Bureaux du Siècle (p. 296-307).


XV

Quand Pierre vint à l’hôtel du Bon La Fontaine à dix heures, l’heure indiquée par Mme Brou, on le fit entrer dans un salon, et bientôt après il vit paraître Marianne seule. Elle vint directement à lui, la main tendue. Un doux sourire et une expression affectueuse éclairaient son front sérieux. Elle était vêtue d’une petite robe de sole grise à carreaux, ornée de simples biais, un élégant négligé de courses à pied ; mais elle n’avait ni gants ni chapeau.

— Ces dames dormaient encore, dit-elle ; je les ai prévenues, mais sans beaucoup de succès, et je crois que notre course est manquée pour ce matin.

Et cependant elle s’asseyait et invitait du geste Pierre à s’asseoir ; il dit avec un peu de roideur :

— En ce cas, mademoiselle, je reviendrai cette après-midi, à… une heure ?

Et il s’apprêtait à la quitter. La figure de Marianne exprima un vif désappointement.

— Quoi vous partez ?

— Mais puisque…

— C’est vrai, dit-elle tristement, nous abusons déjà… Vous travaillez beaucoup, monsieur, et votre temps est précieux.

— Il m’est très-précieux, répondit-il, quand il peut vous être utile.

— Oh ! monsieur Pierre, voilà une phrase de politesse mondaine qui de votre part m’étonne.

— Elle est très-vraie, mademoiselle.

— Alors pourquoi avez-vous hâte de partir ?

— Mais je n’ai pas la prétention…

— Vous avez bien tort, monsieur, reprit-elle. Ayez, je vous en prie, la prétention très justifiée de m’être utile, agréable, et restez un peu au moins jusqu’à ce que MM. Milhau et Beaujeu arrivent. Si vous saviez quelle joie c’est pour moi que de pouvoir causer avec vous !

— Quelle bonté dit-il en rougissant.

Pourtant une expression pénible passa ensuite sur ses traits…

— Oh ! ce n’est pas de la bonté, reprit Marianne ; c’est de la fraternité, monsieur Pierre. Rappelez-vous quels nobles conseils vous m’avez donnés, quelles émotions nous avons partagées, et laissez avec moi le ton cérémonieux. Je vous dirai, moi, tout simplement que j’ai vivement regretté de ne pas vous avoir vu depuis ce temps, que j’ai été heureuse de vous rencontrer hier, et plus heureuse encore de vous voir lié avec Albert, parce que… parce que cela me promet que nous nous verrons souvent plus tard. Vos pensées, vos réflexions, ont une science que n’ont pas les miennes ; mais nous pensons de même, et si vous saviez combien je suis heureuse de vous entendre exprimer et si bien raisonner mes sentiments !…

L’émotion de Pierre semblait profonde, mais il ne l’exprima pas et se contenta de serrer la main que lui tendait Marianne. Déjà il s’était assis. Comme il ne parlait pas, elle reprit :

— Hier encore, j’étais agitée de colère et d’indignation après ce spectacle. Vous m’avez fait un bien !… Cependant j’ai senti que vous ne disiez pas toute votre pensée, et vous avez bien fait, car… on ne vous l’eût pas pardonné. D’ailleurs ce que vous ne m’avez pas dit, il me semble le savoir aussi bien que ce que j’ai entendu.

— C’est pour vous que je parlais, dit-il, entraîné par les paroles de la jeune fille, et il ajouta d’une voix très-émue : Je suis bien heureux…

— Monsieur Pierre, y a-t-il beaucoup de jeunes gens qui pensent comme vous ?

— Il y en a certainement que je ne connais pas, répondit-il. Puis on peut être d’accord sur tel point et non sur tel autre. J’ai deux amis intimes, un seul eût été hier tout à fait de mon avis.

— Un seul dit-elle tristement.

Elle resta silencieuse et demanda un instant après :

— Pouvez-vous me dire son nom ?

— Certainement : Aristide Cheneau.

Marianne baissa la tête. Ce n’était pas Albert.

Il y eut encore un silence, puis elle revint à sa préoccupation.

— Mais Albert aussi est de vos intimes, puisque vous habitez presque ensemble ? Ah ! n’est-il pas l’autre peut-être ?

— Non, mademoiselle… Albert et moi nous sommes de bons camarades simplement. C’est le hasard qui a réuni nos logements.

— Mais vous causez avec lui sur… des sujets sérieux ?

— Non, répondit Pierre en hésitant un peu et sans autre explication…

— Je le regrette, dit la jeune fille avec un regard qui contenait une prière muette.

— Nous n’avons pas le même caractère et nos habitudes sont différentes, dit Pierre doucement. Albert est le fils d’un bourgeois ; moi, d’un charpentier. Non-seulement j’ai l’amour du travail, mais la nécessité rend ce travail opiniâtre, car j’ai hâte de décharger mes parents du fardeau de ma longue éducation.

— Devez-vous passer votre thèse bientôt, monsieur ?

— Oui, mademoiselle, très-promptement.

— Et vous espérez réussir ?

— Oh ! oui.

Pierre disait cela d’un ton si affirmatif que Marianne le regarda avec un peu d’étonnement. Il sourit.

— J’ai fait mes études, dit-il, moins, en vue du diplôme que de la fonction ; aussi ai-je voulu étudier et voir, jusqu’à ce que ma conscience me permit elle-même d’exercer.

— Et maintenant elle est rassurée ?

— Non, mademoiselle, mais elle tremble moins. D’ailleurs je compte bien étudier toujours.

— Vous comptez vous fixer à Poitiers

— Il le faudra sans doute, à cause de mes parents ; sans cela j’irais m’établir dans un village.

— Dans un village ? s’écria-t-elle tout émue. Oh ! comme vous pensez bien ! comme c’est bien ! cela. Vous resterez pauvre, monsieur ?

— Pauvre et soignant les pauvres, dit-il gaiement. Mais mon rêve à ses charmes : une petite maison proprette, avec un jardin et…

Il s’arrêta. Marianne leva sur lui son regard pur.

— Et une famille nouvelle, ajouta-t-elle. Oh ! la femme que, vous aimerez sera heureuse, monsieur Pierre, et je voudrais bien être son amie, comme la vôtre.

Pierre se troubla.

— Je ne sais comment vous remercier, balbutia-t-il ; mais ce rêve ne sera peut-être jamais qu’un rêve. Il est… difficile…

— Pourquoi ?

— Je suis trop ambitieux…

— Pour le mariage ? Ah ! vous avez raison. Il faut penser de même, s’entendre absolument de cœur et d’esprit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ah ! sans doute cela est difficile, reprit-elle.

Et elle devint rêveuse. Quand elle releva les yeux sur Pierre, elle le vit sombre.

— Vous ne m’en voulez pas, bien sûr ?

— Et de quoi ? mademoiselle.

— De vous avoir retenu.

— Ah ! mademoiselle.

— Je suis si heureuse de parler avec vous comme je pense. Il faut que vous sachiez que cela ne m’arrive presque jamais. Quand je m’épanche un peu, on me gronde, on m’accuse d’avoir des idées excentriques : ce qui est, je ne sais si vous le savez, le tort le plus fâcheux, dans le monde où je vis. On me prend donc en pitié et cela me mortifie, d’autant mieux que ce que j’éprouve de mon côté, c’est justement aussi du dédain, quelquefois même de la colère contre les idées au nom desquelles on me condamne. J’étouffe souvent de ne pouvoir parler ; je sens aussi le grand besoin que j’aurais de converser avec des personnes indépendantes d’esprit et généreuses cœur, afin de pouvoir contrôler mes propres pensées, les étendre, et faire un peu d’ordre dans cette confusion incertaine. La chose que je désire le plus quand je serai libre, c’est un milieu de ce genre. N’est-ce pas que c’est une nécescité morale ?

— Assurément, dit Pierre ; mais ce milieu est rare, plus rare que vous ne pensez. Ce n’est guère qu’à Paris qu’il se rencontre.

