin tâchez de nous sauver. Rappelez que jamais, avec des caractères comme nous, par baïonnettes, on devient amis… J’espère que l’empereur des Français, à force de facilités de conquêtes, s’en fatigue, pense à jouir un peu de son extraordinaire bonheur, à vivre et laisser vivre les autres. Pour l’auguste Beauharnais, impératrice, je l’aime beaucoup mieux que son mari, la croyant bonne, et lui, un démon pétri de méchanceté. Mais je préférerais écrire à lui qu’à elle. A lui, le bien de ma patrie, le devoir, le désir de sauver ma famille, mille motifs m’y obligeront. A elle, quoique la préférant de beaucoup à lui moralement, je le croirais le comble de la bassesse et ne le ferai jamais. » Puis, quelques jours après, plus inquiète que jamais, elle ajoutait : « Peut-être me ferai-je le monstrueux effort d’écrire à l’Impératrice romaine ? Cela me coûte infiniment et je ne sais si j’en aurai le courage. Plaignez-moi. Il est malheureux dans ce siècle d’être née avec une âme et un cœur ! »

Elle déteste, elle exècre, elle maudit Alquier, qui a découvert et percé toutes ses intrigues. Elle désirerait qu’on l’écartât de Naples. La colère de Marie-Caroline vient des conditions imposées par l’Empereur et qu’Alquier a soutenues devant elle et le prince royal, le 16 novembre. Quelles sont-elles ? « Fermer les portes aux Anglais, chasser leur mission, mettre l’embargo sur leurs propriétés, désarmer la Calabre et les places fortes, renvoyer le ministre Elliot, enlever l’inspection de l’armée à M. de Damas et renoncer à toutes trames ou intrigues contre la France. »

Le Roi et la Reine crurent bon, à la suite de cet ultimatum, d’écrire directement à l’Empereur et de protester de leurs intentions amicales, en le suppliant encore une fois d’éloigner les troupes françaises de leurs Etats. Napoléon se décida à briser les vitres et, le 2 janvier 1805, il répondit comme il savait répondre quand il voulait être entendu. Au Roi, il dit simplement que ses troupes ne quitteraient le royaume de Naples que lorsque Malte serait évacuée par l’Angleterre et Corfou par la Russie. Il ajoutait : « Que Votre Majesté me permette de le lui dire : Elle est mal conseillée. Elle suit un système passionné et contraire aux intérêts de Sa Maison. Paris, Madrid et Vienne, voilà les véritables appuis de Votre Majesté. Qu’elle repousse les conseils perfides dont l’entoure l’Angleterre ! Elle a conservé son royaume sans aucune perte au milieu du bouleversement de l’ordre social. Qu’elle ne risque point de le perdre, lorsque l’ordre social sera rassis !… » Puis, se tournant vers la Reine, il lui tient un langage plus hautain et plus explicite.

« Il m’est difficile, dit-il, de concilier les sentimens que contient la lettre de Votre Majesté avec les projets hostiles que l’on paraît nourrir à Naples. J’ai dans mes mains plusieurs lettres de Votre Majesté qui ne laissent aucun doute sur ses véritables intentions secrètes. » Et, la prenant à partie sur un ton ironique comme s’il avait à tancer un enfant terrible, il lui parle ainsi : « Quelle que soit la haine que Votre Majesté paraît porter à-la France, comment, après l’expérience qu’Elle a faite, l’amour de son époux, de ses enfans, de sa famille, de ses sujets ne lui conseille-t-il pas un peu plus de retenue et une direction politique plus conforme à ses intérêts ? Votre Majesté, qui a un esprit si distingué entre les femmes, n’a-t-elle donc pas pu se détacher des préventions de sa race et peut-elle traiter les affaires de l’État comme les affaires du cœur ? » On ne pouvait être ni plus méprisant ni plus impertinent. Napoléon finissait par une menace sinistre qu’il soulignait lui-même : « Que Votre Majesté écoute cette prophétie, qu’Elle l’écoute sans impatience : à la première guerre dont Elle serait cause, Elle et sa postérité auraient cessé de régner. Ses enfans errans mendieraient, dans les différentes contrées de l’Europe, des secours de leurs parens !… Je ne fais pas ma cour à Votre Majesté par cette lettre ; elle sera désagréable pour Elle. Cependant, qu’Elle y voie une preuve de mon estime. Ce n’est qu’à une personne d’un caractère fort au-dessus du commun que je me donnerais la peine d’écrire avec cette vérité. »

