Bureaux du Siècle (p. 213-224).

VIII

L’homme est un animal sociable, chose belle et grande, mais il l’est à l’excès. Certaines natures — il faut dire presque toutes — subissent la pression du milieu qu’elles habitent au point d’y voir fondre en peu de temps les opinions qu’elles y avaient apportées d’ailleurs et jusqu’à leurs sentiments. Ce phénomène se produit avec d’autant plus d’intensité, au temps actuel, que très-peu de gens ont une croyance faite ; beaucoup moins encore, des convictions étudiées. N’étant sur de rien, comment résister ? pourquoi ? Les forts eux-mêmes d’ailleurs, ceux qui savent ce qu’ils croient, subissent encore, au moins comme un malaise, l’influence du milieu ; comment les autres la braveraient-ils ? Albert s’était logé rue des Grandes-Écoles, près du boulevard. Il prit pension non loin de là, dans une maison que fréquentaient d’autres étudiants poitevins, parmi lesquels deux amis : Emmanuel Fourachon, fils du percepteur de Poitiers, élève de seconde année, et Henri Labobière, fils d’un notaire de Neuville, en compagnie duquel Albert était venu à Paris, Les étudiants de seconde et troisième année qui se trouvaient dans la pension firent bon accueil aux nouveaux-venus et se chargèrent de les piloter dans le monde latin. Henri Labobière ne demandait qu’à tout connaitre ; Albert, une fois case, plein de la sainte ardeur qu’il avait emportée du foyer, ne s’occupa que de l’École de médecine, d’écrire à sa chèro Marianne et d’étudier.

— Tiens ! c’est un piocheur, dirent de lui les autres, en le considérant avec cette curiosité que provoque toujours l’exception.

Cependant, comme les piocheurs sont une variété connue et classée, qui après tout n’est pas si rare, on l’aurait laissé tranquille là-dessus, si Henri Labobière n’eut raconté qu’Albert, au contraire, était de son naturel un garçon aimable et bon vivant, et n’était devenu sérieux que depuis ses fiançailles avec une belle et riche cousine, à laquelle il avait sans doute juré de rester fidèle. Dès lors, ce fut différent. Ainsi posée, la chose parut comique. — Tiendra-t-il ? — Ne tiendra-t-il pas ? C’était un bon sujet de plaisanteries pour des gens qui n’aiment pas à se casser la tête hors des leçons. Un orateur de la bande fit en présence d’Albert une tirade sur l’amour pur, avec des yeux au ciel et des gestes mélodramatiques ; un autre lui passait un quatrain sur la fidélité en lui demandant confidentiellement son avis ; un troisième, au contraire, après avoir émis des théories plus qu’échevelées, priait Albert de l’excuser. Celui-là lui présentait sa maîtresse en disant d’un air pudique : — C’est ma fiancée. Toutes ces plaisanteries, bien qu’elles restassent courtoises et dans le ton de la bonne humeur, n’en furent pas moins très sensibles à Albert. Il eut le malheur de le laisser voir ; elles continuèrent.

Cela le gêna, l’humilia. Quoi donc ! il rougissait de son amour ? Ah ! vis-à-vis de lui-même, non sans doute. Seul, avec la chère image de sa fiancée, en lisant ses lettres adorables, il méprisait de haut ces vaines railleries ; mais, vis-à-vis de ses camarades, c’était différent. Il n’avait pour eux ni grande estime ni attachement, il les eût de bon cœur envoyés au diable ; cependant il avait absolument besoin de leur considération, Rien n’est susceptible comme l’amour-propre de ces jeunes fils de famille que leur éducation a boursouflés d’ambition, qui n’ont vu dans l’histoire humaine, telle qu’on la leur présente, que des dominateurs à qui leurs parents ont répété sans cesse : Sois le premier ! Lui ! paraître ridicule à ses camarades, quand il eût cru de son droit et de son devoir de leur paraitre supérieur ! Ah ! sa fierté en était indignée, et c’était une souffrance qu’il cherchait vainement à étouffer. Il se réfugia le plus possible dans ses études et dans son amour avec une bonne volonté sincère, mais il n’en fallait pas moins s’exposer chaque jour au supplice de ces railleries, et maintenant, quand même on le laissait tranquille, ne savait-il pas bien la pensée qu’on avait à propos de lui ?

Mais, en vérité, qu’avait-elle, cette pensée, de si insultant ? Est-ce donc une honte d’aimer et d’être aimé ? D’être aimé, non ; cela est au contraire une marque de puissance ; mais aimer, c’est-à-dire se donner en échange, c’est là qu’est la niaiserie, l’infériorité. Car il faut dire indépendant. À vingt ans, pour être sûr d’être un homme, il faut ne rien respecter, ne rien croire et ne rien aimer que soi. C’est alors que du haut de ce vide on est supérieur. Ce triste amour-propre de l’enfant d’aujourd’hui, Albert l’avait encore, du moins avec ceux qui en étaient atteints, Il savait bien qu’il aurait pu se parer de sa riche fiancée, pourvu que, dédaigneux de la confiance qu’elle avait en lui, de son propre amour, il eut eu des maîtresses en attendant ; mais aimant, respectant sa fol, il n’avait qu’à rougir de sa loyauté.

Depuis quand l’homme moderne a-t-il mis de l’amour-propre et de la fanfaronnade dans ses vices ? Pour marquer cette transformation, il faudrait remonter aux premiers signes de décadence d’une morale, d’une foi antihumaine. Quand le bien et le mal, le juste et l’injuste, sont triés de telle sorte qu’ils restent confondus, que ce qui est donné comme le bien, à beaucoup d’égards, est le mal, et que ce qui est appelé mal contient une portion considérable de justice, la révolte, quand elle survient, prend tout simplement les choses à l’opposé, laissant subsister la confusion. Il s’agirait de faire un triage nouveau, plus intelligent, plus vrai ; mais la révolte n’a pas le temps, et c’est ce qui saute aux yeux, c’est l’antithèse qu’elle prend pour drapeau.

Car jusqu’ici malheureusement le progrès est une bataille, et par conséquent le philosophe un combattant. Il y a nécessité pour lui de donner des coups et d’en recevoir ; en se battant, on ne médite pas à l’aise ni de sang-froid. Le gros de l’armée, il va sans dire, y songe moins encore. Le défi s’en mêle ; on est injurié, on accepte bravement. l’injure ; puis la tradition se fait et fixe la confusion pour longtemps en créant des fétiches et des évangiles nouveaux. C’est dans ce sentiment que Diderot répond à sainte Thérèse, Blanqui à de Maistre, Robespierre à Catherine de Médicis…

À bas Dieu ! donc vive Satan ! Foin du faux devoir, donc plus de devoir ! À bas la superstition ! vive le scepticisme ! L’ascétisme est un outrage à la nature ; à nous, l’ivresse des sens. Le mysticisme est une folie ; donc plus rien que de palpable ! Plus de servitude, donc plus de lien !

Tel est le courant qui, depuis deux siècles, entraîne d’une marche inégale l’humanité, la moralisant et la démoralisant tout ensemble, jusqu’à ce qu’il l’élève à une morale supérieure. Il a créé la doctrine de l’égoïsme et celle de la solidarité ; il a fait de la politique une sentine d’hypocrisies et de lâchetés, mais il a détruit le droit divin. Il a donné Turcaret pour successeur à Montmorency, mais Turcaret en a pour bien moins longtemps ; il a fait la bohème, mais il a fourni les bataillons de marche du siége, jeunes héroïsmes trompés. Il ne voit pas encore bien l’avenir, mais le passé du moins excite sa haine.