— Est-il possible que la routine, soit chère aux gens ? Mais, monsieur, cela reviendrait à dire que la majeure partie de l’humanité ne pense point.

— Elle pense véritablement très-peu dans le sens que nous donnons à ce mot, c’est-à-dire qu’elle n’emploiera la plus grande somme de son énergie, intellectuelle qu’à des intérêts journaliers et personnels. Enfin, ce qui est pire, c’est que, parmi ceux qui pensent, la plupart, tout en méprisant la routine, les vieilles croyances, les observent et au besoin les défendent.

— Et pourquoi ? demanda-t-elle.

— Par intérêt… à ce qu’ils croient.

— Qu’est-ce donc que l’intérêt ? dit Marianne avec un sourire et un vif éclair dans le regard.

— Ah ! vous l’avez compris ? s’écria Pierre, qui, se levant de sa place, alla serrer la main de la jeune fille, dans un mouvement irrésistible, lui tout à l’heure si réservé.

— Mais… savez-vous ?…

— Oui ! je sais, j’ai vu que vous l’avez compris, l’intérêt supérieur qui seul rend la vie large et féconde…

— Et multiplie notre bonheur par celui des autres, dit-elle.

— Oui, comme il nous impose la sainte et sublime souffrance des maux de l’humanité.

— En se regardant, leurs yeux devinrent humides. Tout à coup, Pierre jeta sa tête dans ses mains. Pour Marianne, un vague sourire aux lèvres, heureuse, inspirée, elle restait sous le charme de cette rencontre profonde.

— Vous voyez bien, dit-elle d’une voix grave et douce, en rompant la première le silence, que nous sommes amis. Quel bonheur de s’entendre ainsi ! C’est la première fois que je le goute avec plénitude.

Il y eut un silence, puis Marianne reprit d’une voix un peu altérée :

— Albert !

Et il était facile de voir, à sa voix et à son air, qu’elle parlait comme elle pensait, dans toute l’expansion de la confiance, dans toute la sincérité de son âme.

— Il n’a pas en ces choses d’initiative. Quel dommage, car il est si aimant, si généreux et si bon ! Mais vous m’aiderez, n’est-ce pas, monsieur Pierre ? et je suis sûre qu’il arrivera à penser comme nous.

Pierre ôta ses mains de son visage, et la jeune fille fut étonnée en le regardant ; tout ce que ses traits avaient d’un peu rude pré nait à ce moment quelque chose d’âpre, de sauvage, mais illuminé d’un rayon qui donnait à ce masque énergique une étrange beauté.


Que pensez-vous ? lui demanda-t-elle émue.

Il sourit amèrement.

— Eh ! moi aussi, je suis comme les faux penseurs dont je parlais tout à l’heure : fort en théorie, pauvre en pratique. Mais on peut s’élever et j’y parviendrai.

— Comment ? que voulez-vous dire ?

— Oh ! laissez moi ce secret de ma faiblesse ; d’ailleurs je serai tout à vous.

Marianne le regardait un peu hésitante, étonnée, quand entrèrent M. Milhau, et Beaujeu. Eux aussi, vu leur veille précédente, s’étaient attardés dans le sommeil, et, arrivant assez honteux, ils furent enchantés d’apprendre que Mme Brou et sa fille n’avaient pas donné signe de vit. Marianne remonta s’enquérir des paresseuses ; elles étaient presque prêtes après avoir pris leur chocolat à la hâte, elles parurent enfin. On se mit en route aussitôt.

Ils entrèrent dans l’église de Notre-Dame, Emmeline donnant le bras à M. Beaujeu, Mme Brou a M. Milhau ; Pierre à Marianne. Mme Brou avait eu déjà le temps de dire à M. Milhau qu’il fallait absolument que la demande eut lieu le jour même, car elle ne voulait pas compromettre plus longtemps la réputation de sa fille, et d’ailleurs il n’était pas convenable que des rapports préliminaires aussi longs, — quoi ? cela datait déjà de quatre jours ! — puissent avoir lieu entre des jeunes gens.

— Eh bien ! ma chère madame, ce sera pour ce soir. Mon cousin n’a nullement envie de reculer, au contraire. J’espère que, de votre part, vous comptez sur le consentement d’Emmeline ?

— À vous parler franchement, oui, je l’espère ; elle est si raisonnable ; mais je n’ai pas voulu lui parler avant…

— Au moins vous l’avez sondée ?

— Un peu. Elle m’a dit qu’elle trouvait M. Beaujeu fort aimable, mais autrement elle ne songe pas du tout… et même quand je lui ai dit : Emmeline, il ne faudrait pas tant donner le bras à M. Beaujeu ; prends plutôt le bras de M. Milhau, avant que ce monsieur ait pu l’offrir le sien ; elle m’a répondu de son air candide : Oh ! maman, à Paris, qu’est ce que cela fait M. Beaujeu me raconte comment tout se passe à Paris, et cela m’amuse tant ! Elle est d’une innocence !

— Bon, bon ! Mais elle sait cependant qu’elle est en age de se marier, et pour moi Je pense qu’elle doit s’attendre à quelque chose et ne dira pas non.

Cet entretien expira du sein du temple, où Mme Brou, s’arrêtant dès les premiers pas, plongea dévotement ses doigts dans l’eau bénite. Sa fille l’imite, mais non Marianne.

— Vous n’êtes plus catholique demanda Pierre tout bas à la jeune fille.

— Qui vous a dit cela ?

— Je vois que vous laissez, à d’autres les bénitiers.

— C’est par égard pour vous, répliqua Marianne avec un sourire. On assure que l’eau bénite brûle les hérétiques, et j’aurais craint que quelque goutte, par mégarde, vous tombant…

— Non, non, ce n’est pas pour moi ni pour aucun autre. Si vous étiez catholique, vous vous seriez signée devant tous les libres-penseurs de la terre, et même vous n’auriez eu garde de l’oublier.

— Comment pouvez-vous me si bien connaître ?

— Je vous connais, et puis, vous ne pouviez plus être catholique, j’en étais sûr. Vous êtes des croyants de la seule vraie religion, qui est la recherche de la vérité ; vous êtes de ceux — si rares — dont les sentiments sont à eux-mêmes. Je sais cela depuis le temps où vous avez soutenu celle que tout le monde condamnait.

La main de Marianne serra doucement le bras de Pierre.

— Merci de me parler d’elle. Je ne l’ai point oubliée, et j’aurais souvent besoin d’en parler. Tout à l’heure, en entrant sous ces voutes, élevées par l’idéal d’un autre temps, j’ai pensé à elle. C’est une religion aussi que l’amitié, que le souvenir des morts aimés, tombés dans le gouffre de l’inconnu. Ces temples du passé sont-ils donc vraiment l’expression d’un sentiment religieux, impérissable même dans ses transformations successives ?

— Peut-être. Ou bien nous sommes encore assez près de cette forme pour en ressentir l’influence.

— Henriette ! murmura Marianne ; pauvre Henriette !

Elle pencha la tête d’un mouvement doux et recueilli, et Pierre vit une larme sur sa joue.

— Eh bien ! monsieur Démier, dit assez haut Mme Brou, ne voulez-vous pas nous montrer un peu l’église ?

— C’était presque dire à Pierre qu’on ne l’avait invité que pour cela. Il regarda la digne bourgeoise avec un sourire.

— Assurément, madame, je n’ai point oublié la promesse que j’en ai faite à Mlle Aimont.