Telle était cette missive, la plus menaçante et la plus arrogante que Napoléon ait jamais écrite à un souverain. Elle exaspéra Marie-Caroline qui écrivit à Gallo le 25 janvier 1805 :

« Vous ne vous représenterez jamais au vif la rage, le désespoir que m’a causé la très insolente lettre du scélérat, mais trop heureux Corse. Je voulais dans l’instant tout quitter, me retirer, et étant femme, ne pouvant me venger sur le scélérat, renoncer au monde et au gouvernement à jamais. Tous mes vieux et bien peu d’amis, mes enfans, tous ont parlé, pleuré, prêché, qu’un infâme pareil ne pouvait m’offenser. Enfin, ils m’en ont, et de tant de manières, tant dit, qu’unis à la religion, ils m’ont calmée et fait écrire une lettre qui m’a excessivement coûté. »

Dans cette lettre du même jour à Napoléon, la Reine niait avoir jamais eu de la haine contre la France. Celle qu’elle avait pu exprimer ne s’adressait qu’au gouvernement républicain « dont les atrocités, les spoliations et l’instabilité n’étaient, disait-elle, qu’un sujet de crainte pour toutes les puissances… ce que Votre Majesté, disait-elle finement, ne peut mal interpréter, puisqu’Elle a été la première à en reconnaître les innombrables inconvéniens et à remplacer le gouvernement défectueux par un gouvernement plus analogue et adaptable à la France. » Si le Roi avait sollicité l’intervention de la Russie auprès du gouvernement français, c’était pour délivrer Naples du fardeau des troupes françaises, et leur neutralité réciproque permettait cette démarche. La Reine affirmait qu’elle n’était pour rien dans l’arrivée des Russes à Corfou. Si elle gardait de bonnes relations avec les Anglais, c’est que sans eux la pêche et le commerce de ses Etats seraient perdus. Les rassemblemens de troupes dont l’Empereur se plaignait n’avaient eu lieu que pour former un cordon sanitaire destiné à éviter la maladie contagieuse qui désolait alors Livourne. Enfin, pour le départ d’Elliot, c’était avec l’Angleterre que cette question devait être traitée, puisque Elliot était sujet anglais, homme public et accrédité par son pays. Elle terminait sa réponse par l’affirmation d’une franchise et d’une loyauté qu’elle espérait trouver dans l’Empereur lui-même.

La Reine écrivait en même temps à Gallo : « La menace de mes enfans mendiant le pain, et digne d’un crocheteur comme Buonaparte, ne s’oublie pas de ma part et me fera prendre mes efficaces mesures pour les mettre à l’abri. Enfin, le tout est un composé d’insolences. Mais il faut endormir, assouplir le lion pour lui rogner les ongles. Tal servo, tal padrone. Alquier, de son côté, chante dans le même ton… Il me présenta la lettre de l’Empereur, que, par un vrai bonheur et coup de la divine Providence, je n’ouvris pas en sa présence. Car Dieu sait quel en aurait été l’effet, et l’ambassadeur de l’Empereur des Français n’a ainsi pas vu l’effet que cette lettre m’a produit ! A peine parti, je l’ai ouverte et ai manqué d’en mourir. Le persiflage, la menace que ce Buonaparte, dont j’ai vu et suivi de près toute l’histoire, se permet envers moi, fille de Marie-Thérèse, a manqué me tuer. J’ai tâché depuis de me calmer et de vouer au mépris et à sa juste valeur la lettre et celui qui l’a composée. »