Dans ce chaos, la question des mœurs est encore la plus embrouillée, et d’autant plus que tous les partis s’y rencontrent, les uns continuant la vie du prince et le droit du seigneur ; les autres, par réaction contre la morale chrétienne et la tyrannie familiale, par naturalisme. Le bon, le mauvais, le pire, la faiblesse et la prétention, l’idéalisme et la grossièreté, tout y concourt. Enfin toutes les voix de ce monde : écrits et paroles, journaux, livres, discours, œuvres sérieuses et couvres légères, badinages et sentences, propositions principales et phrases incidentes, tout établit, soutient et répète que l’homme, surtout le jeune homme, a droit aux amours faciles dans un monde de femmes spécial et nécessaire. Conviction si générale que de la bouche des pères, elle a passé dans celle des mères, et de là, tout discrètement, dans le chaste cœur des jeunes filles à marier. On a beau faire des catégories, plus le monde va, moins il en comporte ; c’est une fatalité dont il faut prendre son parti.

Si Albert n’eût pas quitté Marianne, il eut sans peine gardé complets son enthousiasme et sa foi. Mais elle n’était plus là, et des régions où elle l’avait fait monter, de l’air pur du petit jardin de Poitiers, il était tombé en plein quartier latin. Pas plus que la vapeur ne peut éviter d’être condensée en passant d’un air chaud dans un air froid, il ne pouvait éviter de subir l’impression de ce changement d’atmosphère. Il avait pour lui son amour et contre lui le reste du monde.

Pourtant la raillerie, même dans la jeunesse parisienne, n’est pas éternelle ; elle cède devant la persistance de la volonté, surtout devant la bonne humeur de celui qu’on raille. Albert n’était pas dans ce dernier cas ; mais ses camarades n’étaient pas non plus des Méphistophélès qui eussent besoin de sa chute ; ils prenaient au fond très-facilement leur parti de son rigorisme, c’est lui qui ne pouvait se consoler d’avoir été persiflé. Ensuite ce fut l’exemple qui le prit, l’entoura, le pénétra par tous les pores. Chacun de ces jeunes gens n’avait pas de maîtresse en titre ; la plupart vivaient d’occasions et c’étaient les pires. On se racontait ses aventures. Les uns parlaient des femmes d’un air vainqueur ; les autres, d’un ton sceptique. On s’accordait à les mépriser, les femmes. Et Albert fut bientôt gagné à cet avis par la connaissance de ces dames. Elles allaient et venaient dans la vie de ces étudiants comme des papillons dans une prairie. On les rencontrait un peu partout, dans la rue, au café, à la promenade, dans les chambres de ces messieurs ; elles vous regardaient beaucoup et bientôt vous parlaient familièrement, il n’y avait pas besoin d’être présenté. On en voyait d’assez décentes ; mais d’autres, et particulièrement les inoccupées, vous faisaient la cour effrontément. Certaines se plaisaient dans un cynisme à faire rougir les vieux garçons ; mais, comme les auditeurs de ces gentillesses en riaient, elles se croyaient très-crânes et très-amusantes. Une d’elles, à qui l’on reprochait d’être grossière et bête, répondit : « Puisque c’est ça qui vous plaît le mieux. » Ces dames trouvèrent Albert joli garçon et le lui dirent. Il s’efforça d’être à la fois aimable et froid.

— Qu’est-ce qu’il a donc ? demandèrent-elles.

— Il a une fiancée.

Elles se mirent à rire aux éclats.

Mais Albert s’était élevé trop haut pour être tenté si vite de descendre, et jusque là ! Il passa l’hiver dans cette sagesse, travaillant fort, prenant goût à l’étude ; heureux des lettres de Marianne, les relisant avec amour, y répondant avec joie ; vivant dans l’avenir, et plus content dans sa chambrette, où il pouvait rêver d’elle tout à son aise, qu’en aucun autre lieu.

En face de sa fenêtre, à un étage au-dessous, était la fenêtre d’Emmanuel Fourachon. Par un des premiers beaux jours de février, cette fenêtre s’ouvrit et une tête brune y parut en compagnie de celle d’Emmanuel. Deux yeux très-éveillés se levèrent sur Albert et un joli sourire suivit ce regard ; tandis qu’Emmanuel, du geste, présentait l’un à l’autre sa maîtresse et son ami ; puis les deux amoureux allongèrent le cou dans la rue, se tournant toujours du même côté, se regardant comme deux tourtereaux. À un moment, le jeune homme avança les lèvres ; elle se retira vivement, d’un geste gracieux et grondeur ; puis elle rentra dans la chambre. Emmanuel ferma la fenêtre. Ce jour-là, Albert se trouva plus seul. Dans la chambre à côté, on entendait parfois les éclats d’une voix fraiche. Que sa chambre à lui était silencieuse et vide !

Quelques jours après, revenant de l’école avec Emmanuel :

— Monte donc avec moi, lui dit celui-ci ; je veux te présenter à ma petite femme.

Il monta. Marie le reçut avec gentillesse et l’invita à dîner. C’est elle qui avait prépare le repas.

— Maintenant, dit-elle, je ne veux plus qu’Emmanuel mange à la pension. C’est si gentil de manger ensemble ! Quelquefois nous irons au restaurant, mais comme cela nous avons plus d’économie.

Elle causa de tout avec eux, de ce qu’elle ne savait pas, aussi bien que de ce qu’elle savait, et, sans plus de gène, elle chanta une chanson au dessert, alluma leurs cigares et fuma le sien. Après quoi, elle prit son ouvrage ; elle était lingère, et sa main légère fit voler l’aiguille, tandis que de temps en temps, elle jetait un mot dans la conversation.

Les deux jeunes gens descendirent ensemble et Emmanuel raconta comment il avait connu Marie.

— Elle mourait de faim et de froid dans sa chambrette au sixième, là-haut, dit-il ; les pauvres filles gagnent à grand’peine 25 sous par jour. Je la loge et je la nourris, et n’en dépense pas plus pour cela. C’est un petit ange. N’est-elle pas charmante ?

— Oui, dit Albert.

— Ces filles-là, reprit Emmanuel, c’est ce qu’il y a de mieux. Les vraies étudiantes, celles qui ne travaillent pas, sont trop chères à entretenir, trop gourmandes et trop paresseuses. Quant aux Lorettes, elle ne nous prennent qu’en second ou en troisième, et il est désagréable de se cacher quand on n’a pas même affaire à un mari. Puis ces femmes-là sont payées ; c’est un vol et une mendicité. Je te conseille de faire comme moi… quand tu seras las d’être fidèle, ajouta-t-il en riant.

Pour Henri Labobière, il habitait les coulisses du théâtre de Cluny et on ne le voyait plus à l’école. Albert, le rencontrant un jour, lui en fit des remontrances amicales. Henri éclata de rire :

— Mon cher, tu tournes au Caton ; prends garde ! C’est ridicule. Et que t’en revient-il ? Tu ferais bien mieux de t’amuser. Quand tu seras établi et marié, tu pourras te dire enterré sans avoir vécu. Tiens, je ne voudrais pas à ce prix de la fortune de ta belle cousine. Avoir une femme au bras, toujours la même ; une femme à grandes prétentions, des marmots sur les genoux ! Être M. le docteur, une cravate blanche ; des malades toute la journée, la croix peut-être un jour ; et n’avoir pas la consolation de se dire : Au moins, j’ai passé deux ou trois ans de bon temps ; j’ai fait l’amour à ma guise, sans me gêner ; j’ai eu qui je voulais, j’ai laissé qui m’ennuyait ; j’ai fait la vie de bohème ; j’ai bu, j’ai ri, j’ai chanté, j’ai manqué d’argent, j’ai fait des folles ; j’ai envoyé promener la règle et les convenances. Au moins ces souvenirs-là rafraichissent.