Il commença par les ramener à l’entrée pour observer l’ensemble de l’architecture, et fit l’historique des constructions successives et des vicissitudes du vieux monument. Sa parole simple, imagée, ressuscitait les époques et montrait presque la scène quand la basilique servait d’abri aux assemblées communales, sous la protection des évêques, de refuge aux révoltés ou aux criminels, et que dans cette bizarre confusion de la vie matérielle et religieuse, que présente le moyen-âge, les nefs latérales étaient des halles de marchands. Pierre montra saint Dominique prêchant sous ces voutes la destruction des Albigeois ; Raymond VII, en chemise, abjurant l’hérésie, au pied de l’autel où plus tard Henri d’Angleterre est couronné roi de France, et où retentit bientôt après le Te Deum des victoires de Charles VII. En 1893, étrange spectacle : Notre-Dame est remplie d’hommes d’armes, mêlant les cantiques aux jurements. Ce sont les troupes populaires de la sainte Ligue qui l’ont prise pour caserne, et qui tantôt jouent aux dés ou folâtrent avec leurs ribaudes, tantôt s’agenouillent, le chapelet à la main, devant quelque moine ligueur. Deux cents ans après, quelle est cette belle femme, assise sur l’autel ? C’est la déesse Raison. Et peu après, les officiants de Notre-Dame sont les théophilanthropes.

Ensuite le jeune archéologue expliqua la pierre elle-même, depuis les grandes sculptures du Jugement dernier jusqu’aux fantaisies grotesques ou impies de l’artiste solitaire, chargé de son pendentif ou de son chapiteau. Il montra sous les restaurations modernes la splendeur des rosaces et des vieux vitraux, et tint pendant deux heurs ses auditeurs sous le charme des grands souvenirs.

La visite se termina par l’ascension des tours.

En face du panorama si vaste et surtout si plein, qui s’étendait sous leurs yeux, de cette ville immense, aux collines fertiles et peuplées ; de cette foule de monuments qui, de toutes parts, s’élevaient, mystérieux témoins des âges écoulés, tandis que de ces quais, de ces places, de ces rues tumultueuses, montait la respiration concentrée de l’humanité actuelle, palpitant ici au point le plus intense de sa vie, Marianne eut un moment d’ivresse. Des Thermes de Julien ; du silencieux et penche Cluny, ses yeux se portèrent à la tour Saint-Jacques, au Louvre, à l’Arsenal, et s’arrêtèrent à la colonne de Juillet, marquant la Bastille disparue. Puis elle regarda la colonne Vendôme, le Palais-Royal, l’Étoile, et ses regards, devenus vagues, cherchèrent, dans les brumes de l’avenir, des monuments nouveaux, dont sa pensée ne voyait pas les contours distincts, mais qu’elle appelait et pressentait, comme une mère voit l’enfant dans ses rêves. C’était la vie tout entière de l’humanité qui avait ainsi passé devant elle en peu d’instants, ici croyante et morne, là douteuse et batailleuse, héroïque, chercheuse, plaintive, indignée, exultante enfin dans un nouveau dogme, et venant aboutir à ce pandémonium de forces éteintes et latentes, à cette gestation mystérieuse et troublée, à ce combat terrible de l’heure présente, entre un monde sénile et un monde enfant. Elle voyait fourmiller sous ses pieds, dans, une agitation fiévreuse et sous des costumes divers, un peuple entier, et de cette production incessante d’actes, de sentiments, de pensées, il lui semblait que, vaporeuses et tangibles, les idées aussi montaient vers elle avec les bruits. Jamais elle n’avait tant vu, tant compris la vie ; jamais elle ne l’avait sentie si forte, si puissante, si pleine d’avenir ; elle-même était animée d’une nouvelle force et d’une foi plus vive. Instinctivement elle chercha le regard de Pierre : il était sur elle, ils se fondirent. Alors Marianne sentit dans sa poitrine comme une électricité foudroyante, qui l’étreignait. La respiration lui manqua ; elle se retint machinalement à la balustrade et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, surprise de ce trouble, elle se dit à elle-même : Qu’ai-je donc ? Et aussitôt elle se demanda où était Pierre, mais elle n’osa plus regarder de son côté. Ce fut seulement quand on descendit l’escalier qu’elle l’aperçut ; il était fort pâle.

Cette visite de la cathédrale avait duré longtemps ; l’heure était avancée. On tint conseil sur le parvis, et il fut décidé qu’on renoncerait pour ce jour-là à visiter les autres églises, Mme Brou avait une emplette à faire ; déjà le docteur devait être de retour à l’hôtel.

— Cela vous contrarie peut-être, Marianne ?

— Non, ma tante ; je ne me sens pas très-bien.

— Vous êtes fraîche comme une rose pourtant ; je ne vous ai jamais vu cet éclat.

— C’est vrai ! dit M. Milhau avec une surprise pleine d’admiration.

— En revanche, M. Pierre parait fatigué. Monsieur, vous avez dit de fort belles choses ; nous vous sommes bien obligés. Si cela ne vous ennuyait pas trop, nous serions bien charmés que vous voulussiez nous montrer encore les autres églises. C’est vraiment bien intéressant de savoir ainsi ce qu’on voit, et vous vous exprimez avec tant de science et de poésie !…

Pierre affirma qu’il serait charmé lui-même de remplir une seconde fois le rôle de cicerone ; mais il refusa formellement l’invitation à dîner que crut devoir lui adresser Mme Brou, et il prit immédiatement congé.

— En vérité, j’ai cru lui devoir cette politesse, dit Mme Brou après son départ. Comme il s’est donné de la peine pour nous !… À Paris, un dîner ne tire pas à conséquence. Mais vraiment ce jeune homme est étonnant pour sa condition ; il parle comme un savant et même comme un homme du monde. C’est bien singulier.

— Croiriez-vous, monsieur, poursuivit-elle en s’adressant à M. Beaujeu, que c’est le fils de notre charpentier ? Nous ne le voyons pas à Poitiers, bien entendu ; ici c’est la faute d’Albert, qui s’est lié avec lui. Puis, dans ce siècle, il ne faut pas être trop difficile sur les rangs, au moins pour de simples connaissances.

— En effet, madame, toutes les vieilles distinctions sont bien effacées, et c’est dommage. On pouvait autrefois être fier de son nom ; maintenant…

— Je sais, monsieur, que votre famille est très-distinguée.

— Oui, madame, je puis m’en flatter, une des meilleures du Beaujolais ; nous sommes même alliés aux de Quigrogne, un des beaux noms de la province.

— Vraiment… C’est fort bien, monsieur ; mais votre nom semble même… être noble : Beaujeu, de Beaujeu, cela va parfaitement.

— Je me suis laissé dire, madame, que mes ancêtres le portaient ainsi, et il ne serait peut-dire pas difficile de retrouver de vieux parchemins…

— Il serait possible, et vous avez négligé cela ?

— Mon Dieu ! oui, madame. J’ai eu jusqu’à présent le tort de négliger les affaires sérieuses ; mais ce tort, je ne l’aurai plus, si mes vœux peuvent être remplis.

— Ils méritent de l’être, monsieur !

Et Mme Brou rentra à l’hôtel, toute enivrée de cette nouvelle perspective : sa fille s’appeler de Beaujeu !

Le soir même, M. Beaujeu, escorté de M. Milhau, demandait solennellement la main de Mlle Brou, et recevait du docteur la réponse la plus encourageante, le consentement d’Emmeline réservé. Aussitôt après cette visite, Emmeline fut appelée dans la chambre de ses parents. En apprenant ce dont il s’agissait, elle poussa un petit cri de surprise et mit sa tête dans ses mains, d’un air confus.

— Tu ne te doutais de rien, ma pauvre petite ? dit Mme Brou en l’embrassant…

— Mais non, comment donc ? Il était bien empressé près de moi, c’est vrai ; mais n’est-ce pas l’usage des messieurs ?…

— Je le voyais bien, parce que tu étais si gentille et si à ton aise… Enfin il est amoureux fou, à ce qu’il paraît. Eh bien ! qu’en dis-tu ?

— Je ne veux avoir d’autre avis que le vôtre, dit Emmeline en prenant subitement l’air composé d’une jeune fille bien élevée, esclave des bons principes.

— Chère enfant ! Cependant il faut aussi que ton cœur parle et que tu te décides volontairement. Interroge donc tes sentiments ; nous ne voulons que ton bonheur.