Elle s’est demandé d’abord si elle répondrait, puis a fait deux ou trois brouillons et a fini par écrire une lettre, « dont la modération étonnera Gallo, dit-elle, mais cela est nécessaire dans l’intérêt de ses sujets. Si l’intention de Napoléon a été de me pousser à bout, c’est fait depuis longtemps ; si c’est pour m’avilir ou m’intimider, il se trompe fort, car ce n’est pas une âme comme la mienne qu’on intimide ou qu’on avilit. » Il est de fait que sa réponse, toute modérée qu’elle soit, n’est pas d’une femme intimidée, ni qui entend changer de conduite. Elle le prouve encore en hésitant à reconnaître Napoléon comme roi d’Italie et elle veut savoir par Gallo ce qu’il entend par ce titre et quelles seront les bornes de ce royaume. » Nous périrons écrasés par la violence, dit-elle, mais nous périrons avec honneur, et en nous opposant à l’exécution de ses desseins par tous les moyens qui sont en notre pouvoir. »

Napoléon insiste, le 24 février, sur le renvoi du général de Damas et écrit encore à la Heine, mais sur un ton moins menaçant, tout en lui faisant comprendre qu’il connaît ses actes et ses plus secrètes pensées. Il lui dit que si tout est variable dans les sentimens humains, « les règles d’une véritable politique sont les seules choses qui ne changent jamais. Toutes les personnes qui viennent de Naples, remarque-t-il, s’accordent à dire que Votre Majesté ne dissimule pas la haine qu’elle porte à la France… La modération et la justice qu’Elle veut bien voir dans mon administration n’ont pas réussi à me concilier entièrement son amitié. Elle me juge sans doute assez bien pour croire que je ne suis pas surpris de ses dispositions et que la seule chose qui m’étonne, c’est de reconnaître tous les jours qu’une Heine, qui a souvent régné avec succès, ne sait pas que le malheur attaché à la condition des Rois est d’avoir à dissimuler fréquemment des sentimens que, simples particuliers, ils auraient le plus de peine à maîtriser. Tout ce que m’a dit, M. de Gallo me fait concevoir l’espérance que Votre Majesté prendra d’autres sentimens à notre égard ; si je puis un jour me vanter d’avoir obtenu ce changement, ce sera une conquête que je tiendrai à honneur, soit par l’estime particulière que je fais de votre personne, soit par le chemin qu’il aura fallu regagner dans votre cœur, qui ne peut cependant être entièrement fermé à une nation dont vous aimez la langue et la littérature, et dont vous avez souvent prisé l’amabilité. » L’Empereur ajoute qu’il maintiendra ses troupes dans les Etats de Naples, en vertu du traité de Florence. Il regrette le patronage de la Russie sur ce royaume, car il lui sera plus funeste que la Révolution même. Il plaint la Reine d’attirer les orages, au lieu de les conjurer, et de ruiner son peuple pour soulever avec effort un grain de sable à jeter dans la balance du monde. « Votre Majesté trouvera sans doute, dit-il en terminant, que ma lettre est pleine de sermons : peut-être même y verra-t-elle des choses désagréables pour Elle ; mais il lui sera impossible de ne pas reconnaître que, dans mon impartialité et dans la position où je suis, je n’ai d’autre but que sa tranquillité personnelle, celle de sa famille et le repos de son peuple. »

Le 13 mars, Marie-Caroline répond à Napoléon que ce qu’elle a écrit dans un moment de vivacité ne peut être considéré comme une correspondance politique et réfléchie. Elle promet pour l’avenir une conduite qui ne justifiera aucun sujet de plainte. Elle nie tout armement sérieux, toute menace et toute pensée hostiles. Elle a éloigné, comme il le voulait, le général de Damas qui, cependant, était un officier sans reproches. Elle ne souhaite que la bonne intelligence et l’harmonie entre leurs Etats, mais, en même temps, le départ de troupes qui sont une oppression pour le royaume. Si l’on s’en tenait aux termes de cette lettre, on croirait à sa franchise ; mais, pendant que la Reine protestait de sa neutralité et de son amitié pour la France, elle continuait à armer et à s’entendre avec l’Angleterre. La Russie envoie alors à Naples le général de Lascy, désigné pour commander les troupes de Gorfou. L’Angleterre et la Russie signent en même temps un traité contre l’Empire français. Napoléon vient se faire couronner roi d’Italie à Milan, et le roi de Naples consent enfin à le reconnaître tel, mais il persiste à correspondre avec Malte et Corfou. Talleyrand, sur l’ordre de l’Empereur, insiste pour réclamer la neutralité de Naples, dont la conduite oblique soulève des inquiétudes.

