Maison d’édition non mentionnée (p. 67-80).

VI


Gilbert s’était installé au pied d’un rocher et croquait au fusain un groupe de bouleaux détachant leurs troncs blancs à l’orée de la forêt. La journée avait été fraîche avec un peu de soleil vers midi. C’était le temps des brumes qui, durant plusieurs jours, à l’aube et au crépuscule recouvrent les campagnes de leurs insaisissables gazes. Gilbert, homme doué d’un bon tempérament d’artiste malgré ses tendances de matérialiste féroce savait goûter la variété des tableaux de la nature. Il avait trouvé là, au sortir des sentiers sombres, une sorte d’avant-scène naturelle inondée d’une lumière blanche, très douce, comme projetée au travers d’un voile. L’horizon se distinguait à peine ; les premiers plans formaient un vigoureux relief ; toutes les choses environnantes s’estompaient, légères dans le brouillard du crépuscule naissant. Au loin une ligne grise laissait deviner la silhouette puissante des Laurentides.

Assis sur une roche voisine, Villodin semblait suivre le dessin avec attention, mais en réalité il regardait sans voir. Mâchonnant une cigarette éteinte, les coudes sur les genoux, le menton dans les mains, il songeait…

La pensée de Marie-Anna ne le quittait plus. Les beaux yeux noirs, le teint pâle, les cheveux blonds, ondulés et soyeux de la jeune fille demeuraient devant lui avec une netteté qu’aucune rencontre jusqu’alors n’avait laissée dans sa mémoire ; sa voix bourdonnait encore à son oreille. C’était l’obsession d’un charme nouveau et sans force devant la douce violence de ce charme, il s’y abandonnait avec délices revoyant son idole, élancée, gracieuse, souriante, l’imaginant près de lui dans une pose de tendresse, de confiant abandon.

Pourtant dans son esprit envahi de sensations nouvelles, la réalité, plus positive luttait avec le rêve. S’il éprouvait un commencement de griserie au souvenir de la récente soirée, les motifs qui provoquaient cette griserie étaient indépendants de la volonté de Marie-Anna. Rien dans sa voix, dans ses paroles, dans ses regards ni dans ses gestes n’avait été de nature à jeter le jeune homme sur cette pente vertigineuse de la passion. Bien au contraire, tout en remplissant ses devoirs de maîtresse de céant avec tact, Marie-Anna s’était montrée à l’égard de Jacques d’une réserve polie et prudente. Elle lui avait même laissé entendre très adroitement qu’elle lui refuserait sa confiance s’il adoptait ce système de galanterie spirituelle basé uniquement sur l’éloge à sa beauté. Jacques fut de plus en plus convaincu que Marie-Anna n’était pas une jeune fille quelconque comme tant d’autres qui l’avaient arrêté sur sa route et cette pensée fit naître en lui le souci de l’opinion. Il retraça dans sa mémoire tout ce qu’ils s’étaient dit. Ignorant encore des habitudes de ce pays, il éprouva un subit étonnement mêlé d’inquiétude quand il se souvint que Marie-Anna n’avait pas renouvelé l’invitation en le quittant. Réfléchissant, se mordant un peu le cœur comme font tous les jeunes amoureux au début il crut que l’adieu de la jeune fille avait été froid au moment du départ.

— Voyons ! se dit-il ; que pense-t-elle de moi à présent ? Quelle opinion lui ai-je laissée après nos deux rencontres ? Elle se dit peut-être : « C’est un de ces dandys de salons très ferré sur l’étiquette et l’art de jouer avec les mots. » Et c’est évident que le flirt lui déplaît ! Je ne suis qu’un sot et un maladroit !

Tout en soliloquant ainsi, il prit des résolutions sages pour l’avenir.

Gilbert dessinait toujours. Il acheva son paysage en estompant quelques ombres avec le pouce puis ayant regardé son travail à distance, il dit :

— Rentrons à l’hôtel. Nous aurons dans une heure un brouillard à ne plus retrouver la terre !

— Rentrons, acquiesça Jacques indifférent.

En traversant la place de l’église, ils aperçurent Henri Chesnaye et William qui venaient en sens inverse. Ils échangèrent quelques mots :

— Nous vous verrons dimanche, messieurs, chez Melle Carlier ? demanda Henri.

— Dimanche ?… interrogea Villodin avec une vivacité qui surprit les trois autres.

— Eh bien oui, dimanche, fit Henri. Au fait, je crois que vous n’êtes pas encore au courant de nos coutumes canadiennes. Il est d’usage, messieurs, quand on a été reçu une première fois par une jeune fille, de lui faire une visite de politesse au cours de l’après-midi ou de la soirée du dimanche suivant.

— Nous vous remercions, monsieur Chesnaye, dit Jacques contenant difficilement sa joie. Sans vous nous commettions peut-être une infraction aux lois canadiennes du savoir-vivre.

Villodin exultait en rentrant à l’Hôtel des Chutes.

— Je m’explique à présent pourquoi Melle Carlier ne nous a pas renouvelé l’invitation quand nous l’avons quittée dimanche, dit-il à son confident. Elle nous attend après-demain. C’est tout-à-fait « bon genre » ces coutumes-là !