Et là-dessus, afin que le cœur d’Emmeline pût répondre, M. et Mme Brou se livrèrent de nouveau à l’énumération des avantages offerts par le prétendant : une bonne famille, alliée à la noblesse du pays, et peut-être même un de, appuyé de parchemins ; 200, 000 francs de fortune, la promesse d’un emploi administratif qui devait aboutir quelque jour à une préfecture ; un caractère honorable, affirmait M. Milhau ; aimable, disait madame, qui avait toujours eu avec ce cousin, son franc-parler ; on pouvait tout lui dire avec certaines précautions. Enfin, grâce à la liberté dont on jouit à Paris, Emmeline avait vu ce monsieur cinq fois, avait causé avec lui très-intimement, et pouvait d’après cela voir facilement s’il lui plaisait et si elle voulait passer avec lui sa vie.

Ce discours fut terminé d’un grand air de satisfaction, car en vérité on ne pouvait faire mieux ni même aussi bien à l’ordinaire.

— Il n’y a qu’un petit inconvénient, reprit Mme Brou, c’est qu’il est un peu âgé. Mais comme tu es raisonnable. Après tout, il faut qu’un mari soit plus âgé que sa femme, dix ans au moins. Et comme cela ce n’est qu’une dizaine d’années de trop qu’a M. Beaujeu.

— Il ne serait pas mal sans cela, dit Emmeline ; pourtant cela me gène un peu.

— Il n’en sera préfet que plus tôt, mon enfant, que veux-tu ? Car il a, paraît-il, de belles relations. Il est bien difficile de tout réunir.

— Enfin, dit le docteur, réfléchis, ma fille. À mon avis, c’est un beau parti qui s’offre à toi ; mais je ne veux pas te contraindre. J’ai promis une réponse décisive pour demain. D’ici là, réfléchis, interroge-toi, prends ton temps ; ne précipitons rien. Demain matin tu me diras ta décision, et je l’écrirai à M. Beaujeu.

— Je sais que j’ai le meilleur des pères, s’écria Emmeline en se jetant dans les bras du docteur.

Après cette conversation avec ses parents, Emmeline courut dans la chambre de Marianne. Ce n’était pas se plonger dans la réflexion ; mais pour les natures communes, le meilleur moyen de réfléchir à une chose, c’est d’en parler, la méditation étant chez elles de si faible contexture que le fil s’en rompt à chaque instant, quand un argument extérieur ne lui fournit pas d’appui. Emmeline avait-elle aussi des besoins de poésie dramatique ? ou ressentait-elle vraiment l’angoisse de sa destinée ? Elle se jeta dans les bras de sa cousine en lui demandant conseil.

— Ma chère, c’est un bon parti certainement, et mes parents désirent ce mariage ; mais si tu savais, je suis toute tremblante ! Épouser ce monsieur ! Je ne dis pas qu’il n’est pas aimable, mais il est bien un peu âgé, n’est-ce pas ? Qu’en dis-tu ? comment le trouves-tu ?

— Je te croyais décidée, je l’avoue, dit Marianne ; mais puisque…

— Décidée, ma chère, et comment ?

— Mais tu étais fort aimable avec lui.

— Sans doute ; savais-je, moi, de quoi il s’agissait ?

Marianne regarda sa cousine, et l’effet de ce regard fut tel qu’Emmeline rougit. Les jeunes filles ne peuvent guère se tromper mutuellement sur de tels sujets.

— Mais voyons, reprit Mlle Brou, un peu confuse, personne ne m’en avait rien dit.

— Mais tu t’en doutais, et alors, sil ne te plaisait pas, il ne fallait pas chercher à lui plaire.

Emmeline ouvrit de grands yeux.

— Tu es toujours étonnante, ma chère ; alors on ne serait jamais demandée qu’une fois par son mari ?… Ce serait bien agréable ! Non, l’on ne risque rien à être aimable et l’on est toujours libre de refuser. Savais-je d’abord si c’était un parti avantageux, moi ? Rien du tout, puisqu’on ne m’avait rien dit ; mais je n’aurais voulu pour rien au monde que ce monsieur se retirât sans avoir fait sa demande : c’eût été mortifiant pour moi. Maintenant je vais voir, et c’est à présent seulement que je puis me décider.

— Et s’il t’aimait réellement, s’il avait espéré, d’après la manière d’être avec lui ?…

— Oh ! répondit Mlle Brou, en relevant la tête fièrement, tu dois penser que je ne me suis pas compromise.

— Mais tu pourrais lui avoir causé un vif chagrin.

La jeune fille secoua la tête en riant.

— Bah ! Il se consolerait… plus tard. Les hommes ne sont pas si susceptibles… ni si loyaux.

Cette réponse rendit Marianne un instant pensive.

— Non, se dit-elle, ni de l’un ni de l’autre côté, la loyauté n’est la règle de ces rapports d’homme à femme, qui devraient être sacrés.

— Tu ne crois donc pas à l’amour ? dit-elle ensuite.

— Je ne sais pas.

— Et tu te maries ?

Emmeline haussa les épaules en faisant une petite moue.

— Tu es drôle ! Ne faut-il pas se marier ? Ce serait gentil de rester vieille fille ! Oui, je ne dis pas, j’ai rêvé d’amour quelquefois, et c’est pourquoi j’aimerais mieux un jeune homme avec de beaux yeux… À propos as-tu remarqué les yeux de M. Pierre Démier ?

— Oui, répondit Marianne, que cette question troubla, sans qu’elle sût pourquoi. Ils sont pleins d’intelligence…

— Et d’amour, ma chère ; du moins ils me semble. Il n’est pas beau, du reste, mais ses yeux… Cela m’a donné une foule d’idées… M. Beaujeu n’a pas des yeux comme cela… non mais lui, c’est un homme du monde, un bon parti, voilà… et les beaux yeux ne sont pas tout dans la vie.

Elle poussa un grand soupir et prit un air de femme raisonnable.

— Écoute, dit Marianne, au bout d’un silence, en entourant de son bras la taille de sa cousine, je sais que nous ne pensons pas de même et que probablement nous ne pourrons pas nous entendre sur ce sujet ; mais je veux te dire malgré tout : une pensée qui me vient à l’instant ; et qui me fait peur. Elle eut un frémissement, et d’une voix troublée, indéfinissable, elle ajouta : pour toi ! Si tu épouses M. Beaujeu, ce sera certainement sans amour.

— Mais oui, dit Emmeline. Comment veux-tu ? Je ne sais pas, moi.

— Eh bien pourquoi bannir ainsi l’amour de ta vie ? N’est-ce pas là déjà un malheur ? Et peux-tu seulement être sûre de l’en bannir ? Si tu venais à aimer, une fois mariée ?

— Oh ! Marianne, comment peux-tu supposer ?…

— Mais l’amour n’est pas volontaire, ou bien ce ne serait pas un sentiment puissant ?

— Une femme honnête aime toujours son mari.

— Tu sais bien que non, Emmeline. Tu connais plus d’un ménage où l’on ne s’aime pas. Ne te paye pas de mots quand il s’agit de décider de ta vie entière. Il me semble que se marier sans amour, c’est s’exposer à aimer un autre homme que son mari. Penses-tu combien ce serait affreux ?

La jeune fille parlait d’un accent si vrai, et son visage exprimait si bien l’impression de terreur qu’elle ressentait à cette idée, qu’elle réussit à faire passer un frisson dans les veines de sa légère compagne. Mais ce ne fut qu’un instant ; Emmeline en revint bien vite aux leçons qui l’avaient formée.

— Mais qui me dit, ma chère, que j’aimerai jamais ? Et puis-je attendre cela toute ma vie ? Songe que j’ai vingt ans et qu’il commence à être grand temps que je me marie. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, arriver à être majeure !… Oh ! non, je l’ai toujours dit. Et enfin aimer, comment ? Je voudrais bien le savoir. Est-ce possible seulement ? Est-ce que nous connaissons des jeunes gens ? Des danseurs, oui, tout au plus. Or est-ce en dansant ensemble et en se disant des paroles en l’air qu’on peut s’aimer ? Moi, je n’en sais rien ; mais ça m’a toujours paru drôle. Tu sais bien que nous ne pouvons pas voir des jeunes gens ! on en causerait… Il faut se marier tout de suite. Eh bien alors que veux-tu ? Je fais comme tout le monde. C’est plus sage.

