Maison d’édition non mentionnée (p. 159-170).

XIII


Marie-Anna souffrante reposait dans sa chambre. Elle avait dû s’aliter. Les persiennes à-demi closes ne laissaient filtrer du dehors qu’une lumière douce, une vapeur lumineuse sur les choses environnantes. Madame Carlier entourait sa fille de sollicitude, passant ses journées auprès d’elle et prenant ses repas au chevet du lit. Marie-Anna se laissait faire, vivant des heures sans penser, sans sourire, sans pleurer. L’excellente femme témoigna d’une délicatesse exquise et bien maternelle en évitant de questionner Marie Anna sur la récente visite d’Henri Chesnaye. Elle attendit que la jeune fille lui en parle elle-même et se contenta de forger des suppositions.

Jeannette, ignorant la pénible scène vint chercher son amie le lendemain pour une partie d’enchre. Elle dut s’en retourner seule, fort attristée par l’état de Marie-Anna et par les causes de sa souffrance.

Au bout de quelques jours, Marie-Anna put se lever et faire une courte promenade au bord du St-Maurice. Sous l’influence d’une paix relative succédant à l’affolement, elle se reprit à songer, à attendre, à espérer, enfin à se retremper dans la réalité de sa vie. Elle ressentit un soulagement quelque peu mêlé de remords en pensant à Henri mais tout en déplorant l’amitié perdue, elle n’éprouva nul regret d’avoir parlé, d’avoir repoussé un amour qu’elle ne partageait pas.

— Il en reviendra, crois-moi ; lui avait répété Jeannette en venant la voir.

Elle se le disait à elle-même pour avoir une excuse à sa dureté ou tout au moins une explication qui puisse laisser sa conscience en repos quant à cette triste fin de vieille et sincère camaraderie. Seule, la brûlure constante des scrupules entretint ses ennuis. Sa mère ne l’avait pas encore interrogée ; et pourtant rien n’était plus étrange que la fin de cette scène surprise par la veuve au moment où Henri, jeune homme timide, intelligent et distingué s’enfuyait devant elle comme un dément.

La mère et la fille attendaient l’une et l’autre que chacune d’elle parlât la première. Peinée de la réserve de Marie-Anna mais rassurée quant à sa santé un moment compromise, Madame Carlier prit le parti d’oublier ce qui s’était passé. Ses suppositions avaient abouti à lui faire croire que Marie-Anna et Henri s’aimaient en cachette et qu’une petite querelle d’amoureux était survenue ce soir-là.

Une quinzaine passa.

Marie-Anna reçut des nouvelles de Jacques ; il disait que ses parents le retenaient à Rézenlieu-Villodin et qu’il ne pouvait décemment les quitter après un si long séjour à l’étranger. Mais il était résolu à obtenir coûte que coûte l’autorisation de revenir au Canada.

« Ne m’oubliez pas, Mia-Na ! écrivait-il encore. Je pense à vous et vous êtes toute ma vie. Je ne considère notre éloignement l’un de l’autre que comme une épreuve et la préparation de notre bonheur. »

Marie-Anna répondit à cette lettre ainsi qu’elle avait répondu aux précédentes. Tout en comprenant les raisons qui retenaient Jacques auprès de ses parents, elle le pressait de revenir au plus tôt.

« Car, écrivait-elle avec une naïveté touchante, s’il est doux de se savoir aimée, il est dur de ne plus l’entendre dire ! »

Elle n’osa entretenir Jacques de ses chagrins récents. Elle apprit qu’Henri Chesnaye n’était pas à Québec ; on ne le voyait plus à l’Université. Georges, son ami le plus intime, inquiet, se rendit chez son père, le docteur Chesnaye, à Lévis et là enfin il trouva Henri étendu sur sa couche, immobile et pâle, la tête entourée de bandages, ayant à peine la force de parler. Le père d’Henri exigea que l’entretien ne dure pas plus de dix minutes, disant son fils gravement malade et incapable de supporter la plus légère fatigue. Georges put comprendre, à travers mille réticences qu’Henri avait été victime d’un accident et d’une indisposition causée par le froid lors de son dernier voyage aux Piles.

Marie-Anna connut ces tristes événements. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle comprit vraiment combien elle avait été cruelle envers ce bon compagnon de sa jeunesse qui n’était coupable, en somme, que de l’aimer trop et qui maintenant payait par des heures de souffrances la hardiesse d’un aveu.