« Vous me dites, répond Marie-Caroline à Gallo, le 4 juin, que l’Empereur est très irrité contre nous. J’en suis fâchée. Il n’en a aucun motif. C’est une grande faiblesse pour un homme comme lui d’être sensible à ce que l’on dit contre lui, souvent exagéré par la méchanceté. Je ne parle pas contre lui ; je le crois inutile et dangereux. Je dis aussi, dans toutes les occasions, qu’il est un grand et heureux homme. Je le cite comme notre modèle dans toutes, les branches du gouvernement et je crois que tous les princes le devraient étudier et imiter. » Mais elle ne peut lui pardonner ses acquisitions journalières en Italie, ni sa lettre insolente et menaçante, ni les violences de ses généraux, ni l’ordre de renvoyer un ministre aussi estimé qu’Elliot « sous le spécieux prétexte qu’il est Anglais, » ni le désarmement de ses milices. « Appelez-vous cela amitié ou oppression ? s’écrie-t-elle. Et quel sentiment cela doit-il éveiller en nous, ou de la sujétion et de l’avilissement, ou de la rage concentrée et le désir de nous en délivrer ? »

La rage concentrée, c’est bien l’impression que nous donne la lecture des lettres de Marie-Caroline. Ce qu’elle écrit à Gallo, elle le disait, — quoiqu’elle affirme le contraire, — à qui voulait l’entendre, et ses paroles violentes, acrimonieuses, imprudentes étaient répétées partout. Elle maudissait « l’enragé Empereur, le Corse enragé, le Veau d’or, devant lequel chacun pliait le genou, le Buonaparte insolent et furieux, ce moderne Attila, ce Tamerlan, ce Gengis-Khan, cet animal féroce, » dont il fallait calmer le ressentiment, en reconnaissant comme roi d’Italie « ce parvenu Majesté ! » Elle repousse l’accusation infâme de vouloir faire massacrer l’armée française en Pouille. « C’est, dit-elle avec ironie, une idée de Jaffa et des hôpitaux du Pô, mais ce n’est pas ma manière, ni ma morale. Car, si elle n’était pas ce qu’elle est et sera toute sa vie, Sa Majesté Buonapartienne aurait depuis longtemps uni de tourmenter le monde, et malgré Mameloucks et Fouché, etc., sans machine infernale ni pareille bêtise, je l’aurais mis sous terre !… » Mais elle aime mieux être victime que d’avoir des remords. « Ainsi, pour moi, conclut-elle je ne ferais tuer ni empoisonner personne. » Cependant, elle a fait, après l’échec de la République parthénopéenne, tuer, pendre, brûler, égorger ses ennemis à Naples ou ceux qu’elle croyait tels, mais elle n’a aucun remords, car elle a tout oublié. Elle vit « avec une fermeté et tranquillité d’urne dont le Corse ne jouira jamais ! »

Si elle garde en rade un vaisseau anglais, c’est pour sauver sa famille, au moins une partie. La corruption du pays, la fin déplorable du duc d’Enghien, la haine prononcée contre eux rend cette station précieuse et elle se méfie de « Sa Majesté Corsaire » qui l’a menacée de lui faire demander l’aumône avec ses enfans. Gallo l’engage à moins parler, à moins s’irriter. « Pour mes sarcasmes et paroles, répond-elle, assurez l’Empereur des Gaules que je ne proférerai plus son sacré nom ni en bien ni en mal, et quand les voyageurs étrangers me raconteront une foule d’anecdotes, plus ridicules les unes que les autres, je me tairai… » Vaines promesses ! Sa fougue, sa violence naturelles l’emporteront et elle prononcera contre Napoléon des paroles irréparables. Quoiqu’elle ait juré « de ne jamais desserrer les dents sur sa sacrée personne, » elle ne résistera pas au plaisir de le mordre et de le déchirer à l’occasion. Et cependant, elle vante son sang-froid et elle se défend d’être « une énergumène enragée. »