Il édita ainsi tout Murger, qu’il savait par cœur ; puis il se moqua du sentiment. Pauvre sentiment ! grand vilipendé de la dernière moitié de ce siècle, qui n’a pourtant pas pour excuse l’excès de la raison.

— Et qu’est-ce que ça lui fait, à cette jeune fille, que tu t’amuses, tant que tu ne peux pas l’épouser ? Ça ne lui fait pas tort d’un iota. La fidélité l’amour pur ! les myosotis ! les étoiles ! les médaillons de cheveux ! quelles bêtises ! Tu as tort de nourrir ta fiancée de tout ça. Ta femme n’en sera que plus exigeante. Les femmes sont ce qu’on les fait. Moi, j’ai ma sœur qui va épouser Saurin de Neuville, un brave garçon, un Hercule !… Parce qu’il a fait une escapade qu’on a sue, ne parlait-elle pas de rompre ? Je lui ai fait entendre raison et elle a fini par dire que ça ne lui faisait rien. Une femme doit sa fidélité, à la bonne heure ! mais l’homme, point. L’homme, étant supérieur à la femme, n’a point de comptes à lui rendre. Proudhon a dit : ménagère ou courtisane. La ménagère n’est pas le plus gai ; tu en auras assez le reste de ta vie ; jouis donc de la courtisane en attendant. Mais, si tu veux déjà revêtir le froc et le cilice du mariage, au moins laisse-moi goûter tranquillement les joies de la jeunesse. En ce moment, je ne donnerais pas Julia pour un diplôme. Elle est à croquer, cette petite, et coquine en diable ! Mais je la tiens ferme, et je la bats, si elle essaye de me faire des traits. C’est ainsi qu’il faut mener les femmes, quand on ne veut pas en être mené : ce qui est honteux pour un homme.

En achevant ces mots, Henri se redressa dans sa petite taille et frisa sa moustache d’un air de tambour-major. Albert était trop amoureux de sa fiancée pour que toutes ces jolies choses à l’égard des femmes ne l’eussent pas blessé ; pourtant il ne les releva pas, et se contenta de faire observer à Henri que ce n’était pas dans les coulisses des petits théâtres qu’il obtiendrait son diplôme.

— Et que m’importe ? Je resterai une année de plus, voilà tout. C’est ici qu’est la vie, et non pas ailleurs.

Bon gré, mal gré, Albert dut aussi faire la connaissance de Julia, qui, sans trop de crainte d’être battue, lui fit les doux yeux.

Quinze jours ne s’étaient pas écoulés, qu’Henri, furieux et désolé, rencontrant Albert au café, venait se plaindre à lui de cette petite coquine qui l’avait roulé indignement. Il avait fallu avoir un duel.

— Mon cher, la femme est le désespoir et la perdition de l’homme. La meilleure ne vaut pas un ver de terre mâle. Il faudrait constamment mener cela à coups de cravache ; encore, d’une bête vicieuse, on ne tire jamais rien. Vois-tu, je les méprise… plus que je ne peux l’exprimer.

Il demanda une bouteille de champagne, en but les trois quarts à lui seul ; puis se mit à pleurer, et ensuite à danser et à casser des verres. Il fallut qu’Albert le mit en voiture et le reconduisit chez lui. Pendant ce temps, il criait : Albert, la femme est un être méprisable ! Ne te marie jamais. Quant à moi, je veux rester célibataire. L’homme sage ne confie point son bonheur à cette faible et perfide créature. Je méprise la femme ! Oui ! femme, entends-tu ? je te méprise ! »

Cette affirmation n’eut pas été suffisante pour convaincre Albert ; mais de toutes parts lui en venaient de pareilles, et même de la chaire de ses professeurs.

C’était alors l’époque où venaient de retentir les imprécations de Proudhon contre la femme, il n’y avait du moins qu’un ou deux ans.

De vigoureuses réponses avaient été publiées : l’une sous le nom de Juliette Lamber, l’autre par Mme d’Héricourt, et l’on discutait cette question avec d’autant plus d’ardeur, que le silence était encore imposé sur les questions politiques, Michelet, de son côté, venait d’écrire l’Amour et la Femme. Après les commérages du jour, on ne parlait guère que de ces choses, et de part et d’autre, avec passion. Un grand nombre d’hommes, qui s’en étaient toujours doutés, avaient été ravis d’apprendre que la femme leur était radicalement inférieure et qu’à son égard la justice n’existait pas. D’autres, qui trouvaient pourtant la chose un peu dure, s’étaient senti le cœur ému pour la pauvre petite, qui, présentée par Michelet, leur demandait grâce, à mains jointes, et ils disaient : Que voulez-vous ? la femme est une malade, elle n’est pas responsable ; il faut la conduire doucement, en avoir pitié. Il y avait enfin des hommes et des femmes qui protestaient au nom de la dignité humaine, de la logique et de la science même, faussement invoquée par leurs adversaires ; mais ceux-là étaient en si petit nombre qu’on ne les entendait guère, d’autant moins que tous les autres criaient très-fort.

Avant d’avoir connu Marianne, Albert, qui n’avait point de férocité dans le cœur, tenait pour Michelet. Au fond, il se sentait doucement flatté dans son amour-propre d’avoir une femme qui lui dit : Pense à ma place, tu es mon maître, et qui, pendue à son bras, se ferait porter par lui comme son enfant. Il avait bien eu la crainte confuse que ce fut un peu lourd ; mais, pour être dieu, on peut prendre un peu de peine. Seulement, en présence de Marianne, ces idées s’étaient évanouies. Elle était trop intelligente et trop forte pour qu’il pût l’imaginer dans un pareil rôle.

Ce qui s’exhalait de cette charmante fille n’était point la maladie, mais la santé, celle de l’esprit comme celle du corps. Il n’y avait donc plus pensé, et, après un instant de lutte, c’est lui qui s’était mis à aspirer vers elle, comme tout à l’envi l’y poussait.

Mais Albert avait maintenant changé de monde. Outre la plupart des étudiants, plusieurs professeurs de l’école étaient proudhoniens, et ne se gênaient pas pour écraser en chaire, au nom de la science de Proudhon, — la femme et l’amour.[1] À côté de cela, que de démonstrations vivantes !

Tout le monde sait que la nature toute particulière de la femme, tant, — et si profondément, — étudiée, est un assemblage de douceur, de pudeur, de soumission et de dévouement. Cette règle toutefois comporte quelques exceptions : d’abord tant d’héroïnes, qui ont été autre chose et plus que cela ; puis les reines, les femmes de cour, les femmes du grand monde, généralement et en tout temps renommées pour leurs intrigues, leur ambition, et l’absence de leur corsage ; les bourgeoises égoïstes, vaines et calculatrices ; la paysanne, cette femme de la nature, qui a si verte langue et si bons poings ; les femmes du demi-monde qui… mais nous sommes au quartier latin. Ici la douceur et la pudeur féminines étaient représentées par des chercheuses d’aventures, effrontées ou coquettes, suivant l’occasion, et Albert n’avait pas seulement à se combattre lui-même, mais à repousser la tentation qui sans cesse venait l’assaillir.