Un jour que Marie-Anna seule dans le salon touchait au piano l’air du « Roi et de la Bergère », de Villodin, on sonna,

Elle se trouva en face d’un homme grand et fort paraissant âgé d’une cinquantaine d’années. Elle ne le reconnut pas immédiatement mais au son de sa grosse voix elle se ravisa et aussitôt une grande appréhension la saisit. C’était le père d’Henri, le docteur Chesnaye.

Il s’informa de sa santé, lui fit compliment sur sa mine charmante et demanda madame Carlier.

Marie-Anna monta chez sa mère, l’informa de la visite et courut s’enfermer dans sa chambre, le cœur tenaillé par une véritable angoisse. Après ce que Georges lui avait appris sur l’état d’Henri Chesnaye, la visite du docteur ne lui semblait pas une chose fortuite.

Le docteur Chesnaye renoua connaissance avec la veuve de son ancien ami, l’ingénieur Carlier. Il avait été autrefois le médecin de la famille alors qu’il pratiquait aux Trois Rivières et que les Carlier étaient ses voisins.

Ils parlèrent un peu du passé ainsi qu’il convient entre gens que des causes sérieuses ont séparés et qui ne se sont pas vus depuis longtemps puis le docteur exposa le sujet de sa visite :

— Madame, dit-il, mon fils Henri aime Marie-Anna. Il m’a avoué cette inclination en me déclarant qu’il ne pouvait être heureux qu’à la condition d’unir sa vie à celle de sa petite amie d’enfance. Je ne vous cacherai pas tout le plaisir qu’au fond de moi-même j’ai éprouvé en entendant cet aveu d’Henri car je ne puis désirer pour lui une plus charmante femme ; nos enfants sont dignes l’un de l’autre. Lorsque mon fils aura passé ses examens, je mettrai la dernière main à son avenir en l’établissant selon ses goûts et ses intérêts et il pourra se marier. Je remplis aujourd’hui le commencement de ma tâche, madame. J’ai l’honneur de vous demander la main de Marie-Anna pour mon fils Henri.

Madame Carlier, très émue, avait ressenti une joie intime et grandissante au fur et à mesure que le docteur parlait. Ce projet d’union lui souriait. Henri était un parti convoité. Et puis l’excellente femme croyait que depuis quelque temps les deux jeunes gens s’aimaient et qu’elle travaillerait à leur bonheur en consentant au mariage.

Cette méprise était le résultat direct des scrupules de la jeune fille et du manque de curiosité de sa mère. Les choses demeurées en quelque sorte à l’état de mystère se compliquaient maintenant d’une demande en mariage que madame Carlier, ignorante des sentiments de sa fille, accueillit avec joie, courant sans s’en douter vers un écueil à fleur d’eau.

Cependant, ainsi qu’il est d’usage en ces sortes d’affaires, elle crut devoir attendre que Marie-Anna se soit prononcée elle-même pour acquiescer définitivement. Elle remercia le docteur, l’assurant qu’elle était ravie de penser à l’union de deux enfants « si bien faits l’un pour l’autre. » Le docteur Chesnaye, très pressé comme le sont d’ordinaire les médecins se leva prêt à se retirer.

— Ainsi je puis rapporter une bonne réponse à mon fils ? demanda-t-il encore avec une certaine insistance.

— Oui, mon cher docteur. Dites-lui que mon consentement lui est acquis déjà et qu’il a toute ma sympathie.

Il remercia à son tour, puis s’étant revêtu de sa grosse pelisse de campagne, il serra la main de la veuve et partit.

Ce fut l’esprit libre de toute crainte que Madame Carlier retint sa fille auprès d’elle après le souper.

— Marie-Anna, lui dit-elle à mi-voix, j’ai une demande à te présenter.

— Vous, maman ? fit-elle étonnée.

— Je ne suis qu’une intermédiaire. C’est au nom du docteur Chesnaye qui est venu cet après-midi… Il m’a demandé ta main pour Henri.

Madame Carlier regardait sa fille épiant sur son visage l’heureux effet de la surprise. Marie-Anna eut un long soupir et pencha la tête sans répondre.

— Eh bien, Marie-Anna ! fit la mère déjà anxieuse… Tu ne dis rien ?…

— Je ne m’attendais pas à cette demande, répliqua-t-elle faiblement.

— Mais tu parais mécontente !… Qu’y a-t-il ? Ne m’as-tu pas comprise ?

