Bureaux du Siècle (p. 198-207).


VI

Il faut bien des nuages pour cacher le soleil ; il faut une dissimulation profonde pour cacher l’amour, et la jeunesse, heureusement pour elle, a plus de soleil que d’ombre. Le secret d’Albert et de Marianne ne tarda pas à dire le secret de toute la maison, y compris le domestique et les bonnes, qui sont, comme chacun sait, les surveillants naturels de leurs maîtres, et rétablissent ainsi, dans le mal, l’égalité naturelle à laquelle ils ne croient pas. Les bonnes souriaeint quand elles voyaient nos amoureux s’échapper dans le jardin l’un après l’autre ; elles riaient tout à fait en voyant Mmz Brou donner à son parterre des soins exagérés et retenir sa fille auprès d’elle, tandis qu’Albert et Marianne s’enfonçaient dans les massifs. Oui, ni la délicatesse du docteur, ni la convenance de Mme Brou, ni d’une part tant de bonhomie, ni de l’autre tant de dignité, n’avaient donné le change à la science psychologique de Marielle, de Firmin et de Louison. Tous les trois avaient fort bien vu que M. et Mme Brou voulaient absolument marier leur fils à leur pupille, et qu’ils faisaient pour cela tout ce qu’on peut faire, sans agir ouvertement. Retranchés dans leur cuisine, comme des spectateurs dans une loge, ils s’amusaient du spectacle, et, dans l’entr’acte, en jasaient. Autant de paroles blessantes, d’humiliations, de gronderies, infligées pendant le jour par Mme Brou à ses bonnes, autant de rires et de bons coups de langue à huis clos, le soir. Et, comme on avait ses amis au dehors, qu’on les rencontrait au marché, au cabaret, à la sortie de l’église, la chronique Brou circula bientôt dans les offices du monde comme il faut, d’où elle avait déjà passé aux salons, quand M. Brou se décida enfin à ouvrir les yeux.

Ce fut un soir de la fin de mai, qu’en parcourant les massifs d’un pas à la fois leste et prudent, M. Brou vit Albert et Marianne causer en tête-à-tête dans l’allée du bois ; si complètement tête-à-tête que la fin de l’amoureuse causerie fut un baiser. Il fit aussitôt crier le sable, tout en regardant de l’autre côté, par ménagement pour Marianne ; mais les deux amants n’en durent pas moins soupçonner qu’ils avaient été vus, et la jeune fille, effarouchée, s’en alla bientôt cacher dans sa chambre son inquiétude et sa rougeur.

Resté seul avec son fils, M. Brou s’arrêta, se campa magistralement sur la colonne vertébrale, leva la tête, prit un visage sévère, et, regardant son fils, jeta ce seul mot, d’une voix solennelle :

— Albert !

— Mon père, dit en frémissant un peu le jeune homme, dont cette attitude et celle interpellation levèrent les doutes, et qui se mit en garde aussitôt.

— Je viens de m’apercevoir d’une chose dont je ne me doutais guère…

— C’est, parbleu ! bien cela, pensa Albert, qui rougit et n’en demanda pas moins : « Ah !… Quoi donc ? »

— Tu pouvais t’en douter en te rappelant à quel moment je suis arrivé tout à l’heure, Que tu aies conçu de tendres sentiments pour la cousine, cela ne m’étonne pas et ne me déplait pas ; mais ces sentiments peuvent et doivent se concilier avec le respect que mérite une jeune fille confiée à ma protection, à ma surveillance. Il ne peut être question ici d’une amourette cachée, d’une passion secrète, et mon fils doit être le premier à regarder la pupille de son père comme un objet digne d’amour sans doute, mais sacré. Je devais donc être le premier instruit de tes sentiments, et, sous les yeux de ta noble mère, d’une sœur ingénue, tu ne devais pas chercher à obtenir de Marianne ces faveurs qu’autorisent seulement des fiançailles ouvertes, suivies d’un prompt mariage.

— En vérité, dit Albert à la fois confus et blessé, je ne me crois pas, mon père, si coupable. J’aime Marianne, j’ai le bonheur d’en être aimé ; nous voulons nous marier, c’est bien simple, et, dans cette situation, un baiser ne me semble pas un crime…

— Il est du moins un danger, dit magistralement le docteur. Un premier baiser en entraine d’autres, la jeunesse vous emporte… Et quelle rougeur nous monterait au front, si nous pouvions être accusés d’avoir suborné une jeune fille qui nous a été confiée, et cela dans un but cupide, afin de rendre le mariage nécessaire… car on ne manquerait pas de le dire… Ah ciel ajouta l’honorable chef de famille en levant les bras vers le ciel qu’il invoquait et qul, du bleu le plus souriant, ne semblait nullement irrité de l’aventure. — Ah ! ciel, une pareille injure à mes sentiments désintéressés ! Une pareille tache sur notre honneur, ce serait affreux !….

— Si vous saviez combien est grand mon respect pour Marianne, et quelle est sa pureté à elle, vous ne nous outrageriez pas ainsi, dit Albert avec indignation.

— Oui, je sais… je sais… Les premiers enthousiasmes !… Et moi aussi, j’ai été jeune !… On fait des rêves d’azur, on se nourrit de regards célestes et de becquêtements furtifs. On baise la trace de ses pas, on fait des vers, on n’aspire qu’aux ravissements de l’amour pur. Mais notre nature est une diablesse exigeante, à qui il faut toujours du nouveau et du plus. On est trop amoureux pour chercher ailleurs des compensations, et l’on arrive tout doucement… où l’on protestait qu’on ne voulait pas aller…

— Vous n’avez pas le droit… dit Albert suffoqué.

