Maison d’édition non mentionnée (p. 36-45).

IV


— Eh bien, que penses-tu de cette rencontre ? demanda Jacques quand ils se furent débarrassés de leurs manteaux trempés de pluie.

— Heu… Le mauvais temps a quelquefois du bon.

— Ces deux Canadiennes sont jolies…

— Et l’oncle Labarte est un bien brave homme ! ajouta Gilbert narquois.

— L’oncle Labarte… Que veux-tu dire ? interrogea Villodin.

— Je veux dire qu’il avait un parapluie plus hospitalier que celui de sa nièce ! fit Gilbert en éclatant de rire.

Jacques s’étendit nonchalamment sur un long sofa rouge dans un coin du salon, grilla une cigarette et avoua :

— C’est vrai. La belle inconnue ne s’est pas montrée charitable.

— Vois-tu, mon petit vicomte, continua Gilbert, je crois que dans le Nouveau-Monde, il va te falloir employer de nouvelles tactiques. Les Canadiennes me paraissent cuirassées contre le flirt avec une étoffe de vertu inconnue dans les vieux pays. Voici le jour venu où tu vas pouvoir disposer tes batteries pour le siège des places fortes, déjouer les feintes de l’ennemi, le forcer dans ses retranchements et comme un galant chevalier de jadis, mettre un genou à terre pour recevoir les clefs de la place. Puisque nous voyageons pour faire des études, étudie, Jacques ; fais-toi étudiant d’amour dans les pages du cœur des Canadiennes, s’exclama Gilbert avec des yeux blancs et des modulations dans la voix… Mais je te préviens, continua-t-il gravement, ce cœur-là m’a tout l’air d’un beau livre fermé ; si constants que soient tes efforts, tu n’en verras jamais que la couverture !

Jacques était habitué aux divagations ironiques de Gilbert. La tête et les pieds sur les coussins du sofa, sa cigarette pincée entre les lèvres, il l’écoutait en souriant.

Il envoya une bouffée de fumée devant ses yeux et répondit sans regarder son interlocuteur :

— Mon cher, tu n’entends rien à ces sortes de choses ; je te l’ai déjà dit. Tu n’as jamais eu d’amour que pour tes crayons, les pinceaux en poils de soie et les portraits de Velasquez. De quoi parles-tu là, grand Dieu ! D’abord si les Canadiennes sont vertueuses, elles n’en sont que plus séduisantes et quand bien même leur cœur ne serait qu’un livre fermé, cette couverture que tu dédaignes vaudrait encore la peine d’être regardée, il me semble.

— Cette jolie Canadienne blonde que nous avons rencontrée te plaît énormément… insinua Gilbert.

— Il n’est pas question de cette demoiselle plus que d’une autre. Je parle des Canadiennes en général. C’est parce que j’aime la beauté vraie sous toutes ses formes que mes yeux s’arrêtent avec complaisance sur un joli visage de jeune fille ; c’est une pure curiosité d’esprit qui me porte à chercher sur ce gracieux relief ce que le cœur y laisse monter de son mystère. La vérité de l’âme étouffe sous les contraintes de la mondanité ; plus cette âme est close, repliée sur elle-même plus sa découverte en révèle de charmes. Les Canadiennes sont élevées dans l’esprit de famille et dotées dès leur naissance des vertus de la religion ; je trouve cela très beau, car grâce à ces dons, elles conservent jusqu’au-delà du mariage ce qui fait le charme vrai de la jeune fille : la pureté. Et c’est là ce que j’aime lire dans l’expression de leur visage, dans leurs yeux, dans leurs paroles…

— Je ne te savais pas si fin psychologue ! interrompit Gilbert.

Villodin eut un mouvement d’impatience.

— Ne pourras-tu jamais cesser de railler Gilbert ? Tu ne te plais qu’à exaspérer la raison ! Tu ne me savais pas si fin psychologue, dis-tu. Bien des remerciements, mon cher, pour m’appliquer cette qualité que je ne me soupçonnais pas moi-même. Mais je crois qu’il y a équivoque ; tu traites de psychologie cette inclinaison qui me porte vers la grâce féminine mais c’est tout simplement une tendance d’artiste avide d’idéal, un passe-temps de voyageur un peu blasé sur le paysage, un exercice reposant de la pensée et non pas une entreprise intéressée du cœur…

— Normandious ! Que tu parles bien après les orages ! s’exclama Gilbert, les yeux écarquillés d’admiration. Parole d’honneur, je donnerais ma ville natale à Jupiter pour qu’il me change en Canadienne blonde avec des yeux charmeurs, des lèvres prometteuses ; après une paire d’œillades et un coup de coude, j’aurai fait tourner tes tendances d’artistes en aboiements d’amoureux enragé…

— Gilbert, interrompit Villodin, si tu continues, je vais te dire des sottises. Tu as des ambitions, mon ami, qui sont vraiment exagérées. Si puissant que soit Jupiter que tu mêles ici je ne sais pourquoi, il serait bien embarrassé pour faire de toi une jolie fille. Quant à me séduire après cette intéressante métamorphose oh ça, non, jamais ! Rien que penser qu’avant sa transformation, cette jolie fille s’appelait Gilbert Sansotnnet… j’irais m’ensevelir dans un monastère pour ne plus voir de femmes !… Vois, tu m’entraînes à bavarder pour ne rien dire et il y a longtemps que tu m’as compris.