Un soir de la fin de février, lorsque déjà des souffles printaniers parcouraient l’atmosphère, une pluie torrentielle creva tout à coup sur Paris. Albert, qui à ce moment se trouvait rue de Lille, se réfugia sous une porte cochère. Peu d’instants après, une petite forme humaine vint, en sautillant sur la pointe des pieds, comme un oiseau, s’abattre près de lui. Elle était enveloppée d’un waterprooff dont le capuchon entourait sa tête, et l’on n’apercevait de sa personne que des jambes très-fines, autour desquelles elle retroussait haut et sans façon le bas de ses jupes. À peine arrivée, son premier mouvement fut de regarder Albert ; puis elle se mit à contempler ses propres jambes, en secouant la tête à droite et à gauche, comme pour dire : Sont-ils malheureux d’être ainsi mouillés, ces petits pieds ! Que de taches de boue ! Quel dommage ! Et elle les tournait et retournait par-ci par-là, dans toutes les attitudes possibles, en jetant, de temps en temps, un coup d’œil furtif sur Albert. Il faut convenir que les pieds étaient assez fins, les jambes assez bien modelées ; mais les bottines laissaient à désirer : dans le haut, l’élastique, lasse de son métier, avait quitté sa prison de soie et s’épanouissait en frisures ; la semelle en était devenue si mince qu’elle justifiait parfaitement cette exclamation :

— Dieu ! mes semelles sont transpercées ! Aïe aïe ! je vais prendre du mal, bien sûr !

Ayant dit cela, elle se décida à lâcher les jupes, qui retombèrent sur ses pieds ; alors elle rejeta le capuchon de son waterpooff, secoua la tête, et releva sa voilette en lançant de nouveau sur Albert un regard, cette fois très clair ; puis elle se mit à arranger son manteau, à secouer sa robe, à lisser ses cheveux ; elle se livra enfin au soin de sa toilette, tout en poussant de petits soupirs de fatigue et d’émoi : on eût dit un oiseau lissant ses plumes. Enfin, voyant que son compagnon d’infortune avait pris le parti de ne point engager la conversation, elle s’approcha de lui résolument :

— Monsieur, pensez-vous que la pluie dure longtemps ?

Elle avait fait cette question de l’air de la plus pals confiance dans les lumières de celui qu’elle interrogeait, et elle attendait la réponse, le cou tendu avec une touchante candeur, comme on attend un oracle :

— Je ne le sais pas plus que vous, madame.

— Ah ! tant pis, je croyais… les hommes sont si savants ! Je croyais qu’ils savaient aussi cela. Que vous êtes heureux, vous, d’avoir de grosses bottines ! Moi, je ne sais pas comment je vais faire à présent pour rentrer chez moi. La rue est une rivière.

— Cela s’écoulera, dit Albert,

— Monsieur a de la patience. Oh ! les hommes ont le temps d’attendre ; mais moi, j’ai à préparer mon costume pour demain, parce que je suis actrice. Ah ! ça donne bien du mal, allez ! Et quand je songe que je demeure rue Saint-Victor !…

— C’est en effet très loin.

— Vous ne demeurez pas si loin que ça ?

— Non.

La nuit tombait, le gaz n’était pas encore allumé, il faisait sombre sous la porte cochère. Cependant Albert avait pu voir que sa compagne d’occasion était jeune, avait des cheveux bruns frisés, la peau blanche, en somme, la beauté du diable, sans parler des jambes, qui avaient été si bien exhibées. Il s’éloigna de quelques pas ; elle se rapprocha et continua la conversation, se répondant à elle-même quand il ne répondait pas. La pluie tombait toujours, mais elle s’était ralentie. Albert avança la tête dans la rue. La jeune femme eut peur qu’il s’éloignât et mit la main sur son bras,

— Vous ne partez pas, j’espère ? lui dit-elle d’un ton plaintif et suppliant ; voyez-vous, j’aurais peur de rester là toute seule… Elle ajouta : Là ! voyons ! vous ne me payerez pas une pauvre petite voiture ?

Albert hésita, Il avait bonne envie d’en prendre une pour lui-même, et le sort de cette petite créature, sans chaussures dans la boue, lui faisait pitié. Puis les cheveux bruns frisés lui avaient rappelé ceux de Marianne, il n’y avait donc pas de danger. En ce moment, une voiture vint à passer elle était vide, Albert l’appela.

— Ah ! que vous êtes gentil ! dit la petite actrice.

Elle sauta dans la voiture, et Albert y monta ensuite en donnant son adresse au cocher. Il n’avait pas eu le temps de s’asseoir que la jeune femme lui saisissait les deux mains.

— Que vous êtes bon ! Je vous aime bien, li…

— Madame, c’est un prêt sans intérêt, dit- il en la repoussant à sa place,

— Ô quel farouche !… Eh bien mais… je ne vous parlais que de ma reconnaissance… Il ne faut pas être fat.

Il y eut un silence, puis elle reprit la parole en demandant au jeune homme s’il allait souvent au théâtre de X…

— Oui, quelquefois.

— Il me semble vous y avoir vu.

— Quel rôle jouez-vous ?

— Oh ! je ne suis encore que dans les seconds rôles ; mais plus tard j’espère… On m’a applaudie, l’autre soir, vous savez, dans le rôle de Christine, quand j’ai dit : « Non ! » vous savez, en frappant du pied. Ça a empoigné toute la salle. Oh ! si ce n’était pas que cette Léontine a ensorcelé le directeur, je pourrais bien jouer les amoureuses.

Elle babilla quelque temps là-dessus, puis elle demanda à Albert s’il avait une maîtresse.

— Oui, dit-il.

— Ah ! c’est cela. Eh bien ! vous lui êtes fidèle, c’est très-bien. Moi, je n’ai personne, parce que… je n’entends pas prendre le premier venu. J’ai un cœur !… Mais voilà ce que c’est, dans notre carrière, la délicatesse nous perd. Les directeurs sont des chiens ; ils nous prennent à leur service, sans payer ou à peu près rien, et, quand on se plaint, savez-vous ce qu’ils répondent ?

— Non.

— Ils disent : « C’est votre affaire de trouver qui fasse le reste ; moi, ça ne me regarde pas[2]. Oui, monsieur, ils disent tous cela, et ils nous trouvent encore heureuses d’avoir leur théâtre pour nous mettre en vue, à ce qu’ils prétendent. Bientôt ils nous demanderont du retour. Savez-vous combien je gagne ? Cinquante francs par mois, et il me faut de belles robes pour paraître sur la scène. Aussi je n’ai pas même de bottines pour sortir. Allez, la vie est bien dure pour nous.

— C’est vrai, dit Albert.

Et il se leva, car la voiture s’arrêtait à sa porte. L’actrice se précipita pour lui serrer la main :

— Je vous remercie bien, lui dit-elle ; sans vous, j’attrapais un rhume, c’est sûr. Vous aurez en moi une amie, car vous êtes un jeune homme charmant. Voici mon adresse. Je tâcherai de vous envoyer des billets pour vous et pour votre dame.

Tandis qu’il payait le cocher et lui donnait l’adresse de la jeune femme, elle regardait la rue et la maison, puis une dernière fois elle le salua avec le plus engageant sourire.

En rentrant chez lui, Albert trouva Emmanuel, qui l’attendait et lui dit :

— Je suis venu te chercher pour Paul Théry, qui est très-malade. J’ai déjà passé trois nuits près de lui, et Marie craint que je tombe malade à mon tour ; si tu pouvais me remplacer ce soir ?

— J’irai certainement, dit Albert. Paul Théry, ce grand garçon à figure carrée, n’est-ce pas ? avec des taches de rousseur. Je lui ai à peine parlé.

— Oui, on ne le voit guère, parce qu’il est en ménage,

— Ah ! comme toi.