— J’ai le droit de l’expérience, et, comme père en outre, le droit de conseil, de remontrance, reprit avec sévérité M. Brou. Sache m’écouter : il faut que tu deviennes ostensiblement, du moins pour nous, le fiancé de Marianne, et qu’en même temps vous n’ayiez plus de relations qu’en notre présence. Je préviendrai à ce sujet ta mère, que jusqu’ici sa confiance en toi a aveuglée, et dès ce soir je veux parler à Marianne. Toi, tu me donneras, je l’espère, ta parole d’honneur de ne plus chercher d’entretiens clandestins avec ma pupille ; autrement la cohabitation deviendrait impossible, et je me verrais forcé de t’envoyer de suite à Paris. Cela dérangerait tous mes plans et même tes études, mais en aucune occasion on ne me verra balancer avec le devoir, avec l’honneur !…

En parlant ainsi, comme il ramenaient leurs pas vers la maison, l’apparition d’Emmeline coupa court à l’entretien et laissa Albert sans réplique, sous le coup de la solennité de cette déclaration. Confus, irrité, blessé, de tous les jets de lanterne que son père avait promenés sur leur pur amour, meurtri de la chute qu’il venait de faire, des délices de ce baiser partagé à la brutale et sévère morale paternelle, il retourna sur ses pas et alla s’enfoncer tout seul dans les profondeurs feuillues, où il aimait tant à conduire Marianne. Ne plus la voir que devant té moins n’était-ce pas trop cruel ? trop injuste aussi, car, ainsi qu’Albert l’avait dit à son père, le respect, l’amour même, ne lui permettaient que de chastes pensées. Il en était au point qui devrait être considéré comme le point culminant de l’amour, où le seul bonheur d’aimer et d’être aimé remplit l’être et le déborde. Il se disait quelquefois que trois ans c’était bien long, mais seulement parce que ces trois ans devaient comporter de longues séparations. L’amour de cette fille charmante l’avait élevé dans un monde nouveau. Il se sentait soulevé par des flots d’amour et de courage ; il travaillerait ; il deviendrait un homme remarquable ; il le fallait bien pour qu’il fut digne d’elle ! Quelle force ! quelle ardeur ! quelles joies supérieures ! Tout plaisir vulgaire était loin désormais de sa pensée ; il n’avait pas même besoin de s’en défendre. L’homme aimé de Marianne ne pouvait que les dédaigner. Et même… Ah ! s’il avait su !… s’il avait su quel bonheur lui était réservé, comme il eut été meilleur, plus sage… Mais il redeviendra digue d’elle, à force d’amour.

Albert avait une de ces organisations d’artiste qui ne marchandent pas avec l’idéalisme, à l’occasion. Dans l’ombre parfumée des massifs, ses, yeux bleus attachés sur les nuages mordorés du couchant, qui s’éteignaient peu à peu, ses blonds cheveux au vent, son jeune visage enflammé d’amour et de poésie, il murmura un hymne à sa chère fiancée, en répétant avec transport ce mot qui, prononcé par son père, lui charmait encore l’oreille. Mais, quoi ne plus toucher des lèvres sa douce main, son beau visage ?… Ne plus la voir, dans leur solitude à deux, troublée, indécise, jeter les yeux autour d’elle, pour les ramener bientôt avec tendresse dans ses yeux à lui ; tantôt le retenir d’instinct, et tantôt s’abandonner avec une confiance supérieure, qui l’intimidait plus encore. N’avoir plus de ces ravissements ! Ne la voir qu’en présence de la curieuse Emmeline et sous les yeux de Mme Brou, qui déjà semblaient à Albert deux plateaux de balance, occupés à peser les convenances de tel mot, de tel regard, d’un chuchottement… Ah ! quel regret ! quel supplice !… Mais non, fou qu’il était la voir la voir !… Ne pas être à cent lieues d’elle, il y avait là malgré tout des trésors de joie. Et il s’en contenterait, trop heureux encore !…

Car il n’y avait pas à résister à la volonté paternelle. On pouvait discuter avec M. Brou, — c’était un bon père et il aimait à se montrer tel ; — seulement il n’y avait point d’exemple qu’avec lui la discussion eût servi à quelque chose, et sa volonté, une fois exprimée, ne changeait point. Il n’y avait d’autre ressource que les petites infractions possibles que comporte toujours la tyrannie, le monarque ne pouvant être partout Albert y songea un peu et se rapprocha de la maison pour contempler la fenêtre de Marianne.

Elle était éclairée, et voilà ce qui se passait à l’intérieur :

M. Brou n’avait pas perdu de temps, il était monté chez sa pupille. Déjà confuse et inquiète, Marianne éprouva un saisissement en voyant entrer son tuteur, qui ne venait jamais dans sa chambre à l’ordinaire. Sans parler, elle lui offrit un siège et se hâta d’allumer une bougie, le jour ayant disparu.

— Vous voilà bien seule et bien pensive dans cette ombre, ma chère enfant, lui dit-il, et vous feriez mieux d’aller folâtrer avec Emmeline, que votre absence attriste ; car nous vous aimons tous ici. Il faut rester enfant le plus longtemps possible, cela est également bon pour l’âme et pour le corps.

Il s’assit et, la voyant troublée, qui cherchait pour lui répondre des paroles banales, il dit tout à coup après l’avoir fixement regardée :

— Je viens de causer avec Albert.

Le front de la jeune fille se baissa, et ses joues s’empourprèrent.

— Mon enfant, reprit le docteur, si votre père ne m’avait pas confié vis-à-vis de vous une mission sacrée, je n’éprouverais qu’un sentiment : la joie, une joie profonde de savoir Albert aimé par vous. Il est bien rare qu’on puisse apprécier d’avance et connaitre déjà comme une fille celle qui devient l’arbitre de la destinée d’un fils chéri. Voir son bonheur assuré par les grandes et sérieuses qualités qui vous distinguent, avoir pour belle-fille une personne que nous aimons déjà comme notre propre enfant, c’est là un bienfait de la Providence qui nous comblerait tous… si vous étiez majeure, ou si votre cher père vivait encore et pouvait ratifier votre volonté ; mais vous êtes malheureusement orpheline, vous n’avez que dix-neuf ans, et c’est moi qui suis chargé par votre père de veiller sur vous, de diriger autant que possible vos volontés, votre choix, de garder votre réputation, d’assurer votre bonheur… Eh bien, ma chère Marianne, comprenez-vous combien ma situation est délicate, et combien, ce que j’eusse considéré comme un bonheur, en d’autres circonstances, me semble presque un malheur… Oui, ou tout au moins une situation pleine d’épines et de dangers…

Il s’arrêta, et la jeune fille balbutia :

— Non, je ne comprends pas, monsieur. Pourquoi cela ?