Elle sait qu’Alquier a exigé le départ du cardinal Ruffo, du prince de Castelcicala, du prince de Luzzi, ses ministres. Le Roi fera ce qu’il voudra. Elle lui remettra les correspondances et ses notes. Il les lira ou en fera des papillotes… « Assurez bien à votre Empereur de nouvelle fabrique que moi qui suis de vieille fabrique, j’ai de l’honneur et de l’âme ; que le seul désir du bien du Roi, de mes enfans, de l’État me tient au cœur ; que je n’ai ni haine, ni rage, mais que, dégoûtée de tout, je lui cède le champ de bataille ! » Elle y demeure encore, malgré ses protestations, et Talleyrand lui fait dire que Napoléon en a assez de ses armemens secrets, de ses préparatifs et de ses critiques, et qu’elle a tort de fermer les yeux sur l’abîme creusé par elle-même sous son trône. La nature vient joindre ses violences aux menaces de guerre qui s’élèvent contre Naples. Un tremblement de terre effroyable renverse huit cents maisons et quarante églises. Le château de Caserte est presque en ruines ; la famille royale a dû fuir le Palais. Les habitans passent les jours et les nuits sur les places publiques et dans les chemins voisins de la ville. Quel mal nouveau pourra donc s’ajouter à tous les maux dont le ciel accable cet infortuné pays ? La Reine proteste de sa neutralité absolue, mais réclame toujours le départ des troupes françaises, affirmant que les Russes et les Anglais ont juré de respecter sa neutralité et de ne pas lui offrir ou imposer un seul soldat.

C’était le moment où Napoléon comptait sur les succès des amiraux Ganteaume et Villeneuve, et du camp même de Boulogne menaçait l’Autriche de lui prendre Vienne, si elle ne retirait ses troupes d’Italie, puis signait un traité d’alliance avec la Bavière. Il informait en même temps, à la date du 23 août 1805, le maréchal Berthier que le général Saint-Cyr recevrait probablement dans la nuit l’ordre de marcher sur Naples et de prendre possession de ce royaume. Il ne consentirait à épargner la monarchie que si elle confiait le commandement de ses troupes à un officier français, licenciait les milices, prenait des ministres modérés et tenant aux meilleures familles napolitaines. Sinon, non.

Alquier continue à dénoncer la Reine et affirme qu’elle est la cause de tout le mal. Grâce à elle, la Cour est trop engagée avec ses alliés, russes et anglais, pour abandonner ses préparatifs et modifier son système. En effet, un traité secret d’alliance entre Naples et la Russie pour libérer le royaume de l’oppression qui l’accable est signé, sans que le marquis de Gallo en sache le moindre mot. Les Russes espéraient entraîner les Napolitains contre la France pour une diversion éventuelle et forcer les opérations des Autrichiens dans le Nord de l’Italie. Et pendant ce temps, Gallo, confiant dans la déclaration de la Cour, signait le traité de neutralité avec la France, sans autre engagement apparent que celui d’observer et de défendre la dite neutralité contre toute offense et de ne donner accès dans le royaume ni à des troupes, ni à des flottes d’aucune puissance belligérante. Napoléon y lit ajouter deux autres conditions : ne jamais reconnaître aux Anglais la souveraineté de Malte et interdire l’entrée du royaume à Acton. Gallo informait, le 21 septembre 1805, Marie-Caroline de cet acte important par lequel la famille royale et l’Etat lui paraissaient sauvés.