— Oh ! depuis bien plus longtemps. Il est venu ici avec sa maîtresse, une fille de son pays, de Montmorillon. Paul fait sa troisième année.

— Et depuis ce temps ils n’ont pas changé ?

— Non, et ne changeront pas ; ça, c’est légendaire. Si tu voyais cette pauvre petite femme, c’est à faire pitié. J’ai beau être là, elle ne dort pas. Je crois pourtant qu’on le sauvera. C’est Broca qui le voit. Il m’a dit ce matin : « Cela va mieux ; si les mêmes symptômes continuent, il s’en relèvera. »

Ils causèrent alors de la maladie. Emmanuel donna ses instructions à Albert ; puis ils s’en allèrent dîner, et Emmanuel conduisit son ami chez le malade.

Dans une grande chambre bien tenue, Albert vit Paul Théry couché, le regard éteint, et qu’il eut peine à reconnaître ; près de lui, une jeune femme très-pâle, aux yeux brillant de fièvre, à l’orbite creusé. Elle accueillit Albert avec reconnaissance, s’assura elle-même qu’il avait été mis au fait de toutes choses, et rendit compte, avec une extrême lucidité, de tous les symptômes de la journée.

— Qu’en dis-tu ? demanda Emmanuel à Albert.

— Si tous les malades étaient soignés avec cette intelligence, répondit-il…

— Oh ! dit la jeune femme, que voulez-vous ? C’est une seconde vue. Je vois, je sens, je souffre tout.

La nuit, le malade eut une crise, accompagnée d’un peu de délire, pendant laquelle, penchée sur let, tenant ses mains dans les siennes, la jeune femme tentait, on l’eût dit, de lui insuffler sa propre vie. Après cela, une torpeur, au sortir de laquelle Paul Théry retrouva tout d’un coup sa lucidité.

— Louisa, dit-il, je suis bien malade, chérie.

— Oui, mais tu vas mieux.

— Je ne sais pas. Tout à l’heure, il me semble que j’ai été bien près de la mort. Que deviendras-tu, si je meurs ?

— Sois tranquille, répondit-elle d’un ton bref, ne t’inquiète pas de ça.

— Ta famille ne te recevra plus… Pauvre abandonnée !…

— Je te dis de ne pas t’inquiéter de ça.

— Oui, parce que tu penses à mourir aussi… Mais, non, il ne faut pas. Cela ne pouvait pas durer, tu sais bien… Louisa, tu ne sais pas ce que je pense ?…

— Dis ; mon chéri.

— Eh bien ! si je mourais, nous n’aurions pas besoin de nous séparer et… ce serait mieux…

— Tu as peut-être raison… et du moins alors je pourrais… te suivre… Elle ne put retenir ses larmes et s’affaissa sur l’oreiller, Le malade aussi pleurait, et leurs larmes se confondaient, et ces deux têtes pâles et flétries brillaient d’un étrange rayonnement intérieur. Albert crut devoir les arracher à ces impressions douloureuses :

— Je vous préviens, dit-il, que tout ceci n’est pas en situation. Vous avez de longs jours à passer ensemble, Théry va beaucoup mieux, et cette nuit a confirmé les espérances de Broca.

— Ah ! c’est vous, Brou ? dit le malade, Je vous remercie d’être venu. Est-ce vrai ?…. Après tout, la vie est si différente du bonheur… que ce n’est pas la peine de se réjouir ou de craindre…

— Ne me dispute pas les jours qui m’appartiennent encore, lui dit-elle à demi-voix ; calme-toi, guéris !

— Je veux ce que tu voudras, répondit le malade avec un tendre sourire, et il s’endormit la main dans la main de son amante.

Paul Théry guérit en effet, et Albert, qui l’avait soigné plus d’une fois, fut désormais des intimes du petit ménage. Paul et Louisa vivaient réellement en gens mariés, d’une vie régulière et paisible. La jeune femme était pudique et gracieuse. Elle recevait les amis de son mari avec la familiarité usitée dans le monde latin, mais de telle façon pourtant qu’aucun d’eux, même le plus léger, n’eût osé lui manquer de respect.

Un jour qu’Albert, Emmanuel et un autre étudiant étaient réunis chez Paul, et que la conversation roulait sur les exigences de la famille :

— Nous savons chacun ce qui nous attend, dit Emmanuel. Nos parents nous couvent et nous mitonnent là-bas, au pays, une petite fille qu’ils ont choisie pour être leur bru, non pas qu’elle leur plaise sérieusement, mais parce qu’elle a une belle dot, une parenté, etc. Pour ce motif, qu’elle nous plaise ou non à nous-même, elle deviendra notre femme, tant on fera valoir de bonnes raisons, d’objurgations paternelles et maternelles, d’enguirlandements de toutes sortes. Après cela, nous serons encaissés et ficelés dans la vie bourgeoise toute faite à perpétuité, avec une femme catholique qui, de temps en temps, essayera de nous ramener aux bons principes et qui nous fera confesser à l’heure de la mort. Plus j’y songe, moins j’ai envie de passer ma thèse.

— Et moi donc ! dit Paul en soupirant.

— Toi, c’est encore plus fort ; il me semble qu’alors tu serais bigame.

— Non, dit Louisa avec vivacité ; Paul ne m’a point trompée, et je n’ai point voulu me laisser dire de sottises. Les lois du monde s’opposent à notre union, je le savais ; je n’étais qu’une ouvrière ; ses parents ne pouvaient y consentir jamais. Eh bien ! puisque nous nous aimons, nous nous sommes dit : Il vaut mieux être heureux trois ans que de ne pas l’être du tout. Et, au lieu de coudre à Montmorillon, j’ai emporté mon aiguille à Paris. Mais il est bien entendu qu’il me quittera quand le temps sera venu et je ne lui ferai pas de reproches.

— Et qu’il se mariera ? demanda Emmanuel en regardant curieusement Louisa.

— Et qu’il se mariera ! répéta-t-elle d’un ton résolu, sans pouvoir toutefois réprimer un frémissement presque insensible qui parcourut son visage et un scintillement aigu de son œil noir, qu’elle baissa en même temps sur son ouvrage.

Paul ne disait rien, et Albert, se rappelant ce qu’il avait entendu pendant sa première nuit de veille, pensait qu’une telle résignation, pour dire crânement exprimée, n’en était ni plus naturelle ni moins douloureuse.

Au milieu de ces mœurs légères ou cyniques, de ces exemples, des confidences, des récits d’hôpital, de ce mépris de l’amour et de la femme affiché partout, et qui, à chaque pas, le prenait aux yeux ou aux oreilles, Albert sentait s’évaporer cette dévotion enthousiaste que l’amour lui avait mise au cœur. Certes, il aimait toujours Marianne, il désirait toujours leur union ; il la regardait même, elle, plus que jamais comme une femme à part des autres ; mais sa ferveur n’en était pas moins diminuée. On a beau se complaire en soi et les siens, se mettre à part des autres, on n’en sent pas moins la force du lien qui réunit sa propre nature à celle d’autrui, l’homme à l’humanité. S’il est vrai que celle-ci soit abjecte, inutile de vous croire des ailes, et vous sentirez bientôt se replier celles que votre imagination a rêvées. Ce qui était grand à vos yeux deviendra petit ; ce qui était pourpre deviendra haillon. L’œil donne l’objet, mais la vue intérieure seule en donne la valeur et la signification, et cette vue, malheureusement et heureusement, est variable à l’infini, suivant l’observateur et l’application. D’autre part, ce n’est jamais en vain que la corruption touche notre esprit ; elle y imprime sa tache. Quoi qu’on fasse, le blanc pur de l’ignorance en restera sali. Ce n’est pas tout que l’action, la connaissance du mal est aussi un abaissement, et sur ce point la solidarité qui unit l’être à son époque et à son milieu est chose aussi effroyable que fatale. Si mal élevé qu’eût été Albert, l’amour intellectuel et tendre à la fois de sa cousine l’avait porté tout d’un coup dans une région nouvelle, en écartant momentanément les scories déjà amassées. Maintenant elles revenaient envahir son esprit, augmentées de toutes celles qu’y déposaient chaque jour les discours et les faits. Ces faits, pour une part, étaient de ceux que des livres spéciaux peuvent seuls rapporter ; ces discours venaient de tous côtés et des sources les plus autorisées.