— Vous ne comprenez pas que dans une situation où tout me commande de ne voir, de n’imaginer que votre propre intérêt, de le démêler et de le défendre avec un soin jaloux, en un mot, d’atteindre à la plus haute impartialité, je me vois partial malgré moi, engagé par mes sentiments de père, et ne pouvant plus démêler si j’agis dans votre seul intérêt ou pour le bonheur de mon fils. Albert vous aime, il vous aimera toujours ; votre abandon ferait le désespoir de sa vie, et vous voulez que je sois neutre et que je puisse vous conseiller froidement…

M. Brou s’était levé ; il arpentait la chambre avec agitation. Marianne courut à lui…

— Mais, mon cher tuteur, que craignez-vous ? et pourquoi le bonheur d’Albert ne serait-il pas le mien ?

— Sans doute, pourquoi pas ?… Mais peut-être sommes-nous aveugles tous deux, mon enfant, vous par… amour, moi par amour paternel. Or dans cette affaire si délicate de votre mariage, je le répète, ce n’est pas un tuteur aveugle qu’il vous faut.

La jeune fille, redevenue calme en face de l’agitation de son tuteur, sourit.

— Je n’ai point d’inquiétude, dit-elle, et vous n’avez à vous faire aucun reproche ; vous n’en aurez jamais…

— Non, et, comme je l’espère, vous êtes heureux ; mais, à défaut de vous, d’autres m’en adresseront. Vous ne connaissez pas la malignité publique, on m’accusera de vous avoir influencée en faveur de mon fils. Ah ! la fortune est quelquefois une chose terrible. Si vous étiez pauvre, notre bonheur ne serait pas moins grand de vous avoir pour fille… que dis-jet il le serait bien plus ; car je n’aurais pas à encourir ces soupçons, ces accusations odieuses de l’opinion, qui, pour un homme d’honneur, sont le plus cruel des supplices. Moi, me voir soupçonné d’une captation, après toute une vie d’honneur et de désintéressement passée dans les fonctions les plus délicates !…

— C’est pour cela, monsieur, qu’on ne vous accusera pas, on ne l’oserait, et ce sont là des choses méprisables.

M. Brou se rassit en fixant les yeux à terre d’un air sombre.

— Oui, reprit-il, la prière de votre père a été pour moi sacrée, et j’ai béni le jour où vous êtes entrée dans ma maison, Marianne ; car, outre la mémoire, si chère pour moi, de ce pauvre Aimont, je vous ai jugée au premier coup d’œil. Vous deveniez ma fille ; je n’ai pas assez compris que pour Albert vous pouviez, vous deviez être autre chose qu’une sœur. Mais d’ailleurs avais-je le choix ?…

— Sans doute, dit Marianne, et c’est ce qui vous justifierait complètement, si vous aviez besoin de l’être. La responsabilité revient toute à mon cher père, à… Albert, dit-elle en rougissant, et à moi.

— Elle est plus grande, ma chère enfant, que vous ne pensez. J’ai parlé tout à l’heure de votre fortune ; elle me crée encore bien d’autres soucis. Marianne, le monde adore la richesse. Vous ne seriez pas ce que vous êtes, vous n’auriez ni beauté, ni agréments, ni charme de caractère, que vous n’en auriez pas moins une foule d’adorateurs qui emploieront près de vous l’adulation, les beaux sentiments. Ils vous feront croire qu’ils vous adorent quand ils ne seront passionnés que pour votre dot. Il y en aura de beaux, d’insinuants, d’habiles. Vous ne connaissez pas encore le monde, la vie ; vous ne vous connaissez pas vous-même, mon enfant, et vous vous êtes engagée déjà… Albert sera loin de vous… Il n’aura pour lui que la sincérité de son amour et le souvenir… Et vous, en proie à tant de séductions, Marianne, lui resterez-vous fidèle ?

— Ah ! monsieur !… s’écria-t-elle en protestant.

— Mon pauvre Albert peut être brisé par la perte de cet amour, auquel je l’ai si imprudemment exposé… Je le connais : sous une apparence légère, il cache une profonde sensibilité…

— Monsieur, dit Marianne, vous aviez la bonté de me louer tout à l’heure, et maintenant vous me croyez capable d’une trahison…

— Eh ma chère petite, le cœur peut changer. Je sais que vos intentions sont toujours droites et pures ; mais, je vous l’ai dit, vous ignorez le monde et ses séductions.

— Je ne tiens nullement à les connaître. Vos craintes, monsieur, sont bien fausses ; mais il est facile de les apaiser, et je resterai dans la retraite jusqu’à ce que…

— Jamais, mon enfant, jamais ! s’écria M. Brou en se levant avec vivacité. Non, dussions-nous en être victimes, dût Albert en recevoir la mort, vous irez dans le monde, vous serez libre de choisir, vous ferez vous-même votre destinée. Et, pour que ma conscience n’ait rien à se reprocher et puisse me rendre témoignage au milieu des attaques dont, je le prévois, je serai l’objet, je vous le dis d’avance, Marianne, je ne consentirai pas à votre mariage avec mon fils avant votre majorité. Maintenant, mon enfant, ajouta-t-il en se rapprochant d’elle et en lui prenant la main ; j’ai une chose à vous demander dans l’intérêt de votre réputation et de la mienne : c’est que vos doux entretiens consentent à ne point s’écarter de l’aile maternelle de Mme Brou, et ne s’exposent jamais ni à troubler les chastes rêves d’Emmeline ni à tomber sous l’observation grossière de nos gens.

Ayant ainsi parlé, en accentuant d’un ton pénétré chacune de ses phrases, le docteur se disposa à se retirer ; tandis que Marianne, péniblement froissée par ses dernières paroles, ne montrait aucune envie de l’en empêcher. Il s’arrêta alors, et, d’un ton plein d’onction et de paternité :

— Bonsoir…, mon enfant !… Bonsoir… ma chère fille…

Entrainée par cette dernière expression, Marianne s’avança et lui présenta son front humide et rougissant. Le docteur la serra contre sa poitrine, et s’il n’alla pas jusqu’à la bénir, c’est que la réalité, malgré tout, a ses pudeurs, en dépit de tous nos siècles de littérature.