— Et si cet homme avait un tel caractère que tu ne puisses pas l’aimer ?

— Ce serait terrible mais que veux-tu que j’y fasse. En vérité, ma chère, tu n’es guère secourable ! J’étais venue près de loi pour chercher des encouragements et tu ne me dis que des choses pénibles.

En même temps, Emmeline se mit à pleurer. Étonnée d’avoir à se justifier, Marianne allégua qu’elle n’avait fait que chercher à éclairer sa cousine. Mais ce n’était pas ce que celle-ci demandait, et Marianne finit par s’en convaincre au cours de l’entretien ; car, l’ayant laissé dès lors diriger exclusivement par Emmeline, il ne roula plus que sur les mérites personnels de M. de Beaujeu, son air, sa mise, sa figure, sa fortune, ses espérances, sa manière de se présenter et de s’exprimer. Avait-il vraiment l’air âgé ? lui donnerait-on 40 ans ? pouvait-on dire qu’il n’en avait que 38, 39 ? Ce qui est une grosse différence ! Les méchants pouvaient-ils prétendre au contraire qu’il avait passé la quarantaine, et que ce n’était pas un homme d’esprit ? En un mot, ce mariage pouvait-il éblouir les gens ou s’exposait-il à être dénigré ? C’était l’oracle de l’opinion qu’Emmeline était venue demander à Marianne, ne pouvant le demander à d’autres, et, à part l’impression passagère que lui avaient faite les paroles de sa cousine, c’était là le plus gros de son inquiétude.

Il y avait trop longtemps que Marianne avait constaté la différence de ses vues et de celles d’Emmeline pour qu’elle se flattât de voir accepter les conseils qu’on lui demandait. Elle était triste de voir sa cousine s’engager ainsi à l’aveugle, mais elle n’y pouvait rien et le sentait. Quant à son avis personnel sur M. Beaujeu, il ne satisfit pas non plus Emmeline. Sur l’âge, ce point important, l’opinion de Marianne était indécise ; il semblait d’ailleurs que cette question fut pour elle plutôt secondaire, et elle ne posait pas la question du tout comme il fallait, à savoir si l’époux, le jour des noces, aurait bonne mine à l’autel et ne ferait pas dire de lui : « Mais il est trop vieux, » Emmeline enfin sortit de la chambre de Marianne fort impatientée et tout aussi indécise qu’auparavant ; car elle n’avait pas trouvé l’interlocuteur qui lui fallait.

M. et Mme Brou s’y entendaient mieux ; ils firent briller les perspectives de luxe et d’ambition. Le soir, Albert déclara que M. Beaujeu était un parfait homme du monde. Non sans hésitation et sans trouble, Emmeline le lendemain donna sa réponse affirmative sous cette forme pleine de convenance et plus vraie au fond qu’elle-même ne pensait : « Puisque ce mariage convient à mes parents !… »

M. Beaujeau témoigna d’une vive allégresse et fut admis à baiser la main de sa fiancée. M. et Mme Milhau furent très-fiers et très-enchantés d’avoir fait un beau mariage. M. et Mme Brou se dirent avec émotion : « Nous avons assuré le bonheur de notre enfants ! » Et plus prosaïquement se félicitaient in petto d’avoir opéré convenablement cette grosse affaire de bien marier leur fille, et se plaisaient aux perspectives orgueilleuses que leur ouvrait l’espoir d’un gendre préfet. Marianne seule tremblait pour sa cousine d’inquiétude et d’émotion, et disait à Albert : « Se marier sans amour, que cela est triste ! et sans connaitre à fond l’être à qui l’on se donne ! »

En raison de ce mariage, le séjour des Brou à Paris dut se prolonger. Il fallait faire ses achats dans la grande ville. À courir les magasins, à se livrer aux emplettes, à préparer tout ce qui devait mettre en relief son orgueil et sa beauté, Emmeline, un instant perplexe et troublée, avait repris, tout son entrain et toute sa gaieté. M. Beaujeu faisait des cadeaux superbes, et commandait un ameublement délicieux. Il avait été visiter ses amis, ses protecteurs, et avait la promesse à peu près certaine d’une sous-préfecture en septembre. C’est à la fin de ce mois qu’était fixée la date du mariage, et l’on n’attendait que de rentrer à Poitiers pour le publier officiellement.

En attendant l’essai des costumes de la fiancée, confiés à une couturière en renom, et la solution de maints détails, on continuait mollement à visiter Paris. Pierre fut de nouveau prié, par l’entremise d’Albert, de remplir son rôle de cicerone ; mais il se trouve que des occupations multipliées ne le laissèrent pas libre au jour fixé. Marianne en éprouva un sentiment pénible. Au moins pensait-elle qu’il viendrait faire une visite ; il ne vint pas. Il dédaignait donc son amitié ? Ce fut pour elle une vive déception, si vive qu’elle en pleura dans le secret de sa chambre. Mais presque aussitôt, dans son âme loyale, celle impression fut corrigée par une autre ; car il y avait en elle un malaise de conscience, confus, mais troublant, que cette solution apaisait. Elle se dit qu’Albert, lui du moins, savait bien aimer. Plus tard, quand ils vivraient ensemble, surement, ils s’entendraient tout à fait. Et puis aimer, aimer sûrement, pleinement, c’est l’essentiel. Oh ! oui, cher Albert.

Elle le voyait chaque jour de longues heures. Les merveilles de l’art, de la science, de l’industrie, leur fournissaient des sujets inépuisables d’entretiens, où leurs jugements se confondaient avec charme, où leurs âmes semblaient emportées du même essor. Une ou deux fois, que des différences essentielles se produisirent, dont Marianne un instant fut affligée, Albert se rangea bientôt et de si bonne grâce à l’avis, ou plutôt, au sentiment de sa fiancée, qu’elle ne fit que l’en aimer davantage. Au milieu de tout cela, il semblait plus amoureux que jamais, et cette ivresse mêlée aux autres effaça bientôt chez Marianne le souvenir de la déception que Pierre lui avait causée. Maintenant elle croyait plus que jamais à l’amour de son fiancé, plus que jamais au bonheur que leur promettait un même avenir.

Quant à Emmeline et M. Beaujeu, la sympathie latente qui existait entre eux avait pris, depuis les accords du mariage, un développement extraordinaire. Ils étaient nés évidemment l’un pour l’autre, à quelque vingt-cinq ans de distance ; mais cela ne faisait rien, ils s’adoraient, ils regardaient les étoiles ensemble : on les eût pris pour des amoureux d’inclination. M. et Mme Milhau, M. et Mm Brou, contemplaient leur œuvre avec des yeux attendris.

Mme Brou était la seule à laquelle cette prolongation de séjour à Paris ne fut pas agréable ; elle en éprouvait même de grands ennuis, et cela pour des raisons diverses.

Mme Brou, comme on l’a vu, avait apporté à Paris de grandes préventions contre cette capitale de la France et des oisifs de l’Europe. Elle était persuadée que Paris était le repaire des voleurs de l’univers, et même quelque peu un coupe-gorge. Son fils et son mari même l’avaient beaucoup raillée là-dessus ; mais Mme Brou avait été vengée de leurs railleries, à son grand émoi, par les faits suivants :

Une fois en omnibus elle avait été débarrassée de son porte-monnaie, chose vraiment étonnante et très-irritante pour une femme qui veillait à toutes choses avec tant de soin et se piquait de tout voir et tout prévoir. On avait pu mettre la main dans sa poche sans qu’elle s’en aperçut !… Mme Brou avait été indignée, et dès lors elle s’était avisée d’un expédient : elle ficelait sa poche au bas de l’ouverture. C’était un peu gênant quand il fallait payer ou même satisfaire un besoin de la nature en dépliant son mouchoir, — et justement Mme Brou s’était enrhumée sur les tours de Notre-Dame — mais qu’importait ? Plutôt que d’être victime de ces infâmes filous, Mme Brou se serait soumise à des gènes plus graves… Quand un jour — ô stupéfaction ! — Mme Brou, en tirant sa poche pour dénouer la ficelle, ne trouva plus rien au bout. Rien !… la poche avait été coupée ! Et coupé également le lé de la robe, une robe de 6 fr. le mètre !… C’étaient là des choses épouvantables ! Et comment faire désormais, je voue prie, dans une pareille ville ?