On était à la fin de mars, les vacances de Pâques étaient proches, et Albert allait bientôt retourner à Poitiers et revoir sa fiancée. Il alla prendre congé des amis de sa famille, M. et Mme Milhau, qui l’avaient plusieurs fois engagé à dîner. Ce fut Mme Milhau qui le reçut, et l’entretien, après avoir roulé sur l’événement de la semaine, tomba sur le sujet des vacances. Mme Milhau saisit cette occasion de vanter les joies de la famille.

Ah ! monsieur, dit-elle avec sentimentalité, vous connaîtrez plus tard combien ces joies sont préférables aux fiévreux plaisirs de la jeunesse.

— Qu’appelez-vous fiévreux plaisirs, madame ? demanda Albert avec un peu d’ironie : l’éloquence de nos professeurs ? les émotions de l’amphithéâtre ? les banquets de la pension ?

— Oh ! vous faites l’hypocrite, reprit-elle ; on sait bien la vie que mènent les jeunes gens. Ce n’est pas un reproche que je veux vous faire ; mais, puisque vos parents vous ont adressé à nous comme à de vieux amis, vous pouvez bien nous permettre quelques conseils. Je ne vous dis pas de rester chaste, ce serait trop demander ; mais du moins préservez-vous des excès où tombent tant d’autres, gardez votre santé, et, dans le choix des femmes auxquelles vous vous adresserez, conservez du moins votre dignité.

L’entrée de M. Milhau évita à Albert, abasourdi, l’embarras de répondre. La bonne dame se hâta de mettre son mari au courant de l’entretien.

— Certainement, dit celui-ci en serrant la main d’Albert, il faut bien que jeunesse se passe ; mais, comme vous le dit ma femme, mon jeune ami, pas d’excès : ils perdent le corps et l’esprit. Arrivé à un certain point, il devient impossible de s’en relever, et c’est à cela que nous devons ces fruits-secs de l’étude, ces étudiants de 25e année, qui font le désespoir de leurs familles et finissent à l’hôpital.

— Voilà d’honnêtes gens, se dit Albert en sortant, aux yeux desquels je passerais pour un phénomène, s’ils savaient la vérité.

Il se rappela en outre le consentement tacite de son père et de sa mère, et se dit tout bas qu’il était bien sot de se priver de plaisirs que tout le monde, même les plus respectables, lui accordaient si libéralement.

De là Albert se rendit à l’école de médecine, où le plus proudhonien des professeurs allait faire son cours. Il trouva là, par exception, Henti Labobière, qui n’assistait presque jamais aux leçons, et Pierre Denier, qui au contraire y était assidu, mais qu’Albert voyait à peine, parce qu’ils habitaient assez loin l’un de l’autre et ne mangeaient pas dans la même pension.

— Je suis venu, mon cher, dit Henri Labobière, pour entendre parler des femmes. Le sujet de la leçon y prêtant, je connais Z…, il va nous en dire de belles.

— Il ferait mieux de nous parler de ce qu’il sait, répliqua Pierre.

— Bah ! vous croyez que Z… ne sait pas ce qu’il dit.

— Je ne me défie pas de sa science, mais de son jugement. Connaître les faits et en tirer les conséquences sont deux choses différentes ; certains esprits réussissent parfaitement dans la première opération, qui échouent dans la seconde.

— Je vois que… ne vous plaît pas.

— Je lui sais gré de l’instruction qu’il nous communique, mais je ne le suis pas dans les digressions où il s’égare. Je regrette que ceux qui devraient le plus se renfermer dans le véritable esprit scientifique courent ainsi après des fusées, et prennent feu pour des opinions courantes, qu’ils n’ont pas approfondies.

— Et moi qui croyais Pierre ennemi des femmes ! s’écria Labobière en riant.

— Il serait aussi sage d’être ennemi de moi-même.

— Allons, je vois que vous vous serez attendrit mais j’avais entendu dire que vous étiez plus continent que Scipion.

l’arrivée du professeur mit fin à cette conversation, et comme l’avait deviné Henri Labobière, le sujet y prêtant, la femme fit les frais de la leçon.

Il la montra impure dans sa chair et vile dans son âme, inférieure à l’homme à tous égards, et plus qu’inférieure, corruptrice ; attachée à lui, la misérable, comme l’agent du vice, le tentateur éternel, la raison de toutes les faiblesses et de tous les énervements. Car elle est antipathique à la justice, l’incarnation en ce monde du caprice et de l’arbitraire, mobile, instinctive, perverse, dépravée, digne enfin du feu éternel, comme elle avait été l’auteur de la chute du premier homme…

Il ne dit pas tout à fait cela, mais il semblait qu’il dût le dire ; et pourquoi ne le dit-il pas, puisque son maître Proudhon s’était bien gardé, dans son réquisitoire, d’oublier la faute d’Eve et l’avis de la Genèse ; et puisque sur ce point les vieux pères de l’Église et le savant professeur s’entendaient si bien ?

Albert sortit de là, presque dégoûté de l’amour, et, comme, en même temps, le savant professeur avait exalté chez l’homme la force mâle, — cette force mâle qu’il partageait avec les animaux et qui le créait pourtant, on ne sait comment, roi du monde intellectuel, — le jeune homme sentait s’agiter en lui des impressions troubles, instinctives, plus exigeantes que jamais. Il se disait : Je ne suis qu’un sot, et l’on a eu raison de se moquer de moi. La fidélité, quelle niaiserie ! à quoi bon pourquoi ? D’abord la femme, n’étant pas égale, n’a pas droit au contrat égal ; étant en dehors de la justice, la parole donnée ne peut obliger vis-à-vis d’elle. Puis la force mâle, une faculté si précieuse et qui confère tant de droits…, est-ce à elle de la régir ? Folie ! présomption ! La force mâle est le dieu du monde, et chaque homme est un prophète.

Oui… Qu’importe ? La loi de la nature n’est-elle pas que toute faculté s’exerce et que tout besoin soit satisfait ? Toutes ces recherches de sentiment, toutes ces affectations de pureté, fadaises ridicules ! exigences inventées pour établir une suprématie immorale, à l’encontre du vrai droit, du seul droit que l’homme représente. Belle affaire, après tout ! Une simple rencontre, le fait le plus commun et le plus insignifiant… Quoi de plus, quoi de moins ? Des billevesées ! Une femme n’a à demander à l’homme qu’elle épouse que de bons traitements et rien de plus…

À cette heure, toute poésie lui semblait morte, et de même toute noble exaltation. Albert ne savait même plus trop s’il aimait encore ; et cela devait être, car qui avilit la femme avilit l’amour.