Il laissait la jeune fille dans une agitation dont elle fut longtemps à se remettre. C’était en elle une confusion de choses pénibles, de mots inquiétants, de pudeurs froissées, d’indignations et de fiertés soulevées, qui tremblaient et s’entre-croisaient en elle, comme les diverses parties d’un paysage dans le miroir d’un lac agité. Enfin elle réussit à classer un peu ses idées. Avant tout, deux choses lui étaient pénibles : la défiance qu’on montrait de ses propres sentiments, et le peu de joie qu’en somme paraissait causer son alliance. Assurément, il n’était pas venu à l’esprit de Marianne de faire intervenir sa fortune entre ses sentiments à elle et ceux d’Albert ; mais peut-être inconsciemment avait-elle jugé que cette considération ne pourrait être qu’agréable pour la famille. Et voilà qu’au contraire, la délicatesse du Dr Brou faisait un malheur de cet avantage…

Marianne, un peu déconcertée, se plut toutefois à admirer le désintéressement de son tuteur. Quel homme délicat et quel caractère élevé ! Ainsi, quelque tremblant pour le bonheur de son fils, il ne voulait pas que sa pupille s’engageât avant d’être majeure, d’avoir eu tout le temps de la réflexion et d’avoir acquis la plénitude de sa volonté !

— Après tout, se dit-elle, il n’y a pas pensé ; mais cela ne change rien. Nous ne pouvions pas nous marier avant qu’Albert eut fini ses études. Pauvre Albert ! il trouve ce temps si long !…

Une rougeur envahit le visage de Marianne. Elle se rappelait les dernières recommandations de son tuteur ; il les avait vus s’embrasser, cela était bien évident. Oh ! qu’elle avait été imprudente et faible ! Mais aussi elle ne savait comment le refuser ; il en était si heureux ! Et puis cela était bien naturel, puisqu’elle l’aimait. Cependant, oh ! maintenant, non, jamais !

Elle se cacha le visage dans ses mains ; ses joues brûlaient. Elle s’en voulait mortellement à elle-même… à Albert, un peu, oh ! bien peu… Et l’on avait pu lui recommander de respecter la chasteté d’Emmeline, de se défier des regards des domestiques… Des larmes de honte s’échappèrent de ses yeux.

— Oh ! non, plus jamais !

Le docteur pouvait être maintenant tranquille. Toutes les fiertés de sa pupille, tous ses sentiments personnels surexcités, secondaient les deux choses qu’il avait à cœur : le maintien de la foi jurée et la sévérité des apparences. Albert et Marianne s’épouseraient, et nul n’aurait à en médire. Malheureusement c’était un peu tard et, pour gagner la bataille, il avait fallu se compromettre un peu. Mais M. Brou et sa femme étaient loin de s’en douter. Ils étaient de ces bourgeois, très nombreux, qui croient leurs domestiques incapables de les comprendre, et s’étonnent bonnement ensuite des indignes suppositions du public, si mensongères ! Le ciel en est témoin ! Et vraiment, il s’en faut de si peu qu’ils ne le croient ainsi ! N’en aurions-nous pas été presque persuadés nous-mêmes, vous et moi si nous avions eu l’indiscrétion de pénétrer, le soir même, dans la chambre à coucher de M. et Mme Brou, et que nous eussions entendu le docteur raconter à sa femme ses faits et gestes de la soirée, reproduire, du même ton pénétré, les observations qu’il avait présentées à son fils et à sa pupille, en y ajoutant encore de nouveaux développements profondément sentis ?

— Enfin, dit-il en achevant son discours, je ne dis pas, certes, que ce mariage me soit désagréable ; mais, à bien prendre, il a, pour un homme délicat, de grands inconvénients.

— Mon ami, répondit noblement Mme Brou, c’est que tu pousses toujours la délicatesse à l’extrême ; sois donc plus tranquille. Ce n’est pas notre faute si ces deux jeunes gens s’aiment, cela est tout naturel, et pourvu que nous observions toutes les convenances, ainsi que tu l’as sagement décidé, on ne peut rien avoir à nous reprocher.

Elle parla même des consolations de la conscience, et les deux époux s’endormirent satisfaits d’eux-mêmes. Pourquoi pas ? Il y avait déjà plus de deux mois que le docteur avait dit à sa femme : ton fils est un sot ! La mémoire d’un homme si occupé laisse échapper bien des choses. Il n’y avait pas deux jours, il est vrai, que Mme Brou protégeait avec un soin jaloux, en même temps que la santé de ses rosiers, les tête-à-tête de son fils et de Marianne ; mais quoi elle n’eut pas manqué de bonnes raisons pour établir qu’au sein d’une famille, les convenances n’exigeaient pas tant de rigueurs. Et puis alors savait-on ?… L’observation des convenances a cela de bon, comme les pratiques religieuses, qu’elle laisse l’esprit et la conscience libres de vagabonder à leur ombre en toute liberté. Maintenant on veillerait sur ces chers enfants, sur ces fiancés ; car ils l’étaient désormais, et un peu de prudence et de contrainte ne rendrait pas leur amour moins fidèle et moins assuré.

Le lendemain matin, Marianne était à peine levée qu’elle reçut la visite et la bénédiction maternelle de Mme Brou ; puis ce fut Emmeline qui vint se pendre à son cou en lui disant :

— On m’a tout dit, méchante dissimulée. C’est égal, je te pardonne, car je suis si contente que tu deviennes ma sœur !

Ce fut complété par un entretien en famille au jardin, où l’engagement d’Albert et de Marianne fut précisé, consacré, béni par de tendres et solennelles congratulations, mêlées, comme la veille, de craintes et d’espérances. La jeune fille, surmontant sa timidité, écarta les craintes par de nouvelles protestations. Non, ses sentiments ne pouvaient changer, elle n’était ni vaine ni inconstante : son orgueil froissé le lui répétait à elle-même, et, bien qu’il ne lui fut pas possible d’être plus sincère et plus touchée qu’elle ne l’avait été quand d’elle-même elle s’était fiancée à Albert, cependant elle se sentait maintenant engagée d’honneur autant que de sentiment. Le bonheur de cette famille et sa considération, qui, à cause de ce mariage, allait être compromise, c’était à Marianne de les conserver et de les défendre. Elle le ferait désormais ; elle se sentait mariée comme si le prêtre et le maire y eussent passé. Douce, timide même, dans la vie ordinaire, Mlle Aimont avait un grand fonds de susceptibilité, de fierté et de décisions, qualités naturelles que les exemples et les leçons de son père avaient encore fortifiées. Tout cela étant sacré devait être décidé.