Cependant, pour les emplettes relatives au mariage d’Emmeline, Mme Brou était obligée de se charger de valeurs — depuis quelque temps le docteur les accompagnait rarement ; — elle avait donc eu l’idée de placer sa bourse dans son corset, asile inviolable et spacieux, où toute une fortune se pouvait loger. Ici encore la gêne était grande, car les convenances… — Oui, mais l’argent… ? Mme Brou s’était fiée à son tact pour tout arranger, et c’était avec des ruses et des adresses infinies qu’elle manœuvrait pour gagner, le coin le plus retiré du magasin… ou se confiait à quelque demoiselle obligeante, à qui elle faisait éloquemment le procès de Paris en racontant les tours indignes dont elle avait été victime. Eh bien ! ce fut sans doute par cela même qu’une aventure, plus terrible que toutes les autres, arriva à Mme Brou.

Elle sortait d’un magasin où elle avait, avec une extrême délicatesse, retiré de leur cachette plusieurs billets de banque et les y avait de même réintégrés, après en avoir remis au marchand. Peut-être, pour éviter les regards des commis, avait-elle, dans cette opération, quelque peu affronté les regards des curieux penchés au dehors sur l’étalage, — Mme Brou toutefois n’admet pas cette explication. Toujours est-il qu’à peine eut-elle quitté le magasin, — elle était seule, — elle entendit marcher derrière elle d’assez près et avec une régularité si persistante qu’elle se retourna.

Entre autres préventions contre Paris, on juge bien que Mme Brou était de ceux qui accusent sévèrement les mœurs de la Babylone moderne. Elle n’aimait pas à conduire saule ses filles dans les rues, même en plein jour, et même sa propre solitude ne la laissait pas absolument tranquille, malgré toutes les bonnes raisons qu’elle avait de l’être. S’étant donc retournée, elle vit un homme d’une quarantaine d’années, assez bien mis, et qui, rencontrant ainsi les yeux de la dame, la salua d’un air galant. M Brou lui tourna le dos vivement, toute hérissée de courroux et rougissante moitié de pudeur, moitié de colère.

— Quelle sentine de vices est ce Paris ! se dit-elle. Je croyais être à l’abri de telles poursuites ! Eh bien, non ! Une mère de famille ! une femme de mine respectable ! Non, à Paris, il n’y a de respect pour rien.

Pour tout dire, au fond de l’âme, la surprise causée par cet incident n’était pas toute désagréable.

— Il parait que je ne suis pas encore trop mal l… Paris est vicieux, mais il a des yeux exercés à découvrir les charmes enfouis sous l’épaisseur de quarante-six étés !…

Mais ces réflexions secrètes n’ôtaient aucune énergie à la vertu de Mme Brou ni à la vivacité de sa marche ; elle s’essouffla même un peu. Ce que voyant, le suiveur eut l’audace de lui offrir son bras.

— Monsieur ! je ne sais pour qui vous me prenez…

Elle se rengorgea, son troisième menton déborda sur sa poitrine : elle était vraiment imposante. Mais ces Parisiens…

— Madame, vous méconnaissez la pureté de mes intentions. Madame, votre visage m’a frappé : une ressemblance bien chère ! Laissez-moi vous expliquer…

— Monsieur, mon devoir me défend de rien entendre.

— Ah ! madame, que vous êtes cruelle ! Si je pouvais seulement vous entretenir cinq minutes en tête-à-tête…

— Monsieur, votre proposition est indigne, Je suis mariée :

— Ah ! madame, quel homme heureux !

Il continua de la suivre.

Le jour tombait. Ils étaient à ce moment dans le haut de la rue Saint-Honoré, non loin de la halle, au milieu d’un va-et-vient de voitures étourdissant.

— Quelle figure je fais avec cet homme à ma suite se disait Mme Brou toute éperdue. Est-ce inconvenant ! Et si quelqu’un de Poitiers.

Tout à coup, elle se sent saisie avec force et attirée dans une allée sombre. Son premier cri est étouffé par deux lèvres audacieuses, et une main, peut être plus audacieuse encore, cherche à détacher le haut du corsage… Mais l’effroi n’a pas paralysé la digne épouse du docteur, et l’indignation lui prête des forces ; elle pousse des cris perçants. À ce moment, par un hasard providentiel ; du moins Mme Brou l’affirme toutes les fois qu’elle raconte cette dramatique histoire — un homme vient du fond de l’allée sombre ; car de la rue, dans le tapage effroyable qui s’y faisait, les cris n’eussent point été entendus, à la vue d’un témoin, le lâche agresseur prend la fuite… et Mme Brou rentra à l’hôtel dans une surexcitation, que Marianne et Emmeline ne purent s’expliquer, Mme Brou jugeant à propos de ne point leur révéler à quel comble d’immoralité Paris peut atteindre. Elle prit seulement à part son mari pour lui raconter l’épouvantable danger auquel venait d’échapper l’honneur de sa femme. Le docteur fut très-étonné ; puis il s’informa des circonstances préalables et dit brusquement.

— C’était tout bonnement un voleur. Il t’a vue, à travers les vitres du magasin, remettre les billets de banque dans ton corset, et sa galanterie n’était qu’un prétexte.

— Par exemple, s’écria Mae Brou déconcertée ; mais pas du tout, j’ai bien vu…

Puis elle cita nombre d’observations confirmant la version première, et n’a jamais voulu admettre l’explication du docteur.

Elle croyait donc plus que jamais à l’immoralité de la Babylone, et c’est pourquoi les fréquentes absences de son mari lui étaient devenues un sujet de chagrin.

— Ma chère amie, je suis heureux de me replonger dans le monde scientifique, répondait le docteur aux doléances de sa femme.

Le monde scientifique ! Il n’y avait rien à dire à cela. Mais était-ce bien le monde scientifique où se plongeait le docteur ? Ce qu’il y avait de certain, c’est que ce monde, quel qu’il fut, l’absorbait extrêmement et le rendait incapable de toute conversation conjugale. Les serpents de la jalousie déchiraient le sein de Mme Brou, et elle hâtait les préparatifs que les couturières et les modistes, les amoureux et le docteur lui-même, tout heureux d’être en vacances, s’attachaient d’un commun accord à retarder.

Il n’y avait d’ailleurs guère plus d’une semaine que les Brou étaient à Paris, et la durée de leur voyage avait été primitivement fixée à quinze jours.

Un matin que M. Brou venait de sortir et que ces dames attendaient M. Beaujeu, on vint les avertir qu’un monsieur les demandait au salon. Marianne, croyant que ce pouvait être Pierre, n’hésita pas à descendre avec sa tante et sa cousine. Elles furent étonnées de se trouver en présence d’un inconnu.

— Mesdames, dit-il, c’est dans l’intérêt de M. Albert Brou, votre fils et frère, que je me permets cette démarche près de vous.

— De quoi s’agit-il ? demanda Mme Brou avec dignité.

— D’une somme de 8,265 fr. dès à présent exigible que doit M. votre fils, madame, et qui doit être payée demain, à peine de poursuites auxquelles son créancier est très-décidé à recourir.