Il avait seulement la tête lourde et le cœur malade. Se sentant incapable d’étudier, il entra dans un cabinet de lecture ; le premier livre qu’il vit sur la table était Proudhon. Il l’ouvrit au hasard :

« Entre la femme et l’homme, il peut exister amour, passion, lien d’habitude et tout ce qu’on voudra ; il n’y a pas véritable société. L’homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence des rêves élève entre eux une séparation de même nature que celle des différences de race met entre les animaux. Aussi, loin d’applaudir à ce qu’on appelle aujourd’hui l’émancipation de la femme, inclinerais-je bien plutôt, s’il fallait en venir à cette extrémité, à la mettre en réclusion…

« Réduction de la femme au néant par la démonstration de sa triple et incurable infériorité, voilà où nous a conduits jusqu’à présent l’analyse…

« Sans doute, une pratique mieux entendue de la vie conjugale rassérénera le ménage et y mettra l’équilibre ; mais je n’y vois pas moins ce qui d’abord éclaté à tous les yeux : le sacrifice que fait un homme de sa liberté, de sa fortune, de ses plaisirs, de son travail, le risque de son honneur et de son repos, à la possession d’une créature dont avant deux ans, six mois peut-être, en raisonnant au point de vue de l’amour proprement dit, il aura assez…

« La vie de la femme, selon le vœu de la nature, est une jeunesse perpétuelle…

« Les hommes ne s’occupent de l’éducation des femmes qu’en vue d’eux-mêmes, a dit une femme. Et en vue de quoi, s’il vous plaît, voulez-vous que nous nous en occupions ?…

« La conscience est immuable… »

— Tout cela est pourtant un peu étrange, se dit Albert. Et il posa le livre pour en ouvrir un autre : c’était l’Amour, de Michelet.

« La femme est une malade… La femme est toujours plus haut ou plus bas que la justice…

« Il faut que tu créés la femme, elle ne demande pas mieux… Nous ne voulons pas une Pandore toute faite, mais à faire…

« … Déjà entamé par la vie, par une éducation cruelle, par la réaction violente qui la suit pour le plaisir, je me sens bien peu capable de prendre ce jeune cœur plein d’amour, qui me veut pour son créateur, son dieu d’ici-bas… ai-je gardé le sens d’aimer ?…

« … Elle se sent libre alors, pourvu que tu sois son maître…

« … Les mères veulent que le mari soit charmé de la trouver à ce point petite fille. Et en effet, cela l’étonne (lui qui n’a vu que des femmes perdues). »

Albert s’enfonça quelque temps dans la lecture de ce livre, plein de tendresse et de poésie, mais d’une tendresse énervante et d’une poésie fantaisiste, et où la femme n’est peut-être pas moins maltraitée (avec les meilleures intentions du monde) que dans les folles et furieuses pages de Proudhon. Ce qu’il remarqua surtout fut ce consentement tacite donné aux amours débauchées du jeune homme. En effet, le créateur, ce dieu, à qui l’on remet, pour la refaire à son image, la femme, l’autel d’amour et de pureté, est un homme qui n’a vu que des femmes perdues !

Peu importe. La logique de tels livres n’est nullement gênée par ces incohérences. Mais Albert ne s’arrêta pas à ces détails ; devant l’offre de la royauté absolue, peut-on réfléchir ? Il se dit :

— Eh qui donc ne parle ainsi ? Tous les auteurs les plus estimés ont-ils jamais dit autre chose. Depuis Anacréon, Horace et Tibulle jusqu’à Brantôme et Marot, jusqu’à Musset ! La femme, c’est la beauté ; l’amour, c’est la volupté, et la volupté, c’est la fleur de la vie, dont tout homme doit s’enivrer, à moins que la triste folie des ascètes ne se soit emparée de son cerveau ? Encore une fois, qui pense et dit le contraire ? Personne. Voltaire, La Fontaine, ont prostitué leur plume. En sont-ils moins dieux et s’avise-t-on même de les en blâmer ? Musset et Murger, morts de leur excès, n’en sont pas moins pleurés et honorés. Rolla, suivant le poëte, trouve l’amour sur le sein d’une prostituée. Stendhal, celui qui dit au jeune homme en lui parlant de la femme : Ayez-la ; c’est d’abord ce que vous lui devez. Théophile Gautier, qui a vanté les débauches hors nature, le galant Mérimée, font les délices des gourmets et occupent les premières places de la littérature, de l’académie ou du sénat. Au fond, on ne saurait le nier, et la société ne prend pas la peine de le cacher, la morale officielle est une comédie ; personne n’y croit, excepté les femmes qui le veulent bien, et encore, puisque la galanterie ne saurait se passer d’elles, il est entendu qu’une bonne part d’entre elles n’y doivent pas croire. Il est bon de ménager en ceci le préjugé, chacun le sent dans l’intérêt de son propre ménage ; mais tout le reste du monde est excepté, et cette réserve faite, sous le voile léger du décorum officiel, chez quel homme ne trouve-t-on pas un fond inépuisable d’indulgence, quand ce n’est de tendresse, pour les péchés amoureux ?

À mesure qu’il se disait ces choses, Albert les voyait par le souvenir, par le fait présent, général, et dans cette contemplation, les yeux attachés sur le monde, il se mit à rire.

— En vérité, se dit-il, comme les apparences nous bouchent les yeux ! Chaque homme à peu près ayant son passé de jeunesse, — quand il se contenté du passé, — la femme qui vit à ses côtés me parait bien exposée, outre les filles issues de son sang, parfois de ses maladies, outre les fils qui marcheront sur ses traces, outre les femmes exemples du préjugé… Ma foi ! il s’en faut de peu que le monde ne soit, à ce point de vue des mœurs, une vaste réunion d’augures qui se regardent sans rire.

Puis il pensa à Mme Milhau et à ce qu’elle venait de lui dire.

À la bonne heure ! voilà une femme franche et une bonne femme. Elles sont tant d’ailleurs comme cela. Le monde s’achemine vers la franchise, en ceci comme en toutes choses, et, si cela continue, il ne tardera guère à enlever son dernier vêtement. Quel imbécile j’étais ! ajouta-t-il.

En ce moment, il ne se comprenait plus, il se trouvait mais à faire pitié. Un bêta de cœur un femmelin ! Non, il n’était pas un homme, un vrai mâle !

Il sortit dans cet emportement et regagna à grands pas le boulevard Saint-Michel.

— Où allez-vous donc si vite ? lui dit quelqu’un.

C’etait un littérateur du quartier, qui assistait quelquefois aux leçons et dont Albert avait fait la connaissance au café. Ils remontèrent ensemble le boulevard, tout en parlant — il n’y avait que cela dans l’air — des femmes. Le littérateur en dit tout le mal possible perfides comme l’onde, rusées comme le serpent, changeantes comme la lune, noires comme l’enfer, etc. etc.

Pendant cette diatribe, la douce et pure figure de Marianne vint se placer sous les yeux d’Albert.

— Allons donc ! observa-t-il avec un peu d’humeur toutes, c’est beaucoup dire, et Mme R… ?

M. R… aussitôt se redressa d’un pouce.

— Ah ! celle-ci, dit-il d’un air plein de doux mystères, celle-ci !… À part des autres, jeune homme ! Celle-ci !… on n’en parle pas.

Albert dissimula un sourire, tandis qu’il se disait, lui aussi : Et Marianne, donc ! et ma mère ! et ma sœur ! — il avait la tête un peu détraquée, et, sentant le besoin de reprendre des forces (il avait laissé passer l’heure du dîner de la pension), il entra au café des Écoles pour se faire servir à dîner. Henri Labobière et deux ou trois autres étalent là avec des femmes, et riaient et buvaient. Albert alla s’asseoir à côté d’eux.

— Mes belles, dit Labobière, je vous présente un sage.