À dater de ce moment, l’idée d’une unité de famille s’établit en effet, et régna de plus en plus entre ces cinq personnes, qui se regardaient comme liées pour la vie. Il y eut plus de laisser-aller, d’intimité dans leurs rapports. Vis-à-vis de leurs parents, Albert et Marianne se traitèrent en fiancés, et, si le jeune homme, de temps à autre, profita d’un instant de solitude pour baiser une main qu’en famille il se contentait de serrer, parfois discrètement, s’il tendit souvent à oublier les recommandations paternelles, Marianne, forte de ces recommandations, les fit observer. Ils n’en étaient pas moins fort heureux, ou peut-être davantage. La sérieuse observation de ce lien lui donnait un charme plus constant, une plénitude plus grande. Albert avait repris ses cours avec ardeur, il se distinguait aux examens commencés. Emmeline raffolait de sa petite sœur, qui contentait toutes ses fantaisies. Le docteur joignait la tendresse d’un père à l’aimable galanterie d’un tuteur, et Mme Brou, tout en s’efforçant de former sa future belle fille aux plus hautes prescriptions de l’étiquette, ne s’appliquait pas moins à lui plaire et à lui présenter le sein de la famille Brou comme une nouvelle édition de l’Éden.

La douceur et la tranquillité de cette vie pénétraient en effet Marianne. Elle voyait plusieurs fois par jour son fiancé et puisait dans ses regards une source intarissable d’heureuses rêveries. Libre dans la maison, elle pouvait, selon son goût, se renfermer dans sa chambre ou se mêler aux entretiens et aux travaux de ces dames, faire de la musique, lire ou étudier. Le soir, on sortait à pied ou on calèche, soit pour gravir, au trot des deux beaux chevaux amenés de Trégarvan, les coteaux qui entourent la ville et dominent des paysages délicieux, soit pour suivre les longues et belles allées de Blossac, parmi les groupes des promeneurs de la ville. Là on rencontrait les amis et les connaissances de la famille, on prenait des chaises et l’on causait. Marianne était l’objet d’une curiosité discrète. Plusieurs de ces dames et demoiselles liaient conversation avec elle, et cherchaient à entrer dans son intimité. Sans parti pris, sans savoir elle même pourquoi, elle se liait peu. D’une part, elle était encore trop endolorie de son chagrin, elle craignait le monde, et, de l’autre, elle avait le cœur trop plein. Son deuil lui servait à repousser les invitations ; mais, au bout de huit mois, il avait bien fallu, cédant aux instances d’Emmeline et de sa mère, mêler à ce noir un peu de blanc.

— Certainement, cette chère enfant nous accompagnera dans le monde, l’hiver prochain, disait Mme Brou. Mais il faut encore la laisser un peu tranquille, ajoutait-elle en confidence ; une si grande douleur ! Ce père était de sa part l’objet d’un culte !

— Il serait par trop étrange de faire jouer à cette belle héritière le rôle de Cendrillon, disait par-derrière l’élégante Parisienne, femme du capitaine-major.

— Et ce serait dommage ! répondait avec componction Mme Turquois, qui avait deux filles et un fils à marier.

— Il me la faut cet hiver à mon premier bal, s’écriait la préfète, et je n’admets pas d’excuses. Je préviendrai Mme Brou que les convenances l’ordonnent.

Mme la préfète n’avait qu’une fille ; mais son neveu, un don Juan de vingt-cinq ans, habitait la préfecture, et, de peur qu’il ne fit la cour à sa cousine, car il était sans fortune, elle avait hâte de le marier. Dans bien d’autres têtes à l’entour, l’idée de l’héritière des Brou — c’est ainsi qu’on désignait Marianne — faisait flotter plus d’un rêve, quand elle ne servait pas de thème aux malignités ; car ceux précisément qui convoitaient l’héritière pour un fils ou pour un neveu trouvaient abominable que les Brou s’en fussent emparée, et ne désespéraient pas de la leur souffler.

— S’ils gardent trois ans ce trésor-là… disaient en riant la plupart.

Et Mme Touriot, la femme major, brune piquante, qui charmait les plus graves magistrats et dont les femmes enviaient la désinvolture, tout en la blâmant, disait :

— Je vais bien m’amuser à la galerie ! Qui tient pour le jeune Albert ? Moi, je tiens pour… l’autre.

— Vous ne croyez donc pas, madame, à la fidélité ? observa d’un air galant un vieux conseiller.

— Eh ! monsieur, des amants qui se voient tous les jours ! Et pas d’obstacles ! Pendant deux ou trois années !… Allons donc ! Pénélope elle-même y perdrait sa tapisserie. Ulysse du moins était absent !

— Mais Albert aussi le sera.

— Alors, reprit-elle, l’autre sera présent.

Et elle se mit à rire, ce qu’imitèrent autour d’elle tous les bons amis des Brou. Ceux-ci se croyaient fort à couvert, parce que jamais à la promenade Albert ne donnait le bras à Marianne, mais seulement Emmeline ou le docteur.