— Je vous ai bien comprise, maman, mais…

— Mais ?…

Elle se taisait encore.

Elle pensait à Jacques à ce moment, et elle rougit de se voir obligée d’avouer enfin cet amour pour échapper aux contraintes de l’autre. Sa mère semblait sur les charbons ; la pauvre femme avait tant compté sur une explosion de joie qu’elle ne savait plus que dire devant l’air durci de sa fille.

Pourtant, elle demanda :

— Henri t’aime bien, n’est-ce pas ? C’est un gentil garçon, plein d’avenir, vertueux, intelligent ; il te mérite…

— Je ne conteste pas ses qualités, fit Marie-Anna. Mais croyez-moi, maman, je n’ai jamais songé même un instant qu’il puisse être mon mari.

Madame Carlier soupçonna un parti-pris.

— Et pourquoi ? dit-elle vivement. Pourquoi Henri moins qu’un autre ?

— Parce que je ne l’aime pas !

Le visage de la veuve se rembrunit.

Marie-Anna la prit affectueusement par le cou et lui dit :

— Je vous fais de la peine, maman ?

— Mais ma pauvre enfant, ce n’est pas de moi qu’il s’agit ! s’écria la mère. C’est de ton bonheur !

Elles restèrent un instant, toutes deux silencieuses. Madame Carlier se rappela soudain la scène du dimanche entre Henri et sa fille, cette scène singulière dont elle avait surpris le dénouement en descendant au salon. Elle rejeta l’idée d’une petite querelle d’amoureux qu’elle avait supposée tout d’abord. Elle revit Henri se heurtant au chambranle des portes, en cherchant la sortie, abandonnant Marie-Anna sans apparence de vie sur le tapis du salon. Cette fois les choses se présentèrent à l’esprit de Madame Carlier dans toute leur gravité. Elle vit l’heure venue de savoir exactement ce qui s’était passé et… elle espéra encore.

— Voyons, Marie-Anna, dit-elle. Tu as un secret ?

Marie-Anna pensait à Jacques.

Elle fit un grand effort pour vaincre ses scrupules et avoua toute rougissante.

— C’est vrai, maman, j’ai un secret ; et j’en suis assez malheureuse pour mériter votre pardon… Ce n’est pas Henri Chesnaye que j’aime, c’est Jacques de Villodin !

Ce fut le coup de vent. Le dernier espoir de Madame Carlier venait de s’envoler.

Marie-Anna la laissa revenir de sa surprise et attendit. Elle connaissait bien le cœur de sa mère. Celle-ci d’abord stupéfiée par l’aveu vit peu-à-peu l’énigme s’éclaircir. Elle comprenait maintenant le petit drame intime entre Marie-Anna et Henri, le peu d’enthousiasme avec lequel la jeune fille venait d’entendre la demande en mariage.

Ne voulant pas l’attrister et lui faire violence de nouvelles contraintes, Madame Carlier n’insista pas au sujet d’Henri. Cependant un point restait obscur et l’obsédait.

— Écoute, mon enfant, dit-elle avec bonté, tu sais combien je t’aime ? Je ne te gronderai pas pour m’avoir caché tes sentiments mais je dois te dire que cet amour ne me paraît pas réalisable. M. de Villodin est en France et ne reviendra jamais au Canada. Qu’espères-tu ?

— Il reviendra ! répondit Marie-Anna d’une voix assurée ; il m’a promis de revenir dès que ses parents y consentiront, il y a trop peu de temps qu’il est auprès d’eux ; il ne peut encore les quitter, mais il reviendra, j’en suis sûre… il m’aime !…

Marie-Anna devenait nerveuse en parlant de Jacques. Une sorte de joie négative remplissait son cœur et elle éprouvait un besoin irrésistible de rire, de parler de lui, de tout dire… mais madame Carlier se leva :

— Allons, va te reposer, Marie-Anna, lui dit-elle. Tu es encore un peu souffrante. Réfléchis bien à ce que tu dois faire et ne me cache rien à l’avenir. J’ai trop le souci de ton bonheur pour n’avoir pas aussi ta confiance.

Elle entoura son cou comme d’une caresse et la baisa tendrement au front en répétant :

— Va, mon enfant, va !

Restée seule, elle se prit à songer.

— Il y a là quelque chose d’impossible mais je ne vois pas encore. J’ai peur… j’ai peur que mon enfant soit malheureuse.