Maison d’édition non mentionnée (p. 191-218).

XVI


Jacques s’installa définitivement et pensa à la rédaction de ses anecdotes de voyage.

Les premières lettres de Marie-Anna lui parvinrent. Il les dévorait, ces lettres ! Il en buvait le style comme une liqueur réconfortante et suave ; il retrouvait dans ces lignes l’abandon charmant mêlé de pudique retenue qui caractérisait l’amour de la jeune Canadienne. Cédant à l’insatiable besoin des illusions, il imaginait Marie-Anna près de lui, elle venait d’entrer… il lui parlait tout bas :

— Tu es là, Mia-Na ?

Et il lui semblait que du fond de son cœur, une voix douce répondait. Puis il tombait soudain dans une tristesse noire qu’il ne pouvait plus surmonter. La rédaction du « Voyage anecdotique autour du monde » avançait d’un train de tortue et à ce train-là, le récit de la dernière étape du grand tour ne serait pas encore écrit à l’heure du Jugement dernier. Quand la pensée du jeune écrivain se fixait sur les souvenirs d’Italie, de Grèce ou d’Asie, quand il retrouvait au fond de sa mémoire, enfouies sous la poussière et ternies par de chauds soleils, des réminiscences d’un passé rempli d’enchanteresses et vide d’amour, sa plume se prenait à courir fébrilement pendant quelques minutes puis, bientôt diminuait d’ardeur. Un brouillard étrange cachait la moitié des lettres et faisait danser l’autre moitié comme un ballet de marionnettes grises. L’écrivain n’y voyait plus ; la plume lui tombait des mains.

La pensée esclave rendue à sa pleine liberté après quelques minutes de repos transformait insensiblement les paysages. Jacques voyait passer devant ses yeux des images automnales, des montagnes couvertes d’érables, un fleuve large et tranquille, un village allongé mollement sur la rive de ce fleuve et au premier plan, dans le milieu du cadre enchanté, une tête adorable de jeune fille, avec de grands cheveux d’un blond doré, des yeux noirs d’une douceur pénétrante, un sourire à faire oublier tous les autres sourires de la création.

Gilbert, au cours de ses visites, parfois surprenait Jacques abîmé dans cet état de prostration amoureuse. Il appelait cela « trouver son ami noyé dans le bleu pâle, le rose nananne et le gris de Payne. » Tout commerçant qu’il fût devenu Gilbert Sansonnet n’en était pas moins resté le garçon d’esprit et l’éternel railleur des beaux jours canadiens.

Jacques aimait à le voir. Il était le seul être près duquel il put s’entretenir de Marie-Anna. Gilbert, avec sa complaisance brusque se prêtait volontiers à cette conversation, lui donnant à sa guise un tour gai ou sérieux selon les dispositions de son ami.

— Montre-moi tes anecdotes, lui dit-il un jour. Voyons où tu en es de ce grand voyage.

Jacques sourit tristement.

— J’en suis encore à Rézenlieu ! fit-il tristement. Je n’ai rien écrit.

Gilbert eut un plissement des lèvres comme un maître mécontent de son élève.

— Que fais-tu de tes journées, paresseux ?

— Je pense à « elle » et je te jure Gilbert, qu’il ne me reste pas une minute pour écrire.

— Ah ça, mon petit vicomte, c’est de la folie, tout simplement. C’est du suicide ! Après six mois de ce régime-là tu seras sec et jaune comme une momie égyptienne. Voyons, Jacques, parlons sérieusement. Tu as entre les mains des matériaux considérables ; des documents, des notes ; tu as du style, tu sais dire les choses ; produis, Jacques, produis ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit quelque temps avant notre départ du Canada : « L’homme doit laisser quelque chose de son âme à ceux qui le suivent » Que veux-tu que tes semblables fassent avec tes rêveries à la blonde ? s’exclama Gilbert qui retombait malgré lui dans son spirituel défaut. Rêve, Jacques ; rêve du matin au soir puisque tel est ton bon plaisir ; mais je te préviens qu’avec un bagage littéraire de ce volume-là, tu n’entreras jamais à l’Académie !