Elles le regardèrent effrontément des pieds à la tête : il riposta par des propos vifs, auxquels Labobière applaudissait. Une de ces dames avait pris à cœur la conquête d’Albert ; il ne s’y opposa point, et ils étaient dans les meilleurs termes quand tout à coup la grossièreté de cette femme lui fit mal au cœur ; il s’échappa et revint chez lui.

Mais, à partir de ce jour, il vécut dans une agitation extrême. L’être humain est essentiellement modifiable au gré de son imagination ; ce qu’il croit devoir faire, il le peut. De même, s’il se croit ou veut être moins fort que la passion, elle le domine. Cependant, peu de jours encore, et il allait revoir Marianne. Oserait-il, pourrait-il l’aborder de l’air dont il l’avait quittée, s’il lui revenait parjure ? Il se rappelait ses derniers mots : Je vous ai donné toute ma confiance, Albert, et je sais que vous m’aimerez là-bas comme ici. » Devant une foi si pure, il se sentait honteux de ses mauvaises pensées, et elles s’évanouissaient. Vingt fois par jour ainsi, il changeait de point de vue ; et chaque matin il se disait : Plus que dix, plus que neuf, plus que huit jours ! Non, il sentait que vis-à-vis d’elle, il ne pouvait facilement feindre ; que dans leurs épanchements, s’il en devenait indigne, sa gène le trahirait, que sous regard clair de beaux yeux si purs il baisserait les siens malgré lui ; et cette crainte le retenait.

Un jour qu’il venait de recevoir une lettre de sa fiancée, la dernière qu’il dût recevoir jusqu’à leur prochaine entrevue, lettre toute remplie de joie, d’attente et de doux appel, il entendit frapper à la porte.

Il ouvrit. C’était la petite actrice aux bottines usées, Armantine Gantin. Elle étais là, pimpante, souriante, en assez fraiche toilette, et lui jeta tout d’abord un sourire très-familier.

— Enfin !… Je vous ai cherché par toute la maison. Vous ne m’aviez pas dit votre nom ; c’est très-mal !

En même temps, elle était entrée. Devant l’air un peu gêné d’Albert :

— Vous êtes seul ?… Je vous apporte des billets de spectacle pour vous et votre… elle n’est pas ici ?

— Non, madame, vous désiriez faire sa connaissance ?

— Oh ! Je tiens surtout à la vôtre… Et puis, ça dépend. Est-elle bien jolie ?

— Pas tant que vous.

— Vous voulez vous moquer, je le vois bien ; je sais que je ne suis pas jolie. Et elle se regardait dans la glace d’un air complaisant. Mais… d’abord j’ai du talent… Vous verrez demain ; car vous viendrez bien, n’est-ce pas ? Je joue dans le rôle de Denise. On dit que c’est mon triomphe. Enfin vous verrez.

— Je suis sur d’être charmé. Et puis ?…

— Et puis, quoi ?…

— Vos autres qualités ?

— Ah ! vous vous moquez toujours !… Eh bien !… on peut avoir avec moi un billet de spectacle tous les soirs.

— Vous parlez de l’heureux mortel qui…

— Je ne parle de personne, puisqu’il n’y a personne en ce moment.

— Ah vraiment ?

— Oui, c’était un gentil garçon, je ne dis pas ; mais qui, au lieu de m’aider, ne songeait qu’a me tirer de l’argent. Vous sentez…

— Je le crois bien. Une horreur ! Au lieu de vous payer les plus jolies robes, de faire en un mot son devoir…

— Il ne m’en faut pas tant, allez, de jolies robes ; je suis bien économe, et pas coquette, moi… quand on me connaît…

— On vous adore.

— Taisez-vous, mauvais plaisant.

— Vous n’aimez pas la plaisanterie ?

— C’est selon, quand elle est sérieuse…

— Mais voilà un mot profond. Vous ne me disiez pas que vous aviez de l’esprit.

— Si j’en ai, c’est sans le savoir. Je dis ce qui me passe par la tête, voilà tout, excepté quand je récite mes rôles.

— Alors vous ne jouez jamais la comédie que sur le théâtre ?

— Assurément.

— Vous êtes un phénix !

— Vous ne le croyez pas ? Mais j’en vaux peut-être bien une autre. Tenez, je m’en vais ; laissez-moi seulement me chauffer les pieds, car il fait encore aujourd’hui diablement froid.

Elle s’assit près de la cheminée et allongea les pieds sur les chenets en relevant sa robe.

— Vous avez des bottines neuves ?

— Oui, j’ai reçu mon mois hier, et je les ai mises pour venir chez vous. Elles ne sont pas mal, n’est-ce pas, pour 28 francs ?

— Charmantes ! Mais ce qui me plaît surtout, dit-il en s’agenouillant sur le tapis, c’est de revoir ce petit pied et cette jambe fine que vous m’avez déjà montrés l’autre jour, sous la porte cochère où j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. Vos bas ne sont plus mouillés ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Mais si, votre santé m’est si chère !… Vous savez bien…

À ce moment, un nouveau coup fut frappé à la porte. C’était Emmanuel. En voyant la jeune femme, il voulut s’excuser ; mais Albert le retint, et Armantine partit, d’un air pincé, toutefois en faisant promettre à Albert qu’il profiterait de ses billets.

— Je crains de l’avoir dérangé, dit Emmanuel.

— Au contraire, tu es, venu jouer le rôle de la Providence.

Et il se disait à lui-même : — Et je pars après-demain ! Je l’ai échappé belle !

N’était-ce pas se féliciter à tort ? Et revenait-il le même ? De celui qui s’est élevé si haut que le mal lui est impossible à celui qui lutte et lutte mal, tout près de succomber, la différence est immense. Marianne était trop prévenue pour s’en apercevoir ou du moins pour s’en rendre compte, et, près d’elle, dans cette atmosphère de chaste amour et de grâce enivrante qui l’entourait, Albert fut si promptement repris et subjugué qu’il en oublia comme un mauvais rêve le monde d’où il sortait et où il allait rentrer. Avec une pareille femme à son bras, oh ! comme aisément il pouvait braver les séductions, les railleries, les pensées malsaines ! Il en était presque aussi fier qu’amoureux. Les triomphes de Marianne, l’hiver précédent, les ambitions, les désirs sincères qu’elle avait découragés, l’enorgueillissaient, lui qu’elle préférait à tous, et la lut rendaient encore plus chère. Elle avait su même se parer d’une grâce nouvelle. Au contact du monde, son esprit s’était affiné ; elle avait, avec le même naturel, des gestes plus jolis, des intonations plus variées, un jeu de physionomie plus spirituel. Il n’eut pas de peine à renouveler leurs doux serments avec une bonne foi presque entière. La quinzaine passa comme un seul jour, et les adieux furent encore bien tristes.

— Dans quatre mois et demi, nous nous reverrons de nouveau, disait Marianne.

— Ah ! c’est bien long ! disait-il.

Et quand il revit des hauteurs de Juvisy, le soir, l’énorme et flamboyante Babylone, où, parmi les flèches, les tours, les coupoles, dans la lueur rougeâtre, émergeait le dôme du Panthéon, il frémit en répétant :

— Que c’est long !…

  1. Un brillant chirurgien, oracle des étudiants, leur prêchait, d’après les doctrines d’un grand et rude maître, l’infériorité de la femme et la royauté de l’homme, la vanité de l’amour… (Michelet, livre de l’Amour.)
  2. La chose est assez connue, mais elle m’a été personnellement affirmée par une ancienne actrice, honnête mère de famille, à qui la même parole fut dite et qui se retira du théâtre pour cette raison.