Cependant la Reine considérait qu’il n’y avait pas tant à se réjouir et elle suppliait Gallo d’employer « le vert et le sec » pour obtenir le départ des Français. Suivant elle, après l’échec de sa descente en l’Angleterre, Buonaparte jouait son va-tout. Trois ou quatre succès de ses adversaires, et sa fortune était finie. « Dieu veuille nous aider, disait-elle. En cas de violation de mon droit, je me défendrai en désespérée et tâcherai de périr avec le reste du royaume. »

Gallo répondait à ses désirs en lui apprenant que, moyennant l’acceptation des conditions imposées par l’Empereur, les troupes françaises allaient évacuer les Etats de Naples. Ce traité, fidèlement observé par le Roi et la Reine, eût pu sauver le royaume ; mais comme les souverains qui ne croyaient pas au triomphe de Napoléon sur la coalition nouvelle, avaient traité secrètement par leurs ministres Circello et Luzzi avec les ennemis de l’Empire, leur chute n’était plus qu’une question de temps. Une pareille duplicité devait être châtiée.

Bientôt en effet la nouvelle des victoires de Napoléon arrive à Naples. « Nous sommes, écrit la Reine, extrêmement affligés des succès inouïs remportés sur le Rhin et en Allemagne. L’Italie a été évacuée par les armées autrichiennes. Cela nous fait trembler. Les Russes sont partis de Corfou depuis le 23 octobre. Nous craignons qu’ils ne viennent. Nous n’avons aucune force à leur opposer, parce que nous avons été annihilés par la violence française, et les Russes, de leur côté, ne savent où aller… Le corps russe et anglais est si peu de chose qu’il paraît fait exprès pour nous compromettre et ne point nous sauver. » Le 30 décembre, elle s’attend à tout et elle a encore recours à Gallo pour le prier « d’aller trouver l’Empereur de l’Europe entière et faire la paix, ou pour mieux dire, assurer, consolider notre bonne harmonie, parce que nous n’avons jamais été en guerre. » En, guerre ouverte, non ; mais en état secret d’hostilité, cela était indiscutable. La neutralité promise avait été audacieusement violée. Les Anglais avaient acheté 2 000 chevaux à Naples et le général de Damas était revenu prendre le commandement de l’armée napolitaine. L’escadre et les transports russes avaient été admis à Messine. Les Anglais avaient débarqué à Castellamare et les Russes à Naples, où Marie-Caroline leur avait fait le plus flatteur accueil. Alquier accusait formellement la Reine d’avoir poussé son gendre, l’Empereur d’Autriche, à la guerre. Enfin, d’accord avec les Anglais et les. Russes, les troupes napolitaines s’étaient portées vers la frontière des États romains. C’était la dernière faute et la Reine la commit, aussi bien par sa haine contre Napoléon que par la plus folle étourderie.

L’Empereur, au lendemain d’Austerlitz, avisé de toutes ces démarches, donna à Gouvion Saint-Cyr l’ordre formel de chasser de Naples les Russes et les Anglais. Le 14 décembre, il manda à Talleyrand qui préparait les conditions de la paix avec l’Autriche, en négociant à Brünn, Vienne et Presbourg, de ne point parler de Naples et d’en finir au plus tôt avec la Prusse qui ne se mêlerait point des affaires d’Italie, reconnaîtrait le Tyrol à la Bavière et contracterait, moyennant le Hanovre, avec la France toute espèce d’alliance voulue. « Une fois tranquille sur la Prusse, disait-il, il n’est plus question de Naples. Je ne veux point que l’Empereur s’en mêle et je veux enfin châtier cette coquine ! »

Le 23 décembre, accentuant son langage, Napoléon écrivait à Talleyrand au sujet du traité de paix prêt à être signé : « Je vous recommande expressément de ne point parler de Naples. Les outrages de cette reine redoublent à tous les courriers. Vous savez comment je me suis conduit avec elle et je serais trop lâche si je pardonnais des excès aussi infâmes envers le peuple. Il faut qu’elle ait cessé de régner. Que je n’en entende point parler absolument ! Quoi qu’il arrive, mon ordre est précis : n’en parlez pas ! »