Mlle Aimont continuait aussi ses œuvres de bienfaisance, un peu au hasard, toutefois, vu les obstacles qu’opposait Mme Brou à ses excursions. Mais elle eut bientôt un allié précieux dans la voisine, femme du charpentier, Mme Démier. Par l’entremise d’Henriette, Marianne lui ayant une fois envoyé 100 fr. pour un de ses protégés, la bonne femme, quelque temps après, vint tout franchement parler à Mlle Aimont de nouveaux malheureux qui méritaient secours. Cette visite eut lieu en présence de Mme Brou. La doctoresse fut convenable avec la femme du charpentier ; elle la fit asseoir et lui parla avec bonté. Elle ne pouvait faire autrement, Mme Démier étant une des femmes les plus estimées du quartier, et son mari d’ailleurs étant propriétaire. Et puis, du moment qu’elle ne venait que pour une raison spéciale, qu’elle se tenait bien selon son rang, portait le petit bonnet de l’artisane, et se faisait prier deux fois avant de s’asseoir, il n’y avait rien à dire. Marianne la reçut mieux encore, la remercia de sa démarche et la pria de recourir à elle en toute occasion. Il ne fallait pas prier beaucoup pour cela Mme Démier. Connue pour son bon cœur dans presque tout Poitiers, les malheureux accouraient chez elle. Sa compassion toutefois n’était pas banale ; elle voulait connaitre par elle-même, voyait, s’enquérait, et cherchait les moyens de tirer les gens d’embarras plus fructueusement que par l’aumône.

— On peut se fier à elle, disait Mme Brou à Marianne, et cela vous épargnera, ma chère enfant, de voir par vous-même, ce qui est bien difficile. Il n’y a pas de mal à dire des Démier, ce sont de braves gens, et ils n’ont que ce ridicule d’avoir voulu faire de leur fils un monsieur.

Mme Démier revint donc de temps en temps voir Marianne, qui la recevait de préférence dans sa chambre, où elles s’entretenaient mieux. La bienfaisance, comme tous les bons sentiments, à sa pudeur. Marianne se plaisait dans la conversation de cette femme simple et bonne, qui, avec des aperçus pleins de jugement, était tolérante sans faiblesse et compatissante pour tout ce qui souffrait.

Il faut dire que Mme Brou n’était pas sans déplorer les prodigalités de Marianne, mot qui s’appliquait exclusivement aux œuvres de bienfaisance ; car le don d’un bijou ou d’une robe à Emmeline s’appelait d’un autre nom : attention généreuse et délicate.

— Il est effrayant, disait la doctoresse à son mari, de voir Marianne dépenser ainsi plus de la moitié de son argent. Ce sont là des habitudes qu’elle ne pourra pourtant pas garder quand elle sera mariée.

Et plus d’une fois elle essaya de déterminer le docteur à arrêter sur ce point ce qu’elle appelait les excès de sa pupille.

Il faudrait pourtant, reprenait-elle, apprendre à Marianne quelques principes d’économie : par exemple, lui faire capitaliser seulement par an un millier de francs.

Mais le docteur, sans différer d’avis au fond avec sa femme, trouvait qu’il était dangereux de taquiner Marianne sur ses goûts et agissements et recommandait toujours d’éviter de la contrarier.

— Cela cessera de soi-même, disait-il, quand elle ira dans le monde ; ou bien le mariage changera naturellement tout cela.

Comme beaucoup d’autres, il pensait que toute la difficulté est d’arriver au mariage, et qu’il faut y conduire la femme par un chemin de fleurs ; après quoi le code arrange tout, et la cage garde l’oiseau. J’ai vu bien des braves gens être de cet avis et ne point faire autrement.

Le docteur se contenta donc de faire observer plusieurs fois à Marianne qu’il fallait s’attendre à de grandes déceptions quand on voulait faire le bien. « On y dépense beaucoup de cœur et d’argent, et tout cela en pure perte. D’abord on ne fait que des ingrats ; puis on se trouve vis-à-vis de gens atteints de vices. invétérés, que rien ne peut guérir. De plus, ces gens-là manquent d’économie ; ils ne savent rien mettre de côté, et il y en a qui font des dépenses auxquelles regarderait un bon bourgeois. Que voulez-vous ? la misère est la misère, et on ne peut pas la détruire. »

— Cela est vrai, disait Mme Brou ; on doit être charitable pour l’amour de Dieu, voilà tout, et afin de gagner le ciel. Mais il faut bien de la religion pour surmonter le dégoût que ces gens-là vous inspirent.

Marianne recevait ces conseils avec un embarras triste : elle était trop jeune, trop ignorante pour avoir réfléchi sur un tel problème. Jusque là, pour elle, la misère était une injustice du sort, qu’elle souffrait de voir, et les pauvres des malheureux, qu’elle soulageait avec délices. Elle ne savait rien de plus, sinon que son père lui avait dit que c’était le devoir des riches de soulager les pauvres, et cette parole pesait pour elle plus que tout autre. Elle fermait son esprit aux aphorismes de M. et Mme Brou. En les écoutant, Marianne en éprouvait une impression pénible et la subissait aussi longtemps qu’elle ne pouvait détourner la conversation : c’était tout. Une fois pourtant, la conduite d’un de ses protégés ayant donné raison aux théories du docteur, elle se sentit épouvantée : Oh ! si c’était vrai que la misère fut le vice, et qu’il fallut détacher son cœur de ceux qui souffrent, quelle horrible chose ! La jeune fille ne se sentait point l’insouciance superbe du docteur et de sa femme, qui, tout en déclarant que les couches inférieures de la société n’étaient qu’une sorte de fumier social, dormaient si bien là-dessus, à l’aide des bons matelas qu’ils possédaient ! Elle passa des heures cruelles, n’osant dire à personne le sujet de son tourment. C’est qu’à ses yeux la question se présentait ainsi : aimer ou maudire, sauver ou abandonner ? Si les pauvres étaient réellement méprisable valaient : ils encore la peine d’être secourus ? La jeunesse est comme l’enfance de l’humanité : elle ne voit que le bien ou le mal, Dieu ou Satan ; elle damne ou adore. Heureusement Mme Démier vint ce jour-là, et Marianne lui confia son chagrin. L’excellente femme poussa de vraies exclamations, blâma le coupable et finit ainsi :

— Eh ! que voulez-vous ? les malheureux ne sont pas parfaits. Il y en a que la misère abrutit, d’autres qu’elle rend méchants. C’est bien triste ! Mais les heureux ne sont point parfaits non plus.

Ce mot resta dans le cœur de Marianne, et à l’occasion s’y développa en réflexions intelligentes. Elle en aima davantage Mme Démier, et dès lors les aphorismes du docteur et de sa femme furent dépensés en pure perte plus que jamais.