— Eh que m’importe l’Académie, le monde et le reste ! fit Jacques avec un geste d’indifférence absolue. Si le public veut des voyages qu’il lise l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, Vingt mille lieues sous les Mers, Cinq semaines en ballon, le Tour du monde en 80 jours et qu’on me laisse en repos. Combien tu es dans l’erreur, mon ami, si tu crois que la notoriété me tente ! Elle ne tient pas plus de place dans mes ambitions qu’une mouche entre deux chaises. Et d’ailleurs, tu sais comment elle s’acquiert aujourd’hui, la notoriété ?… Le premier savetier venu fait un pari après un verre d’absinthe et part le lendemain pour les antipodes. Au retour, il écrit qu’il a usé 300 paires de bottes dans son voyage, qu’en évaluant l’épaisseur de ses semelles à 5 millimètres cela représente au total le cuir d’un troupeau de 15 vaches… Et voilà comment on devient l’homme du jour ! Trop vieux, mon cher, les romans de voyage ! C’est passé de mode comme les crinolines. Il n’y a plus rien à faire avec ça !

— Je te comprends, fit Gilbert. Tes raisons ne sont que des prétextes pour excuser ton dégoût de toutes choses et ta distraction à une seule. Quand tu veux écrire l’Italie, ou la Perse, ou les Indes, ta pensée voyage en pleines Laurentides. Quand tu veux faire parler la Persane, la Canadienne, jalouse peut-être te chante dans les oreilles à t’en faire éclater les tempes. Tu n’écriras jamais le commencement, la suite et la fin de ce voyage-là. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que tu perds ton temps.

— Tu exagères, mon ami ! J’ai l’esprit rempli de pensées et ce que je pense est infiniment plus beau que tout ce que je pourrais écrire. Ce que j’exprime n’a rien de comparable à ce que je sens. Vois-tu, Gilbert, les amoureux sont d’une autre essence que les commerçants ; depuis que tu vends des estampes à Paris, je suis sûr que tu as perdu l’entendement de ces choses-là. Tu n’es déjà plus un artiste, tu n’es plus qu’une machine à mesurer des cadres, continua Villodin sans s’occuper des grimaces que faisait Gilbert en s’entendant ainsi qualifier. De plus, tu n’as jamais éprouvé de passion. Tu ne peux pas savoir ce que c’est qu’aimer, oublier le monde, la société, perdre de vue l’univers pour s’isoler dans un sentiment unique qui est plus grand que l’univers entier ! Tu ne sais pas ce que c’est que remplir chaque minute de sa vie d’une seule pensée infinie comme la création elle-même, s’endormir le soir en rêvant à la femme aimée, le matin, remercier l’aube qui fait renaître son souvenir et passer cette journée comme la veille en remplissant chaque minute de la même pensée unique et infinie !… Ne m’interromps pas, Gilbert. Tu veux me dire que je ne suis pas heureux ainsi. Hélas, précisément, mon ami ! C’est parce que je souffre que tout mon être tend vers cette amère jouissance qui entretient le feu, soit, mais aussi, en adoucit délicieusement les brûlures.

Villodin ne se fut lassé de moduler sur cette gamme ; mais Gilbert mal ferré sur les dissertations sentimentales se leva, tira de sa poche une superbe pipe en écume de mer et dit :

— Tu te manges le cerveau, mon cher ! Viens faire un tour de parc et jasons d’autres choses.

Jacques n’avait pas osé reparler de Marie-Anna à son père. De son côté, le comte ne l’avait pas repris sur ce sujet. Peut-être n’y pensait-il plus. Il pouvait encore supposer que les aquarelles canadiennes de Gilbert avaient simplement réveillé dans le cœur de son fils un caprice passager que le temps engourdirait à jamais si ce n’était déjà fait.