— Je suis de ton avis, répondit Gilbert de sa voix de basse fausse, en le regardant du coin de l’œil.

Le surlendemain, ils revirent Marie-Anna. Henri Chesnaye et Jeannette, seuls étaient venus.

— Messieurs, dit Marie-Anna, je vous propose une promenade. Nous ne pouvons rester enfermés par ce beau temps.

— Espérons cette fois que le soleil ne nous jouera pas de mauvais tour ! fit Jeannette au souvenir de l’orage sur la route de La Tuque.

Gilbert incorrigible répliqua aussitôt :

— Eh ! La pluie a parfois des agréments.

— Vous aimez la pluie, monsieur ? demanda Henri Chesnaye qui ne goûtait pas les sous-entendus.

— Oh, ce n’est pas cela que je voulais dire ! se reprit Gilbert. Je me représentais simplement cette belle pensée de je ne sais quel écrivain : « La pluie engendre la tristesse, et la tristesse a des charmes. »

Les autres riaient sous cape de cette échappée difficile.

Jeannette et Gilbert marchaient en avant Marie-Anna, escortée par Henri et Jacques écoutait celui-ci raconter des aventures de voyage. Le temps était splendide. Les oiseaux chantaient à l’effrénée dans les feuillages. Gilbert trouvait que les bois sentaient l’amour. Penchant sa grosse tête vers Jeannette, il disait sérieusement qu’il voudrait être un pinson pour lui gazouiller de jolies choses que les hommes ne comprendraient pas.

Ils s’arrêtèrent en face des rapides du St-Maurice et s’assirent sur des roches, à l’ombre de quelques massifs.

— Vous êtes heureux, M. de Villodin dit Henri, de connaître tant de pays et de choses. Les livres ne nous donnent qu’un reflet bien terni du monde


J’aspirai de tous mes sens les délices de cette vue magnifique…

dans leurs descriptions tandis que les souvenirs

de voyage demeurent toujours vivaces.

— Si grand que soit votre désir de connaître le monde, répondit Jacques soyez assurée que vous avez ici, au Canada tout ce que la vue et l’esprit peuvent ambitionner de jouissances. Le Canada est un des plus beaux pays de la terre.

— Vous dites cela par courtoisie, fit Jeannette de sa voix enjouée.

— Et pourquoi pas ? répliqua Villodin. Mais la meilleure preuve que le Canada nous a conquis, Gilbert et moi, c’est que nous y prolongeons notre séjour.

Gilbert toussa.

— Veuillez m’écouter, poursuivit Jacques en se tournant ostensiblement vers Marie-Anna. Vous serez convaincus tout-à-l’heure que mon admiration n’a rien de factice… Il y a quelques jours je m’éveillai un peu avant l’aube et malgré les efforts consciencieux de la paresse, je ne pus me rendormir. J’ouvris ma fenêtre en face du fleuve mais je demeurai surpris de ne rien voir ; le St-Maurice, les Laurentides, le village de St-Jean des Piles et son petit bois, tout ce panorama était noyé dans un brouillard épais, insondable. Je ne voyais pas le sol au pied du mur de ma chambre. Face à la fenêtre ouverte, je m’étendis sur un fauteuil et fumai ma cigarette du matin, lentement, à petit feu. Il me semblait, en fermant à-demi les yeux être perché dans une habitation aérienne bien au-dessus des hommes et voyager en pleine légende de Bretagne. Cette illusion s’effaça vite. Je pensais alors à ces jolis feuillages aux tons de rouille et d’or bruni que j’avais vus, la veille, sur le flanc de la Haute-Pile. Désireux d’en cueillir un bouquet et de fleurir ma chambre, j’achevai ma toilette et sortis.

Le brouillard était toujours aussi intense. Cependant, je parvins à m’orienter pour gagner le pied de la montagne. Je commençai l’ascension. Je dus faire des efforts inouïs pour franchir les obstacles, des roches glissantes, d’énormes troncs d’arbres abattus par la foudre. J’étais toujours dans la brume.

Environ à mi-hauteur de la montagne, je sortis du brouillard comme un plongeur sortirait de l’eau, brusquement. Je voyais maintenant le sommet de la Haute-Pile d’une façon distincte. Je montai lentement et au fur et à mesure que je m’élevais davantage je me sentais envahi par une émotion grandissante, violente et délicieuse, une émotion d’extase !

Imaginez en m’écoutant, une mer infinie et calme, d’une blancheur laiteuse, mate, sans éclat, de laquelle émergeraient çà et là, de hautes crêtes de montagnes. Le soleil dardait ses rayons les plus vifs sur cette immensité. Quelques cimes se distinguaient au loin dans l’horizon grisâtre. À mes pieds, sur les flancs de la Haute-Pile un frisson de vent soulevait quelques vagues de cet océan de brouillard comme des frisures légères et capricieuses. Le village était submergé par la brume ; la pointe du clocher disparaissait comme le dernier mât d’un navire englouti.