Le 20 décembre, l’Empereur fait insérer au Moniteur ce terrible Bulletin : « Le général Saint-Cyr marche à grandes journées sur Naples pour punir la trahison de la Reine et précipiter du trône cette femme criminelle qui, avec tant d’impudeur, a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes. On a voulu intercéder pour elle auprès de l’Empereur. Il a répondu : « Les hostilités dussent-elles recommencer et la nation soutenir une guerre de trente ans, une si atroce perfidie ne peut être pardonnée ! La Reine de Naples a cessé de régner. Ce dernier crime a rempli sa destinée. Qu’elle aille à Londres augmenter le nombre des intrigans et former un comité d’encre sympathique avec Drake, Spencer, Smith, Taylor, Wickham ! Elle pourra y appeler, si elle le juge convenable, le baron d’Armfeldt, MM. de Fersen, d’Antraigues et le moine Morus ! » Napoléon énumérait tous ceux qui, de près ou de loin, s’étaient acharnés contre lui et avaient ourdi des intrigues ou des complots pour essayer de le renverser. Il montrait en même temps leur impuissance et châtiait une reine orgueilleuse en la confondant avec des folliculaires, ses pires ennemis. Décidé à arracher pour toujours les Deux-Siciles aux Anglais, ayant condamné les Bourbons de Naples comme les autres Bourbons, résolu à unir étroitement la France, l’Italie et l’Espagne, il voulait placer sur le trône napolitain son frère aîné Joseph qu’il croyait pouvoir diriger à son gré. Et c’est pourquoi, le 31 décembre, il lui manda impérativement : « Mon intention est de m’emparer du royaume de Naples. Le maréchal Masséna et le général Saint-Cyr sont en marche avec deux corps d’armée sur ce royaume. Je vous ai nommé mon lieutenant, commandant en chef de l’armée de Naples. Partez quarante heures après la réception de cette lettre pour vous rendre à Rome et que votre première dépêche m’apprenne votre entrée à Naples et que vous en avez chassé une Cour perfide et rangé cette portion de l’Italie sous mes lois ! »

A peine les Anglo-Russes eurent-ils appris la marche des Français qu’ils décidèrent de se rembarquer en abandonnant le roi et la reine de Naples à leur triste sort, afin de conserver pour leurs souverains des troupes qui, en de meilleures occasions, « pourraient leur rendre de plus grands services. » Peu importait aux alliés que la situation de la famille royale fût désespérée ; leur propre salut leur paraissait préférable à tout et ils ne tenaient aucun compte des réclamations et des doléances de la Cour napolitaine.

C’est alors que Marie-Caroline écrit elle-même à Napoléon cette lettre que lui porte son messager, le cardinal Ruffo :

« Victimes de la politique la plus égoïste et perfide, entraînés forcément et abandonnés dans l’abîme par de soi-disant amis et alliés, le bandeau, dont ils nous ont si longtemps aveuglés, moi particulièrement, vient d’être enfin déchiré et pour toujours… Revenue de l’aveuglement où j’étais emportée par un zèle et un amour du bien mal calculés et irréfléchis et dont la plus forte inimitié fut la suite, c’est en cessant d’être l’ennemie de Votre Majesté Impériale et Royale, que j’en appelle à sa générosité et que j’y compte. C’est comme épouse, doublement comme mère de mes enfans et de mes sujets victimes avec moi de ma confiance aveugle en des alliés égoïstes, et ne cherchant point à déguiser la vérité, mais avouant les fautes que m’a fait commettre cet aveuglement, fautes où je n’ai été entraînée que par l’amour du bien et la persuasion de le faire, mais que je veux réparer ; c’est à tant de titres, dis-je, que je ne rougis point > me fais gloire de prier et demander à Votre Majesté Impériale et Royale l’oubli du passé et de poser les bases d’une liaison sincère et durable qui doivent enfin remplacer l’inimitié mutuelle qui a trop longtemps existé entre nous, bases qui seront sacrées pour moi, puisqu’elles seront fondées sur la reconnaissance et l’admiration. »