Cinq long mois s’écoulèrent durant lesquels Jacques vécut, comme il l’avait dit à Gilbert en perdant de vue l’univers pour s’isoler dans l’unique pensée de son amour. Le cahier du « Voyage anecdotique autour du monde » restait intact sur le métier, comme un outil abandonné qui se rouille mais en retour quand les lettres de Marie-Anna arrivaient au castel, une fièvre enragée d’écrire s’emparait de Jacques ; il exprimait toutes les pensées qui bouillonnaient dans son cerveau et cette fièvre ne diminuait d’intensité, ne s’apaisait absolument qu’à l’heure où tarissait le flot tumultueux de cette jeune âme ardente toute possédée par le premier amour. Le cœur haletant, la tête vide, les yeux fatigués, Jacques passait de la fièvre à l’abattement mais à un abattement délicieux assez semblable à ce regret mêlé d’un reste de bonheur que l’homme éprouve quand il vient de quitter la femme aimée et que les dernières paroles d’amour bourdonnent encore à son oreille. C’est l’impression que Jacques ressentait lorsque ses lettres étaient finies ; il lui semblait que Marie-Anna venait de le quitter et qu’ils avaient eu ensemble un long, un doux entretien.

L’été commençait quand Jacques crut remarquer que les lettres du Canada devenaient rares. Dans l’état où il vivait depuis cinq mois, l’inquiétude naquit aussitôt. Tourmenté secrètement mais traitant tout haut ses craintes de folies, sentant l’inquiétude grandir, le soupçon percer et s’accusant en même temps de blasphème, Jacques entra dans un purgatoire où ses forces morales s’annihilèrent de plus en plus. Il éprouva des besoins sauvages d’isolement absolu et sans motif, interdit brusquement l’entrée du castel à ses domestiques. Son caractère déjà mobile et ombrageux s’assombrit encore ; il passa des jours de cauchemar et des nuits blanches.

C’est à ce moment qu’il écrivit ces lettres toutes débordantes de tendresse qui devaient apporter tant de trouble dans la solitude malheureuse de Marie-Anna. Ces lettres demeurèrent sans réponse.

Jacques fut convaincu que Marie-Anna se détachait de lui. Son premier cri fut une plainte douloureuse.

— Mon Dieu, que lui ai-je fait ?

Surpris pour la première fois de sa vie par une grande douleur et encore ignorant de la souffrance, il pleura puis se prit à maudire sa destinée mais ces faiblesses ne durèrent que le temps d’une larme. Toujours prompt à s’exalter il conçut des résolutions ; alors il se heurta à l’idée de l’autorité paternelle dressée en face de toutes ses volontés comme un ordre inflexible à l’obéissance. L’égoïsme de l’amour fit taire en lui la voix des affections de la famille. Il ne vit plus autre chose qu’un but à atteindre l’amour reconquis de Marie-Anna, un obstacle à franchir, l’autorité paternelle.

Il avisa aux moyens d’obtenir de ses parents la permission de retourner au Canada. Il ne se faisait pas d’illusions sur la difficulté d’une telle chose, mais il espérait bien que son désespoir suffirait à fléchir l’autorité du comte. Ce fut à sa mère qu’il se confia d’abord.

La comtesse avait remarqué que Jacques devenait taciturne et distrait. Un soir, il lui arriva de quitter la table et de monter à sa chambre sans saluer ses parents. Un tel oubli de la part du jeune homme ne pouvait être attribué à un manque de respect, c’était inadmissible.

Inquiète, la comtesse de Villodin monta derrière lui et vint frapper à la porte de sa chambre. Il ouvrit.

— Je viens t’embrasser, mon Jacques, dit elle. Tu m’as oubliée, ce soir !

Jacques pâlit en pensant à sa faute et un cri spontané lui jaillit du cœur :

— Oh pardon, ma mère !