C’avait été également une grande surprise pour Marianne quand elle avait appris que la mère d’Henriette repoussait le secours qui lui était tendu et refusait de se séparer de son mari. Ce respect de l’esclave pour sa chaîne, cette affection instinctive survivant à tout ce qui crée et entretient l’affection, ne pouvaient être compris par la jeune fille. Se plaindre et refuser d’écarter la cause de son mal est un effet d’éducation chrétienne et sociale, qui, pour être stupide, n’en est pas moins fréquent ; mais ceux que la vie n’a pas encore brisés ont peine à le concevoir, Henriette, aussi bien que Marianne, blâmait sa mère en ceci. Mlle Aimont n’en continua pas moins d’aider cette pauvre femme, qui s’abandonnait elle-même ; elle lui fournissait des fortifiants, habillait les enfants, payait l’école, et comblait de petits cadeaux Henriette, qui l’adorait.

Les mois s’écoulaient ainsi, et l’époque du départ d’Albert devint proche. Séparation redoutée des deux amants, et en même temps reconnue par eux désirable et nécessaire, puisqu’elle devait aboutir à leur union. Albert se promettait que deux années, après les études qu’il avait déjà faites, lui suffiraient pour obtenir le grade de docteur. Il étudierait avec tant de zèle ! Marianne également l’espérait ; Mme Brou le jugeait possible ; on avait fini par y compter. Ils n’en étaient pas moins longs, ces deux ans, bien longs, quoique les vacances de Pâques et les grandes vacances dussent les couper agréablement.

— Et puis n’irions-nous pas voir Paris ? avait dit timidement Marianne. Il faut bien voir Paris !

— Mais oui, avait répliqué Mme Brou. C’est une bonne idée. N’est-ce pas, Anatole ? Il faut bien que ces jeunes filles voient Paris.

Emmeline avait battu des mains et crié de joie, M. Brou n’avait pas dit non, Albert avait conclu :

— C’est une chose convenue.

Et l’on avait agité l’époque du voyage.

Au mois d’aout, par les grandes chaleurs, on partit pour la campagne : une fort jolie campagne que les Brou possédaient à Ligugé, une des stations du chemin de fer les plus voisines de Poitiers. Le docteur, après ses visites, s’y rendait chaque soir. Albert avait terminé ses cours ; il ne partait pour Paris qu’en octobre. Nos amoureux eurent là deux mois et demi de charmantes vacances. Au milieu des splendeurs de la nature, ils sentaient mieux le charme de leur amour. Tantôt errant au milieu de rochers agrestes, et tantôt dans les belles prairies qui bordent le Clain, sous un soleil splendide, au milieu des herbes, des fleurs, des parfums, d’un essaim d’insectes et d’oiseaux, ils s’aimaient et vivaient avec ivresse. Emmeline et sa mère, il est vrai, les accompagnaient toujours ; mais encore avaient-ils bien les instants où seuls, en face l’un de l’autre, ils pouvaient s’épancher avec plénitude. Cette association, par elle-même si, enthousiaste, avec une jeune fille aussi intelligente qu’ingénue et d’un caractère plein de noblesse, avait singulièrement élevé Albert. Plus réfléchi, plus doux, il ne mettait plus dans ses jugements cette légèreté sceptique qui affecte la supériorité et n’est guère qu’une marque d’insuffisance ; il se montrait bon, sensible, parfois ingénieux. Sa santé même s’était fortifiée, et ces deux mois à la campagne en firent — Mme Brou du moins le déclarait — le plus beau garçon du monde. Elle pensait encore tout bas qu’un pareil jeune homme pouvait prétendre à tout, et que Marianne était bien heureuse.

Mais ces beaux jours passèrent, les feuilles des peupliers jonchèrent la prairie ; le colchique pâle, au pistil d’or, y remplaça les œillets et les marguerites. Le cœur des amants se serra, comme faisait le sein de la nature, et l’on revint à Poitiers pour les préparatifs du départ.

La veille, M. Brou emmena son fils dans son cabinet ; là il lui compta la somme nécessaire au voyage et à l’installation, lui donna l’adresse de quelques personnes et finit par ces paroles, prononcées d’un ton à la fois docte et paternel :

— Maintenant, Albert, je te recommande le travail ; il t’est plus nécessaire qu’à tout autre. Ton avenir tout entier dépend de la promptitude de ton succès. Je n’ai pas besoin de te dire que tu laisses ici ton bonheur ; nous y veillerons fidèlement. Mais plus ton absence sera longue et plus le danger sera grand : « Souvent femme varie. » Nous ne pouvons pas empêcher Marianne de voir le monde ; elle y sera vivement recherchée et l’on fera des efforts pour la conquérir. Cependant Marianne a un caractère sérieux qui me donne espoir. C’est à toi surtout qu’il appartient d’entretenir son amour par des lettres assidues ; mais plus courte sera l’épreuve, je le répète, mieux cela vaudra. Veille surtout à ce que ta conduite ne puisse pas fournir d’armes contre toi à tes rivaux. Par les femmes, — elles sont assez perfides pour cela, — tout pourrait arriver aux oreilles de ta fiancée. Prends garde ! J’ai été jeune comme toi et je connais la vie des étudiants. Pour beaucoup, l’étude n’est qu’un prétexte. Je n’admets pas que tu puisses être de ceux-là ; mais, à côté d’un tel excès, il y a bien des distractions qu’il faut éviter. Par exemple, pas de ménage ; ça, c’est un fléau. Ces filles sont bavardes, remuantes ; elles aiment le plaisir et vous entraînent malgré vous. Ensuite, la chose est sue de tous les étudiants du pays, on en jase au retour, et, comme je te l’ai dit, un rival peut avoir l’indélicatesse d’en profiter. Nous avons une partie serrée à jouer, ne l’oublie pas. On cherchera de tous côtés à t’enlever Marianne ; base là-dessus tous tes plans. La jeunesse a ses besoins, et je ne suis pas plus dur qu’il ne faut être ; mais j’estime que des satisfactions passagères doivent suffire à un jeune homme sérieux et soucieux de son avenir. Surtout ne te laisse captiver par aucune de ces petites filles ; on se sert de ces femmes-là, on ne les prend pas au sérieux. N’oublie jamais le bonheur qui t’attend ici et rends-toi digne de le posséder. Enfin sache bien que j’entends ne dépasser, sous aucun prétexte, la somme fixée pour la pension, et que, si tu faisais des dettes, je ne les payerais pas. Compte là-dessus.