— 8, 200 francs ! s’écria M Brou suffoquée ; mais c’est impossible, monsieur,

— La chose est facile à prouver, madame, et il n’y a là rien d’extraordinaire ; ce sont péchés de jeunesse, folies d’étudiant, M. Albert, comme tant d’autres, a voulu connaitre les plaisirs de la vie à Paris avant de retourner s’enterrer on province. Il a même agi avec modération : le café, les femmes, mènent souvent plus loin que çà. Nous avons prêté volontiers des sommes à M. Albert, parce que nous avons eu que sa famille est aisée, et qu’il nous a dit en outre qu’il allait faire promptement un riche mariage.

— Monsieur, cria Mme Brou, qui perdait la tête, tout cela ce sont des calomnies !…

— Des calomnies ! Alors il nous a trompés en nous promettant de nous payer dès le lendemain des noces ? C’est indigne de sa part, Raison de plus pour nous adresser à la famille et poursuivre au besoin…

— Quelles infamies ! exclama de nouveau Mme Brou, près de s’évanouir. Sortez, mesdemoiselles, vous ne devez pas entendre…

— Pardon, madame, dit Marianne, j’en ai trop entendu pour ne pas vouloir apprendre le reste. Monsieur s’exprime et continuera de s’exprimer en termes convenables… Vous oubliez d’ailleurs que moi seule peut-être je puis trouver un moyen de dégager Albert.

Elle parlait ainsi d’un ton ferme, empreint même de l’accent d’une volonté absolue, et eût semblé calme sans sa pâleur.

Mme Brou joignit les mains avec une profonde angoisse et ne vit pas sans doute autre chose à faire. Ce fut Marianne qui reprit la parole :

— Votre créance, monsieur, est-elle prouvée ?

— Oui, mademoiselle, assurément, et M. Albert Brou ne la niera pas ; vous n’avez qu’à lui en parler. D’ailleurs j’ai ici la copie des pièces : il y a d’abord deux prêts faits à deux époques différentes : le premier, en juillet de l’année dernière ; le second, au mois de janvier de cette année, plus un mémoire du marchand de nouveautés, acquitté par nous ; plus la note du café de la Jeune-France. En tout, avec les intérêts composés, 8, 265 fr. Je ne parle pas des centimes. Car je puis vous assurer, mademoiselle, qu’aucune exagération ne peut nous être imputée ; nous ne sommes pas des usuriers, mais d’honnêtes gens, qui font tout simplement valoir leur capital selon les lois de l’offre et de la demande. M. Albert Brou n’a pas été poli vis-à-vis de nous. Il est vrai que nous avions tacitement adhéré à sa prière de ne réclamer la somme qu’après son mariage, mais on ne peut jamais prévoir l’avenir, et il nous est arrivé des malheurs. Une maison avec laquelle nous avions des relations commerciales très-étendues a fait faillite, ce qui nous oblige à faire rentrer tous nos fonds exigibles. Le billet de M. Brou est dans ce cas ; ce n’est pas notre faute. Nous avons dit tout cela à M. Brou ; mais il s’est emporté, s’est déclaré dans l’impossibilité de payer, et a refusé soit de parler à son père, soit d’emprunter d’un autre côté ; il nous a même dit des paroles blessantes, et cependant la démarche que je fais près de vous en ce moment vous témoigne que nous répugnons à employer la rigueur. Nous ne voudrions pas traîner devant les tribunaux un jeune homme de bonne famille, car nos sentiments sont trop délicats… Et c’est pour cela que nous avons préféré nous adresser à la mère et aux sœurs. Le cœur d’une mère contient d’inépuisables trésors… de tendresse. Je dois même vous avouer que cette idée vient de moi. Mon associé est un peu plus dur, et si l’on ne paye pas demain…

— C’est impossible ! gémit M Brou.

— Alors, madame, je le regrette ; car je n’obtiendrais pas de mon associé… Nous avons nos engagements à remplir.

— Vous aurez une réponse ce soir, monsieur, dit Marianne, et je ne doute pas qu’en présence de bonnes garanties et d’un payement très-prochain…

— Je verrai, mademoiselle, je ferai mon possible…

Il dit encore beaucoup de paroles sur l’honorabilité de sa maison, sur les regrets qu’il éprouvait… sur l’inflexibilité de son associé, sur leurs embarras, etc., et finit par mettre dans les mains de Marianne les copies de ces créances ; après quoi il donna son adresse et se retira.

Les trois femmes, restées en présence, se regardèrent avec des expressions diverses : Marianne était pâle et silencieuse ; Emmeline et sa mère, au milieu de leur désolation, l’observaient avec inquiétude.

— Mon pauvre enfant s’écria Mme Brou.

— On calomnie Albert, cela est certain, dit Emmeline.

— C’est indubitable ! répéta Mme Brou,

Et presque aussitôt, elle ajouta :

— Mais comment le tirer de là ? Grand Dieu ! Quant à parler à M. Brou, ce serait terrible ! Vous savez combien il est sévère… surtout en ce qui regarde les dépenses d’argent ; ce seraient des scènes entre Albert et lui… Mon Dieu ! comment faire ?

— Je n’oserais pas, dit Emmeline, en parler à M. Beaujeu, bien qu’il me soit tout dévoué…

— Jamais ! s’écria sa mère. Garde-t’en bien ! Ce serait la démarche la plus imprudente… Hélas ! le bonheur d’une femme tient à si peu !… J’ai 200 fr. d’économies, ajouta-t-elle en soupirant, et je les destinais à te faire un cadeau, ma fille, à l’occasion de ton mariage… Mais qu’est-ce que 200 fr. ?

— Une simple bouchée pour ces faiseurs de folie ! dit Emmeline avec dépit. Ils s’occupent bien… Au reste, dit-elle en se reprenant, je les sacrifie de bon cœur, maman, et ne t’en remercie pas moins…

— Je te reconnais bien là, ma fille ! Tu ne m’as jamais donné, quant à toi, que des sujets de satisfaction. Ah ! ce n’est pas qu’Albert !… Tout cela est la faute des mauvaises compagnies ! s’écria-t-elle avec courroux, à l’instar de toutes les mères de fils coupables ; oui, c’est la faute de ceux qui l’ont entrainé. J’ai toujours cherché à le prémunir contre ces gens-là ; mais il ne m’a pas écoutée, jusqu’à voir ce Pierre Démier, qui est connu pour ses idées de désordre.

— J’espère, dit tout à coup Marianne, avoir trouvé le moyen de satisfaire ou du moins d’apaiser ses créanciers ; mais il faut avant tout que je vole Albert.

— Sans doute, vous avez raison, ma chère fille, se hâta de dire Mme Brou ; car il y a certainement beaucoup à rabattre dans tout cela… si même la chose est vraie. Que sait on ? Eh bien ! venez, nous allons courir chez Albert.

— Mais, maman, s’écria Emmeline, et M. Beaujeu qui va venir !

Mme Brou devint fort perplexe, quand Marianne trancha la difficulté.

— Je veux parler seule à Albert, dit-elle.

— Seule, Marianne ! Y pensez-vous ? Aller seule chez lui ! Je ne puis vraiment pas perdre mettre…

— Il faut pourtant que ce soit ainsi, madame, reprit la jeune fille ; j’ai aussi mon intérêt en ceci.

— Mais vous n’y songez pas, Marianne ? dans sa chambre !…

— Eh ! qu’importe, que ce soit dans sa chambre ou dans une autre ? répondit-elle avec le suprême dédain de la chasteté. J’irai seule trouver Albert ou je n’irai pas. Car, en tout ceci, la somme n’est rien, il y a autre chose, et ce qu’il y a, je veux le savoir.

— Bon n’allez pas vous faire des idées… Vous ne connaissez pas les jeunes gens, ma chère enfant. Vous sentez bien que ce ne sont pas des demoiselles. Il ne faut pas prendre les choses de si haut, Albert, je vous le dis, n’a d’autre tort que de s’être laissé entrainer par d’autres. Quel est le jeune homme qui n’en a pas fait autant ? Il faut en passer beaucoup aux hommes, voyez-vous ? Je ne vous l’aurais pas dit, parce que c’était inutile ; mais puisque cette occasion se présente…

Une voiture s’arrêtait à la porte de l’hôtel.