Elle fut un instant à le regarder, observant avec une tendre sollicitude ce mâle visage de jeune homme sur lequel le chagrin creusait déjà des sillons. La pâleur de Jacques s’accentuait encore à la lueur indécise d’une grosse lampe de bronze surmontée d’un abat-jour en cristal vert. La même lumière jetait sa note verdâtre sur la cheminée de marbre, sur les fauteuils de velours beige, sur le lit Louis XIII à torsades de chêne avec son édredon recouvert de riches dentelles en point d’Alençon. La comtesse eut un regard circulaire sur toutes les choses de cette chambre où elle n’était venue depuis longtemps et où quelques vingt ans plus tôt Jacques et Marguerite étaient nés.

— Qu’as-tu, Jacques ? demanda-t-elle affectueusement après avoir fait asseoir son fils auprès d’elle.

Jacques égrena longuement un véritable chapelet de confidences dont chaque grain représentait un espoir. Il insista en disant que l’affection de sa sœur et le respect dû à ses parents avaient seuls, pu l’obliger à quitter Marie-Anna. D’une voix qui se faisait suppliante il demanda à la comtesse si elle consentirait à le laisser repartir pour se rattacher cet amour qu’il voyait perdu et dont les tourments empoisonnaient sa vie.

Elle ne l’avait pas interrompu une seule fois. Profondément touchée par les larmes de son fils mais sentant par-dessus tout l’égarement de sa passion, elle fit taire la voix de la pitié afin de combattre d’une manière plus efficace les espoirs irréalisables du jeune amoureux et pour le ramener à des voies plus sûres.

— Mon pauvre Jacques, il ne m’appartient pas de te donner cette autorisation, dit-elle. C’est à ton père qu’il faut la demander. Mais, crois-moi, s’il en est temps encore, oublie cette jeune fille. Le comte a des vues très hautes sur ton avenir ; il veut pour toi une riche alliance dans le monde digne de notre nom. Je doute qu’il consente à te laisser prendre ailleurs, dans une société étrangère, celle qui sera ta femme.

Jacques écoutait parler sa mère, les coudes sur les genoux, l’œil fixe et humide, les sourcils contractés, comme une statue vivante de la désolation. La comtesse comprit qu’il était bien enferré irrévocablement quand il lui dit d’une voix tremblante et dure :

— J’ignore les volontés du comte, mais je ne puis croire qu’il m’obligera à prendre une femme que je ne saurais aimer. La fortune et les titres que d’autres ambitionnent ne m’inspirent aujourd’hui que de l’indifférence. En épousant une jeune fille, c’est sa vie d’abord que j’unis à la mienne et il m’importe seulement qu’elle ait pour moi, l’amour que j’aurai pour elle. Cette jeune fille est trouvée, ma mère…

— Mais elle est à l’étranger ! s’écria la comtesse.

— Qu’importe ! répliqua Jacques obstiné. Je l’amènerai en France et nous…

La comtesse secoua la tête.

— Mon cher enfant, interrompit-elle, tu vois les choses comme un jeune homme de vingt ans. Enfin… Je saurai ce que ton père en pense mais n’espère rien, c’est courir au-devant d’une déception. Bonsoir, mon Jacques.

Elle l’embrassa un peu plus longuement que d’habitude et sortit.

Resté seul, Jacques écrivit à Marie-Anna. C’était une suprême tentative. Il relut plusieurs fois sa lettre et s’assura que la jeune fille ne pourrait être insensible en apprenant toutes ces souffrances qui venaient d’elle. À la pointe du jour, il passa aux écuries, sella un cheval et courut tout d’une bride à la poste de Gacé d’où il expédia sa lettre.

Les jours passèrent dans l’énervement sans trêve de l’attente et des incertitudes. Les démarches de la comtesse auprès de son mari ne devaient pas avoir été heureuses car elle demeurait muette mais posait souvent sur son fils des regards pleins de compassion.

Enfin après vingt-deux jours d’attente Jacques reçut un billet de Marie-Anna.