Ce discours achevé, M. Brou se leva et mit la main sur l’épaule de son fils en ajoutant quelques paroles encourageantes. Albert, se levant également, balbutia qu’il emportait les meilleures résolutions, qu’il ne songeait qu’à bien travailler…, qu’il comptait absolument sur Marianne…… Il était dans la situation d’un homme qui vient de recevoir un grand coup de poing, dont il est encore tout étourdi. Une fois, au commencement, il avait interrompu son père par une courte exclamation ; mais le docteur avait continué. Une vive rougeur était montée alors au visage d’Albert et il s’était tu ; maintenant il ne protestait pas. Pourquoi ? Quelle était cette fausse honte ? de quoi se composait-elle ? Il était pourtant indigné et se sentait comme meurtri.

En sortant du cabinet de son père, il ne voulut pas rentrer dans la salle à manger où l’attendait Marianne ; il se rendit dans le jardin avec le désir de ne pas la rencontrer, et, une fois au grand air, il fut parcouru de ce frisson, brr, qu’on ressent après une émotion pénible, peur ou dégoût.

— Les pères, se dit-il, ne comprennent pas l’amour. Chère Marianne ! je ne redoute point qu’elle puisse changer, et moi aussi, je veux lui rester fidèle.

— Albert ! Albert !…

C’était Mme Brou qui cherchait son fils et se pendit à son bras.

— Je ne sais pas comment faire, lui dit-elle, pour faire ranger dans la mallz ce pâté de perdreaux truffés. Elle est pleine comme un œuf. Je vais en ôter les habits d’été, dont tu n’auras besoin que plus tard.

— Maman, laisse donc ! Je ne veux pas de ce pâté.

— Tu n’en veux pas ? Par exemple ! Il faut que tu aies toujours quelque chose dans la chambre, pour prendre un morceau quand tu auras veillé tard. Et puis, on est si mal nourri dans ces pensions. Pauvre enfant, va ! Je t’enverrai un panier de vin de Bordeaux, mais je ne veux pas que ton père le sache. Veux-tu aussi des prunes à l’eau-de vie ?

— Non, maman ; merci.

— Tu dis toujours non, mais je sais bien que tu aimes les friandises. Ah ! quand je ne serai plus là pour te soigner… Pauvre petit ! Ne vas pas t’enrhumer surtout. Puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, pas de folies ! Il y a des garçons qui se sont perdu la santé là-bas. Ah ! ciel ! que vas-tu devenir, quand je ne pourrai plus veiller sur toi ?

— Sois tranquille, maman ; je te reviendrai tout comme me voilà. Si je m’enrhume, je me soignerai ; ne faut-il pas que j’apprenne ?

— Je t’enverrai aussi de mes sirops. À Paris, c’est fait avec des drogues, ça ne vaut rien.

— Une idée, maman : si tu mettais dans ma malle un peu de tout, afin que je pusse le trouver à l’occasion.

— Mauvais enfant, tu plaisantes, quand j’ai le cœur brisé de ton départ. Ah ! moi qui ne t’avais jamais quitté…

— Je reviendrai, chère mère, et nous ne nous quitterons plus.

— Et ne manque pas d’écrire souvent à Marianne. Il faut cela. Tu m’écriras aussi, et si tu as de petits ennuis… Tu sais bien que je t’ai toujours gâté, méchant Bébert !

Le soir, dans l’ombre, au jardin, un entretien plus doux, plus profond, releva l’âme d’Albert et consola presque la douleur de Marianne. Jamais le jeune homme n’avait donné à son amour des accents plus enthousiastes, plus tendres ; on eût dit qu’il voulait le venger des abaissements que lui avaient infligés d’autres pensées. Aussi, que pouvait-on avec elle, sinon s’élever aux plus hauts sommets de l’amour et de la confiance, lorsque de sa voix douce et tendre, elle disait :

— Nous ne serons point séparés, Albert. Ma pensée sera près de vous et je sentirai la votre près de moi. Pendant que vous étudierez là-bas pour devenir un homme utile, moi je réfléchirai, j’apprendrai pour devenir digne de tous mes devoirs de femme. Cher ami, ces deux années ne seront pas perdues ; elles nous sont plutôt nécessaires. Nous sommes trop jeunes encore pour nous marier ; car il ne s’agit pas seulement d’être heureux, mais aussi d’être capable de remplir sa tâche et de rendre heureux… les autres.

Elle lui dit encore :

— J’ai compris, à quelques mots de votre mère, que l’on craignait votre absence pour mon amour, Albert. C’est bien peu me connaître. Je suis sûre que vous n’avez pas cette crainte et quant à moi, je vous ai donné toute ma confiance et je sais que vous m’aimerez là-bas comme ici, Que sont donc les êtres qui pourraient ainsi changer ?

Enivré d’amour et de respect, l’adorant, il répondit par les serments les plus vifs et les plus tendres ; ils se quittèrent pleins de foi, de courage, d’amour.

Le lendemain, après un déjeuner rapide, où nul ne mangea, où tous les yeux étaient pleins de l’armes, M. Brou, tirant sa montre, se leva :

— Allons ! il est temps.

Mme Brou poussa un gémissement, et se précipitant sur une assiette du dessert :

— Ah !… Et ces raisins, Albert ? si tu les emportais pour ta route ? Cela te rafraîchirait.

Il eut bien de la peine à s’en défendre ; mais il reçut en cachette un petit porte-or, qu’en l’embrassant elle lui mit dans la main, Albert embrassa ensuite sa sœur et Marianne ; après quoi la mère éplorée vint se rejeter dans ses bras. Enfin, entraîné par le docteur, qui seul l’accompagnait à la gare, il partit, emportant un dernier regard de Marianne, d’une ravissante éloquence, et qui lui resta dans les yeux jusqu’à Paris.