J’aspirai de toute la force de mes sens les délices de cette vue magnifique et d’instinct où je ne sais par quelle suite de réflexions intérieures, je pensai à Dieu. Ce que j’avais devant moi dépassait en grandeur tout ce que le génie humain peut concevoir et pourtant, l’homme a quelquefois effleuré la perfection dans la recherche du beau, mais je me disais qu’une puissance de conception divine pouvait seule jouer ainsi avec les éléments et en faire jaillir une pareille masse de splendeurs. Que ceux qu’un doute tourmente, que ceux qui cherchent la vérité dans la science voient ce que j’ai vu dans cette heure inoubliable et ils comprendront tout ce qu’il y a de faiblesse humaine dans leurs inquiétudes, tout ce qu’il y a de néant au fond de leurs recherches. Seul, en face du ciel et des horizons infinis, l’homme se voit plus près de Dieu et la prière l’invite. Il trouve même dans le silence qui l’entoure la paix et la sécurité nécessaires aux grands recueillements.

À regret, je me replongeai dans le brouillard et redescendis au village. De retour à l’Hôtel, je constatai que j’avais oublié de cueillir le bouquet de feuillages qui m’avait fait sortir à cette heure matinale.

Oh, cette matinée de la montagne ! Elle restera ineffaçablement gravée dans ma mémoire ! Je me croyais un peu blasé sur les surprises de la nature mais ce que j’ai vu au sommet de la Haute-Pile m’a fait reconnaître cette erreur. Dans aucun autre pays je n’ai été remué jusqu’au fond de l’âme par autant de beautés accumulées !

Villodin s’était arrêté, ému par l’évocation de cette féerie de la nature canadienne, oubliant l’espace d’un instant ceux qui l’entouraient pour rappeler une fois encore devant ses yeux l’océan de brouillard et les crêtes ensoleillées.

Marie-Anna avait écouté le récit de Jacques avec une sorte d’avidité muette ; elle demeurait sous le charme de sa parole aisée, chaude, prenante. Elle eût voulu qu’il parlât longtemps encore. Cet enthousiasme sincère du jeune homme pour son pays qu’elle aimait, la flattait dans ses sentiments de bonne Canadienne.

— Vous m’avez fait un grand plaisir, monsieur de Villodin ! dit-elle avec une tendre inflexion de reconnaissance dans la voix, en le regardant bien en face, de ses beaux yeux adorables. J’aurais aimé être avec vous sur la montagne, devant ce paysage… ce devait être si beau !

Jacques en pâlit de bonheur ! C’était la première fois qu’elle lui parlait ainsi. Les paroles de Marie-Anna inondèrent son cœur d’une félicité pure comme le premier sourire de la femme aimée. Un flot bouillant d’amour monta de son cœur à ses lèvres et, sans la présence d’Henri Chesnaye qui regardait Marie-Anna avec une fixité singulière, il eût perdu, par un de ces brusques assauts de la passion naissante tout le terrain gagné dans la sympathie de la jeune fille.

— Je crois que nous oublions l’heure ! dit Henri en se levant. Monsieur de Villodin est un grand charmeur ; on cesse de vouloir en l’écoutant.

Jacques répondit d’un geste ; le ton de ce compliment lui fit l’effet d’un coup de vent sur les yeux.

Ils reprirent le chemin des Grandes-Piles.

Après quelques minutes de marche ils passèrent devant la cabane de chaume qui les avait abrités quinze jours plus tôt pendant l’orage. Par suite d’une communauté de sentiments ou de pensées, les regards de Marie-Anna et de Jacques se croisèrent. Ils se sourirent l’un à l’autre.

Gilbert qui les observait avait bien une grosse plaisanterie prête au bord des lèvres mais sentant la gravité du moment et craignant de désobliger son ami qui nageait en plein ciel, il remit sa plaisanterie à d’autres temps.

— Ne trouvez-vous pas que cette pauvre cabane de cantonnier ressemble aujourd’hui à un monument historique ? murmura-t-il à l’oreille de Jeannette.

Et comme elle le regardait, indécise, ne comprenant pas encore, il ajouta d’une voix emphatique :

— Peut-être lirons-nous un jour son histoire écrite pour Vénus dans la langue sublime de l’amour !

Déjà Jeannette avait remarqué que Gilbert avait l’esprit prodigue de saillies mordantes mais à cette dernière dont elle devinait parfaitement l’intention, elle parut piquée :

— Vous ne connaissez pas mon amie, M. Gilbert ! fit-elle avec une nuance de sévérité. Vous inventez…

— Si j’invente, comment se fait-il que vous m’avez si bien compris ? scanda l’autre impitoyable.

— Oh, vous êtes terrible ! s’écria la jeune fille bloquée par cette question. Si vous recommencez, monsieur, je ne vous parlerai plus !

Elle fit sa petite moue d’enfant boudeuse qu’on ne gâte plus, ne sachant que dire pour défendre Marie-Anna des pointes de ce plaisant sournois.

— Allons, ne vous fâchez pas ! fit-il avec aménité. J’ai des idées très particulières sur ce genre de questions, c’est vrai ; Villodin me dit même souvent que je n’y entends rien, c’est encore possible. Mais comme le ciel dispensateur des