D’une main fébrile, il déchira l’enveloppe et lut :

« Cher Jacques,

J’ai été souffrante. Je regrette de n’avoir pu vous écrire plus tôt mais je vous sais indulgent pour votre amie. Vous me pardonnerez, je l’espère la peine que j’ai pu vous causer et celle que je vous cause encore. Adieu.

M. A. »

Dès les premiers mots il devint blême. Mais quand ses yeux arrivèrent au mot de l’adieu, ce fut comme un coup sourd au cœur ; tous les ressorts de son énergie se brisèrent. Comme un enfant laissé seul dans les ténèbres, il tendit les mains en avant pour chercher un appui ; il lui sembla que le sol se dérobait sous ses pieds l’entraînant dans une descente vertigineuse vers un gouffre au fond duquel son corps allait se broyer. La tête vacillante, aveuglé de désespoir il vint poser ses mains sur le bord de la table et son regard atone se fixa sur un point quelconque du mur. C’était l’instant aigu d’une crise où le corps devient insensible, où l’esprit fait le dernier effort pour échapper à la folie. Il poussa un effroyable blasphème aussitôt suivi d’un cri de haine, cri d’amour exaspéré :

— Ô démon ! Que t’ai-je fait ? Que t’ai-je fait ?

La respiration lui manquant, il fut durant plusieurs secondes secoué d’un hoquet convulsif. Les deux poings serrés sur sa poitrine pour en comprimer les secousses douloureuses, il sanglota comme un enfant battu sans raison, balbutiant encore à travers ses larmes :

— Ô, Mia-Na ! Que t’ai-je fait ?…

Un profond accablement suivit la crise. Il pleura pendant plus de deux heures ; ses idées se coordonnèrent peu-à-peu. Il souffrit encore mais il prit conscience de sa souffrance. Cloué sur son fauteuil, il murmura d’une voix blanche, d’une voix de malade qui entr’ouvre les lèvres pour se plaindre :

— Comme il ferait bon mourir, à-présent !

Il ferma les yeux, caressant un moment l’idée d’une dernière lâcheté, s’avouant avec une triste complaisance qu’il ne se sentait plus ni orgueil, ni ambition, ni désirs et que son cœur était vide. Tout-à-coup il tressaillit ; ses yeux s’animèrent, il se leva d’un bond, fit deux pas vers la porte, s’arrêta… Des paroles incohérentes s’échappèrent de ses lèvres. Il se dirigea de nouveau vers la porte mais ayant aperçu son visage dans une glace voisine, il saisit au hasard de la main un coussin de velours sur le fauteuil le plus proche et d’un geste rapide épongea ses yeux gonflés, ses joues humides de pleurs ; il y avait un peu de poussière sur le coussin ; ses larmes la détrempèrent et son visage fut marbré de quelques taches grisâtres qui le rendirent presque méconnaissable. Il ne s’en aperçut pas. Emporté par une résolution désespérée, il sortit et franchit la distance qui séparait le castel du château.

Il monta droit à la bibliothèque où d’ordinaire le comte se tenait. Devant la porte il s’arrêta, le doigt prêt à frapper, en proie à une dernière hésitation. Il passa la main sur ses yeux comme un homme qui ne veut pas voir le gouffre dans lequel il va se jeter.

Enfin résolu, il frappa.

— Entrez ! répondit la grosse voix du comte.

Jacques vit son père assis devant un grand bureau et compulsant de nombreux papiers. Le châtelain venait de recevoir ses fermiers pour des règlements de semestres. Il paraissait très absorbé.

Il se tourna à-demi sur son fauteuil, ôta de son nez son binocle cerclé d’or et vit son fils qui s’inclinait dans la pénombre d’une portière.

— Que veux-tu, Jacques ? demanda le comte.

Le jeune homme fit un pas mais aussitôt le comte s’exclama :

— Grand Dieu, d’où sors-tu, mon ami ?

Jacques demeura interdit, ne comprenant pas cette question provoquée par le tatouage de poussière grise qui le défigurait.