— Maman s’écria Emmeline en se précipitant à la fenêtre, voici M. Beaujeu !… Oui, c’est lui.

— Grand Dieu ! que faire ? s’écria Mme Brou, éperdue.

Marianne se dirigea vers la porte du salon.

— Où allez-vous, Marianne ?

— Prendre mon chapeau, madame, Veuillez ne pas m’arrêter, le temps est précieux. Vous savez qu’il faut une réponse ce soir ?

— Alors je vous accompagne, c’est mon devoir.

— Mais, maman, s’écria Emmeline en grand émoi, tu ne peux pas me laisser seule avec M. Beaujeu ?

En effet, quelle extrême inconvenance ! laisser en tête-à-tête deux prétendus ! Mais d’autre part, Marianne !… c’était des deux côtés la même énormité. Mme Brou se trouvait dans la situation de ce philosophe qui voyait un abime ouvert devant ses pas, à cette différence qu’elle en voyait deux. Jamais elle n’avait été à pareille épreuve. À ce moment, M. Beaujeu entra, et derrière lui Marianne sortit. La raison de Mme Brou se noyait dans les perplexités. Mais le tout-puissant décorum la saisit par les cheveux, car M. Beaujeu était devant elle ; il fallait faire bonne contenance et ne point laisser voir ses troubles de famille à ce prétendu jusqu’au mariage, étranger qu’il eût été si dangereux de mettre au courant de ces choses fâcheuses ; il ne devait les savoir que lorsqu’il ne lui serait plus possible de s’en retirer. Admirable probité des choses humaines !

Mme Brou arbora donc pour son futur gendre le plus doux sourire, et soutint la conversation jusqu’au moment où M. Beaujeu, proposant une promenade à ces dames, de manda si Mlle Marianne ne venait pas avec eux ?

— Elle est fort souffrante aujourd’hui, dit Mme Brou, et m’a demandé la permission de garder la chambre. Aussi nous sortirons volontiers, ma fille et moi, mais à la condition de rentrer au plus tard dans deux heures, car nous ne pouvons pas laisser longtemps seule cette chère enfant.

Elles montèrent alors pour prendre leurs gants et leurs chapeaux, et coururent tout d’abord à la chambre de Marianne. Elle était fermée et vainement elles frappèrent. L’enfant terrible était partie. Mme Brou leva les mains au ciel.

Elle l’avait bien prévu, mais ne pouvait prendre son parti d’une pareille inconvenance. Ah ! si elle avait su quel caractère…

— Mais, maman, observa Emmeline, il fallait bien s’occuper de sauver Albert, à moins d’avouer à papa…

Mme Brout frémit à cette seule idée. La cause de son fils était la sienne ; depuis le temps qu’elle le gâtait, cachait ses méfaits et le défendait contre son mari, elle avait fini par mettre tout son amour-propre et tous ses efforts à le faire trouver impeccable. Puis elle frémissait en pensant aux vivacités d’une explication entre le père et le fils, entre l’autorité despotique de M. Brou et la verve mordante d’Albert ; choc d’où pouvait sortir une longue mésintelligence. Après tout, Marianne était une sorte d’enfant perdue, réfractaire aux saines traditions, dont Mme Brou avait depuis longtemps désespéré. Il y eut donc dans ses soupirs un mélange de résignation, et elle n’en poussa pas un seul de plus qu’il n’était convenable, afin de ne pas faire attendre M. Beaujeu.

Marianne était sortie avec la hâte d’une résolution violente et ferme. Après avoir marché quelque temps dans la rue, désormais à l’abri des obsessions de sa tante et seule vis-à-vis d’elle-même, elle s’aperçut de l’étreinte affreuse qui lui brisait la poitrine, contempla de nouveau la cruelle révélation qui venait de lui être faite et sentit le besoin de rassembler ses idées avant d’agir. Elle avait un peu d’étourdissement et ses jambes tremblaient sous elle. Elle se détourna pour entrer à Saint-Germain-des-Prés, et se jetant sur une chaise, dans un des bas-côtés de la vieille église, elle mit sa tête dans ses mains et s’abîma dans ses réflexions.

Albert ! son fiancé ! l’homme qu’elle aimait et que de bonne foi, comme tous ceux qui aiment, elle croyait à part entre tous, plein de son amour pour elle et ne travaillant qu’à leur union, il aurait comme d’autres recherché des plaisirs vulgaires, peut-être coupables ; il aurait vécu à part d’elle en la trompant, car c’était bien la tromper que de lui cacher tout un côté de sa vie, surtout en lui écrivant : « Je ne pense qu’à vous, je ne vis que pour vous, je ne travaille qu’à nous réunir. » S’il jouait ainsi double rôle, s’il savait ainsi mentir et mentir vis-à-vis d’elle, elle ne pouvait plus avoir confiance en lui ; toute sa foi croulait en même temps ; car la confiance de l’amour n’admet pas de degrés : où l’on se donne tout entier ou l’on ne se donne point.

Pourtant la jeune fille se retenait dans cette chute, épouvantée, à tout ce qu’elle trouvait sous sa main : souvenirs, habitudes, protestation du sentiment qui ne veut pas admettre ce qui le tue, qui veut encore vivre et croire à tout prix. Si tout ce qu’avait dit cet homme était fort exagéré ?… si c’était faux ?

Toutes les paroles de l’usurier revenaient à la mémoire de Marianne : le café, les femmes, avait-il dit. Il a fait comme les autres. Et cet homme avait l’air de trouver tout cela fort simple. Oui, mais qu’en savait-il ? Est-ce qu’elle ne connaissait pas Albert ? Et si ces dettes avaient été contractées dans un noble but ? Pourquoi pas ? Non, il n’était pas possible qu’Albert se fût avili, qu’Albert l’eût trompée.

Mais qui donc, si ce n’était Albert, avait appris leur mariage à l’usurier ?

De tout ce qu’avait dit cet homme, c’est cela qui pour Marianne était le plus sensible. Albert s’était vanté d’un riche mariage ; il avait d’avance escompté la fortune de sa fiancée ? Cela ressemblait tellement au calcul vulgaire qu’elle en frémissait et avait beau se dire :

— Non, c’est impossible nous ne pouvons être tombées là !… Il ne peut s’être changé en un autre c’est un rêve !… Elle souffrait atrocement.

Tout à coup, elle se souvint des papiers que l’usurier lui avait remis et les prit dans sa poche. Elle vit les reconnaissances des prêts aux dates indiquées ; parcourut tristement une note interminable de soupers, de punchs, de sorbets et de cafés, et déroula enfin le mémoire du magasin de nouveautés, où elle lut :

« Fourni le 20 mai, à Mlle Armantine Garetin, une robe de taffetas violet rayé, 65 fr.

» Chale faux-crêpe de Chine, 28 fr.

» Ombrelle, 10 fr.

» Gants, 6 fr. 30.

» Jupe et tournure, 35 fr. » Etc. etc.

Après quoi venait un mémoire de l’année courante où étaient portés de nouveau une robe de soie, un châle, des gants, un canezou, etc., sans indication de la personne à qui ces parures étaient destinées.

Marianne éprouva le vertige qu’on a en tombant d’une grande hauteur, au point qu’elle se retint instinctivement à la chaise placée près d’elle, et un long moment s’écoula pendant lequel tout lui parut faux, confus, amer dans la vie, jusqu’à souhaiter de mourir. Puis un grand mouvement de dégoût et d’indignation la souleva et elle se retrouva sur ses pieds, droite et frémissante, le long de la rue Sainte-Marguerite. Elle allait remplir la promesse faite à Mme Brou, sauver Albert de son embarras et de la colère de son père, lui jeter avec mépris ces mots : « Vous ne m’aimiez pas vous m’avez trompée ! » et vomir après la vie, si elle pouvait.