Peine perdue ! Démarche inutile ! Napoléon avait prescrit de ne point recevoir le cardinal Ruffo, de ne rien entendre et d’en finir une fois pour toutes avec une Cour perfide. Le cardinal Fesch s’était permis d’appuyer la mission de Ruffo. Napoléon rembarra ainsi son oncle : « Je trouve bien petites et bien puériles toutes vos réflexions sur le cardinal Ruffo. Vous êtes à Rome comme une femme. Vous avez eu tort de conseiller à ce cardinal de se rendre à Paris. Ne vous mêlez point de choses que vous n’entendez pas ! »


C’est en vain que la Reine supplie Gallo de les tirer du malheur où de méchans amis les ont entraînés, de mettre son esprit et ses talens à la torture pour réussir à les sauver. Gallo, qui a été trompé par elle, ne peut plus rien. On lui avait confié, depuis le mois de décembre 1801, l’ambassade de Naples à Paris. Il avait, pendant plus de trois ans, négocié avec Talleyrand un traité de neutralité des plus délicats et, au moment où il croyait avoir évité au royaume une ruine fatale, il apprenait que Ferdinand IV avait signé avec Elliot et Tatitscheff un acte secret qui les jetait dans une coalition nouvelle contre l’Empire. Devant un tel procédé, il s’était considéré comme libre désormais de tout engagement envers la dynastie napolitaine.

Alors Marie-Caroline se voit perdue. Elle a lu le Moniteur où Napoléon veut la confondre avec de vulgaires conspirateurs. « Cette guerre, dit-elle, est indigne d’un grand souverain et n’emploie que des moyens révolutionnaires… Pour les infâmes épithètes, il me suffit dans mon cœur de ne point les mériter. J’ai six enfans vivans de dix-huit que j’ai eu le malheur de mettre au monde. Je laisse à eux de me juger comme je suis mère pour eux ! Je pourrais très bien avec esprit et piquante vérité continuer cette guerre de plume, mais je trouve ce moyen indigne et peu fait pour les personnes supérieures bien pensantes. »

Mais il est trop tard pour se plaindre et pour récriminer comme pour agir. L’abdication même ne suffit plus. Le sacrifice que le Roi et la Reine offrent eux-mêmes de leur couronne n’est pas accepté. Écoutez les derniers cris de Marie-Caroline : « C’est une coquinerie de plus dans le règne de Buonaparte que celui de nous chasser, sans avoir fait la guerre ni rien ! Mais ne croyez pas que je sois la dupe. C’est un parti pris depuis longtemps d’avoir toute l’Italie. Si les Anglo-Russes n’étaient pas venus, il aurait pris un autre prétexte… A peine arrivée en Sicile, je ferai un Specie Fatti que j’imprimerai et qui ne sera pas l’éloge de Buonaparte… J’ignore ce que le maître du monde a décidé de notre sort. L’empereur François et ma fille m’écrivent épouvantés tous les deux, me conjurant de penser à ma sûreté. Que croire de cela ? Fera-t-il de moi le pendant du duc d’Enghien ? C’est bien m’honorer, et ce ne serait pas le plus grand de ses triomphes !

« Enfin je m’attends à tout ; mais j’ai la tranquillité de n’avoir rien à me reprocher. Ma haine contre un usurpateur était juste. Je la partage avec bien du monde. La seule différence est que je l’ai imprimée et que d’autres la cachent ! »


Ainsi parlait la Reine dans sa dernière lettre à Gallo le 26 janvier 1806. A ses doléances, à ses reproches, à ses colères Napoléon ne répondit que par cette sentence irrévocable, signifiée par lui à son armée, à la France, à l’Europe entière : « La dynastie de Naples a cessé de régner ! »


HENRI WELSCHINGER.

  1. 2 vol. in-12 ; Émile-Paul.
  2. Cf. L’Europe et l’exécution du duc d’Enghien par M. Henri Welschinger — Delattre — Lenoël, 1890.
  3. Le chevalier de Micheroux, négociateur de la convention de Foligno avant le traité de Florence.
  4. Elle lui avait déjà fait remettre 300 000 ducats en 1798.