Il balbutia :

— Mon père, je viens vous demander un congé.

Rappelé au sujet de la visite de son fils par le ton singulier de sa voix, le comte fronça légèrement les sourcils ; un sourire équivoque retroussa ses grosses lèvres. Il avait, déjà compris.

— Un congé ?… Très volontiers, mon fils, répondit-il.

Mais il insinua aussitôt :

— Il est bien entendu que tu ne vas pas plus loin que Paris ou la frontière. Tu es resté assez longtemps hors de France ; il n’y faut plus songer…

— Pardon, mon père ! interrompit Jacques avec vivacité. C’est un congé de deux mois que je vous demande.

— Impossible ! scanda laconiquement le châtelain. Et il replongea le nez dans les quittances de fermiers étalées devant lui.

Jacques s’approcha jusqu’à toucher le coin du bureau. Le comte releva les yeux vers lui.

— Veuillez m’écouter encore, dit le jeune homme d’une voix mal assurée. C’est une circonstance grave qui me tient près de vous ici…

— Allons va droit au but ! fit le père rudement. Tu veux retourner au Canada, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père.

— Eh bien, ma réponse est claire : non, non et non !

Jacques allait insister.

— Inutile ! fit le comte en l’arrêtant d’un geste. Sache donc, mon ami, que je ne fais rien sans raisons. En te retenant en France, j’agis dans ton intérêt et je trouve étrange vraiment que tu n’aies pas compris plus tôt qu’il faille renoncer désormais à courir les mers et les continents. N’insiste pas, te dis-je ! Ton insistance me blesse, je la considère comme un manque de confiance et d’égards. Ton avenir est mieux placé entre mes mains qu’entre les tiennes ; si je te laissais faire avec les idées que je te devine, tu commettrais quelque folie et peut-être qu’un jour tu viendrais me reprocher de n’avoir pas usé de mon autorité aujourd’hui. N’attends pas de moi un congé qui t’ouvrirait une existence aventureuse dont tu n’entrevois pas l’issue.

Jacques était au supplice et sentait bouillonner en lui-même une impatience voisine de la colère. Les paroles du comte tombaient sur lui comme du plomb fondu, mais n’entendant que la voix de son désespoir, il demeurait immobile, obstiné, le front barré d’entêtement, attendant dans une pose respectueuse que le comte lui rendit la parole.

— Je sais, continua celui-ci, que tu as une petite intrigue au Canada. Ta mère m’en a parlé, mais je n’y ai attaché aucune importance. C’est une aberration qui saute aux yeux ! Pour quelle raison, aussi bien ne te laisserais-je pas retourner en Chine, en Siam ou en Perse pour


Le comte ne leva si brusquement que son fauteuil bascula…

satisfaire un caprice semblable et te laisser épouser quelque femme jaune que tu amènerais ensuite ici en me la présentant pour fille ? Tu abuses singulièrement, mon ami, de ma condescendance pour tes moindres désirs. Il faut que tu aies perdu le sens commun pour venir m’adresser une demande semblable ! Fie-toi à mon expérience, Jacques et réfléchis un peu. Pense à la situation sociale de notre famille, à notre nom qu’on ne peut mésallier et apprends enfin que je n’accepterai pour toi qu’un mariage riche dans notre société. Tes histoires d’outre-mer ne sont que des lubies de rêveur et de romanesque dont il

faut te défaire. Tu as compris, n’est-ce pas ?… N’en parlons plus !…

Quand le comte de Villodin se tut tendant la main à son fils pour l’inviter à sortir et à ne pas prolonger cette scène, il vit le jeune homme rester immobile près de lui. Une lueur de sévérité brilla dans les yeux du comte. Jacques ne sourcilla pas. On eût dit à ce moment qu’il perdait un peu de la contenance respectueuse qu’il avait observée jusqu’alors, comme si de propos délibéré il avait longuement prémédité cet entretien, convaincu qu’il n’atteindrait son but qu’en bravant tout, en violentant même le respect.