— Oui certes, je t’ai compris, confessa l’autre d’un ton bonasse. Mais que veux-tu, je n’ai jamais pu prendre l’amour au sérieux. Je suis peut-être un grossier personnage ; je ne suis pas sensible à l’idéalisme des choses mais entre nous, je suis convaincu que tu penses de l’amour autre chose que ce que tu en dis. D’ailleurs, tu pratiques le flirt avec une maestria remarquable ; c’est délicieux, me diras-tu ; soit, mais c’est énervant aussi.

— Le flirt n’est pas de l’amour, dit Jacques c’est l’esprit qui le conduit…

— Et le cœur qui en profite ! riposta Gilbert.

Villodin s’était tu, souriant à quelque joli profil que son imagination de jeune homme dessinait devant son regard.

— Messieurs, le souper est servi ! cria une voix derrière la porte.

— Parlons maintenant de steaks et de patates fit Gilbert. Cette promenade à la pluie m’a donné une faim que les plus belles théories de l’amour ne pourraient satisfaire.

Il s’élança dans l’escalier tandis que Villodin faisait un peu de toilette.

Dans la matinée du dimanche suivant l’orage, Gilbert était seul dans le petit salon de l’Hôtel des Chutes. Il avait disposé devant lui, sur une table, quelques silhouettes d’ivrognes croquées sur le vif devant la barre de l’Hôtel. Ces dessins, d’un réalisme saisissant, prouvaient que l’Hôtel des Chutes n’était pas une maison de tout premier ordre. Chaque samedi, des ouvriers envahissaient les salles du rez-de-chaussée et souvent ne quittaient la place qu’à la façon des chiens, sur les quatre pattes. Le bruit des chansons, des jeux et parfois des injures exaspérait les pensionnaires qui vouaient les ouvriers buveurs à tous les enfers imaginables. Aux récriminations la tenancière se contentait de répondre en laissant tomber ses grands bras d’un air pitoyable :

— Que voulez-vous, il faut vivre ! Ce sont mes meilleures journées.

Gilbert avait recueilli là, avec la pointe de son crayon une collection de tableaux du vice ; il les comparait, les examinait minutieusement, essayait des effets dans des cadres de carton blanc et bleu cendré quand Villodin entra tout guilleret en fredonnant une chanson canadienne.

— Il y a du nouveau ? demanda Gilbert frappé de son humeur joyeuse.

— Oui, répondit Jacques. Puis du ton d’un huissier annonçant des ambassadeurs :

— Monsieur Jacques de Villodin et son ami, monsieur Gilbert Sansonnet sont invités à passer la soirée chez mademoiselle Marie-Anna Carlier.

— C’est trop d’honneur, monsieur le vicomte ! fit Gilbert en pliant son gros corps dans une profonde révérence.

— J’ai rencontré Mlle  Carlier et sa mère à la sortie de l’église, reprit Villodin. Nous avons refait connaissance, parlé du beau temps, de la pluie…

— Des p’tits oiseaux, de la lune… continua Gilbert.

— De toutes sortes de choses parfaitement quelconques. Enfin, Mlle  Carlier a exprimé le désir de nous voir tous deux à sa soirée. C’est convenu.

— Alors impossible de reculer ! fit Gilbert en riant. Ça y est, Jacques ! En avant pour la deuxième escarmouche ! La première n’a pas été brillante l’autre jour, sur la route ; mais ce soir tu vas pouvoir prendre une revanche, aligner sur le tapis tes escadrons de grâces, tes bataillons de galanteries, faire claironner ton éloquence et montrer aux demoiselles de ce bord-ci que les damoiseaux de l’autre bord sont ferrés à glace sur la psychologie, la fantaisie, la magie, la…

Villodin debout, les mains dans les poches écoutait tomber cette grêle d’incohérences, trop visiblement heureux pour se fâcher de la raillerie. Gilbert avait pris entre le pouce et l’index les deux pans de son habit et exécutait autour de la table un « cake-walk » échevelé qui eut enthousiasmé des nègres. Soudain il s’arrêta, une jambe encore en l’air :

— Mais que dis-je ? fit-il. J’oubliais, mon pauvre ami, que tu n’es qu’un artiste, que tes belliqueuses velléités de conquêtes ne sont en réalité que des tendances d’artiste, que ton être tout entier n’a d’autres aspirations que la pureté de la ligne, la justesse des tonalités, la conception idéale et parfaite du beau dans la forme et dans le fond ! Quand tu es entré, vois-tu, ton visage reflétait une tel contentement de l’invitation de cette charmante Canadienne que je n’ai pu croire à une simple joie de poète.

Villodin n’avait pas bronché sous cette avalanche de sarcasmes. Il feignait d’être distrait par une préoccupation étrangère.

— As-tu remarqué, demanda-t-il que Mlle  Carlier, cependant très blonde a les yeux noirs ?

— Ma foi, non ! répondit Gilbert. Mais je le crois puisque tu l’as vu. Je saurai ce soir si l’amour de l’art ne t’aveugle pas.

Et il déclama avec chaleur, ces vers de Musset :

« Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime
« Qui sait, blonde aux yeux noirs, ce que vous en diriez ? »

— Tu es fou, Gilbert ! fit Villodin en cherchant la porte.

Mais Gilbert débridé ne s’arrêtait plus. Une main sur le cœur et l’autre gesticulant vers le ciel, il se mit à chanter :

Celle qu’on aime est toujours belle, etc…

Villodin vaincu courut s’enfermer dans sa chambre pour songer à sa toilette du soir tandis que Gilbert impitoyable, le nez sur sa porte, lui envoyait à plein gosier le dernier couplet de sa raillerie :

Vive la Canadienne
Etc…