— Parlons-en, au contraire ! dit-il en s’efforçant de paraître calme. Vous devriez comprendre, mon père, que si j’insiste ainsi auprès de vous, c’est que j’y suis poussé par quelque chose de plus fort qu’un caprice de jeune homme. Il n’y a là ni rêve, ni roman, ni histoire, et j’ai pleinement conscience de la portée de mes actes. C’est simplement par respect pour votre autorité que je vous ai fait cette demande.

Le comte sursauta.

— Qu’est-ce que cela signifie ? gronda-t-il.

— Cela signifie qu’en vous demandant un congé, je viens chercher votre consentement et non votre refus !

Le comte se leva si brusquement que son fauteuil bascula.

— Monsieur ! fit-il avec hauteur, vous saurez que je ne discute pas avec mes enfants ! Quand vous aurez compris l’inconvenance que vous venez de commettre à mon égard, je vous permettrai de venir vous excuser. Allez…

Du doigt il lui montra la porte.

Le malheureux tituba sous le coup ; le rouge de la honte empourpra son visage. Il fut durant quelques secondes comme halluciné, le sang porté aux tempes, un tintement de bourrasque dans les oreilles. Sans reculer d’un pas, il prononça, tremblant comme un épileptique :

— Je regrette, mon père, de me voir obligé pour la première fois de ma vie à vous désobéir. Je pars ce soir pour le Canada.

Hors de lui, le comte courut à la porte qu’il ouvrit toute grande et revint sur son fils, les mains ouvertes, la face rouge, prêt à user de violences pour le faire sortir mais ses yeux rivés sur ceux de Jacques découvrirent soudain un visage ravagé donnant des signes si évidents de souffrance morale qu’il s’arrêta et parvint à se contenir. Jacques n’avait pas bougé. Dans l’instant de silence tragique qui suivit, on entendit le froissement d’une tenture qui se soulève et la comtesse de Villodin parut. Dans la chaleur de la discussion, les éclats de voix du comte étaient arrivés jusqu’à elle.

— Mon Dieu, qu’y a-t-il ? fit-elle vivement inquiète en voyant l’attitude agressive de son mari et la mine pitoyable de son fils.

— Si je cédais à mon emportement, cria le comte en croisant les bras, je jetterais ce petit monsieur à la porte de chez moi !

— Jacques, qu’as-tu fait ? demanda la comtesse avec angoisse.

— Rien, ma mère ! répondit le jeune homme encore tout tremblant. Rien, car tout reste à faire. Je me disposais à aller vous saluer en sortant d’ici. Je pars ce soir pour le Canada.

— Encore une fois, je te le défends ! cria le comte exaspéré.

Jacques sentit des larmes de rage affluer à ses yeux. Mais pliant encore l’inflexion de sa voix sous la contrainte du respect, il prononça précipitamment :

— Mon père, je sais tout ce que je dois à votre affection ; mais permettez-moi de trouver excessif que l’éternelle question des préjugés de naissance l’emporte en vous sur le véritable sentiment que doit vous inspirer ma conduite. Cette jeune fille que j’aime a plus de noblesse dans le bout des doigts que les marquises enfarinées de Paris en ont dans toute leur personne. Quant à sa fortune, je ne m’en suis jamais soucié et ne veux pas m’abaisser à des considérations semblables. Je l’aime et je pars. Voilà tout ce que je voulais vous dire.

— Mais tais-toi donc ! hurla le comte. Encore une fois, tais-toi ! Voyons, tu n’as rien à gagner à me pousser à bout ! Faut-il que je te mette aux arrêts comme un collégien, un insolent, un grossier personnage ? Faut-il que je t’enferme pour t’apprendre à obéir ? Qu’est-ce qui t’a pris subitement de venir me déranger pour me manquer de respect, me parler sur un ton qui m’offense ?

— Oh, loin de moi la pensée de vous offenser, mon père ! riposta Jacques vivement. Ne voyez-vous pas que je souffre, que je ne vis plus. Il est en votre pouvoir de prolonger mon supplice en me retenant ici mais soyez-en convaincu, je ne sais pas de force humaine capable de me détacher de Marie-Anna.

Il sentit une main légère appuyer sur son bras.

— Et moi, Jacques ? interrogea doucement la comtesse.

Il eut un mouvement vascillant de tout le corps, ayant oublié cet obstacle-là. Mais à la douceur de cette voix, il se calma comme par enchantement.

— Ma mère, fit-il ; rappelez-vous ce que je vous ai dit un soir ; quand vous connaîtrez cette jeune fille, vous l’aimerez comme votre enfant. Elle est belle, elle est bonne, elle est parfaite ! Il n’y a rien au monde de plus charmant, de plus digne d’amour ! ô, je vous en supplie, ma mère, n’ajoutez pas à ce que je souffre loin d’elle, le remords d’avoir oublié un instant la tendresse que je vous dois en passant outre votre volonté. Quelles que soient les circonstances, je serai de retour auprès de vous avant trois mois.

— Pourquoi n’écoutes-tu pas la raison ? fit la comtesse. Je t’ai déjà dit que ce mariage ne pouvait être qu’une mésalliance impossible.

— Il l’a perdue, la raison ! grogna le père.

Jacques prit la main de la comtesse et la baisa respectueusement.

— Adieu, ma mère ! dit-il.

Le comte comprit qu’il ne pouvait plus le retenir. Jacques fit un pas vers lui.

— Mon père, fit-il, je vous demande humblement pardon de l’acte que je commets sans votre autorisation, mais je consens à en garder toutes les responsabilité futures. Vous saurez bientôt que c’est une charge légère.

Il s’inclina, complètement apaisé, maître de lui-même, reprenant, avec le calme et à l’approche du but la conscience de ses devoirs de jeune homme mondain et respectueux. Le comte haussa les épaules, grommelant entre ses dents, cherchant évidemment, un moyen extrême pour l’empêcher de partir.

Jacques s’apprêtait déjà à franchir le seuil de la bibliothèque quand sa mère lui dit précipitamment :

— Jacques ! Demande à ton père qu’il te serre la main !…

Il s’avança aussitôt, la main tendue mais dans le même instant une nouvelle crainte contracta son visage, l’humiliation d’un refus. Le comte de Villodin était toujours en proie à une émotion extraordinaire. Son orgueil de grand seigneur et sa faiblesse de père indulgent se partageaient sa volonté. Il vit son fils revenir vers lui, baisser la tête et mettre un genou à terre. Il y avait dans ce geste tant de noblesse, de soumission et aussi de naturel que cette fois l’orgueil du comte parut désarmé.

— Allons, va puisque tu le veux ! fit-il d’une voix grosse encore de colère. Mais souviens-toi si tu es malheureux un jour, souviens-toi, Jacques, que je t’ai arrêté au bord d’une folie. Va, mon ami, va, finit-il en le relevant et en lui serrant la main.

Moins d’une minute plus tard, il était dans sa chambre et en toute hâte bourrait de vêtements ses deux sacoches de voyage. Il courut sans prendre haleine aux remises où il fit atteler une voiture. Il se croyait encore à la merci d’une circonstance fatidique venant mettre un dernier obstacle à son départ. Il ne respira librement qu’au moment où la voiture franchissait la grille du parc.

La comtesse de Villodin qui l’avait accompagné jusqu’à la gare de Gacé lui dit en le baisant longuement au front :

— J’ai dans l’idée que tu vas au-devant d’une grande douleur, mon Jacques. Quoi qu’il t’arrive, n’oublie pas que la tendresse d’une mère peut effacer bien des chagrins.

Ces paroles remuèrent le jeune homme jusqu’au fond de son âme car la lettre d’adieu de Marie-Anna lui faisait présager d’un bien triste voyage.